L’image est connue. Un botaniste s’affaire autour d’un arbre et effectue un carottage à même le tronc afin de prélever un échantillon qui sera analysé en laboratoire. Ce morceau de bois, strié d’anneaux concentriques (cernes), révèle de précieuses informations au scientifique. En effet il est possible de déterminer l’âge et de mieux comprendre l’environnement dans lequel l’arbre a vécu. Cette technique de datation est connue sous le nom de dendrochronologie.
A l’instar de cette méthode, il est possible de faire une découpe précise dans la langue française afin de savoir dans quelle époque elle évolue.
Par exemple, plus personne n’utilise les mots baladinage ou avénage aujourd’hui. Mais en regardant l’étymologie, le champ lexical et les thématiques qui s’y rapportent, nous pouvons situer plus ou moins précisément quand ces mots étaient utilisés et pourquoi. Ainsi, le mot avénage est directement lié aux transactions effectuées avec de l’avoine entre fermiers et propriétaire de terres agricoles. Nous pouvons dire que ce mot était principalement utilisé à l’époque du servage et qu’il a disparu progressivement lors de l’émancipation des serfs et de la généralisation de la monnaie.
Un mot passe-partout
À ce jeu d’explications, un exemple plus récent de mot-adjectif attire particulièrement mon attention. Il suffit de prêter oreille aux discussions, aux émissions télé, aux vidéos sur internet, pour se rendre compte que ce mot est sur toutes les lèvres. Si on vous demande comment vous trouvez telle chose, il suffit de répondre par le mot fourre-tout par excellence: sympa.
Comment se sont passées tes vacances? C’était sympa.
Comment trouves-tu ma chemise? Elle est sympa.
J’ai trouvé une activité sympa pour mes enfants.
Ta maison est vraiment sympa.
Ce vin est sympa.
Sans entrer dans les détails de la linguistique, il me paraît essentiel de d’abord faire un tour au niveau de l’étymologie de cet adjectif et des ses significations reconnues. Sympa est l’apocope de sympathique provenant du nom sympathie (sympathia/συμπάθεια) et voici les définitions du Larousse (1):
- Qui inspire un sentiment de sympathie, d’amitié : Un homme sympathique. Une figure sympathique.
- Qui dénote, manifeste de la sympathie : Parler d’un collègue en termes sympathiques.
- Qui est très agréable : Une réunion sympathique.
C’est dans cette dernière configuration que l’adjectif, utilisé à tire larigot, est révélateur de l’époque dans laquelle nous vivons et des changements en cours. Explications.
Sympa, vous avez dit sympa?
En abusant du sympa nous montrons notre besoin d’immédiateté car non seulement nous avons réduit sympathique à une apocope (2) mais nous l’utilisons à toutes les sauces car nous estimons, paradoxalement, que notre temps est trop précieux pour chercher la beauté dans l’effort de la langue. En prononçant c’est sympa, nous appuyons sur la touche suivant.
L’utilisation abusive généralisée de cet adjectif révèle aussi la pauvre connaissance de la langue française que nous avons. Le fait de systématiser l’utilisation d’un adjectif au détriment de mille autres nous fait oublier que ces mille autres existent. Ils sortent peu à peu de notre vocabulaire, et donc, de notre manière de nous exprimer. Tel un aveu de faiblesse, nous utilisons le sympa parce que nous n’avons plus connaissance d’autres adjectifs qui seraient pourtant plus appropriés.
Et puisque l’adjectif sympa est, maintenant, le synonyme unique de milliers d’autres. Il est possible de dire tout et son contraire sans jamais réellement affirmer une opinion. Par un c’est sympa on peut très bien penser noir tout en disant blanc et affirmer plus tard que l’on a dit noir sans se fourvoyer dans ses propos.
Enfin, recourir à cet adjectif dénote aussi, parfois, d’une frilosité. Nous n’osons pas nécessairement dire les choses telles que nous les ressentons vraiment. Le sympa peut aussi être l’adjectif pour botter en touche avec politesse:
– Comment trouvez-vous cette maison?
– Elle est sympa! (En fait non, je n’aime pas la pièce de séjour, elle est trop petite).
– Je suis content qu’elle te plaise.
Nous le voyons bien, la systématisation d’un mot ou d’un adjectif a de multiples effets parfois insoupçonnés. Or, l’effet le plus flagrant avec sympa est celui que je nommerai l’entonnoir: au fil des années nous versons des centaines de mots dans un entonnoir et au bout du compte, un mot résume le tout. En procédant de la sorte, et comme je l’introduisais dans un autre article (3) nous restructurons inconsciemment la langue et la transformons en une simple base de données. Cette simplification langagière rend possible la toute puissance de la technologie où un programme traduit grossièrement vos textes dans une autre langue, où un assistant virtuel (style gps) vous guide oralement dans un pauvrissime niveau de français, où l’économie des mots fait loi pour laisser place à l’image (réseaux sociaux).
Au lieu de prendre la technologie comme assistant, nous nous mettons à plat ventre (ainsi que la langue) devant elle sans aucune prise de recul car nous pensons, de plus en plus, et à tort, que la technologie peut tout. Certes, elle peut effectuer des tâches qui nous semblent rébarbatives mais elle les fera de manière uniquement mathématique. En langue française, une intelligence artificielle ne pourra pas écrire un chef d’œuvre. Par contre, à force de croire que la technologie peut tout, nous finirons par nous auto-persuader de façon performative que si un texte est créé par un ordinateur, il sera par essence meilleur que celui d’un être humain.
Ainsi l’utilisateur lambda, au lieu d’utiliser la technologie, se fera doucement mais sûrement utilisé par elle … pendant que les personnes qui créent cette même technologie envoient leurs enfants dans les meilleurs écoles (4) où la langue, par exemple, n’est aucunement dévaluée et où la maîtrise des apprentissages de base est mise au premier plan.
Les GAFA ne sont pas dupes, ils savent que leur intelligence artificielle n’est qu’un processus incapable de créer la sensibilité, l’humanité ou la conscience des relations humaines. Ainsi le fait d’appauvrir une langue avec des mots fourre-tout comme sympa, est majoritairement destiné à la classe moyenne et pauvre. Il est donc, plus qu’urgent, de redonner l’envie à tout un chacun, de s’intéresser à nouveau à la langue, de lire, de chercher à comprendre ce que sont des figures de style, d’ouvrir les champs lexicaux (et non les restreindre), de jouer avec avec l’orthographe, la grammaire et enfin de permettre à la beauté de la langue de surgir tel ce poème de Louis d’Aragon:
Que la vie en vaut la peine
C’est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes.
Rien n’est si précieux peut-être qu’on le croit
D’autres viennent. Ils ont le cœur que j’ai moi-même
Ils savent toucher l’herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix.
D’autres qui referont comme moi le voyage
D’autres qui souriront d’un enfant rencontré
Qui se retourneront pour leur nom murmuré
D’autres qui lèveront les yeux vers les nuages.
II y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l’aube première
II y aura toujours l’eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n’est le passant.
C’est une chose au fond, que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n’était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre.
Oui je sais cela peut sembler court un moment
Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n’est qu’un commencement.
Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches
Le sac lourd à l’échine et le cœur dévasté
Cet impossible choix d’être et d’avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche.
Malgré la guerre et l’injustice et l’insomnie
Où l’on porte rongeant votre cœur ce renard
L’amertume et Dieu sait si je l’ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie.
Malgré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les monstrueuses raisons
Qu’on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu’on aime et de ce qu’on croit un martyre.
Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine
Malgré les ennemis les compagnons de chaînes
Mon Dieu mon Dieu qui ne savent pas ce qu’ils font.
Malgré l’âge et lorsque, soudain le cœur vous flanche
L’entourage prêt à tout croire à donner tort
Indifférent à cette chose qui vous mord
Simple histoire de prendre sur vous sa revanche.
La cruauté générale et les saloperies
Qu’on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu’on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d’une injure ou d’un cri.
Cet enfer Malgré tout cauchemars et blessures
Les séparations les deuils les camouflets
Et tout ce qu’on voulait pourtant ce qu’on voulait
De toute sa croyance imbécile à l’azur.
Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici
N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.
C’est sympa non?
(1) https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sympathique/76074?q=sympathique#75199
(2) Chute d’un ou plusieurs phonèmes en fin d’un mot (Ex.: vélocipède/vélo)
(3) https://lespetitesanalyses.wordpress.com/2019/07/13/theorie-de-la-dictature-michel-onfray/
(4) https://www.losaltosonline.com/news/sections/schools/210-school-features/59216-silicon-valley-schools-reject-tech