Conseiller un livre est une entreprise périlleuse. Combien de fois n’ai-je pas recommandé tel bouquin à telle personne en étant certain qu’ils allaient devenir inséparables, que les pages allaient se faire bouffer toutes crues en une poignée d’heures ! La réalité m’a souvent remis les yeux bien en face des orbites: j’aurais fait un pitoyable libraire ou bibliothécaire.

Chaque lecteur potentiel a des goûts spécifiques, des attentes particulières qui varient en fonction de son vécu, ainsi qu’un degré d’influençabilité personnel tellement volatile qu’il faut être fin psychologue avant de dénicher l’objet idéal et ensuite débiter la phrase fétiche “j’ai le livre qu’il te faut !” Avant d’être partagée, la lecture reste un repli où l’on entre en résonance (ou pas) avec une histoire. D’ailleurs, ne dit-on pas que c’est le livre qui nous choisit et non l’inverse?

Tout comme dans l’action d’écouter une musique, il y a dans la lecture une part non négligeable d’initiation. Rares sont les personnes, par exemple, qui discernent à la première écoute la multitude de variations et de nuances d’un concerto de Bach. Il faut être un minimum aiguillé afin d’ouvrir le champ des possibles. La littérature n’échappe pas à cette règle initiatique. Si une personne vous montre dès l’enfance la lecture comme source de plaisir, il y a de grandes chances que vous tournerez des centaines de milliers de pages tout au long de votre vie. Cette initiation continue au gré de personnes rencontrées, de libraires chez lesquels on va fouiner, ou encore de blogs tels que l’excellent Bibliofeel qui propose des chroniques en dehors des sentiers battus. C’est d’ailleurs via ce site que le livre Éloge de l’ombre (1) de Junichirô Tanizaki s’est mis à me faire de l’œil. Analyse de cet ouvrage culte japonais. 行こう!

Tanizaki et l’ère Meiji

Afin de mieux saisir l’intérêt de ce livre publié pour la première fois en 1933, il est important de dire un mot sur Junichirô Tanizaki ainsi que sur la période durant laquelle il écrivit ce bref essai. D’abord l’homme, né un 24 juillet 1886 à Tokyo, est un écrivain qui a, dès ses premiers écrits, apporté un style qui brisa les codes littéraires japonais de l’époque lorgnant jusque-là du côté du romantisme et du naturalisme. Tanizaki a gardé tout au long de sa vie cet esprit anticonformiste en faisant fi des courants qui traversaient le Japon de la fin du XIX au début du XXe siècle. C’est ce que l’on appelle l’ère Meiji du nom de l’illustre empereur nippon. 

Cette période est un tournant dans l’Histoire du Japon. Ce pays, qui vécut pendant des siècles loin de l’influence culturelle et technologique occidentale,  se voit soudainement chamboulé par une manière de vivre diamétralement opposée aux siècles de tradition et entre, d’un coup, dans l’ère de la modernité. 

Ces deux éléments, c’est-à-dire la gouaille de Tanizaki et l’entrée dans le monde moderne sont pour moi, le socle de l’Éloge de l’ombre où l’auteur japonais regarde le présent en mettant dans la balance le poids d’un héritage multiséculaire.

L’ombre et la lumière

Le Japon d’autrefois avait alors une identité forte, imprégnée d’une notion de beauté très différente de nos standards occidentaux. Et l’auteur de nous faire découvrir l’âme nippone ancestrale. Celle qui était habituée au dépouillement, à l’obscurité ainsi qu’aux ombres. Chez Tanizaki point de place pour l’éblouissement par la lumière qu’il considère inadaptée à la vie de l’archipel :

“ En fait, la beauté d’une pièce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d’opacité de l’ombre, se passe de tout accessoire. L’Occidental, en voyant cela, est frappé par ce dépouillement et croit n’avoir affaire qu’à des murs gris dépourvus de tout ornement, interprétation parfaitement légitime de son point de vue, mais qui prouve qu’il n’a point percé l’énigme de l’ombre. “ (2)

Il y a dans le concept d’obscurité un respect profond et subtile pour l’environnement dans lequel il se manifeste. Il s’agit d’un tout et non d’une simple variation lumineuse. L’auteur japonais nous emmène jusque dans les toilettes japonaises de l’époque qui était, de nouveau, l’exact opposée des nôtres. Là, pas de carrelage ni de faïence, pas de pièce chauffée à la blancheur immaculée mais une annexe près des feuillages où le confort boisé est certes rudimentaire mais en adéquation parfaite avec la nature. À l’instar de ces lieux d’aisance, Tanizaki nous fait alors découvrir pourquoi l’obscurité était présente partout des WC aux meubles laqués noirs jusqu’aux ustensiles de cuisine rarement brillants mais souvent sombres. C’est qu’il y avait une recherche de poésie dans ce Japon ancestral. L’ombre était alors l’écrin parfait pour mettre en valeur des choses lumineuses telles que certaines couleurs éclatantes comme l’or ou plus banalement dit le… doré.

Le beau

Cette conception de la beauté à travers l’obscurité est, sans doute, quelque-chose qui continue de perturber bon nombre d’entre-nous qui ne jurons que par la recherche absolue de lumière. Ne dit-on pas qu’une personne est rayonnante voire solaire? À contrario, n’utilisons-nous pas tout un vocabulaire péjoratif lié à l’ombre pour décrire des faits négatifs ? Pourtant les nuances et la subtilité ne se découvrent qu’à travers des jeux d’ombres. Les artistes sont sans doute les premiers à utiliser cet aspect positif de la pénombre. Il suffit d’admirer un chef d’œuvre de la peinture pour se rendre compte de sa présence indiscutable. Sans elle, la peinture serait totalement différente. Il en va de même pour la photographie, la musique, la calligraphie et bien d’autres pratiques. Le livre de Junichirô Tanizaki est culte car il a renversé la réflexion sur le beau en l’abordant, dès le départ, à travers l’obscurité et non via le poncif éculé qu’est la lumière.

“ Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. “ (3)

Conclusion

Avec ce livre épais de 90 pages seulement, Tanizaki a renversé les codes conventionnels et donné une perspective déroutante afin de nous parler d’un Japon aujourd’hui disparu mais dont l’onde de choc continue encore de se faire sentir aujourd’hui. Car, si son ode à la faveur de l’obscurité peut-être lue de manière historique, artistique ou encore folklorique, elle est aussi une exceptionnelle mise en abyme de la manière dont fonctionne une modernité qui oublie d’où elle vient. Cette recherche viscérale de progrès qui nous fait détester la moindre parcelle d’ombres en nous. Il faut que tout scintille jusqu’à l’épuisement. Et que restera-t-il quand tout s’éteindra à nouveau? Il restera l’obscurité car c’est du néant que jaillit la lumière.

Un livre à mettre entre toutes les mains 😉

À bientôt, 


(1) TANIZAKI J., Éloge de l’ombre, Éditions Verdier, 2011.

(2) Ibid., P.44

(3) Ibid., P.64


Pour aller plus loin

Haïkus du bout du monde | Hōsai


11 réponses à « Éloge de l’ombre | Junichirô Tanizaki »

  1. J’aime beaucoup ton article, vraiment costaud par rapport à ce livre culte. Ton introduction est très réussie, elle m’a bien inquiété car je savais qui te l’avait conseillé… Ouf ! Je suis trop content que tu aies apprécié ! Belle manière de commencer cette journée avec une telle chronique. On pourra en reparler car je viens d’acheter la nouvelle traduction « Louange de l’ombre », la curiosité a été trop forte ! Bonne journée Johan.

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    1. Bonjour Alain,

      Et oui la lecture de ta chronique du livre de Tanizaki m’a fait acheter le livre le jour-même. Ce livre est une petite pépite et je suis curieux de découvrir d’autres textes de cet auteur. Tout comme je prévois de lire un peu de Murakami d’ici la fin de l’année 😉

      Au plaisir de discuter de la nouvelle traduction de « Louange de l’ombre ». Rien que le titre est déjà changeant, serait-on, à nouveau, devant un affrontement de traducteurs: L’un cibliste et l’autre sourcier?

      À bientôt

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  2. Avatar de Latmospherique
    Latmospherique

    Il n’est jamais aisé de conseiller un livre.
    Il peut nous avoir touché mais saura t-il toucher l’autre? Au même degré? En profondeur?
    Je me garde de le faire bien souvent!

    Merci pour ce partage, déjà d’une culture, et d’une ouverture sur quelque chose qu’on voit de moins en moins. Oui notre époque est passionnée par tout ce qui brille, comme si il fallait chasser à tous prix les ombres, faire même comme si elles n’existaient pas.
    Pourtant c’est souvent l’ombre qui donne du relief aux choses…

    Je me le note. Merci et belle journée!

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    1. Bonjour l’Atmosphérique,

      En effet, une tâche ardue. Chacun doit faire son chemin « littéraire » même si quelques aiguillages sont aussi les bienvenus.

      Le Japon ce pays lointain et si différent (même s’il l’est nettement moins depuis la globalisation) reste un vrai terreau pour penser la vie autrement. Les haïkus, le zen, la philosophie de certains arts-martiaux, le folklore historique, et maintenant cette propension technologique en font un pays fascinant et l’œuvre de Tanizaki ne fait que me conforter dans cet état d’esprit.

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  3. Il y a sûrement plusieurs façons de conseiller un livre. En parler avec son ressenti, analyse émotionnelle et/ou critique, comme tu le fais Johan, c’est celle que j’embrasse. Le résultat peut donner une ramification des plus surprenantes, des adhérents ou des indifférents, même des attaquants.
    « Vraie Lumière,
    Celle qui jaillit de la Nuit ;
    Et vraie Nuit,
    Celle d’où jaillit la Lumière », nous dit un autre oriental, François Cheng.
    Cela m’emmène aux encres de Gao Xingjian, à la peinture de Pierre Soulage, à la poésie de Christian Bobin, à celle d’Olivier Cena (« Le besoin de spectacle trahit notre incurable impuissance. Il s’oppose à la grâce qui ne s’exprime que dans l’intimité. »).
    Ne dit-on que la lumière forte nous éblouit ? Elle nous rend aveugles.

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    1. Bonjour Diana,

      En effet, tes encres et certaines de tes œuvres picturales auraient pu illustrer cet Éloge de l’ombre tant elles se rapprochent de cette manière de faire parler l’art. Ici pas de prix dithyrambique en salles de vente ou de réalisations creuses et trop évidentes. « Juste » des œuvres qui s’apprécient dans l’intimité. C’est encore comme ça qu’elles nous touchent le plus.

      La citation d’Olivier Cena dit tout. 🍃

      À bientôt

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  4. Salut. c’est toujours aussi intéressant de toucher une culture qui m’est totalement incompréhensible.
    et je pense aussi aux mots que les livres nous choisissent. c’est sage.👍

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  5. Une analyse en clair-obscur d’un livre qui semble être fidèle à ce que j’aime dans la littérature japonaise : cette dualité entre tradition et modernité.

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    1. Ça se lit drôlement bien et facilement en plus. Je vais vraiment finir par aller plus souvent mettre mes babines du côté de la littérature nipponne (toi-même !) 😁

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  6. Oui, j’ai vu que Murakami était au programme 😉

    Aimé par 1 personne

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