Tel un éléphant qui aurait une frousse bleue des souris, nos phobies sont d’étranges phénomènes qui ont le pouvoir de nous terrasser. On connaît les plus courantes comme l’agoraphobie ou la claustrophobie, elles vont jusqu’à ruiner la vie des personnes qui en sont atteintes. D’autres passent inaperçues jusqu’à ce qu’elles surgissent sans crier gare. Prenez, par exemple, cette personne que j’ai connue il y a fort longtemps et qui était atteinte d’ailurophobie. Il suffisait qu’elle tombe nez à nez avec l’image d’un chat pour qu’elle se mette dans un état dépassant l’entendement. Je pensais, naïvement, au début, qu’elle en rajoutait des tonnes. Que tout n’était qu’exagération pour se rendre intéressante jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait d’une réelle phobie. Elle ne pouvait pas encadrer le moindre félin. Elle, si calme dans n’importe quelle autre situation, pouvait littéralement faire une crise si elle avait le malheur de se retrouver en face d’un chat. La boule de poils avait beau se tenir à distance, rien ne pouvait la raisonner.
À contrario, l’auteur japonais Nosaka Akiyuki est l’exact opposé de cette personne. Il a d’ailleurs relaté des tranches de vie qu’il partageait avec ses matous dans un petit livre sobrement intitulé : Nosaka aime les chats (1).
L’écrivain japonais était habitué à vivre avec ses amis à moustaches et il faut dire qu’ils n’étaient pas deux ou trois mais plutôt six, au bas mot ! Cette compagnie occupait le quotidien de Akiyuki et, sans en avoir l’air, savait se rendre indispensable par le simple fait d’exister. Ce livre relate des épisodes de vie où se mêlent l’anodin et l’indispensable. Bien plus que des animaux de compagnie, les chats de l’auteur lui offraient des leçons de vie simples et diablement efficaces :
« Lorsqu’on a des animaux près de soi, la mort devient un événement naturel, il n’est pas besoin d’être un grand sage pour comprendre qu’il ne s’agit que de retourner d’où l’on vient. Pour peu que, durant la prime enfance, on ait vu vivre puis mourir un animal aimé, le terrain est déjà cultivé en nous pour envisager la mort en face […]
Dès qu’elles se sentent mal, les bêtes – mais je ne connais que les chiens, les chats, les petits ducs et les poissons – recherchent un coin où se dérober aux regards et attendent là, immobiles, sans manger. Quand la fin se présente, elles trépassent d’une manière aussi paisible que si elles s’endormaient. Notre colley Dada, un beau jour, à l’âge de quatorze ans, est tombé dans un état de somnolence, puis après un fort grondement, ses pattes se sont agitées deux ou trois fois, avec violence, on l’aurait cru filant à travers le désert, et il a rendu son dernier souffle. » (2)
Même si ce livre évoque sa relation avec les chats, Nosaka Akiyuki laisse transparaître, de temps à autre, quelques événements qui ont jalonné la vie de l’auteur. Sans doute le plus structurant aura été le bombardement de la ville Kobé pendant la deuxième guerre mondiale. Il n’était alors qu’un enfant et s’en sortira, orphelin mais accompagné de sa jeune sœur. De son histoire il en tirera une nouvelle autobiographique qui deviendra un best seller, à savoir La tombe des lucioles.
Enfin, il est évident que Nosaka aime les chats s’adresse en particulier à ceux qui se passionnent pour nos amis les félins (et il faut croire qu’il y en a beaucoup au vu du nombre de vidéos de chats présentent sur Internet) mais peut-être pourra-t-il aussi séduire ceux qui veulent en savoir plus sur l’univers d’Akiyuki.
À bientôt 😉
(1) AKIYUKI N., Nosaka aime les chats, Éditions Philippe Picquier, 2016 (1998 pour l’édition originale japonaise) 245 pages
Il y a de cela quelques semaines, mon subconscient a déterré les racines du mot carrefour. Elles étaient enfouies dans la cave du langage courant. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il y fait un sacré désordre dans cette crypte aux mots ! Pas d’étagères, pas de classement, pas de logique ! Juste des morceaux de langue française entassés les uns sur les autres. On se croirait dans la cave de mes grands-parents, celle où ils entassaient le charbon, ces centaines de milliers de petits précieux noirs déversés à même le sol. Des promesses de chaleur que nous montions à l’étage pour les enfourner dans l’unique poêle de la maison. Dans la cave de mon inconscient, ces cailloux noirs ont disparu, il ne reste qu’un fatras de lettres dans lequel mon cerveau va puiser. C’est de là-bas qu’il a déterré les racines de carrefour et qu’il s’est demandé d’où pouvaient-elles venir.
Il semblerait que ce mot vienne du latin quadrifurcus, littéralement “qui a quatre fourches”, c’est-à-dire le lieu où se divise quatre directions distinctes. La croisée de quatre chemins. En y regardant de plus près, je me dis que la vie (quelle qu’elle soit !) est une succession de carrefoursplus ou moins rapprochés. Nous avons toujours le choix de poser des actes et donc d’en assumer les conséquences, soient-elles bonnes ou mauvaises. Se retrouver au milieu d’un carrefour, personne n’y échappe.
Ainsi, que faire du roman 1984 (1) ? Le lire, l’oublier, uniquement regarder son adaptation cinématographique ? Cela faisait longtemps que je voulais le lire mais quand il est tombé dans le domaine public j’ai décidé de repousser encore un peu ma lecture. En effet, la notoriété de 1984 n’a jamais atteint un tel degré de popularité et l’œuvre originale s’est vue affublée d’une furieuse franchise à produits dérivés: bande dessinée, édition collector et re-collector, livres audio, et autres romans illustrés. Ce matraquage fait l’effet inverse chez moi, il me me met à distance. Allez savoir pourquoi. Maintenant que ce déluge d’objets marketing a ralenti, j’ai fini par m’engager dans la voie de la lecture de l’oeuvre originale avec une petite analyse à la clé. 🔑
Biographie de Orwell
Comme pour beaucoup d’œuvres, la biographie de l’auteur permet déjà de poser un contexte. Cela est d’autant plus vrai avec George Orwell, Éric Arthur Blair de son vrai nom. Né le 25 juin 1903 à Motihari (Inde britannique), le bambin est envoyé dès l’année suivante en Grande-Bretagne afin d’y suivre une scolarité où il finira par croiser la route d’un certain Aldous Huxley comme professeur de français. Ensuite, sa vie de jeune adulte l’emmène dans la police impériale en Birmanie pendant quelques années. Une expérience d’un profond ennui qui tournera même au dégoût. Il revient en Europe dès 1927 et commence à rédiger ses premiers écrits mais le succès n’est pas au rendez-vous. Malgré son appartenance à la moyenne bourgeoisie britannique, Éric Arthur Blair fréquente la misère des prolétaires londoniens. Il continue de publier des écrits sans grand succès et, afin de ne pas mettre à mal la réputation de sa famille, il décide à partir de ce moment d’emprunter le pseudonyme de George Orwell. En 1937, il s’en va en Espagne et rejoint les milices qui combattent l’armée de Franco et ses écriture devient de plus en plus politique. En pleine deuxième guerre mondiale, il devient producteur à la BBC où il diffuse des émissions destinées aux Indes. Enfin, en 1945 il est chroniqueur politique entre la France et l’Allemagne avant de rentrer à Londres suite au décès de sa femme et d’entamer la rédaction de ce qui sera son roman phare : 1984.
Il mourra un 21 janvier 1950, à savoir quelques-mois à peine après la publication du livre.
Un clichée colorisé de Eric Arthur Blair (alias George Orwell). Son parcours l’amena, entre autre, à travailler de 1941 jusqu’à 1943 comme producteur pour la chaîne britannique BBC.
L’histoire de 1984
Des guerres entre les trois grandes puissances mondiales — l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia — divisent un monde alternatif depuis les années 1950. Les faits et gestes de chaque citoyen sont strictement contrôlés par une stratégie totalitaire sans limite. Des écrans interactifs installés partout surveillent la population et le tout est compilé, changé, retravaillé dans une ribambelle de ministères.
L’histoire nous propulse ainsi en 1984 où l’on suit la vie de Winston Smith, un londonien de 39 ans. Il travaille au ministère de la Vérité où sa tâche est de réécrire les archives afin de les faire correspondre au à la version officielle du Parti dirigeant. Le monde de Winston va changer petit à petit quand il entame, en cachette, la rédaction d’un journal intime. Cet acte réphréensible ne restera pas sans conséquences pour son existence puisqu’il espionné en permanence.
Une critique des totalitarismes
Le roman 1984 fut écrit dans les années 1940 et l’on ressent clairement la critique, à peine masquée, du socialisme national allemand mais aussi et surtout du communisme. Le monde dans lequel vit Winston est à quelques inventions près celui de l’URSS. On retrouve les mêmes ressorts dictatoriaux pour asservir le peuple, à savoir l’extrême censure de la langue, la réécriture de l’Histoire, des points de citoyenneté (cfr. dans le roman, les citoyens reçoivent des points textiles afin de pouvoir s’habiller), le jugement sur la simple expression d’un visage et évidemment le sens du commun poussé jusqu’à l’écœurement. 1984 partage aussi une similitude criante avec le communisme : L’interdiction de la croyance religieuse qui va jusqu’à bannir le nom de Dieu partout où cela est possible. Seul doit subsister la foi inébranlable dans le parti Parti sous peine de lourdes sanctions :
« – Ah ! Smith ! dit-il Vous aussi !
– Pourquoi vous a-t-on mis dedans ?
– Pour vous dire la vérité… – Il s’assit gauchement sur le banc en face de Winston.
– Il n’y a qu’un crime, n’est-ce pas ? dit-il.
– Et vous l’avez commis ?
– Apparemment. Il se posa la main sur le front et se pressa les tempes un moment comme s’il essayait de rappeler ses souvenirs.
– Ce sont des choses qui arrivent, commença-t-il vaguement. J’ai pu trouver une raison, une raison possible, ce qui est sans doute une indiscrétion. Nous sortions une édition définitive des poèmes de Kipling. J’ai laissé le mot « God » à la fin d’un vers. Je ne pouvais faire autrement, ajouta-t-il presque avec indignation en relevant le visage pour regarder Winston. Il était impossible de changer le vers. La rime était « rod ». Savez-vous qu’il n’y a que douze rimes en « rod » dans toute la langue ? Je me suis raclé les méninges pendant des jours, il n’y a pas d’autre rime. » (2)
Ce parallèle avec les pires totalitarismes prend même un tournant décisif quand Winston Smith est arrêté et torturé. Tout y est insoutenable, du rationnement extrême de nourriture, aux séances de rééducation, jusqu’à l’annihilation complète de l’être humain qui n’est pas sans rappeler le nazisme, comme dans cette scène où le tortionnaire du héros explique ses motivations :
« N’imaginez pas que vous vous sauverez, Winston, quelque complètement que vous vous rendiez à nous. Aucun de ceux qui se sont égarés une fois n’a été épargné. Même si nous voulions vous laisser vivre jusqu’au terme naturel de votre vie, vous ne nous échapperiez encore jamais. Ce qui vous arrive ici vous marquera pour toujours. Comprenez-le d’avance. Nous allons vous écraser jusqu’au point où il n’y a pas de retour. Vous ne guérirez jamais de ce qui vous arrivera, dussiez-vous vivre un millier d’années. Jamais plus vous ne serez capable de sentiments humains ordinaires. Tout sera mort en vous. Vous ne serez plus jamais capable d’amour, d’amitié, de joie de vivre, de rire, de curiosité, de courage, d’intégrité. Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes. Il s’arrêta et fit signe à l’homme à la veste blanche. Winston se rendit compte qu’un lourd appareil était poussé et placé derrière sa tête. O’Brien s’était assis à côté du lit, de sorte que son visage était presque au niveau de celui de Winston. » (3)
La novlangue
1984 est un roman qui montre les mécanismes de contrôle par la servitude, et un des moyens les plus efficaces réside dans la rationalisation de la langue écrite et orale. George Orwell démontre l’efficacité machiavélique dans la restructuration des mots. Prenez des centaines de milliers de mots, créez des interdits, supprimez l’éventail des nuances et appliquez une couche préfixes et suffixes techniques, vous obtenez alors une langue qui permet de créer du manichéisme et du binaire. Soit vous êtes du bon côté, soit vous êtes un ennemi ! Un instrument de manipulation idéale appelé la novlangue.
Au rang des néologismes inventés par la novlangue du roman, on retrouve le télécran (l’actuel smartphone en somme), le Miniver (ministère de la vérité), le Miniamour (le ministère de l’amour), la double-pensée (le fait d’accepter comme véridique deux faits opposés afin d’éviter tout esprit critique), vaporiser (exterminer), l’angsoc (le socialisme anglais), phonoscript (un outil de reconnaissance vocale), facecrime (une expression du visage jugée comme inacceptable), etc.
À ce titre, 1984 est clairement un roman d’anticipation puisqu’il décrit à merveille l’évolution de la langue anglaise au cours des décennies qui ont suivi l’année de sa publication (1949) et qui continue d’avoir lieu en ce moment même.
Big Brother is watching you !
La modernité ! Voilà sans doute ce qui étonne le plus à la lecture du roman. C’est à se demander comment un écrivain a pu sentir avec autant d’acuité les bouleversements technologiques qui allaient suivre et rendre compte d’un nouveau type de totalitarisme avant que celui-ci n’apparaisse. Les analogies avec l’ère actuelle et les prémices des futures évolutions sont légion dans 1984. On peut, par exemple, noter l’anticipation de Orwell sur les moteurs de recherche sur Internet ou encore l’intelligence artificielle dans les deux extraits suivants :
« Winston composa sur le télécran les mots : « numéros anciens » et demanda les numéros du journal le Times qui lui étaient nécessaires. Quelques minutes seulement plus tard, ils glissaient du tube pneumatique. Les messages qu’il avait reçus se rapportaient à des articles, ou à des passages d’articles que, pour une raison ou pour une autre, on pensait nécessaire de modifier ou, plutôt, suivant le terme officiel, de rectifier. » (4)
« L’air avait couru dans Londres pendant les dernières semaines. C’était une de ces innombrables chansons, toutes semblables, que la sous-section du Commissariat à la Musique publiait pour les prolétaires. Les paroles de ces chansons étaient composées, sans aucune intervention humaine, par un instrument appelé versificateur. Mais la femme chantait d’une voix si mélodieuse qu’elle transformait en un chant presque agréable la plus horrible stupidité. » (5)
1984 est un classique de la littérature qui n’est pas prêt de perdre ses lettres de noblesse puisqu’il se lit autant comme une critique des puissances dictatoriales du XXème siècle mais aussi comme un roman d’anticipation, une fiction qui aurait été rattrapée (et peut-être dépassée) par la réalité ! En effet, qui pourrait dire que les évolutions technologiques successives récentes ne créent pas une société qui se rapproche de plus en plus de celle du roman ? De la création du premier ordinateur, en passant par internet, aux réseaux sociaux et maintenant l’intelligence artificielle (alias l’IA GPT), … tout porte à croire que la dystopie d’Orwell avait déjà tout imaginé.
Envie d’aller plus loin ?
Voici un des premiers articles que j’avais écrit pour Les Petites Analyses et qui, selon moi, reste plus que jamais d’actualité :
Je fonds sur ce train qui me glisse entre les doigts. Que défilent les horaires de ma vie. Le silence d’une gare déserte où l’horloge suspendue n’affiche plus rien. Seul le ciel dévoile l’heure bleue dans ma fenêtre rétro-éclairée. 17h23, je suis au rendez-vous. À quai.
Ma bouche crache quelques flocons de neige. Des cristaux de pensées qui retombent sur les rails. Il suffirait simplement d’un câble sectionné pour mettre la pagaille sur un réseau ferroviaire, d’un micro dysfonctionnement dans la batterie de nos téléphones pour qu’ils ne s’allument plus, de se trébucher dans la prise d’internet pour que plus rien ne fonctionne. Drôle de modernité en plastique ! Elle s’absorbe elle-même de sa gueule béante. Autophagie de l’algorithme ! Je divague.
Réveille-toi ! Dévale les pentes, monte sur les toits et regarde. Le transsibérien arrive, il efface mes cogitations. Une poésie de l’instant émane des volutes charbonneuses de la locomotive. Plus rien d’autre n’existe quand la vie nous ravit par surprise et nous offre sa beauté à travers d’infimes détails. Cela réchauffe l’âme comme la poésie du livre La nuit du cœur de Christian Bobin (1) que je viens de terminer. Analyse.
Une écriture poétique
Certes on m’avait déjà rebattu les oreilles avec cet auteur mais je n’avais jamais pris le temps de le lire. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’une lecture de Christian Bobin change immédiatement notre rapport au temps. Les mots de l’auteur se dégustent dès les premières pages. Il s’agit ici de savourer un rythme singulier qui prend le parfait contrepied d’une époque expéditive qui a trop souvent l’unique horizon du roman page-turner (2). L’écrivain français est au dessus de cela, il distille sa poésie humaine, sa connaissance aiguisée de la langue française et son art de la métaphore dès les premières pages de La nuit du cœur:
« Comme tous les bébés, ces très antiques dieux, un jour j’ai fait mes premiers pas et j’ai couru vers l’infini. Cela se passait dans la cour de la rue du 4 Septembre. J’imaginais par ma précipitation rendre impossible la chute. Ce sont des erreurs d’apprenti qui durent toute la vie. Je sais bien vers quoi je me ruais: non pas vers les bras en forme de courbe de rivière de ma mère. Je me précipitais vers ma mort, si fort que je la traversais sans m’étonner. Les siècles et les étoiles étaient des moucherons que, bouche ouverte, je gobais. » (3)
Ce livre difficilement classable n’a pas d’intrigue à proprement parler. Il se déroule en une seule nuit depuis la chambre numéro 14 d’un hôtel qui donne une vue imprenable sur l’abbatiale de Conques. L’auteur digresse de long en large à partir de cette base là et l’on se rend vite compte du talent d’écrivain de Bobin. Il crée du grandiose à partir de rien ! De plus, cet ouvrage m’a fait penser, de par le découpage des paragraphes, à l’essai de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux. Certes le propos n’est pas le même, ni même le rythme, mais l’enchaînement de centaines d’éclats de pensée ont une similitude assez forte : La fragmentation du texte ! Chez Barthes, celui-ci était structuré par mots-clés tandis que chez Bobin, le discours est articulé autour de la poésie.
Dans son récit, Christian Bobin passe une nuit dans un hôtel de Conques qui a pour vue un bâtiment du onzième siècle : l’abbatiale Sainte-Foy !
Un livre inclassable
La nuit du cœur déroute. L’auteur vogue en permanence entre le récit, l’essai, le journal et le recueil d’aphorismes. On se laisse embarquer dans la saveur des mots sans trop savoir pourquoi. Le style de Bobin frise parfois l’écœurement des métaphores mais il n’y succombe jamais. Certes, un certain nombre de lecteurs pourraient être rapidement lassés devant ce subtil mélange de lenteur et d’images poétiques. Ce qui est sûr c’est que ce livre ne se lit pas comme un autre et je ne pense pas me tromper (de beaucoup) en avançant que les lecteurs adorent le style Bobin ou … le détestent ! Difficile d’avoir le juste milieu.
« Les heures savantes t’ennuient. L’école est une petite crucifixion qui se répétera dans la salle d’attente des urgences, dans l’approche d’un guichet vitré, partout où il te faudra décliner ton nom et la raison de ton être. Tu ouvres des livres afin que nul ne puisse jamais savoir où tu es. Et tu avances. Tu as rendez-vous avec l’illumination d’un visage mais tu ne sais où ni quand. » (4)
Enfin, la lecture est une petite musique où l’écrivain chante son histoire. Elle peut être réaliste ou parfois à la limite de l’incompréhensible mais dès que l’on entre dans le rythme de l’auteur, alors la magie opère. Et c’est bien ce qui risque d’arriver à ceux qui lisent Christian Bobin, à condition de se laisser assez d’espace en soi-même pour que les mots puissent résonner.
Il regardait au loin tandis que ses naseaux expulsaient d’épais nuages qui disparaissaient aussitôt dans l’air givré. C’était l’hiver et je me tenais à quelques mètres de lui, scrutant le moindre de ses mouvements. Il restait immobile, les yeux vissés sur l’horizon. Sa tranquillité me fascinait. À pouvait-il penser ?
Au bout de longues minutes de silence, il enfouissait son nez dans l’une des rares touffes d’herbe qui n’avaient pas succombé au poids de la neige, l’arracha avec délicatesse, releva les yeux vers le lointain et mâcha tranquillement sa pitance hivernale. Sans doute savait-il qu’il était inutile de disperser de l’énergie alors que l’hibernation était proche. Mes pas, que je pensais feutrés, trahirent mon approche. Une branche morte craqua sous mes chaussures et le cheval tourna soudainement la tête.
Il m’examina de ses yeux clairvoyants et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je me retrouvais à nu. Mes peurs, mes joies, mes désirs et ma vie avaient été dépouillés par le simple regard de cette bête. Les circonvolutions de l’âme n’avaient plus cours, seul subsistait la conscience de ce moment. Le masque était tombé, là, au milieu d’une prairie enneigée. Il disparu en marchant dans un nuage de brume et je compris ce qu’il regardait au loin.
Je me surprend encore des années plus tard à me remémorer ce moment, qui ne dura qu’une poignée de minutes, où un cheval changea la trajectoire de mon existence ! Rien de neuf dans cette anecdote puisque la relation entre l’Homme et le Cheval a toujours été spéciale, et ce n’est pas le livre Les Cosaques de Tolstoï (1) qui démontrera le contraire. Analyse.
Une histoire autobiographique
L’écrivain russe a écrit des dizaines d’ouvrages mais si l’on demandait aux lecteurs francophones quels sont les romans de Tolstoï qu’ils connaissent le mieux, sans doute répondraient-ils Anna Karenine ou Guerre et Paix. Rares sont ceux qui choisiraient Les Cosaques comme livre à mettre au-dessus de la pile. Or ce roman n’est pourtant pas dénué d’intérêt, loin s’en faut.
Il raconte l’histoire d’Olénine, un jeune homme déçu de sa vie dans la capitale moscovite, qui met les voiles pour le Caucase afin de se faire enrôler en tant qu’officier dans un régiment de cosaques. Ce voyage sera pour lui une première expérience, loin de la ville, où la nature est aussi rugueuse que splendide. Cette expédition vers l’inconnu lui fera découvrir la culture cosaque, la guerre mais aussi l’amour. Les voyages forment la jeunesse disaient-ils 😉.
Ce court roman, publié en 1863, est, en fait, une autobiographie. Les aventures d’Olénine sont celles du jeune Tolstoï lors de son passage dans le Caucase. On y retrouve déjà les questionnements classiques de l’auteur russe sur le bonheur et sa quête pour une vie simple, loin des frasques mondaines
« Vous croyez connaître la vie, savoir où est le bonheur ! Or, vous ignorez totalement la façon de vivre simplement et suivant la nature. Vous ne pouvez imaginer les merveilles qui s’offrent chaque jour à mes yeux : des neiges éternelles et vierges, des forêts touffues, une femme pure, dans la floraison de sa beauté primitive […] J’éprouve un véritable malaise dès que je revois vos salons, ces femmes aux cheveux pommadés, piqués de boucles fausses, ces bouches ignorantes des propos naturels, ces bras graciles, ces jambes lourdes, ces inconsistantes cervelles qui ne savent discerner le bavardage mondain d’une vraie conversation.» (2)
Le style
Quand Tolstoï rédige Les Cosaques, il a déjà publié quelques écrits mais ses chefs-d’œuvre sont toujours en gestation. Ce roman est l’occasion de découvrir le style déjà bien affirmé de l’auteur russe. Les descriptions typiquement tolstoïennes sont déjà présentes et empreintes d’un réalisme qui sera la marque de fabrique de Tolstoï. Dans ce livre de 267 pages, le maître russe dévoile déjà son amour pour la campagne et laisse apparaître ce qu’il a réellement vécu dans le Caucase puisqu’il y passa quatre années en tant que sous-officier de l’artillerie russe. Comme le héros de son roman, le jeune Tolstoï vivra là-bas des aventures et une certaine gloire qu’espéraient tant de jeunes de son âge. Le Caucase était, à cette époque, le lieu idéal des exploits héroïques. Et ce n’est pas Lermontov ni Pouchkine qui auraient démenti, eux qui ont tant écrit sur cela ! 😉
Léon Tolstoï en 1855 en habit de sous-officier alors qu’il était dans le Caucase
Qui étaient les cosaques ?
Voilà une question qui mérite d’être abordée puisqu’il s’agit de l’un des thèmes centraux du roman. L’image clichée la plus connue du cosaque veut qu’ils soit coiffé d’un bonnet et qu’il parcoure, en groupe, les steppes au fil des différentes époques de manière assez nomade. Ainsi, l’histoire de la cosaquerie ne date pas d’hier puisqu’il faut remonter au XIVème siècle afin de retrouver leur origine du côté des actuels territoires de l’Ukraine et de la Russie.
Quand on emploie le terme de cosaque, il s’agit d’un mot générique puisqu’il existait plusieurs communautés différentes. Parmi les plus connues on retrouve les cosaques zaporogues (comme dans le Tarass Boulba de Gogol !), les cosaques du Don ou encore ceux du Terek.
Sur la carte suivante vous pouvez remarquer (en bleu) où étaient situés les communautés cosaques. On peut ainsi voir que la majorité vivait à l’Est de l’Ukraine ainsi que dans le Caucase mais qu’ils se retrouvaient aussi le long de toute la frontière Sud de la Russie.
Cliquer sur la carte pour l’agrandir
À bientôt 😉
(1) TOLSTOÏ L., Les Cosaques, Éditions La Guilde du Livre, 1948
La vitrine de Lily était détrempée, les gouttes y ruisselaient sans discontinuer depuis tôt le matin. Quel temps de chien ! Certes, il y avait bien eu les habitués. Charlotte, Robert, Ahmed, Édouard et puis … c’était déjà tout ! Quatre clients qui avaient acheté leur baguette quotidienne ainsi que l’une ou l’autre viennoiserie. Ces douceurs, d’habitude, partaient comme des petits pains et la réputation des croissants de Lily n’était plus à faire. Plus de trente ans qu’ils étaient le parfait mélange d’une croûte aussi fine que de la dentelle et d’un cœur moelleux à souhait. La boulangerie avait même sa référence dans le guide du Croutard : Une adresse gourmande et incontournable de la région ! mais, en ce jour de novembre, une pluie torrentielle avait décidé de tordre le coup à cette élogieuse recommandation.
Il était dix-huit heures et la boulangère se demandait si cela valait la peine de garder son magasin ouvert. De toute façon plus personne ne viendrait aujourd’hui.
Elle se retourna, prit la la longue manivelle afin descendre le volet métallique et, au même moment, le carillon de la porte d’entrée résonna. DILING-DILING!! Elle n’eut pas le temps de se retourner qu’elle sentit une puissante effluve parvenir jusqu’à ses narines. Un homme, d’une taille trop grande pour être de la région, se tenait devant le comptoir. Il était vêtu d’un impeccable costume-cravate et n’avait pas une seule trace de pluie sur lui. Sans doute s’était-il garé sur la place sans que Lily ne s’en aperçoive.
— Bonsoir Monsieur, comment puis-je vous aider ? débita-t-elle machinalement alors que son esprit se demandait comment une personne pouvait sentir une odeur si forte. Cela exhalait le cuir à plein nez mais il y avait aussi quelque-chose d’autre d’indescriptible.
Il fixa Lily dans les yeux mais ne répondit rien.
— Voulez-vous que je vous laisse regarder à votre aise ?
Toujours rien. Il continuait de la regarder sans prêter attention à la marchandise. Il est sourd comme un pot celui-là ! pensa-t-elle. C’est alors qu’il mit la main à la poche et un frisson parcourut le dos de Lily, et si c’était un braqueur ? Il n’y a plus que ça dans les faits divers, cela doit être ça, mince !
Elle garda un semblant de contenance en retenant son souffle et il sortit une petite baguette en bois sans piper mot et pointa une tartelette aux fraises. La boulangère était déconcertée d’autant plus que ce geste inhabituel était accompagné d’une deuxième vague de parfum. Elle qui avait toujours le bon mot pour chaque situation se retrouva sans voix, comme envoûtée.
Sans comprendre pourquoi, elle s’exécuta sans rien dire, emballa la petite pâtisserie dans une boîte traditionnelle Boulangerie Chez Lily tandis que l’inconnu avait déjà claqué le montant exact sur le comptoir. Elle resta immobile, cerclée par cette odeur qu’elle ne trouvait ni bonne ni mauvaise. C’était au-delà de ça.
Il prit sa marchandise, rangea sa drôle de baguette en bois et sortit. Il fallut plusieurs minutes à la boulangère avant de se ressaisir puis elle sortit sur le trottoir afin de regarder d’où était venu ce client insolite. Où diable avait-il disparu? Elle rentra dans son commerce et balança à voix haute :
— Il y a vraiment de drôles de zozos de nos jours ! Il faut absolument que je relise Le Parfum de Süskind !!
Un roman à succès
Le Parfum : Histoire d’un meurtrier (1) est un roman né sous la plume de Patrick Süskind. Il fut publié en 1985 et connut un destin fulgurant en devenant l’un des livres allemands les plus connus au monde. Il est traduit dans plus de quarante-huit langues et a été vendu à des millions d’exemplaires. Das parfum, Perfume, Il profumo, El perfume, Парфюмер! Ce succès tranche avec la vie de son auteur qui a toujours voulu rester loin du tumulte médiatique en ne donnant que de rares interviews et en refusant même certains prix littéraires.
L’histoire du roman est celle de Jean-Baptiste Grenouille, un orphelin né au XVIIIème siècle dans un quartier crasseux de Paris. Cet enfant avait deux particularités : son corps ne dégageait aucune odeur alors que son nez pouvait sentir et reconnaître n’importe quel arôme à des kilomètres à la ronde. Ces singularités l’emmèneront à vouloir créer le meilleur parfum jamais créé et il sera prêt à tout pour arriver à ses fins.
Le moins que l’on puisse dire est que le livre n’y va pas par quatre chemins pour planter le décor. Et ce, dès l’incipit:
« Au XVIIIème siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs.» (2)
Le thème principal
Il ne faut pas non plus retourner l’intrigue dans tous les sens pour comprendre que l’histoire tourne autour des sensations olfactives. Tel un parfumeur, Süskind nous immerge dans un monde où on ne voit pas avec les yeux mais avec le nez ! Les odeurs se font tour à tour putrides, délicieuses, originales, repoussantes, intrigantes, surprenantes, et c’est ce qui rend le roman si différent dans sa conception. Tout est une question d’odorat.
Dans la grande majorité des romans, les personnages sont passés au crible psychologique et cela s’arrête là mais, ici, l’écrivain allemand nous surprend en créant un monde olfactif qui ne lâche aucun des protagonistes. Ce parti pris fait la force du Parfum puisque le lecteur se met à imaginer des odeurs au fur et à mesure de l’histoire. On frise parfois l’overdose de cette thématique mais le roman est tellement bien construit qu’à aucun moment la lassitude ne vient. Et c’est tant mieux !
Un Parfum équilibré
« Et voilà que d’un coup tout disparaissait, la maison, le fonds de commerce, les matières premières, l’atelier, Baldini lui-même … et même le testament, qui aurait peut-être encore permis d’hériter de la manufacture !
On ne retrouva rien, ni les corps, ni le coffre, ni les cahiers aux six cents formules. Tout ce qui resta de Giuseppe Baldini, le plus grand des parfumeur d’Europe, ce fut une odeur très mêlée, de musc, de cannelle, de vinaigre, de lavande et de mille autres matières, qui pendant des semaines encore flotta sur le cours de la Seine de Paris jusqu’au Havre.» (3)
Que dire du style d’écriture de Süskind si ce n’est qu’il est empli de simplicité, il va droit au but. Il n’y a, certes, pas d’envolées stylistiques notables et c’est peut-être pour cela que le roman fonctionne à merveille : d’un côté des mots efficaces et de l’autre une immersion totale comme si nous étions dans une parfumerie. Le tout relevé d’un soupçon d’enquête policière !
Enfin le Parfum : histoire d’un meurtrier est bien plus que ces quelques lignes, il nous fait voyager, à peu de frais, dans un autre siècle, dans des villes comme Paris, Montpellier, Grasse. Nous suivons la vie d’un meurtrier qui vit autant caché qu’en pleine lumière du jour. Ainsi, Jean-Baptiste Grenouille, le héros du roman, est à la fois un homme banal et un génie du mal utilisé jusqu’au bout de ses possibilités par l’écrivain, le tout se terminant par un fameux retournement de situation. Que demander de plus ?
À bientôt pour d’autres petites analyses ! 😉
BONUS: Le résumé du livre par Jean Rochefort
(1) SÜSKIND P., Le parfum : l’histoire d’un meurtrier, Éditions Fayar pour la traduction française, 1986.
Ça y est, l’engin des sapeurs-pompiers déboule dans notre rue. Il hurle son urgence dans un boucan de tous les diables alors que la maison des Von Strüdel continue de partir en fumée. Reculez bon sang ! nous lance un des hommes de feu. Oui M’sieur on recule. C’est vrai qu’il fait une chaleur brûlante alors qu’il est trois heures du matin.
— Ca m’donnerait presqu’envie de faire griller des châtaignes, dis-je.
— T’es trop con ! La maison des Von Strüdel brûle et tu fais de l’humour, me rétorqua ma femme.
— De toute façon ça devait s’finir de la sorte.
— Quand même ! De là à ce qu’elle boute le feu à leur maison parce qu’il l’a trompait c’est fou.
— Tu connais Irène … elle a le sang chaud,
— Arrête avec ça ! On en a déjà vu des scènes mais là je n’en reviens pas, s’exclama-t-elle.
— Personne n’est blessé, c’est déjà ça. Et puis peut-être que ça fonctionne comme ça entre eux, disons pour … raviver la flamme.
— Pffffff.
— D’accord, j’arrête mes sarcasmes. C’est juste que cette histoire est aussi romanesque que les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos. 🔥
Un roman épistolaire
Si vous connaissez cette histoire sans jamais avoir lu une seule lettre du livre, il n’y a rien de plus normal étant donné qu’elle a été adaptée des centaines de fois au théâtre, au cinéma, à l’opéra, en comédie musicale mais aussi en innombrables pastiches littéraires. Le tout pour le meilleur mais aussi pour le pire 😉.
Mais au fait, qu’est-ce que le livre Les Liaisons Dangereuses (1) ? Il s’agit d’un roman iconique publié en 1782 et qui prend la forme de 175 lettres échangées entre différents intervenants. Il met en lumière l’histoire de deux anciens amants manipulateurs qui usent de tous les stratagèmes au sein de la noblesse française afin d’arriver à leurs fins. Ils ne reculent devant aucun coup bas et finiront par être emportés dans le tourment de leurs petits jeux malsains.
L’art de la manipulation
Le style épistolaire des liaisons dangereuses offre l’avantage de donner une place privilégiée au lecteur. En effet, nous sommes au centre de l’histoire. Nous savons ce qui se trame dans le dos de chaque personnage, nous rageons de voir autant de sadisme chez les deux amis-amants que sont la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont, nous rions sous cape de voir tant de crédulité chez la jeune Cécile Volanges mais, surtout, nous découvrons au fil des pages la manipulation chez tous les protagonistes et particulièrement chez l’ineffable Merteuil :
« Vous, avoir la présidente Tourvel ? Mais quel ridicule caprice ! Je reconnais bien là votre mauvaise tête, qui ne sait désirer que ce qu’elle croit ne pas pouvoir obtenir. Qu’est-ce donc que cette femme ? Des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression : passablement faite, mais sans grâce : toujours mise à faire rire ! Avec ses paquets de fichus sur la gorge et son corset qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération [...] Allons Vicomte, rougissez vous-même, et revenez à vous. » (2)
Les deux personnages principaux n’ont de cesse de s’envoyer des missives truffées de provocations et pics en tout genre. C’est à qui arrivera à manipuler le plus sournoisement l’autre et à ce titre on peut clairement affirmer que Merteuil est une championne hors catégorie.
Les liaisons dangereuses est un roman qui s’inscrit dans une époque et une société particulière, il ne faut pas lire plus d’une lettre pour se rendre compte que le registre de la langue est on ne peut plus soutenu et il est aisé de reconnaître les personnages qui ont déjà de l’expérience de ceux qui n’en ont pas, en regardant la tournure des phrases utilisées. Ainsi la jeune Cécile Volanges écrit dans un style naïf et enfantin tandis que Merteuil utilise la langue française à la perfection et ainsi faire ce qu’elle veut de qui elle veut.
L’hypocrisie
Ce roman est aussi celui d’une descente dans les luttes d’égo. La plupart des personnages ont une vie publique honorable et ont un rang à tenir tandis que leur vie réelle et privée est parsemée de petites trahisons qui pourraient leur être fatales si elles étaient rendues sur la place publique. Chaque protagoniste a quelque chose à se reprocher et tente tant bien que mal de conserver une réputation honorable. Hypocrisie quand tu nous tiens.
Conclusion
Les liaisons dangereuses de Laclos ne sont pas un classique de la littérature française par hasard. Tout y est concentré dans un peu plus de 500 pages : le style (épistolaire), l’histoire rondement emballée et qui va crescendo, l’écriture de haut vol qui fait la part belle aux savoureuses tournures de phrases mais ce roman vaut aussi le détour parce qu’il s’immisce dans les rapports humains. Nous sommes au XXIème siècle et ils n’ont foncièrement pas changé ! 😉
À bientôt.
(1) LACLOS P., Les liaisons dangereuses, Éditions La Guilde du Livre, 1950.
Parc. Terrain clos où se réunit chaque jour le gang des poussettes. Elles ratissent calmement les allées jusqu’à ce que l’occupant du carrosse, son altesse royale, fasse un signe à son esclave de parent afin d’arrêter le cortège. Il faut comprendre ses cris. Ils ne sont qu’une simple injonction : “laisse-moi jouer avec les autres !”. Le parc se transforme alors en une tempête de petits monstres qui hurlent leur joie de vivre à qui veut bien l’entendre, de la fleur piétinée à l’oiseau envolé, et de la statue prise d’assaut jusqu’au canard gavé de pain blanc.
À l’écart des babils, vous trouverez ces amoureux fauchés qui n’ont nul besoin de restaurant étoilé ni de bague sertie. Ils ont le luxe de s’offrir la simplicité d’un moment suspendu avec vue sur la vie. Un indémodable ! Tout comme les bancs, que seraient les parcs sans eux ? Ces postes d’observation où se déroule toujours une scène, une action, une émotion. Aujourd’hui, à cet endroit précis, sur ce mélange de fer et de bois, débute le festival international du film d’amour dont le film en avant-première est Rendez-vous manqués. Vous serez au première loge !
Hormis cela, le parc est avant tout une rupture dans le paysage vertical de nos villes. Un pied de nez à l’empilement des logements et à la rentabilisation de l’espace. Un morceau de nature aménagée nécessaire aux urbains qui ne sont plus à même d’avoir cette connexion charnelle avec leur environnement naturel. Peut-être faudrait-il justement se poser dans un parc et revenir aux fondamentaux en relisant un classique de la littérature américaine : Walden ou la vie dans les bois (1).
Qui était Thoreau ?
Malgré le fait que Walden soit l’une des œuvres littéraires les plus importantes des États-Unis, son auteur, Thoreau, reste méconnu du grand public francophone. Né à Concord en 1817, il vécut une courte vie dans la durée puisqu’il mourut à l’âge de 44 ans mais son existence fut d’une rare justesse humaine. Les concessions ne faisaient pas partie de son vocabulaire. Ainsi il était un fervent opposant à l’esclavage au point d’inspirer Martin Luther King en personne. S’il y a bien un fait qui caractérise Thoreau c’est qu’il était un homme de principes. Ce n’est pas un hasard si on lui doit la création du manifeste sur la désobéissance civile tant il portait haut les couleurs de la liberté. Sans doute cela laisse-t-il à penser qu’il était du genre à agiter les foules ? La réalité fut tout autre puisqu’il vivait loin des agitations, dans la plus grande simplicité et en accord avec la nature. Une vie exemplaire qu’il nous est permis de lire dans Walden, le récit de ses deux années passées à l’écart des villes.
Une vie dans les bois
Cette autobiographie de 371 pages compile son expérience de vie solitaire dans les bois. Elle suit une trame logique qui est celle de suivre Thoreau depuis la genèse de son projet jusqu’à l’aboutissement de celui-ci. Walden est le compte rendu des pensées de l’auteur pendant deux années passées en quasi autonomie. Il n’est pas aisé de classer cet ouvrage dans un style particulier puisqu’il y est question de poésie, philosophie et d’éloge de la nature sur un fond romanesque. Le livre n’est pas ardu par son style mais par ses références américaines. Certains passages ou jeux de mots peuvent tomber à plat si l’on n’est pas un peu initié à la culture Outre-Atlantique. Mieux vaut le savoir même si l’intérêt majeur du livre ne réside pas dans son style. 😉
Réplique de la cabane construire par Thoreau où il vécut à l’écart de la ville pendant deux ans, deux mois et deux jours entre 1845 et 1847.
Le plus grand voyageur n’est pas celui qui a fait dix fois le tour du monde, mais celui qui a fait une seule fois le tour de lui-même.Voici une citation de Gandhi qui pourrait résumer Walden tant le chemin emprunté par Thoreau est la réalisation de soi tout en restant le plus simple possible. L’auteur américain nous raconte quelle a été sa démarche quand il a commencé à construire sa cabane. Cela devait être fonctionnel, respecter l’environnement, et surtout ce projet devait lui laisser du temps de qualité car Thoreau trouvait qu’il ne fallait en aucun cas devenir l’esclave de sa propre vie :
« Je lui dis que je ne consommais ni thé, ni café, ni beurre, ni lait, ni viande fraîche, et que je n’avais de ce fait pas à travailler pour me procurer ces produits; que, de plus ne travaillant pas beaucoup, je n’avais pas besoin de manger beaucoup, et que ma nourriture ne me coûtait quasiment rien; mais que lui, en revanche, habitué au thé, au café, au beurre, au lait, à la viande de bœuf, il devait travailler dur pour payer ces denrées ; puis lorsqu’il avait travaillé dur il devait manger tout aussi dur pour restaurer son organisme… » (2)
Dans Walden, l’écrivain américain nous explique aussi les détails de ce projet. Rien n’est laissé au hasard, à tel point que Thoreau nous fait la comptabilité du coût de sa cabane. Il nous raconte d’où sont venus les matériaux pour construire sa maison, comment il a réussi à vivre en autosuffisance alimentaire en cultivant uniquement ce dont il avait besoin de manger. Qu’elle soit alimentaire, laborieuse, ou affective, ce naturaliste avait une insatiable volonté de s’affranchir de toute servitude.
Enfin, ce livre continue d’être un classique car il entre en résonance avec notre époque. Il en est l’antithèse utile. Walden est un parti pris sur la place de l’homme dans l’environnement, une ode à la contemplation où l’auteur est capable d’observer la nature pendant des heures et de s’émerveiller de la beauté du monde. Thoreau a réussi à sortir des sentiers battus et nous montre que tout est déjà là sous nos yeux. Une œuvre intemporelle à relire pour nous rappeler que la vie est d’une simplicité confondante 😉.
« Dans ma maison, j’avais trois chaises : une pour la solitude, deux pour l’amitié, trois pour le monde. » (3)
(1) THOREAU D., Walden ou la vie dans les bois, Éditions Gallmeister, 2017.
Qu’il est important l’art du haïku à une époque qui ne jure que par le bruit et l’artifice. Cette forme poétique héritée de la littérature classique japonaise est un produit de luxe puisqu’elle exige une ressource précieuse : Le temps. Celui qui nous permet d’apprécier la vie dans son plus simple appareil et de se reconnecter au monde. Loin des écrans de fumée qui s’agitent avec frénésie et des promesses miraculeuses, le haïku ne s’occupe que de l’essentiel. Il est l’antithèse de la modernité car il est indémodable.
Le recueil de Florence Issac : Guérir en haïkus (1) reprend cette tradition japonaise qui démêle le nœud des mots et le vacarme des phrases parasites afin de rendre la vérité d’un moment. Les haïkus de l’auteure vont droit au cœur. Ils disent la beauté d’un instant, la souffrance d’un autre. Ils croquent l’existence dans ce qu’elle a de plus authentique. Ces petits poèmes ont un pouvoir apaisant pour peu qu’on les laisse entrer en nous. Pour cela il faut juste arrêter de s’agiter et se laisser bercer par les mots.
« Nature subtile
L’homme têtu ne peut comprendre
Il suffit d’aimer
Un ciel de plomb
De ce flux d’informations
Comment s’isoler ?
Trop de prétention
À vouloir tout connaître
Nous tuons le sacré » (2)
Florence Issac a écrit cette panoplie de haïkus durant les années 2020 et 2021. C’est-à-dire à un point de bascule entre le monde d’avant et notre désormais normalité. Une poignée de mois nous sépare de cette légère insouciance qui ne connaissait pas les pandémies et pourtant cela nous semble déjà si loin. L’avant coronavirus semble s’être déroulé il y a des décennies. C’est en lisant ces haïkus que l’on se rend compte qu’ils peuvent nous aider à prendre de la distance face aux événements que nous rencontrons. Ils sont cette bouffée d’oxygène face à l’accélération du progrès et l’auteure a su susciter l’émotion au fil des pages. Une émotion qui ne déborde pas mais qui se traduit par une recherche de sincérité. Telle est la vertu de certains haïkus.
J’aurais tort de conclure cette chronique sans parler des aquarelles de Catherine Morisseau qui accompagnent les petits poèmes de l’auteure. Des illustrations toujours à propos, laissant la place à l’imagination, et qui s’associent à sensibilité du texte.
À bientôt 😉
(1) ISSAC F., Guérir en haïkus – Éloge du sacré, Édition L’Échappée Belle, 2021.
Chaque année, nous avons la preuve que l’hiver est une invitation à ralentir. Le soleil ne se hisse plus au zénith, les animaux entrent dans une léthargie relative et la flore s’est recroquevillée en attendant que l’énergie revienne. Le monde est censé hiberner et s’octroyer un repos mérité après des mois de labeur. Seul un être vivant semble déjouer les lois de la nature. Il s’affaire aux inventaires, aux clôtures de dossiers, aux préparations des fêtes de fin d’année. Il gave son estomac de mélanges en tout genre, et si qualité il y a, c’est surtout la quantité qui prime en cette période particulière.
L’Homme dilapide ainsi des forces nécessaires à son équilibre et se propulse à l’aube du printemps en étant sur les genoux physiquement ou mentalement, voire les deux. Sans doute est-ce là l’une des contradictions majeures de notre époque : nous avons un réel besoin de repos et nous ne saisissons que rarement la main tendue avec la saison hivernale par Dame Nature.
Cette pause est l’occasion de vous livrer une petite analyse d’un monument de la littérature mondiale, j’ai nommé Don Quichotte (1).
L’histoire
Alonso Quichano est un noble qui vit à travers sa collection de livres de chevalerie au point d’en perdre la raison et de se mettre sur les chemins de la Manche à la recherche d’aventures plus abracadabrantesques les unes que les autres. Il se fait rebaptiser don Quichotte et est accompagné par Sancho Panza, un écuyer qui le suivra lors de ses aventures. Le but de ces pérégrinations ? Défendre la veuve et l’orphelin et rendre le monde meilleur afin de séduire le cœur d’une certaine Dulcinée … qu’il n’a jamais vu. Don Quichotte déforme ainsi la réalité de bout en bout, prenant des moulins à vent pour des géants, un élevage de moutons pour une armée ou un morceau de ferraille pour le casque d’un illustre chevalier.
Don Quichotte est un roman en deux tomes, l’un publié en 1605 et l’autre en 1615. Il est rapidement entré dans la culture populaire tant et si bien que même des personnes n’ayant jamais lu l’histoire de don Quichotte savent, généralement qu’il s’agit, au minimum, d’un chevalier de pacotille sur sa monture et de son écuyer accompagné de son âne. Telle est la force des personnages devenus cultes.
« C’est alors qu’ils découvrirent dans la plaine trente ou quarante moulins à vent ; dès que don Quichotte les aperçut, il dit à son écuyer :
— La chance conduit nos affaires mieux que nous ne pourrions le souhaiter. Vois-tu là-bas, Sancho, cette bonne trentaine de géants démesurés ? Eh bien, je m’en vais les défier l’un après l’autre et leur ôter à tous la vie. Nous commencerons à nous enrichir avec leurs dépouilles, ce qui est de bonne guerre ; d’ailleurs, c’est servir Dieu que de débarrasser la face de la terre de cette ivraie.
— ... Des géants ? Où ça? » (2)
Dulcinée
Au-delà de la figure iconique des deux compères, un nom commun de la langue française est hérité de ce roman. Un mot qui est entré dans le langage courant et qui trouve son origine dans cette histoire. Ainsi, quand vous raillez quelqu’un avec des phrases du genre « As-tu trouvé ta dulcinée ? » ou « tu vas retrouver ta dulcinée ? », vous faites référence à Dulcinée de Toboso, la femme imaginée de toutes pièces par don Quichotte.
Le réel fantasmé
Si ce roman histoire a traversé les siècles c’est d’abord parce qu’il est considéré comme le premier roman moderne de l’Histoire de la littérature mondiale. Il mélange l’aventure, la satire, l’effet comique et la critique sociale tout en racontant une histoire qui se tient de bout en bout sur plus de mille pages.
L’intérêt majeur de don Quichotte reste son rapport au réel. Il ne cesse de déformer la réalité afin qu’elle coïncide avec son fantasme. Une auberge se profile à l’horizon? Il est convaincu qu’il s’agit d’un château. Il se réveille dans ladite auberge entourée d’outres de vin? Il les détruit une à une, s’imaginant qu’il s’agit d’ennemis dont il fait couler le sang (le vin). Il rencontre des prostituées? Il estime qu’elles sont des dames de la noblesse semblables à celles de ces romans sur la chevalerie.
À force de conviction dans ses délires, il finit même par influencer Sancho Panza, qu’il mène par le bout du nez. Ce dernier aura la certitude qu’il gouvernera un archipel alors qu’il s’agit, de nouveau, d’une divagation parmi tant d’autres.
Conclusion
L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche est un classique qui a marqué la littérature. Il reste un indéboulonnable roman connu à travers le monde et par plusieurs générations de lecteurs. Je lui accorde beaucoup de qualités mais aussi quelques défauts. Est-ce dû à ma méconnaissance des codes culturels hispaniques ? Ce roman m’a, parfois, paru long et répétitif. Le ressort des aventures de don Quichotte est le même à chaque évènement et cela peut finir par lasser le lecteur une fois l’effet de surprise passé. Tout ceci n’est qu’une appréciation personnelle après tout.
À bientôt, 😉
Pour aller plus loin: L’analyse du roman par une chaîne YouTube que j’affectionne particulièrement (JPDepotte)
(1) CERVANTES M., L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Éditions du Seuil, 1997.
Il y a des jours où l’on ferait mieux de se taire. Des jours où les idioties ont la langue bien pendue, tenant le crachoir de la bêtise au comptoir des idées. Cela déblatère à tour de bras, cela pense tenir un raisonnement cohérent mais au final il ne reste pas grand chose d’intéressant une fois le discours mis à nu. Les sophismes, l’outrance, la rhétorique ou la persuasion sont autant d’artifices qui ne prouvent absolument rien quant à la qualité d’un argument. Il y a même une théorie qui veut que plus la parole s’habille de mille et un effets, plus la faiblesse qu’elle tente de masquer est béante. Rien d’illogique à cela, nous sommes, par essence, des êtres imparfaits. Ainsi, qui ne s’est jamais laissé couler dans une phrase regrettable avant de s’autojuger : Tu as encore raté une occasion de te taire!
Tel fut mon cas lors d’une discussion à la sortie du livre Le Philosophe nu (1) d’Alexandre Jollien. À peine l’avais-je fini que je m’étais empressé de mettre l’accent sur la renommée de l’auteur sous un questionnement fumeux du genre “Est-il connu pour sa qualité intrinsèque ou parce que son image colle à ce que l’époque veut voir ?” Je tenais mordicus que la question méritait d’être posée et je passais à côté du contenu du livre. À dire vrai, je n’avais presque rien retenu de l’ouvrage.
Il continue, malgré tout, de faire partie de ma bibliothèque. Il était donc écrit quelque-part que j’allais le feuilleter à nouveau et ce fut le cas pas plus tard qu’il y a une semaine. Quelle ne fut pas ma surprise de réaliser que cet essai se laissait lire agréablement !
Le Philosophe nu est un journal intime qui traite des passions qui tiraillent Alexandre Jollien. Cet écrivain né infirme moteur cérébral est obnubilé par le corps parfait d’autres hommes et plus particulièrement par celui de son ami Z. Il entreprend une remise à plat totale de cette obsession et lorgne du côté de la philosophie afin de comprendre pourquoi il est si difficile de se défaire de ses travers.
Qu’il est bon de lire un philosophe qui nous montre la réalité de la vie et non uniquement des concepts théoriques. Certes, Alexandre Jollien prend parfois appui sur de grands auteurs ou sur la philosophie zen pour étayer son propos mais là où son journal intime devient intéressant est bien quand il confie ses expériences personnelles et ce qu’il en fait. La philosophie à hauteur d’homme prend alors tout son sens.
Sur le quai de la gare, la neige tombe. Le TGV a eu quatre heures de retard : quatre heures de pratique. L’ego m’a fait une splendide démonstration de sa vivacité : on ne le tue pas si facilement, il est coriace. Une parfaite inconnue me tutoie, quatre voyageurs passent avant moi dans la file des taxis et voilà que je hausse le ton, gesticule, et crie à l’injustice. Je souris de ma faiblesse et me propose d’être, ici et maintenant, totalement un homme en retard, sans résistance, sans refus. (2)
Certes, il n’est pas question de grande littérature. Le principal est ailleurs et réside dans le partage d’expériences avec lesquelles chacun peut s’identifier et en tirer. Jusqu’à preuve du contraire nous sommes tous humains avec des émotions communes. Je ne crois pas aux recettes miracles qui apporteraient la tranquillité de l’âme sur commande mais je crois à un éternel retour aux fondamentaux. Ceux qui me font penser qu’il ne sert à rien de s’agiter plus que de raison pour sortir d’une tempête quand on est au cœur de celle-ci et que le corps est notre meilleur allié en toute circonstance à condition de le considérer comme tel. Réellement.
Mea culpa à cet auteur et à ce livre que j’avais jugés avec hâte et fort peu d’intelligence. 😉
À bientôt,
(1) JOLLIEN A., Le philosophe nu, Éditions Seuil, 2010.
Sans-abris, défavorisés, isolés, démunis, SDF… Il existe une galaxie de mots pour vous désigner du bout des lèvres, vous, les invisibles trop visibles. Comme si vous affubler de noms changeants enlevait de la misère à la pauvreté. On pousse l’aveuglement jusqu’à vous conceptualiser dans des tableaux et des graphiques afin de vous placer sur la courbe de l’indigence. La dèche a-t-elle progressé un peu, beaucoup ou à la folie ? Vous transformer en chiffres nous empêche de voir la réalité à nu. Il y a toujours une raison dans le fond de nos poches pour éviter de vous aider : désolé j’ai pas l’temps, il l’a bien cherché, il va aller s’acheter des bières de toute façon, j’ai pas d’argent sur moi.
Et puis il y a la foultitude d’entre-nous qui passe devant vous sans-même vous calculer. Notre cerveau déploie sa faculté de déni poussée à son paroxysme et nous ignorons votre mendicité, votre carton et vos halls d’entrée. Il y a bien des jours où, grands princes, nous faisons tomber des pièces sonnantes et trébuchantes dans votre maigre escarcelle. Faire don de quelques poussières d’euros est un tel sacrifice que nous avons l’impression de donner un rein. Ça y est, nous venons de faire notre bonne action et nous nous sentons alors pousser des ailes qui nous emmènent déjà loin de vous, il ne faudrait pas entamer une discussion d’humain à humain, cela nous amènerait à faire tomber le masque de l’individualisme et de redevenir humain … trop humain (sic).
Au rayon des romans montrant une des facettes de la pauvreté, il y a Les Pauvres Gens (1) de Fiodor Dostoïevski. Petite analyse.
Ce livre représente les débuts de l’auteur russe dans le monde littéraire puisqu’il s’agit de sa première œuvre. Elle rencontrera, dès sa parution, un certain succès qui placera Dostoïevski sur l’échiquier des auteurs russes à 23 ans seulement.
Des lettres et un style naissant
Les Pauvres Gens est une fiction épistolaire entre deux personnes qui habitent l’une en face de l’autre dans des immeubles délabrés. Il s’agit de Macaire et Varvara. Le premier un fonctionnaire sans cesse au bord de la ruine tandis que la seconde est une jeune fille que la vie continue de ne pas épargner. Ces deux personnes nous font entrer dans leurs petites joies mais, surtout, leurs tracas quotidiens dus à leur pauvreté. On découvre ainsi que Macaire vit dans le coin d’une cuisine d’un logement collectif et que Varvara est presque sans revenu depuis la mort de sa mère.
À travers la correspondance de ces deux personnages, Dostoïevski dévoile des tranches de vie typiques de la vie urbaine russe du XIXème siècle. Il déroule une histoire simple faites de variations comme l’existence seule peut en promettre, la pauvreté en toile de fond. Certes, Varvara et Macaire ne sont pas encore des héros dostoïevskiens caractéristiques mais on retrouve déjà l’intérêt de l’auteur pour tenter de percer l’âme humaine avec plus ou moins de succès :
Le plus fort, c’est que les gens riches n’aiment pas que les malheureux se plaignent à haute voix du mauvais sort. « Ils nous dérangent, ces importuns ! » disent-ils. La misère est toujours importune ; les gémissements des affamés les empêchent peut-être de dormir ! (2)
Comme dit plus haut, Les Pauvres Gens est un roman épistolaire qui va crescendo jusqu’à la séparation finale des deux protagonistes. C’est d’ailleurs dans cette dernière partie que l’on remarque le style barré de Dostoïevski qui fera sa renommée dans ses autres romans. En effet, le rythme des dernières lettres va, s’accélérant, jusqu’à l’ultime lettre de Macaire qui est un long monologue agité. Et si cette correspondance n’était rien d’autre que pure invention de ce personnage ? Lui qui aborde plusieurs fois dans ses missives le style, la littérature et un avis bien tranché sur celle-ci.
« Varinka, mon amie, mon petit oiseau, mon trésor ! On vous emporte, vous partez ! Ah ! Ils feraient mieux de m’arracher le cœur de la poitrine que de vous enlever à moi ! Comment acceptez-vous cela ? … Vous pleurez et vous partez ? à contrecœur ; donc on vous emmène de force ; donc, vous avez pitié de moi, donc vous m’aimez ! Et comment, avec qui vous allez vivre maintenant ? Là-bas, pour votre petit cœur ce sera la tristesse, la nausée, le froid. […] Si vous ne m’emmenez pas, je courrai de toutes mes forces, jusqu’à en perdre le souffle. Savez-vous seulement où vous allez ma petite amie ? » (3)
Le manteau de Gogol
Enfin, une autre œuvre du répertoire russe est sans doute à l’origine de ce roman. Il s’agit de la nouvelle Le manteau de Nicolas Gogol. Les deux récits parlent d’un fonctionnaire qui s’évertue à devenir quelqu’un malgré les différentes vexations. Du côté de Gogol cela donnera naissance à une histoire burlesque et fantastique, tandis que Dostoïevski s’en inspirera pour créer le personnage de Macaire, fonctionnaire lui aussi mais plus sentimental et dramatique que celui de Gogol.
Le ciel, à l’ordinaire si clair, était devenu une voûte laiteuse qui stationnait au-dessus de milliers de foyers. Il ne fallait pas être devin pour prédire la suite. Le vent se lèverait, la luminosité baisserait à vue d’œil tandis que la chape nuageuse se remplirait d’un gris pesant avant de déverser son verdict. Il y eut une goutte. Puis une deuxième. Elle explosa bruyamment sur le sol. En l’espace d’un clignement de paupière ce fut le déluge. Il plut comme vache qui pisse des jours durant. La terre, autrefois friable, n’était plus qu’une soupe brunâtre avec laquelle il faudrait composer.
Y avait-il encore des personnes dehors de leur plein gré malgré ce temps? J’allumais le petit écran, la réponse fut immédiate. Des visages marqués par l’effort et des vélos crottés se faisaient rincer le dos depuis le matin dans des conditions climatiques dantesques. Au bout de six heures de pédalage dans la gadoue, le premier de ces baroudeurs à roues arriva et s’écroula dès la ligne d’arrivée franchie. Il semblait être dans un monde parallèle, se roulant dans l’herbe entre fatigue extrême et crise de joie incontrôlable. S’il avait décidé de faire tant de sacrifices depuis tant d’années, c’était pour gagner ce genre de courses et cette fois-ci il avait atteint son but !
Tout se mérite. Rien ne tombe gratuitement du ciel. Il faut mettre du cœur à l’ouvrage et remettre l’ouvrage sur le métier souvent pour arriver à ses fins. Ce cycliste en est un exemple facilement identifiable parce que télévisuel mais tous, nous fournissons un travail dans l’espoir d’atteindre un objectif. Sans cela nous passons à côté de l’essentiel. La lecture et l’analyse du livre le plus célèbre d’Umberto Eco, Le nom de la rose (1) fut, toute proportion gardée, de cet ordre-là. Ce roman épique se mérite. Il ne se laisse pas apprivoiser facilement. Ce n’est qu’une fois la dernière page lue qu’il révèle toute sa dimension. 🔎
L’Histoire
En 1327. L’Inquisition bat son plein. On réprime à tour de bras de manière arbitraire qui ne rentre pas dans les bonnes grâces de l’Église Catholique et c’est dans ces conditions que l’ex-inquisiteur Guillaume de Baskerville et Adso, son secrétaire, débarquent dans une abbaye du nord de l’Italie. Réputé pour sa neutralité, ce monastère semble avoir ses propres problèmes. Un moine a été tué à l’intérieur même de son enceinte. Guillaume et Adso sont chargés de mener l’enquête jusqu’à ce que d’autres meurtres surgissent finissant par faire tomber le masque de tout un chacun.
L’écriture
Malgré son contenu fictionnel, ce roman est une réelle immersion dans le Moyen Âge. Les différents personnages s’expriment comme ils l’auraient fait à pareille époque. Rien n’est laissé au hasard dans l’écriture d’Umberto Eco, et c’est, sans doute, ce qui peut rebuter le lecteur à l’entame du livre. Ainsi, l’écrivain italien n’hésite pas à utiliser le latin pour nous plonger dans la vie monacale médiévale. Il utilise aussi parfois des mots qui semblent disparus de notre langue. Cela donne un cachet authentique au roman et finit par faciliter l’imagination. D’ailleurs, il y a fort à parier que les détails de l’histoire (hormis l’enquête policière) se rapprochent fortement de ce qu’était la réalité à cette époque. Pourquoi? Parce qu’Umberto Eco était avant tout un expert de la période du Moyen Âge. Il indiqua dans une de ces nombreuses interviews que ce qu’il avait le plus apprécié lors de l’écriture de son célèbre roman était le long travail de recherche historique qui s’étalait sur … plusieurs années.
Un mélange des genres
Le nom de la rose est un succès littéraire planétaire puisqu’il est traduit dans d’innombrables langues et vendu à plus de cinquante millions d’exemplaires. Une des clés de cette consécration réside dans le fait que ce roman mélange les genres avec une rare précision. Il s’agit évidemment d’un œuvre historique qui montre à voir les mécanismes de l’Inquisition avec force détails:
« Et c’est là le mal que fait au peuple chrétien l’hérésie, qui rend obscures les idées et pousse chacun à devenir inquisiteur pour son propre intérêt. Et puis ce que je vis à l’abbaye m’a fait penser que souvent ce sont les inquisiteurs qui créent les hérétiques. Non seulement pour les imaginer quand ils n’existent pas, mais parce qu’ils répriment avec une telle véhémence la parole hérétique que nombreux sont ceux qui l’attrapent par haine des inquisiteurs. Vraiment, un cercle conçu par le démon, que Dieu nous en garde. » (2)
Mais il s’agit aussi d’un roman policier où l’auteur italien reprend les rouages classiques du polar et coche toutes les cases du genre: meurtres, trahisons, révélations, mystères, suspense, déductions, etc. Le lecteur est ainsi amené à soupçonner tout le monde et à uniquement obtenir la réponse à la fin du roman. Les personnages des deux enquêteurs ont aussi une épaisseur particulière qui fait que l’on s’identifie à eux malgré le fait que l’histoire se déroule en 1327. Le duo Guillaume de Baskerville et Adso n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de Sherlock Holmes et Watson. Le clin d’oeil à l’oeuvre d’Arthur Conan Doyle saute aux yeux (cf. Le chien de Baskerville) mais il y a aussi ces touches d’humour qui accompagnent le récit malgré la gravité des faits:
« - Donc, vous n'avez pas qu'une seule réponse à vos questions ?
- Adso, si tel était le cas, j'enseignerais la théologie à Paris.
- A Paris, ils ont toujours la vraie réponse ?
- Jamais, dit Guillaume, mais ils sont très sûrs de leurs erreurs. »
Entre philosophie et symboles
Un autre angle pour aborder ce livre est aussi celui de la philosophie. L’Église a longtemps eu du mal avec le rire et cette thématique revient sans cesse dans le livre. Le rire était qualifié de diabolique à l’époque moyenâgeuse, il était une des nombreuses armes de l’Inquisition pour qualifier untel d’hérétique. L’hilarité était suspecte car elle se basait sur un constat : puisqu’il n’y avait pas d’écrits relatant que Jésus avait ri, alors le rire devait être mauvais. Pas folichonne l’époque donc. 😉
Le nom de la rose est aussi truffé de symboles. Quand Adso est pris de peur plusieurs fois en regardant les gravures du portail de l’abbaye, c’est bel et bien de symboles dont il s’agit, à l’instar d’une peinture de Jérôme Bosch où les êtres maléfiques ont un fort pouvoir symbolique. La peur par les mythes et légendes était un excellent moyen d’asservir une population déjà acculée par l’Inquisition. On retrouve, dans le roman, une nuée d’autres allégories telles que celles liées au chiffre sept, la signification de la rose ou encore l’autodafé des livres. Umberto Eco était un expert en sémiotique, c’est tout naturellement qu’il jouait avec les signes et leurs codifications. Et ce, pour notre plus grand plaisir.
Jérome Bosch – Le jardin des délices – 1504
Le nom de la Rose est un classique qui se mérite. Il ne se laisse pas approcher vulgairement comme ces œuvres que l’on lit rapidement pour les oublier plus rapidement. Ce roman est tout autre, il nécessite une patience afin d’asseoir une histoire d’un autre âge. L’excuse de la fiction a donné l’occasion à Umberto Eco d’écrire un chef d’œuvre qui parvient à mettre Aristote, l’Inquisition, l’homosexualité, l’amour, les errements de l’être humain, l’humour finaud, la vulgarité, et d’en faire un livre homogène où tout fait sens.
N .B. Pour ceux qui sont intéressés par l’écrivain italien (et qui ne vivent pas en France car la vidéo est malheureusement bloquée dans ce pays pour des raisons de droit d’auteur), voici un documentaire d’une cinquantaine de minutes où l’on voit Umberto Eco se confier au sujet des livres mais pas que. 😉
(1) ECO U., Le nom de la rose, Éditions Grasset & Fasquelle, 1982.
Une table. Deux chaises. Et une collègue qui me glisse un mot que j’avais écrit pas plus tard que la veille. J’eus beau pencher le papier en tous sens, enlever mes lunettes, les remettre et écarquiller les yeux, rien n’y fit. Impossible de me relire. Ce bout de phrase reste une énigme. Un morceau d’art abstrait indéchiffrable, même pour celui qui l’a conçu. Un jet d’encre digne d’une ordonnance de médecin. Illisible. Ne pas pouvoir se relire est une étrange sensation. On sait qu’il s’agit de notre écriture, on ne peut le nier, ça crève les yeux. Cette manière de relier les lettres entre elles est la nôtre mais le contenu semble étranger, comme si un petit malin s’était emparé de notre style pour gribouiller n’importe quoi.
Cette patte de mouche est heureusement chose rare dans ma production écrite. Le cahier qui accompagne mes lectures, celui où je note des pensées prises sur le vif, permet la relecture. Il y a certes des ratures, des flèches qui s’entrechoquent, ainsi que des idées farfelues, mais il s’agit surtout d’une base utile afin de préparer mes petites analyses. Le roman de Marcel Pagnol, Le Château de ma mère (1) n’a pas dérogé à cette règle. Il s’est retrouvé dans mon carnet de notes afin que je lui tire le portrait comme il se doit. 😉
Nul ne l’ignore, Le Château de ma mère est la suite des aventures du jeune Marcel Pagnol qui continue de nous relater ses souvenirs d’enfance. Comme dans La Gloire de mon père, on voyage à travers le temps. Nous sommes, à nouveau, plongés au début du XXème siècle dans cet arrière pays marseillais qui ressemble à une carte postale d’antan. Tout y est, de la géographie des paysages jusqu’aux expressions typiques du Sud. Cela respire un ailleurs temporel et un mode de vie quasi disparu aujourd’hui. Point de préambule avec l’écriture de Pagnol, sa douce poésie méridionale est présente dès les premiers mots de ses ouvrages et se confirme encore dans ce roman-ci.
Ce deuxième opus est aussi l’occasion de prendre une bouffée d’oxygène, à courir les collines en compagnie de Marcel et de Lili. Ces deux amis, pas plus hauts que trois pommes, font les quatre cents coups au grand air. Chaque jour est synonyme d’aventures. Un bout de bois, quelques pierres et l’imagination fait le reste à cet âge! Le tour de force est de l’écrire de façon réaliste sans perdre de vue la magie inhérente à l’enfance.
Tout sonne juste sous la plume de Pagnol, comme la lettre qu’il rédige avant de fuguer :
« Mon cher Papa,
Ma chère Maman,
Mes chers Parents,
Surtout ne vous faites pas de mauvais sang. Ça ne sert à rien. Maintenant j'ai trouvé ma vocation.
C’est : hermitte.
J’ai pris tout ce qu’il faut.
Pour mes études, maintenant, c’est trop tard, parce que j’y ai Renoncé.
Si ça ne réussit pas, je reviendrai à la maison.
Moi mon bonheur, c’est l’Avanture. Il n’y a pas de danger. J’ai emporté deux cachets d’Aspirine des Usines du Rhône. Ne vous affolez pas.
Ensuite, je ne serais pas tout seul. Une personne (que vous ne connaissez pas) va venir m'apporter du pain, et me tenir compagnie pendant les tempettes.
Ne me cherchez pas : je suis introuvable. » (2)
Le Château de ma mère donne aussi à voir un trait de caractère qui s’est perdu dans les méandres des néologismes actuels, et sans doute à venir. Il s’agit de la gentillesse, ce mot autrefois classé au pinacle des qualités et maintenant connoté négativement comme un aveu de faiblesse. L’époque lui préfère le mot-valise interprétable à souhait, la bienveillance.
Même s’il s’agit d’une biographie romancée, Pagnol montre des personnages gentils. Ils ont chacun leurs humeurs, leurs traits de caractère qui les distinguent les uns des autres mais l’altruisme est au centre du livre tel un noyau atomique. L’auteur français dépeint à merveille une société de l’entraide et c’est sans doute ce qui donne un souffle rafraîchissant au livre, surtout quand on le lit à l’heure actuelle.
Enfin, cette douce empreinte n’exclut pas la gravité de la vie. La preuve est ce moment de bascule où l’implacable gardien découvre que la famille Pagnol s’immisce régulièrement sur un terrain privé afin de prendre un raccourci. On découvre alors une face plus sombre dans cette histoire, un père qui se fait du mouron et se met à plat ventre pour tenter de s’extirper d’une situation délicate. Cette détresse déteint alors sur le petit Marcel qui se voit soudainement confronté à des problèmes d’adultes. Cet événement agit comme un point de non-retour et sonne la fin de l’innocence. Un épilogue tragique pour un livre franchement enchanteur.
Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins.
Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces. On emportait notre mère pour toujours. (3)
À l’instar de la Gloire de mon père, Le Château de ma mère est un roman marquant tout simplement parce qu’il est d’une incroyable justesse dans son indémodable propos. À relire sans hésitation. 😉
(1) PAGNOL M., Le Château de ma mère, Éditions de Fallois, 2004.
Il y a de ces breuvages qui libèrent l’esprit ! Le sacro-saint triptyque café, thé et vin est de mise dans mes pérégrinations littéraires. Tel un réflexe de Pavlov, une séance de lecture déclenche en moi le rituel de la boisson. Déboucher une bouteille de rouge, sortir la cafetière italienne ou tremper une mousseline de thé est le préambule idéal aux mots d’un auteur. C’est le moment plaisir par excellence, celui où je décide de ralentir le rythme de la journée et de me verser dans une histoire. Ce moment privilégié ne pourrait aller de pair avec de l’eau ou une bière. Non. Cela se boit trop rapidement. Tandis qu’un verre de vin, par exemple, nécessite le fait de se poser. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si la thématique du vin revient souvent chez les poètes classiques, Rimbaud ou Baudelaire pour ne citer qu’eux.
C’est donc dans une atmosphère chargée d’effluves torréfiées que je me suis versé dans les indiscrétions du journal Anna Dostoïevski (1). Plus de deux cents pages où la femme de l’illustre écrivain russe retrace le quotidien du couple. Une occasion rêvée de voir qui était Fiodor Dostoïevski au jour le jour.
Tout d’abord, il convient de noter que ce journal n’avait pas vocation à être divulgué en public. Anna l’avait rédigé en sténographie et avait mis les formes afin qu’il soit uniquement déchiffrable par elle-même. Ce n’est que des décennies plus tard qu’il fut traduit dans sa totalité pour le plus grand bonheur des biographes. 😉
Il s’agit d’un véritable carnet intime où Anna raconte les détails qui meublent ses journées depuis qu’elle et son mari ont déménagé à Genève en 1867. Le moins que l’on puisse dire est que le couple ne roulait pas sur l’or puisqu’elle raconte les moments d’angoisse quand elle se rend à la poste pour voir si sa famille lui a envoyé de l’argent. Le couple est à ce point sur le fil du rasoir qu’ils sont obligés de mettre leurs objets de valeur (vêtements, alliances, etc.) en gage. Alors pourquoi sont-ils dans la dèche à ce point? Tout simplement parce que Dostoïevski est un joueur invétéré. En pleine addiction, il quitte souvent Genève pour d’autres stations (comme Baden-Baden) et flambe le peu d’argent du couple, jurant ses grands dieux qu’il va revenir plein aux as et que la vie sera plus facile après. Malgré son jeune âge, Anna n’est point dupe :
“ Je suis allée à la poste, tout à fait sûre de recevoir une lettre dans laquelle il me demanderait de lui faire parvenir de l’argent pour son retour, parce qu’il avait tout perdu. Je suis une étonnante prophétesse: il est arrivé exactement ce que j’avais prédit. La lettre était, comme toujours dans ces cas-là, désespérée; il affirmait que c’était la dernière fois, que maintenant tout irait mieux, qu’il essaierait de mériter mon respect, etc., et, finalement, il me demandait de lui envoyer, sans perdre de temps, cinquante francs pour son retour. Il ajoutait que, néanmoins, il ne pourrait pas revenir avant jeudi. Je savais bien, ai-je pensé, qu’il en serait ainsi. Quelle honte! “ (2)
Ce journal, qui s’étale sur les quatre derniers mois de l’année 1867, permet aussi de voir le caractère de cochon de l’auteur russe. Son humeur est aussi changeante qu’une girouette, capable de moments doux, ensuite de se renfrogner sur un détail et de terminer par une dispute avant de se rabibocher. Dostoïevski était puéril et torturé mais, et c’est sans doute sa force, Anna ne se laissait pas marcher sur les pieds. Elle savait remettre son mari à sa place et c’est peut-être comme ça que le couple trouvait son équilibre.
Enfin, Anne relate la manière dont elle a rencontré l’écrivain et comment ils sont tombés amoureux l’un de l’autre alors qu’il était entrain de rédiger un roman qui a participé a sa renommée et que tout le monde connaît encore actuellement, … Crime et Châtiment.
“ Maintenant, je vais parler de la journée du 3 octobre de l’an dernier, car ce jour-là, j’ai été comblée de bonheur. C’était un lundi, le jour où, d’ordinaire, j’allais au cours de sténographie. Il était six heures de l’après-midi quand je suis arrivée au gymnase n°6; le cours n’était pas encore commencé. Je me suis installé à ma place habituelle, j’ai ouvert mes cahiers, m’apprêtant à écrire. C’est alors qu’Olkhine s’est avancé vers moi et m’a demandé de le suivre car il avait beaucoup de choses à me dire.
— N’aimeriez-vous pas avoir un travail de sténographie ? On m’a fait une offre qui, je pense, vous conviendra.
— Je ne sais pas si je suis assez forte en sténographie pour pouvoir accepter ce travail.
— Vous écrivez parfaitement bien, vous pouvez donc suivre la dictée. Vous êtes capable d’assumer ce travail, je vous assure.
J’ai demandé en quoi il consistait.
Un écrivain, Dostoïevski, rédige un roman. Il faudrait écrire sept feuilles seulement sous sa dictée… (3)
Un livre à lire pour celles et ceux qui s’intéressent à la vie de Fiodor Dostoïevski. 😉
DOSTOÏEVSKI A., Journal (1867), Editions des Syrtes, 2019.
Cela avait commencé dès la file d’attente. Des bouffées de chaleur et cette sensation d’être hagard, la bouche pâteuse. « Deux places pour La ligne verte s’il-vous-plait ». Ce qu’il peut faire chaud dans ce cinéma ! Il faut dire que cette affreuse moquette n’aide en rien. Tu ne trouves pas qu’il fait étouffant ? Non ? Bon. Direction la salle numéro quatorze. Je suis exténué, c’est fou, il faut que … je me remette … au sport. Ce … n’est … pas … norm… d’êtr …
C’est à ce moment-là que la machinerie de mon corps est devenue incontrôlable. Souffle haletant, battements frénétiques de cils, mal de nuque comme si le poids du monde s’était donné rendez-vous sur mes épaules. Le simple fait de me diriger vers les divans en face de la fameuse salle numéro quatorze m’a semblé durer une éternité. Et puis il y a eu la première syncope de ma vie. D’autres ont suivi ; s’étalant sur des années. On apprend à vivre avec mais ce qui m’a toujours surpris c’est qu’autant les signes avant-coureurs sont anxiogènes, autant la syncope en elle-même, cette chute, quand le corps s’effondre sur le sol, est une sensation de bien-être rarement égalé. Cela peut paraître insensé et pourtant, quand cela m’arrivait, mon être versait en une fraction de seconde dans un état de relaxation intense, comme si rien ne pouvait plus m’atteindre. Depuis lors, une chute n’est plus totalement un processus négatif, cela peut aussi être une révélation.
J’ai retrouvé cet élément paradoxal dans un des classiques de la littérature française, écrit par un certain Albert Camus et sobrement intitulé La Chute (1). Il y a d’ailleurs tant à dire sur ce livre qu’une petite analyse s’imposait d’elle-même😉.
L’histoire
Jean-Baptiste Clamence est un ancien avocat réputé de Paris. Il a vécu la gloire jusqu’à plus soif mais vit maintenant dans les bas-quartiers d’Amsterdam. Il fréquente quotidiennement le Mexico-City, un bar douteux. Il y conte ses exploits d’antan à un français de passage et met le doigt sur ‘événement qui a fait basculer son existence, c’est-à-dire le jour où il entendit une jeune femme chuter d’un point et se noyer dans la Seine. Clamence ne s’est jamais retourné pour s’assurer que la chute était bien réelle et n’a donc jamais porté secours à cette femme. Cet incident est fondateur de sa remise en question et va faire vaciller les certitudes de l’avocat au point de lui faire prendre conscience du vide dans sa vie.
Un roman clair-obscur
Albert Camus a créé cette histoire sous la forme d’un monologue. Il y a, certes, l’interlocuteur à qui s’adresse Clamence mais il n’est jamais qu’un faire-valoir anecdotique à tel point que l’on est en droit de se demander si le héros du roman n’est pas seul, dans ce bar, tel un pilier de comptoir qui noie ses problèmes dans l’alcool et se remémore sa chute sociale. La force de ce roman est justement de laisser planer le doute. Est-ce que Clamence parle vraiment à quelqu’un? La jeune fille s’est-elle réellement noyée? La performance sociale du héros, quand il vivait à Paris, n’est-elle pas un tantinet exagérée? La réponse à ces questions n’est pas limpide et c’est sans doute cette façon de jouer avec le clair-obscur qui donne toute la saveur à l’histoire.
Le principal n’est pas tant la somme des anecdotes racontées par Clamence que la prise de recul qu’il a sur lui-même. La psychologie du personnage est méticuleuse et réaliste. Camus nous laisse entrer dans l’âme humaine, faite de contradictions, d’égo et d’excuses mais aussi de jugements sur soi et de prises de conscience. À ce titre, le surnom que se donne Clamence, le juge-pénitent, en dit long sur son ressenti profond.
L’écriture
Comme dans l’Étranger, la plume d’Albert Camus est dépouillée. Point de respiration, et encore moins de tiret cadratin pour annoncer qui prend la parole. Le texte donne l’impression d’être écrit d’une traite, sans respiration, telles les confidences du héros qui fleurissent tout au long du roman. L’écriture de Camus, que je qualifie de neutre, fait fi des conventions et amène un rythme parfait pour l’exercice d’un examen de conscience (celui de Clamence).
En définitive, La chute est un classique qui se lit avec un autre regard avec l’âge, quand la patine du temps et les expériences de la vie nous ont donné de la consistance. Il aborde des thèmes universels qui resteront, je pense, indémodables. 😉
N’avez-vous jamais eu subitement besoin de sympathie, de secours, d’amitié ? Oui, bien sûr. Moi, j’ai appris à me contenter de la sympathie. On la trouve plus facilement, et puis elle n’engage à rien. « Croyez à ma sympathie », dans le discours intérieur, précède immédiatement « et maintenant occupons-nous d’autre chose ». C’est un sentiment de président de conseil : on l’obtient à bon marché, après les catastrophes. L’amitié, c’est moins simple. Elle est longue et dure à obtenir, mais quand on l’a, plus moyen de s’en débarrasser, il faut faire face. (2)