Quatre heures du matin. La machine à rêves s’est arrêtée. Panne de courant dans la fabrique à songes. Je soulève une paupière comme on hélitreuille une masse inerte hors de l’eau. Qui diable ose m’extirper de ce sommeil ? Personne, c’est le calme plat dans la chambre. Commence alors la ritournelle d’une danse à l’horizontale. Flanc droit, sur le dos, flanc gauche et soupir avant de faire repartir le mouvement. Comme si le fait de changer de positions avait déjà été efficace face à l’insomnie. Cette chorégraphie d’une fin de nuit précipitée aurait pu s’appeler “À la recherche du sommeil disparu” mais c’eût été trop charmant face à l’agacement bien réel de ces heures éveillées, … jamais vraiment récupérées !
Il existe une poignée de personnes qui mettent la nuit à profit pour dérouler le tapis rouge à l’écriture. Quand les uns ronflent à l’unisson et les autres se débattent avec l’insomnie, eux font couler d’une traite des litres d’encre. Leur imagination se déverse sur des pages entières alors que le soleil n’a pas encore montré un signe de vie. D’après les correspondances retrouvées et les poèmes qu’elle écrivit, Marina Tsvétaïeva fut de ces écrivains-là. Voici une petite analyse de son recueil de poésie Insomnie et autres poèmes (1).
Difficile d’évoquer cette poétesse russe en faisant fi de l’Histoire du féminisme en Russie. Tsvétaïeva vécut entre 1892 et 1941, c’est-à-dire durant cette période particulière où les femmes russes revendiquent et obtiennent une série de droits civils dont le droit de vote en 1917 — alors que la France n’accordera le droit de vote à ses concitoyennes qu’en 1944. De par sa vie où elle entretint une relation avec Sonia Parnok, et par ses poèmes, dont certains sont en totale rupture avec les mœurs de l’époque,on pense notamment au manifeste lesbien Mon frère féminin, elle entre peu à peu dans la littérature mondiale féministe. À l’heure où la condition de la Femme est entrain de patauger en Russie, on se demande ce qu’en aurait pensé Tsvétaïeva, elle qui connu ce pan de l’Histoire où les femmes russes se rapprochaient, en considération, des hommes.
Le recueil commence, d’ailleurs, par une série de poèmes en l’honneur de Sonia Parnok, l’amie. Quelques lignes versifiées et c’est déjà le cœur de l’écriture de Tsvétaïeva qui se met à découvert. C’est doux tout en étant désenchanté. Les mots sont à fleur de peau sans être virulents et le sens des textes est clairement compréhensible. Un des merveilleux pouvoirs de l’écriture, et à plus forte raison en poésie, est de créer des images sans aucun support visuel. À ce titre, la poétesse russe n’a aucun mal à laisser son empreinte :
Et puis il y a le cœur du recueil, celui dédié à l’insomnie. Marina Tsvétaïeva fut une poétesse de la nuit. Elle y trouva une énergie créatrice où l’encre coula à flot sur des milliers de feuilles. Intarissable ! Oui, c’est l’adjectif qui colle aux baskets de cette auteure russe tant sa plume ne cessait d’écrire dans l’obscurité. Tsvétaïeva rime avec un nom claqué contre les quatre murs d’une chambre et dont l’écho revient continuellement. Il y a, certes, une douceur dans ses textes somnambules mais il y a surtout une tempête intérieure qui se traduit par ce genre de vers écrits en 1916 « Qui dort chaque nuit ? – Personne ne dort ! L’enfant crie dans son berceau – le vieillard est face à la mort – le jeune homme parle avec son amie – le souffle, à ses lèvres, les yeux dans ses yeux » (3). Il y a chez cette poétesse russe quelque-chose d’instantané et d’épidermique. Ce n’est pas pour rien que ses poèmes sont très appréciés de la jeune génération russe. Même si certains textes se heurtent au poids des années, il n’en reste pas moins que la majorité des poèmes publiés dans Insomnies et autres poèmes sont d’une modernité bien vivante.
Que retenir de ce recueil ? Une belle introduction au monde de Marina Tsvétaïeva où la réalité d’une vie se lit à travers la voix d’une des plus grandes poétesses du XXème siècle. L’auteure russe fut une amoureuse, une amie, une expatriée, une croqueuse d’instants ou encore une féministe ! Ses poèmes sont parmi les plus beaux de ce qu’on appelle en Russie l’Âge d’argent de la littérature. Et ce qui ne gâche pas le plaisir, c’est qu’ils se lisent très bien en français puisque Tsvétaïeva parlait couramment la langue de Voltaire. 😉
À bientôt !
(1) TSVETAÏEVA M., Insomnie et autres poèmes, Éditions Gallimard, 2011.
“ Si tu penses avoir compris la physique quantique, c’est que tu n’as rien compris !”
Ainsi va le dicton. Moqueur et révélateur d’une théorie aussi difficile à appréhender qu’un savon détrempé qui vous glisse des mains et va se loger dans le coin de la douche. Casse-gueule, vous en conviendrez. Après avoir visionné des vidéos de vulgarisation scientifique, des pages d’encyclopédies, agité mes neurones en tous sens et tenté de saisir la quintessence de la connaissance, je peux officiellement annoncer que … non je ne comprends rien à la physique quantique.
Il y a bien des moments où je suis proche d’avoir LA révélation mais cela n’aboutit pas encore. Il faut dire que ces histoires de probabilités, d’objets qui ont le potentiel de se retrouver à plusieurs endroits à la fois, cela me dépasse. C’est un peu comme rentrer dans une pâtisserie, l’esprit alléché, demander s’il reste des éclairs au chocolat et que la vendeuse vous répond qu’ils sont tous là, dans la vitrine, devant vous. Vous avez beau écarquiller les yeux, vous ne voyez qu’un minuscule éclair racrapoté alors que l’aimable pâtissière soutient mordicus qu’il y en a des dizaines et que vous devriez sans doute changer de lunettes.
Voilà ! C’est exactement ça la physique quantique ! C’est quand on vous dit que ce n’est pas parce que vous ne voyez pas les éclairs au chocolat qu’ils n’existent pas. Eurêka !
J’avoue, j’ai toujours été une quiche en sciences et en maths. La pâtissière m’aurait arnaqué les doigts dans le nez. Mais j’ai du panache les amis. Je ne m’avoue pas vaincu face aux nombres et aux théories tirées par les cheveux. Dès lors, quand l’Anomalie (1) d’Hervé le Tellier gagna le prix Goncourt en 2020 et promettait une histoire en dehors des sentiers battus où la logique rencontre le magique, je me suis dit que ça allait peut-être m’aider à comprendre cette diablerie de physique quantique, qui sait. Analyse.
L’histoire
10 mars 2021, le vol Paris-New-York fend les airs et s’approche de la mégalopole américaine. Parmi les 243 passagers à bord, se trouve une panoplie de vies différentes: Blake le tueur à gage, Victor Miesel l’écrivain désabusé, Slimboy une star de la pop nigériane, André l’architecte en pleine rupture amoureuse, ainsi que le pilote de ligne David Markle. Soudain, l’avion traverse de monstrueuses turbulences qui changeront à jamais l’existence de chacun des passagers mais aussi peut-être … du reste du monde.
Le roman
Qu’il est difficile de garder son objectivité quand un roman s’est vu affublé du fameux bandeau écarlate d’un prix littéraire. Les trois cents pages de l’Anomalie ont atterri entre mes mains alors que la petite musique du prix Goncourt s’était déjà insinuée dans mon inconscient ces derniers mois.
Alors que dire de ce roman? Tout d’abord, il mélange les genres avec plus ou moins de succès. Nouvelles, actualités, roman policier, poésie, aphorismes, philosophie. Tout, ou presque, passe à la moulinette d’Hervé le Tellier. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le roman possède une trame originale quand on sait que l’auteur français est un membre, adepte, et président de l’Oulipo. Ce groupe littéraire qui tord la langue française à coup de contraintes littéraires afin d’en extraire le suc de l’inattendu. Cela donne, par exemple, un roman écrit sans jamais avoir utilisé la lettre “e” (La Disparition – Georges Perec). L’Anomalie porte en lui cette patte oulipienne qui rend possible quelques touches d’originalité.
Après une première partie franchement réussie, qui pose les bases d’une histoire annonçant de riches rebondissements, le roman se crashe dans l’inutile. L’originalité promise se fait la malle alors que l’ultra-convenu s’enchaîne au fil des pages. L’auteur français a bien quelques fulgurances comme quand il se met à déverser un seau de sarcasmes sur le monde des succès littéraires calibrés pour les meilleures ventes :
“ Le livre est corrigé dans le week-end, mis en pages le lundi, les photocopies des premières épreuves partent à la presse aussitôt, à la fin de la semaine le bon à tirer est donné à l’imprimeur, et ce dernier lance les presses le jour même où l’on incinère Miesel au crématorium du Père-Lachaise. Ses cendres ne sont pas encore dispersées que le livre part chez le distributeur. C’est un record, l’édition a rarement été plus réactive depuis la biographie de Lady Di. Le premier mercredi de mai, L’Anomalie est en piles dans toutes les librairies. Balmer a décidé d’un tirage à dix mille exemplaires, pour lui donner toutes ses chances, avec un bandeau bleu simple : MIESEL. “ (2)
Ces rares éclats ne rattrapent en rien le gâchis d’une histoire qui avait si bien commencé. La bonne tenue de la première partie laisse alors place aux clichés en tout genre : l’identité d’un président américain blond et débile à peine masquée, les questionnaires des services secrets dignes d’un mauvais film policier, un écrivain parisien maudit, l’ancien militaire revenu d’Afghanistan détraqué, et ainsi de suite.
Cette enfilade de lieux communs ne serait pas gênante si la narration de l’Anomalie avait une structure en béton armé. Il n’en est malheureusement rien, le récit tourne à vide et s’engouffre dans des événements éculés déjà vus dans tant de films et de séries à l’américaine. Il m’est d’ailleurs arrivé, à plusieurs reprises, de me dire qu’il s’agissait là d’un livre prétexte à un énième film à gros budgets. 😉
Conclusion
S’il s’agissait d’un livre-documentaire censé nous montrer que notre monde a depuis quelques temps dépassé la fiction, je saluerais l’initiative mais dans un roman, je ne comprends pas l’intérêt de souligner inlassablement ce dont nous sommes déjà abreuvé tous les jours sans y ajouter une miette de réelle poésie et non un simulacre qui remplit des pages. Un grain d’humanité et non cette répétition de personnages individualistes d’une tristesse absolue. Le propre d’un roman n’est-il pas de nous transporter dans un endroit spécial ou de faire naître en nous des émotions? À ce titre, l’Anomalie m’aura débarqué à l’aéroport froid et austère du déjà-vu.
Avec tout ça je n’ai toujours pas avancé d’un centimètre sur ma compréhension de la physique quantique alors si quelqu’un réussit à me l’expliquer avec des mots simples, il remporte une tablette de chocolat belge ! 😉
N.B.: Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur ce roman, voici la longue interview réalisée par la librairie Mollat avec Hervé Le Tellier.
(1) LE TELLIER H., L’Anomalie, Éditions Gallimard, 2020.
Le souvenir de l’Histoire n’est jamais neutre. Il se raconte en fonction de ce que la mémoire collective a décidé de mettre en avant tout en repoussant dans l’ombre d’autres faits. Prenez le communisme par exemple, sa simple évocation amène le même lot d’images mentales chez beaucoup d’entre-nous : La gouaille de Lénine, le marteau et l’enclume, la moustache dictatoriale de Staline, les camps de travail forcé du goulag, les millions de mort et la politique de la délation généralisée ! Il faudrait être fou pour nier ces faits de l’Histoire mais il s’agit aussi d’un carcan dont l’imaginaire collectif a du mal à sortir, allant même jusqu’à fantasmer ce qui l’a précédé: le tsarisme.
Loin du faste des palais et de l’argenterie des tsars, une majorité de russes vivaient dans le dénuement. Nombre d’entre eux étaient des moujiks (1) qui croupissaient dans les miasmes et n’avaient pas réellement de droits. Un pas de travers ou une opposition vis-à-vis du pouvoir en place et c’était un billet assuré pour la katorga, un camp de travail qui avait déjà tout du goulag.
Le poète Vladimir Maïakovski fut un de ceux qui fit le trait d’union entre l’Empire tsariste et la Russie communiste. Ses poèmes sont connus pour avoir chamboulé la langue russe et donnent à voir, entre autres, ce qui animait le cœur d’un révolutionnaire communiste au début du XXème siècle. “À pleine voix” (2) est un recueil qui reprend ses textes de 1915 à 1930 dont voici la petite analyse.
Qui était Maïakovski ?
Vladimir Vladimirovitch Maïakovski est né le 7 juillet 1893 à Baghdati (Géorgie). Il passe son enfance dans cette région du Caucase jusqu’à la mort de son père en 1906. La famille déménage alors à Moscou et Maïakovski commence à fréquenter le milieu bolchevique, ce qui lui vaudra d’être arrêté trois fois pour conspiration et d’être incarcéré, pendant cinq mois, en cellule d’isolement à la prison de Boutyrki. Il est alors à peine âgé de 16 ans ! C’est durant cette incarcération que l’auteur russe écrit ses premiers poèmes et à sa sortie de prison il s’inscrit aux Beaux-Arts et se lie à un groupe d’artistes qui portent le courant futuriste russe dont il sera bientôt la figure de proue. Les futuristes réinventaient une nouvelle culture en rejetant les formes anciennes de l’art. Maïakovski s’emploie alors à dépoussiérer la poésie russe en composant des textes au rythme syncopé, qu’il déclamera à qui veut bien l’entendre au quatre coins de la Russie.
En 1915 il rencontre pour la première fois Lili Brik (la sœur aînée d’Elsa Triolet) avec qui il ne cessera d’avoir une relation tumultueuse. Ils se sépareront à de multiples reprises, feront ménage à trois, se quitteront à nouveau mais garderont cette passion destructrice jusqu’au bout.
Lors de la Révolution d’Octobre de 1917, Maïakovski est évidemment du côté des bolcheviques. Il crée des affiches et ses poèmes prennent une portée politique. Il continue sa recherche artistique sous de nouvelles formes telles que le théâtre, le cinéma tout en continuant l’écriture de ses textes. À partir de 1929, le poète russe se rend compte de la dérive autoritaire du parti communiste, crée des pièces satiriques et traite la révolution “d’opéra-bouffe” et se rend compte qu’il a été le poète de l’appareil d’État. Trop tard. Le 14 avril 1930 Vladimir Maïakovski se suicide d’une balle dans le cœur. Son nom sera tour à tour porté aux nues, déconsidéré, oublié, réhabilité, mis à l’index et finalement redécouvert par les générations suivantes.
Une poésie débridée
[...] Dans mon dos délabré ricanent et hennissent les candélabres.
On ne pourrait ici me reconnaître :
boule de nerfs
crispée
qui se lamente.
Qu'est-il besoin pour un tel double-mètre ?
Mais tant de choses le tourmentent !
Qu'est-ce que ça peut bien faire
et que l'on soit de bronze
et que le coeur soit un morceau de fer ?
Son bruit, la nuit, on désire l'éteindre
dans quelque chose de tendre,
de féminin.
Me voici
colossal,
arc-boutant la fenêtre.
De mon front je fais fondre la vitre.
L'amour va-t-il ou pas naître ?
Quel amour —
un grand amour ou une amourette ?
De quelle part un grand amour dans un tel corps :
ce devrait être une petite
amourette paisible
qui prend la fuite devant les cornes d'automobiles
et qui raffole des grelots des trams hippomobiles [...] (3)
Cet extrait du long poème Le nuage en pantalon montre l’imagination débordante du poète russe que l’on surnommait le « double mètre » dû à sa très grande taille. Maïakovski se déjoue alors de la poésie classique et mène une réflexion artistique mêlant réalisme et absurde. Le côté ampoulé de la poésie russe est remisé au placard. L’auteur apporte une vraie rupture de style grâce à un rythme effréné et saccadé. On retrouve dans ses textes une irrésistible envie de rompre avec la tradition esthétique afin d’entrer de ce qu’il considérait comme la modernité. Certains de ses poèmes sont des machines lancées à toute vitesse qui eurent un écho considérable dans toute la Russie lors du début du XXème siècle. Imaginez un peuple habitué aux classicisme qui voit arriver un gaillard charismatique de deux mètres, et qui déclame des vers exaltés tel un long cri révolutionnaire.
[ ...] Stop !
Je dépose sur un nuage
la charge
de mes affaires
et de mon corps fatigué.
Endroit propice où je n'étais jamais venu avant.
J'examine le lieux.
Ainsi
ce poli bien léché,
c'est donc cela le ciel que l'on nous vante.
Nous verrons, nous verrons !
Ça étincelle,
ça scintille,
ça brille
et
cela bruit —
un nuage
ou bien
des esprits
qui glissent sans bruit [...] (4)
Ce recueil poétique permet aussi d’apercevoir cette passion dévorante qu’avait Maïakovski pour Lili Brik puisque beaucoup de poèmes sont dédiés à celle qui l’embarqua dans une histoire d’amour chaotique. Le poète russe se sent désabusé et derrière la façade des mots futuristes (pour l’époque) Maïakovski laisse apparaitre une faille béante : son incapacité à être heureux en amour. Seule la mort lui fera cesser d’écrire des textes pour « sa » Lili.
Enfin, et c’est aussi ce pour quoi Vladimir Maïakovski est connu, il écrivit des poèmes révolutionnaires tels que 1 500 000 où il prend la voix de cent cinquante millions de russes ou encore le texte sobrement intitulé Vladimir IlitchLénine qui est un hommage à l’homme d’État communiste alors que ce dernier ne fit aucun cadeau au poète russe, notamment en qualifiant certains de ses poèmes de « prétentieux et stupides ». Maïakovski était comme cela, emporté par ses idéaux politiques sur fond de Révolution d’Octobre alors que la suite de l’Histoire aura montré l’Horreur du communisme à la face du monde. Un révolutionnaire dans l’âme qui fut, après sa mort, récupéré, utilisé et étiqueté poète de l’appareil d’État soviétique. Qu’en aurait pensé le poète russe? 😉
Il reste un poète visionnaire en Russie mais aussi de part le Monde puisqu’il exerça une influence considérable sur Pasternak, Aragon ou encore Brecht.
À bientôt
(1) Paysan de rang social peu élevé dans l’Empire russe, comparable à un serf. Définition de Wikipédia
“Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux.” Il y a dans cette poignée de mots, une ligne de fracture entre ce que mon cerveau est capable d’admettre, ce que l’on appelle communément l’ouverture d’esprit, et le choc brutal des syllabes qui explosent dans mes oreilles. L’athée que je suis n’a pourtant pas de mal à admettre le besoin de spiritualité de tout un chacun. Dieu, Jéhovah, Allah, Krishna, le chien du voisin, la technologie, ou que sais-je encore. Chacun peut croire à ce qu’il veut mais mes neurones se crispent quand je vois ces croyances s’accompagner d’une série de phrases creuses répétées à l’envi, de slogans tautologiques ou encore de punch-lines bravaches censées mettre tout le monde KO sans avoir le droit de rétorquer quoi que ce soit. Cette manière de faire ressemble plus à un emprisonnement intérieur qu’à une libération des vertus de la race humaine. Alors lire “Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux”, qui furent les premiers mots de la préface du recueil des Contes du perroquet (1), cela m’a un peu mis la tronche de travers pour aborder ce livre. Analyse.
Les origines
Pour comprendre la portée de ce livre qui est un des plus lus dans l’Inde musulmane et en Iran, il faut évidemment secouer le cocotier aux trente-cinq contes et tenter quelque explication. Il s’agit d’histoires héritées du sanskrit et reformulées vers 1335 par un certain Nakhchabi afin de les adapter à la vie indo-musulmane. Elles seront ensuite reprises par Mohammed Qaderi vers 1560 qui en fera une version définitive et raccourcie. Ils sont maintenant connus dans le monde indo-musulman sous le nom de Touti-Nameh.
L’histoire première est celle d’un prince qui est appelé à voyager dans une contrée lointaine. Avant de mettre les voiles vers sa nouvelle destination il achète un perroquet doué de parole et d’intelligence qu’il laisse en compagnie de sa femme Khodjesté. Cette dernière ne tardera pas à tomber amoureuse d’un bel étranger dès le prince parti en voyage. Chaque soir, Khodjesté est sur le point de rejoindre son amant mais le perroquet ne l’entend pas de cette oreille et use de son pouvoir de parole afin de lui conter nombre d’histoires qui la tiennent en haleine, oubliant par la même occasion d’aller rejoindre son amant.
Comme le veut la tradition, chaque conte commence de la même façon et se termine d’une façon identique, à la manière d’un “il était une fois …” :
“ Quand le soleil descendit vers l’occident et que la lune parut dans toute sa clarté, Khodjesté se rendit en larmes auprès du perroquet […] Quand le perroquet eut achevé l’histoire du Siagouch, il dit à Khodjesté : “Lève-toi et va vers ton amant.” Khodjesté voulut partir, mais au même instant, les oiseaux du matin commencèrent à chanter, l’aurore parut et le départ de Khodjesté fut remis. “ (2)
La morale
À l’instar des contes des Mille et Une Nuits, le conteur use d’artifices du langage dans un but bien précis, celui d’empêcher Khodjesté de retrouver son amant et de commettre un crime de lèse majesté: l’adultère. À contrario d’une Shéhérazade, la personne qui tient ici le crachoir est un perroquet. Un animal qui n’est pas choisi par hasard puisque ses réelles facultés vocales lui profèrent une symbolique toute trouvée dans l’imaginaire collectif, c’est-à-dire celle de l’éloquence. On retrouve ainsi l’image du perroquet intelligent et convaincant dans plusieurs textes sacrés dont ceux de l’hindouisme. 🦜
Les contes du perroquet sont aussi l’occasion d’avoir sous les yeux des textes qui ont participé à considérer la femme comme le sexe faible. Il y a, au détour de chaque histoire, l’image de la femme fautive, sournoise, opportuniste, qui doit rendre compte de son comportement inadéquat à la société. D’ailleurs l’épilogue de cette série de contes ne laisse aucun doute quant à la place de la femme. Une fois le prince revenu de voyage, le perroquet lui raconte les désirs d’infidélité de Khodjesté et celle-ci est tuée sur le champ.
C’est certainement aussi à cet égard que ces contes méritent d’être lus car derrière la morale traditionnelle des histoires, se dévoile une vision de la femme qui reste on ne peut plus présente dans l’islam — et pas que. À l’heure où le féminisme est sur toutes les lèvres, il est intéressant de ne pas se voiler la face en faisant mine qu’éliminer le passé règlera le problème d’un coup de baguette magique. D’ailleurs, ces contes continuent d’avoir un écho certain puisqu’ils restent très populaires dans une certaine région du monde.
Conclusion
Enfin, ne leur trouver que des points négatifs serait faire preuve de mauvaise foi car la longueur des contes — d’une à cinq pages maximum — permet une lecture facile et, surtout, déclencheuse d’imagination. Il y a dans ces Contes du perroquet ce que je qualifie de classicisme exotique, à savoir une narration limpide ainsi qu’une invitation au voyage en l’espace d’une poignée de mots.
Au final, il s’agit d’un recueil qui se laisse lire. Les histoires s’enchaînent les unes après les autres avec le même ressort narratif et, outre la morale classique que l’on y trouve, nous pouvons nous rendre compte que ces contes ont une force allégorique qui éduque pour le meilleur (la raison, le courage, la générosité, etc.) mais aussi le pire avec une femme qui n’est jamais l’égal de l’homme.
À bientôt
Illustration de Khodjesté et du perroquet. Aquarelle opaque réalisée sous le règne d’Akbar (Inde). 1556-1565.
(1) NAKHCHABI Z., Contes du perroquet, Éditions Libretto, 2019
Ce recueil fait la part belle aux “histoires de siècles depuis longtemps disparus et légendes des temps les plus reculés.”
On se retrouve, dès les premiers mots de Pouchkine, emporté dans un tourbillon d’aventures où il est question de poissons magiques, de diablotins taquins mais aussi de princesses à sauver. L’imaginaire slave est bel et bien au rendez-vous.
Le tour de force de l’écrivain russe est d’avoir écrit ces textes en vers et d’avoir pris la liberté d’insérer des tournures de phrase novatrices pour l’époque. C’est, par exemple, grâce au conte de Rouslan et Ludmila que Pouchkine a accentué la rénovation de la langue russe telle qu’on la connaît encore maintenant.
Le conte le plus abouti est, à mon humble avis, celui du tsar Saltan. Pouchkine réussi à mettre en musique et en rimes une histoire de jalousie familiale où un père et son fils ont des nouvelles l’un de l’autre à leur insu.
La qualité d’un conte se reconnaît à la facilité avec laquelle il se met en bouche et c’est tellement bien écrit que je me suis laissé surprendre plus d’une fois à lire certaines parties à voix haute!
Enfin, pour ne rien gâcher ce livre de six contes est un bel objet en soi avec des illustrations des peintres de Kholoui. Cela participe à accentuer l’immersion dans la poésie de l’écrivain russe, et à l’heure du tout-au-numérique, où l’on doit lire rapidement et consommer (même de la littérature), le fait de se déconnecter et de se laisser bercer par les voyages de ce recueil de contes est peut-être un acte salvateur.
N.B. Pour les aficionados de la littérature russe et spécifiquement de Pouchkine, je me permets de partager avec vous un article sorti de derrière les fagots et qui tente d’expliquer pourquoi Pouchkine reste méconnu du grand public français:
Revoyons nos classiques tels les candidats du jeu questions pour un champion qui répètent inlassablement leur litanie de culture générale: je suis l’inventeur de l’imprimerie? Je suis Gutenberg! Qui a prononcé cette célèbre phrase “… et pourtant elle tourne” ? Galilée! Je suis une femme et j’ai découvert le radium? Marie Curie ! Nous célébrons la floraison des cerisiers au printemps ? Nous sommes … nous sommes … les japonais ! Bingo !
En effet, cette coutume de l’hanami où l’on voit des centaines de nippons se rendre dans les parcs et admirer la blancheur rosée des illustres cerisiers est aussi connue, pour un occidental, que les sushis, les haïkus et les bizarreries technologiques toujours plus folles du Pays du Soleil levant. Cliché quand tu nous tiens. 😉
Il va sans dire que la culture japonaise rencontre un certain succès en Europe et fait battre le cœur de bon nombre d’entre nous. Je suis de ceux-là, lorgnant de plus en plus vers cet archipel atypique. Mon entourage étant au parfum de mon intérêt grandissant pour le Japon, La fille de la supérette (1), sorti en 2016, a fini par atterrir sur le coin de mon bureau et il ne m’a pas fallu réfléchir deux fois d’affilée avant de découvrir ce court roman qui a reçu le prix Akutagawa, l’équivalent du prix Goncourt. Petite analyse.
L’histoire
Keiko a trente-six ans et vit à contre-courant. Célibataire et sans enfants, elle travaille depuis toujours dans un konbini, une de ces supérettes japonaises où l’on vend de tout, tout le temps. Keiko s’y sent comme un poisson dans l’eau alors que son entourage se demande quand est-ce qu’elle va réellement entrer dans le moule de la société et enfin débuter sa vie de femme. Son existence bascule à l’arrivée de Shiraha, un nouvel employé lui aussi célibataire.
L’intruse dans la société
Sayaka Murata, l’auteure, nous plonge dans une histoire simple et sans accroc qui pourrait se dérouler dans bien des villes sur le globe. Cette femme, Keiko, trace sa vie sans trop se poser de questions. Elle est le contraire de ce que le monde attend d’elle et qui la juge pour ce qu’elle est. L’auteure aborde ici une thématique universelle qui est la difficulté de trouver sa place dans la société sans se renier. Ce sujet est traité avec une certaine délicatesse et l’on imagine bien que sortir hors des sentiers battus ne doit pas être une sinécure au Japon, un pays où le sens de l’honneur est fortement ancré dans les mentalités.
“ … et si on t’inscrivait plutôt sur un site de rencontres? Je sais, on devrait prendre des photos tout de suite ! Avec des clichés pris lors d’une fête entre amis, ça fera meilleure impression et tu recevras plus de demandes de contact qu’avec des selfies.
— Oh, quelle bonne idée, faisons ça ! s’exclame Miho.
— Mais oui, ça augmentera tes chances! décrète le mari de Yukari en réprimant un rire.
— Vous croyez que j’aurai de bons résultats? Ma question ingénue semble mettre l’époux de Miho mal à l’aise.
— Disons qu’il faut se dépêcher. À ce train-là, tu vas manquer de temps, pour être honnête. Tu n’es plus toute jeune, bientôt il sera trop tard. “ (2)
Une écriture japonisante
L’écriture de Murata est limpide, sans fioritures. Elle ne s’embarrasse pas de digressions pour nous faire entrer dans la vie de cette célibataire à l’heure du Japon moderne. Ce même personnage principal est construit avec brio, on sait directement imaginer ce que peut être sa vie, ses réactions et ses questionnements intérieurs.
Le rythme du roman peut surprendre car il n’y a pas de bouleversements ni de retournements de situation extraordinaires mais une certaine manière de conter la vie d’une japonaise. L’auteure prend son temps pour déployer son histoire qui est aussi la sienne puisque Sayaka Murata a écrit cette fiction alors qu’elle était elle-même… vendeuse dans un konbini.
Enfin, certains verront dans cette histoire une succession de platitudes. Pour ma part je vois dans l’écriture de La fille de la supérette ce que j’aime le plus dans la littérature japonaise, une histoire sans faux-semblants qui a un je-ne-sais-quoi d’apaisant. Bref, ce n’est pas encore demain la veille que je vais faire hara-kiri avec la culture nippone. 😉
À bientôt,
(1) MURATA S., La fille de la supérette – Konbini, Éditions Denoël, 2018
Juin est le mois idéal pour visiter New-York. Le froid polaire s’est fait la malle depuis belle lurette et la fournaise urbaine n’a pas encore étouffé les avenues bondées de Manhattan. Il flotte comme un air de dolce vita sur les bords de l’Hudson. À moi les bagels, l’Apollo et les ballades dans Chelsea !
C’était de cette façon qu’aurait dû commencer mon trip dans cette ville mythique, sauf qu’il y a toujours une galaxie de différence entre la théorie et la pratique, entre le fantasme et la réalité, entre le New-York imaginé et celui vécu. Le ciel américain m’a accueilli de son plus beau sourire gris anthracite et ses larmes de joie, sous forme de crachin d’accueil, ont transpercé mes vêtements pendant les deux premiers jours jusqu’à ce que je me décide de me sécher à la chaleur d’œuvres d’art dont celles du Museum of Modern Art.
L’artiste mise à l’honneur était alors la chanteuse islandaise Björk. Une créatrice de musique qui m’a toujours laissé un sentiment ambivalent. Entre émotions épidermiques et cris de chats torturés. Comme si la ligne de démarcation entre génie et arnaque était aussi fine qu’une crêpe dentelle de Bretagne ! Björk m’exaspère quand elle torture les sons jusqu’à les rendre inaudibles et m’impressionne par sa capacité à nous partager son monde, sans faux-semblant, en dehors des radars et des modes. Elle ne pouvait qu’être islandaise, cette île où la population compose quotidiennement avec le feu, la terre, l’air et l’eau. Loin de nos standards du goût, l’Islande reste un mystère pour moi. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte à nouveau lors de la lecture du roman d’Einar Már Guðmundsson: Les Rois d’Islande (1).
Foutraque
Autant balancer la sauce d’un coup. Ce livre m’a laissé sur le côté de la route. Abandonné, seul face à cette avalanche de noms qui grésillaient et m’arrachaient les yeux. S’il n’y en avait eu que quelques-uns, cela aurait été gérable. Je les aurais bien gribouillés sur un morceau de papier ces Àstvaldur, Halldòr, Thórhallur et autres Jeggvan, mais là, impossible de suivre ce torrent glacé de syllabes improbables, il en pleuvait de toutes parts. Il me fallait impérativement colmater la brèche au risque de balancer le bouquin par la fenêtre. J’ai fini par trouver le moyen d’arrêter cette tempête nominale via une méthode imparable qui s’actionne en combo: la lecture en mode je-m’en-foutiste agrémentée d’une ouverture totale aux délires de l’auteur !
L’histoire est celle de la descendance fictive des Knudsen. Une famille du cru islandais qui règne sur la ville de Tangavik et produit son lot de ministres véreux, d’ivrognes bipolaires et bandits marins. L’auteur n’y va pas par quatre chemins pour dresser le portrait acide d’une Islande corrompue où la médiocrité côtoie la notoriété publique. Sous les traits sans scrupules des Knudsen, l’écrivain nous balance une certaine idée de la modernité dans un pays resté dans l’ombre pendant des siècles.
“ On dit parfois que notre société a perdu son sens de l’humour, pour faire place à la cupidité, à l’oisiveté et au clinquant. Ce n’est peut-être pas faux.
Une nation qui, jadis, croyait aux elfes et aux fantômes ne jure plus que par les indicateurs financiers et les courbes d’inflation. On peut même hypothéquer les poissons qui nagent dans la mer et emprunter sur leur dos. Le système économique sombre dans l’ésotérisme, la magie envahit le réel, peut-être même faut-il parler de réalisme magique.
Or, quand le sens de l’humour se perd, tout devient dérisoire. “ (2)
Le mystère islandais
Tel un drakkar qui fend les mers à toute allure, le rythme du roman fait feu de tout bois et déploie une cadence qui risque de perdre plus d’un lecteur en chemin. Quiconque voudrait démystifier l’Islande en lisant ce le livre se retrouverait face à une masse impénétrable aussi dure que de la roche magmatique. Alors, est-ce la faute à la traduction ? À une histoire qui fait référence à des évènements dont seuls les spécialistes nordiques connaissent la portée? À la relative différence culturelle entre la lointaine Islande et l’Europe continentale? C’est sans doute un peu tout ça à la fois puisque l’écrivain n’est pas le dernier des débutants et a même reçu plusieurs prix littéraires d’importance chez nos amis nordiques.
En refermant ce roman, je continue de me dire que l’âme islandaise est décidément loin de mes standards. Elle est farouchement indépendante jusqu’à en devenir glaciale. Et s’il y a bien une chose que l’on retrouve dans Les Rois d’Islande c’est cette franchise de la langue où la demi-mesure est engloutie dans une spontanéité volcanique. Est-ce assez pour en faire une excellente histoire ? Sans doute pas mais il y a quelque-chose d’étrange dans cette littérature nordique, une sensation d’être en prise avec un être humain qui vous regarde droit dans les yeux, sans broncher. L’air de dire « tu t’évertues à vouloir percer mon mystère alors que je suis pleinement en face de toi. » 😉
À bientôt,
(1) GUDMUNDSSON E., Les Rois d’Islande, Éditions Zulma, 2018.
Tant de langues ont traversé l’Humanité. Certaines ont été englouties par le temps et prennent les poussières dans les archives du monde. Elles sont rangées au grenier des mots, à disposition des spécialistes. Elles ont été supplantées par d’autres que tout un chacun connaît: c’est-à-dire les langues vivantes, celles qui se taillent actuellement la part belle du gâteau avant de se faire renvoyer, à leur tour un jour, dans les tréfonds de l’Histoire par d’autres nouvelles manières de communiquer. Le progrès est partout, même dans les langues. Pour le meilleur et pour le pire.
Une illustre chaîne de télévision franco-allemande diffusait l’autre jour un documentaire où l’on voyait une expérience de dictée au Japon. Des personnes de tout âge devaient écouter un orateur prononcer différents mots, elles devaient, ensuite, les écrire de manière cursive sur un morceau de papier. Résultat ? La plupart d’entre eux connaissaient le mot, savaient le définir, le taper sur un smartphone ou un ordinateur mais étaient incapables de l’écrire à l’aide d’un stylo. Ce genre d’expérience en dit long sur l’avenir de la communication qui sera, me semble-t-il, un langage globalisé, compris du plus grand nombre et intimement lié à l’informatique.
Malgré tout, je reste convaincu que l’histoire d’une langue ne doit pas finir aux oubliettes et que chaque étape de sa construction doit nous aider à mieux comprendre d’où nous venons, qui nous sommes, ainsi que nous donner des pistes de réflexion pour l’avenir. Candide de Voltaire (1) est un de ces classiques qui remplit cette mission et que je passe à la moulinette d’une petite analyse.
Le contexte et l’histoire
Quand, en 1758, Voltaire se met à rédiger ce conte qui deviendra rapidement un incontournable de la littérature française, l’écrivain a l’expérience d’un homme de 64 ans et doute des thèses providentialistes qui affirmaient que “tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles” alors que le réel montrait exactement le contraire de cet optimisme béat. Voltaire vit la brutalité du monde sous toutes ses coutures: du tremblement de terre qui ravagea entièrement Lisbonne à la cruauté de la guerre de Sept Ans, le meilleur des mondes s’écroulait comme un château de cartes, et l’écrivain français entendit bien tailler le portrait à cette philosophie de l’illusion à travers un conte sarcastique, qu’il nomma … Candide.
L’histoire est celle d’un jeune homme qui vit dans le meilleur des mondes en Westphalie, où tout est pour le mieux: un château comme logis, un précepteur (Pangloss) qui l’initie à la philosophie, ainsi que Cunégonde, sa promise dont il tombe amoureux jusqu’au jour où le père de celle-ci expulse le jeune héros — Candide vous l’aurez devinez — hors du château. La confrontation face à la réalité sera sévère et amènera le jeune homme à parcourir le monde, à s’extirper des embûches les plus atroces, dans le but de retrouver sa dulcinée et d’acter la célèbre citation populaire “ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants”. Il n’en sera rien, que du contraire !
De l’optimisme à la désillusion
Dès le premier chapitre du conte, l’ironie et les sarcasmes se lisent en filigrane de l’œuvre. Voltaire se fiche royalement du conte classique ainsi que de l’optimisme qui rend aveugle. En prenant une plume faussement naïve, Voltaire se moque des croyances de son époque. Il grossit le trait jusqu’à tourner en ridicule ce qu’il dénonce à travers le personnage de Pangloss, un philosophe optimiste jusqu’à en devenir absurde :
“ Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes,aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux ; aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé : et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux. “ (2)
Cet optimisme à toute épreuve accompagne le jeune Candide lors de ses mésaventures. Les évènements qui lui tombent sur le coin du visage ont beau être d’une cruauté sans nom, le héros tente de se convaincre que le monde est parfait. Chacune de ses expériences brutales laissent, malgré tout, des traces chez Candide et finiront par fissurer son insouciance au point d’en devenir, à la fin du conte, un personnage désillusionné de la vie.
Dans chacun des trente chapitres de ce conte, Voltaire crée volontairement un saisissant écart entre la naïveté romanesque de Candide et la réalité violente. Les réactions du héros sont à ce point surréalistes qu’il ne peut y avoir de doute possible sur le côté ironique de l’œuvre.
Le siècle des Lumières
Candide ou l’Optimisme est aussi une critique en règle de l’intolérance et du fanatisme religieux puisque la plupart des événements brutaux, dont il est question dans ce conte, mettent le héros au coeur d’une foule d’exemples tels que les exactions de l’Inquisition, le pouvoir excessif de l’autorité religieuse, la guerre, l’esclavage et la colonisation.
Voltaire utilise le sarcasme et l’ironie pour mettre en exergue les fléaux qui ont jalonné le XVIIIe siècle plus communément appelé le siècle des Lumières dont l’écrivain français fut un des plus dignes représentants puisqu’il plaida contre les calamités dont il est question dans ce conte philosophique.
Conclusion
Trente chapitres pour une centaine de pages seulement, Candide est un texte dense où l’optimisme côtoie la violence et l’absurde flirte avec le surréalisme. Ce conte, qui ne se lit pas au premier degré, dévoile toute la finesse voltairienne et rend compte de ce qu’était la réalité du siècle des Lumières en se moquant ouvertement de la philosophie de Leibniz et de son meilleur des mondes possibles. Candide ou l’Optimisme est on ne peut plus actuel dans notre époque où la bien-pensance se complait à donner ses leçons sur ce qui est bien ou mal, alors que la confrontation face à la réalité montre que cette manière de penser est simplificatrice voire … pathétique !
À bientôt,
N.B. : En bonus une petite vidéo mordante pas piquée des hannetons. Enfin, ça c’est moi qui l’dit! 😉
(1) VOLTAIRE, Candide ou l’Optimisme, Édition Pocket, 1998
Conseiller un livre est une entreprise périlleuse. Combien de fois n’ai-je pas recommandé tel bouquin à telle personne en étant certain qu’ils allaient devenir inséparables, que les pages allaient se faire bouffer toutes crues en une poignée d’heures ! La réalité m’a souvent remis les yeux bien en face des orbites: j’aurais fait un pitoyable libraire ou bibliothécaire.
Chaque lecteur potentiel a des goûts spécifiques, des attentes particulières qui varient en fonction de son vécu, ainsi qu’un degré d’influençabilité personnel tellement volatile qu’il faut être fin psychologue avant de dénicher l’objet idéal et ensuite débiter la phrase fétiche “j’ai le livre qu’il te faut !” Avant d’être partagée, la lecture reste un repli où l’on entre en résonance (ou pas) avec une histoire. D’ailleurs, ne dit-on pas que c’est le livre qui nous choisit et non l’inverse?
Tout comme dans l’action d’écouter une musique, il y a dans la lecture une part non négligeable d’initiation. Rares sont les personnes, par exemple, qui discernent à la première écoute la multitude de variations et de nuances d’un concerto de Bach. Il faut être un minimum aiguillé afin d’ouvrir le champ des possibles. La littérature n’échappe pas à cette règle initiatique. Si une personne vous montre dès l’enfance la lecture comme source de plaisir, il y a de grandes chances que vous tournerez des centaines de milliers de pages tout au long de votre vie. Cette initiation continue au gré de personnes rencontrées, de libraires chez lesquels on va fouiner, ou encore de blogs tels que l’excellent Bibliofeel qui propose des chroniques en dehors des sentiers battus. C’est d’ailleurs via ce site que le livre Éloge de l’ombre (1) de Junichirô Tanizaki s’est mis à me faire de l’œil. Analyse de cet ouvrage culte japonais. 行こう!
Tanizaki et l’ère Meiji
Afin de mieux saisir l’intérêt de ce livre publié pour la première fois en 1933, il est important de dire un mot sur Junichirô Tanizaki ainsi que sur la période durant laquelle il écrivit ce bref essai. D’abord l’homme, né un 24 juillet 1886 à Tokyo, est un écrivain qui a, dès ses premiers écrits, apporté un style qui brisa les codes littéraires japonais de l’époque lorgnant jusque-là du côté du romantisme et du naturalisme. Tanizaki a gardé tout au long de sa vie cet esprit anticonformiste en faisant fi des courants qui traversaient le Japon de la fin du XIX au début du XXe siècle. C’est ce que l’on appelle l’ère Meiji du nom de l’illustre empereur nippon.
Cette période est un tournant dans l’Histoire du Japon. Ce pays, qui vécut pendant des siècles loin de l’influence culturelle et technologique occidentale, se voit soudainement chamboulé par une manière de vivre diamétralement opposée aux siècles de tradition et entre, d’un coup, dans l’ère de la modernité.
Ces deux éléments, c’est-à-dire la gouaille de Tanizaki et l’entrée dans le monde moderne sont pour moi, le socle de l’Éloge de l’ombre où l’auteur japonais regarde le présent en mettant dans la balance le poids d’un héritage multiséculaire.
L’ombre et la lumière
Le Japon d’autrefois avait alors une identité forte, imprégnée d’une notion de beauté très différente de nos standards occidentaux. Et l’auteur de nous faire découvrir l’âme nippone ancestrale. Celle qui était habituée au dépouillement, à l’obscurité ainsi qu’aux ombres. Chez Tanizaki point de place pour l’éblouissement par la lumière qu’il considère inadaptée à la vie de l’archipel :
“ En fait, la beauté d’une pièce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d’opacité de l’ombre, se passe de tout accessoire. L’Occidental, en voyant cela, est frappé par ce dépouillement et croit n’avoir affaire qu’à des murs gris dépourvus de tout ornement, interprétation parfaitement légitime de son point de vue, mais qui prouve qu’il n’a point percé l’énigme de l’ombre. “ (2)
Il y a dans le concept d’obscurité un respect profond et subtile pour l’environnement dans lequel il se manifeste. Il s’agit d’un tout et non d’une simple variation lumineuse. L’auteur japonais nous emmène jusque dans les toilettes japonaises de l’époque qui était, de nouveau, l’exact opposée des nôtres. Là, pas de carrelage ni de faïence, pas de pièce chauffée à la blancheur immaculée mais une annexe près des feuillages où le confort boisé est certes rudimentaire mais en adéquation parfaite avec la nature. À l’instar de ces lieux d’aisance, Tanizaki nous fait alors découvrir pourquoi l’obscurité était présente partout des WC aux meubles laqués noirs jusqu’aux ustensiles de cuisine rarement brillants mais souvent sombres. C’est qu’il y avait une recherche de poésie dans ce Japon ancestral. L’ombre était alors l’écrin parfait pour mettre en valeur des choses lumineuses telles que certaines couleurs éclatantes comme l’or ou plus banalement dit le… doré.
Le beau
Cette conception de la beauté à travers l’obscurité est, sans doute, quelque-chose qui continue de perturber bon nombre d’entre-nous qui ne jurons que par la recherche absolue de lumière. Ne dit-on pas qu’une personne est rayonnante voire solaire? À contrario, n’utilisons-nous pas tout un vocabulaire péjoratif lié à l’ombre pour décrire des faits négatifs ? Pourtant les nuances et la subtilité ne se découvrent qu’à travers des jeux d’ombres. Les artistes sont sans doute les premiers à utiliser cet aspect positif de la pénombre. Il suffit d’admirer un chef d’œuvre de la peinture pour se rendre compte de sa présence indiscutable. Sans elle, la peinture serait totalement différente. Il en va de même pour la photographie, la musique, la calligraphie et bien d’autres pratiques. Le livre de Junichirô Tanizaki est culte car il a renversé la réflexion sur le beau en l’abordant, dès le départ, à travers l’obscurité et non via le poncif éculé qu’est la lumière.
“ Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. “ (3)
Conclusion
Avec ce livre épais de 90 pages seulement, Tanizaki a renversé les codes conventionnels et donné une perspective déroutante afin de nous parler d’un Japon aujourd’hui disparu mais dont l’onde de choc continue encore de se faire sentir aujourd’hui. Car, si son ode à la faveur de l’obscurité peut-être lue de manière historique, artistique ou encore folklorique, elle est aussi une exceptionnelle mise en abyme de la manière dont fonctionne une modernité qui oublie d’où elle vient. Cette recherche viscérale de progrès qui nous fait détester la moindre parcelle d’ombres en nous. Il faut que tout scintille jusqu’à l’épuisement. Et que restera-t-il quand tout s’éteindra à nouveau? Il restera l’obscurité car c’est du néant que jaillit la lumière.
Un livre à mettre entre toutes les mains 😉
À bientôt,
(1) TANIZAKI J., Éloge de l’ombre, Éditions Verdier, 2011.
Imperméable. Adjectif issu du latin impermeabilis. Se dit de toute chose qui ne se laisse point traverser par des fluides. Il existe un tas de matières reconnues pour cette qualité, à commencer par le verre ou la tasse que nous utilisons chaque jour afin d’envoyer au fond de notre gosier quantité d’eau, café, thé, vin, et autres liquides alcoolisés qui tamponnent la gorge. Sans une matière imperméable, nous en serions toujours au stade de la coupelle formée par nos mains afin de nous abreuver tant bien que mal, en renversant la moitié à côté, sur nos godasses. Merci bien ! Avouons-le, l’imperméabilité de certains objets nous a rendu la vie plus confortable.
Je ne sais pas vous mais dans certaines circonstances mon cerveau devient lui-aussi imperméable comme du verre. Déversez dessus des millions d’injonctions du genre “Tu dois absolument écouter cette dernière musique à la mode” ou “Quoi?! Tu n’as pas encore regardé la nouvelle série sur Groflix ?” Et mon peu de matière grise se contracte pour devenir aussi étanche qu’un scaphandre. Il semblerait que les deux hémisphères de ma caboche soient imperméables aux sirènes d’une modernité imposée. Il me revient souvent à l’esprit ces mots de Jean Guitton : être dans le vent, c’est avoir le destin des feuilles mortes. On se rassure comme on peut 😉
À contrario, quand le vent du Sud m’a soufflé l’existence du roman Le Fiancé du feu (1) jusqu’en Belgique, j’ai eu, de suite, une bonne appréhension. Il y a de ces œuvres qui, avant même de les avoir lues, ont déjà commencé à me raconter leur petite musique. Sans doute le sujet du livre me rappelait-il déjà des souvenirs, ceux de mon grand-père italien après avoir débarqué dans les mines wallonnes. Le moins que l’on puisse dire est que Le Fiancé du feu ne m’a pas laissé de marbre. Analyse.
L’histoire
1943. L’Espagne franquiste. Juan et Luis vivent dans un internat où la rudesse côtoie de maigres instants de joie. La vie ne leur fait pas de cadeaux jusqu’au jour où ils sont tous deux appelés dans le bureau du directeur de l’établissement : un homme a été mandaté par leur mère afin que les jeunes enfants traversent les Pyrénées et la rejoignent, enfin. Ce nouveau départ est l’occasion de suivre les deux frères à travers leur existence d’immigrés dans une France populaire aujourd’hui disparue. Les décennies se succéderont sans pour autant arriver à effacer les événements qui les ont, un jour, conduits à survivre dans un orphelinat franquiste.
Une écriture cinématographique
Telle une caméra, l’écriture d’Eva Dézulier nous plonge dans une atmosphère particulière. Il ne lui faut pas enchaîner les tours et détours pour que l’on se retrouve au milieu d’un internat espagnol des années 40, dans une fête de famille d’immigrés ou encore dans une voiture qui dévale un ravin. Les mots sont des images qui se bousculent et alimentent l’imaginaire du lecteur au fil des pages, et ça l’auteure l’a bien compris. La narration est réaliste avec une touche cinématographique qui fait que des actions, à premières vues ordinaires, peuvent s s’imprimer sur la rétine avec une facilité déconcertante et devenir extraordinaires :
“ Le soleil se déverse sur ma tête et je ne sais plus ce que je pense. Dans la cour, les deux garçons ont fini de chanter. À chaque fois je cligne des paupières, des taches de lumières dansent sur le paysage comme des avions en papier d’aluminium. Les mûriers sauvages du vallon brillent comme s’ils allaient s’enflammer. (2) “
Psychologie des personnages
Un autre point fort du roman est indéniablement la construction des personnages. L’auteure française nous laisse voir l’intériorité de chacun des protagonistes, leurs failles, leurs désirs, leurs émois sans tomber dans la caricature. Les origines hispaniques des Juan, Luis, Pili, Soledad sont ainsi traitées avec réalisme tout en gardant assez de mystère pour le déroulement de l’intrigue. Il suffit de fermer les yeux pour imaginer qui étaient ces personnages doux-amers. Comme un air de Pagnol qui aurait été, trop tôt, abîmé par la vie.
L’immersion dans cette France d’une famille d’immigrés espagnols a aussi valeur de témoignage puisqu’elle nous fait voyager dans des scènes de vie concrètes qui m’ont rappelé mes origines italiennes. Sans doute faut-il voir autant de similitudes entre les espagnols et les italiens arrivés dans le Nord de l’Europe après la deuxième guerre mondiale puisque les grands repas de famille décrits dans le roman, le cercle des tantes mégères dont on se méfie de la moindre rumeur qu’elles pourraient lancer sur un “qu’en dira-t-on” et la religion catholique qui est là, sous-jacente au moindre événement, sont autant de détails vraisemblables contés dans Le fiancé du feu et qui nous emmènent dans ces communautés de personnes déracinées.
Conclusion
Le fiancé du feu est un premier roman qui a du bagout. Avec un style sensible mais qui n’esquive pas une certaine gravité, Eva Dézulier traite le sujet des relations familiales et de la transmission mémorielle à travers une histoire personnelle qui nous touche de près. Cette œuvre polyphonique se déroule sur plusieurs générations sans s’éparpiller et arrive à nous captiver d’entrée de jeu par une narration efficace. Dès le roman ouvert, impossible de ne pas tourner les pages afin de savoir où l’intrigue nous mènera. Si la cible était d’atteindre le cœur du lecteur, je peux dire que le pari est réussi. 😉
À bientôt,
N. B. : pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur l’immigration espagnole en France voici un article qui en retrace les grandes étapes.
(1) DÉZULIER E., Le fiancé du feu, Éditions du Jasmin, 2021.
Les injonctions pleuvent, comme les retombées cendrées d’une éruption volcanique, sur notre petite caboche d’être humain post-moderne. Ainsi, si vous voulez devenir quelqu’un, il faudra devenir votre propre produit marketing. Vous recevrez une nouvelle identité. Fini les Sarah, Jean et Mustapha. Vous êtes maintenant une donnée qui clignote sur un écran d’ordinateur. L’Être profond présent en vous ? Pas « marchandable », pas vendable, donc inutile. Débarrassez-vous en et suivez les tendances. Mieux, devenez LA tendance!
En dehors de cette fabrique à la chaîne sans fin se trouve des auteurs qui ont la faculté de ralentir le temps en l’espace d’une poignée de pages. Jacques Damade est de ceux-là. J’avais déjà eu l’occasion de m’en apercevoir dans Abattoirs de Chicago et ce sentiment vient de se cristalliser avec Darwin au bord de l’eau (1).
Un petit opus qui nous emporte sur les côtes normandes où les battements d’ailes des cormorans remplacent les clics de souris, où les secondes frénétiques s’estompent dans des heures apaisées. L’auteur effectue dix promenades qui sont autant d’essais afin de cerner ce qui nous arrive. Mais que nous arrive-t-il ? Les porte-conteneurs passent au loin, remplis de gadgets indispensables, devant les falaises des Vaches Noires. Les uns transportent du plastique (le béton du pauvre) à profusion tandis que les autres, parois crayeuses, vivent à leur rythme. C’est-à-dire en millions d’années. L’écart est gigantesque entre les préoccupations humaines et les cycles du cosmos. Une galaxie d’échelle, de temps, de vitesse et de structure séparent l’Homme de la Nature.
L’auteur français est accompagné de Charles Darwin pour mettre cela en perspective. La vie prend tout son sens quand elle est consciente qu’elle n’est (naît?) qu’une poussière individuelle à l’égo surdimensionné par rapport à sa taille. Rien ne sert de courir tous azimuts quand on sait que ce qui a vraiment de l’importance se joue sur une durée qui dépasse l’entendement humain.
“ Mais cela, c’était il y a une heure, que dis-je? Voilà, en à peine quelques minutes, tout est encore chaud. Et elles m’ont appris, lors de cette troisième promenade, mais elles auraient aussi bien pu me l’apprendre dès les premières, ces falaises, qu’il ne fallait pas compter en secondes, en minutes, en heures, en jour, en mois, en année, mais en siècle et que c’était beaucoup plus raisonnable, réaliste, surtout supportable pour la terre ce type de comptage. (2) “
Il y a dans les propos de Jacques Damade une énergie du temps long. Sa poésie philosophique ne crie jamais, elle s’insinue durablement là où d’autres s’époumoneraient dans leurs certitudes. L’auteur français, lui, préfère y aller à pas de loup sur le chemin de la compréhension. Il nous invite à prendre du recul, les pieds dans l’eau, nous montre du bout du doigt ce que Darwin a pu écrire au sujet des êtres vivants, notamment dans l’Origine des espèces. Une écriture qui appelle à décélérer … vraiment !
La vie mérite que l’on s’y attarde de cette manière. Et c’est gratuit. 😉
(1) DAMADE J., Darwin au bord de l’eau, Éditions la Bibliothèque, 2018.
Elles peuvent jaillir d’un coup, d’un seul ! N’importe où. Dans un ascenseur, dès que les portes se referment et que l’affreux cliquetis de la courroie s’enclenche. Sur le trottoir, quand je croise une foule de passants et que l’un d’eux me paraît étrangement familier. À l’intérieur d’un bar, où l’odeur du café imprègne mes narines et me conte mille et une histoires. Elles apparaissent comme ça, de manière improvisée.
“Elles”, ce sont ces pensées décousues qui débrident l’imaginaire en une fraction de seconde. Il suffit d’un battement de cil et je me retrouve jeté à la barre d’un bateau en pleine tempête, luttant contre les éléments déchaînés, avec pour seul horizon : la mer. L’inépuisable mer ! Les trombes d’eau me fouettent le visage tandis que les vagues s’abattent sur le pont. Mon trois-mâts est sur le point de se retourner. Et quand tout est sur le point de couler, mon esprit divague et me dépose en pleine Sibérie, les pieds enfoncés dans la dernière neige de l’hiver. Cela sent le printemps à plein nez et je reste là. Je contemple l’éclosion de la vie, au rythme des fleurs déployant leurs pétales pour les nuées d’insectes gourmands. Un ours sort des fougères, je suis sur son territoire. Il ne me reste plus qu’à prendre la fuite à la verticale, vers la cime d’un pin … ou à me pincer pour revenir à la réalité. 😉
Ce qui me sert d’imagination, d’autres l’ont vécu dans leur chair, et plutôt deux fois qu’une ! Ce fut le cas de l’écrivain Jack London qui eut une vie d’une incroyable intensité en à peine quarante ans d’existence. Une de ses œuvres est, ni plus ni moins, un des joyaux de la littérature américaine. Il s’agit du roman Martin Eden dont voici la petite analyse.
L’histoire
Martin Eden est une jeune homme des bas-fonds d’Oakland qui est présenté à une famille bourgeoise. Dès la première rencontre avec ces aristocrates, il tombe sous le charme de la fille, Ruth, et se met en quête de se cultiver en lisant les grands auteurs de l’époque afin d’impressionner la jeune bourgeoise. Les deux jeunes gens se fréquentent, se découvrent, s’apprivoisent, au rythme des lectures toujours plus poussées de Martin Eden.
L’ancien baroudeur, qu’il était, a alors une révélation : il est fait pour l’écriture ! Il est persuadé que son talent lui permettra, un jour, d’en vivre et de s’installer avec Ruth. Il travaille jour et nuit à la rédaction de ses manuscrits qu’il envoie aux quatre coins des États-Unis, sans succès.
La vie de Martin Eden enchaîne alors les désillusions du monde de l’édition et accumule les dettes. Sa famille, ses amis, son amour, le lâche un à un sauf un intellectuel socialiste du nom de Brissenden qui l’invite à des assemblées auxquelles le jeune Martin fera autant sensation que scandale. Soudain, la machine éditoriale s’emballe et ses manuscrits sont publiés à tour de bras. Ses livres s’arrachent partout mais Martin Eden n’est déjà plus le même, quelque-chose s’est fissuré en lui et cette faille ne se refermera jamais.
Une autobiographie romancée
Dans ce roman, publié pour la première fois en 1909, tout ou presque rappelle la vie de Jack London. L’apparence physique de Martin Eden, son côté baroudeur, sa passion pour les voyages en mer, son expérience dans une blanchisserie industrielle, son succès littéraire et j’en passe. L’aspect autobiographique du livre, sans le présenter comme tel, donne une dimension supplémentaire à cette histoire. Tout y est réel. Comme si Jack London acceptait de nous dévoiler sa vie à travers les vicissitudes de celle de Martin Eden.
Au fil des 544 pages, l’auteur américain nous fait aussi découvrir les mœurs de son époque et ce, dans tous les registres, y compris en politique. Ainsi, lit-on en pointillé dans la trame du roman, les idées socialistes que London portaient haut et fort :
“ Eh bien, quoi, les États-Unis ? rétorqua Martin. Les treize colonies ont chassé leurs gouvernants pour former la république ainsi nommée. Les esclaves sont devenus leurs propres maîtres. Finie, la loi de l’épée. Mais on ne va jamais bien loin sans chefs. Alors, de nouveaux maîtres se sont dressés, mais ceux-là étaient des boutiquiers, des corrupteurs, des corrompus, des usuriers. Et ils vous ont à nouveau réduit en esclavage — pas franchement, pas à la force de leurs bras comme l’auraient fait les seigneurs, non par la fourberie, en sous-main, par des machinations, des cajoleries, des mensonges. Ils ont acheté les juges, débauché les législateurs et ont surpassé vos anciens maîtres dans l’horreur. Ils ont fait des esclaves de vos fils et de vos filles. Deux millions d’enfants triment chaque jour au service de l’oligarchie marchande des États-Unis. Vous êtes dix millions d’esclaves mal logés et mal nourris. “
Un roman initiatique
Le lecteur qui a déjà lu un ouvrage de Jack London sait qu’on y retrouve souvent une dimension initiatique par le biais de ses personnages. Par exemple, dans l’Appel de la Forêt, le chien Buck suit un cheminement afin d’atteindre une forme de liberté et de réalisation de soi en retournant dans son milieu naturel. Ici, dans Martin Eden, le héros fait l’apprentissage de la vie sous toutes ses coutures. Il découvre l’amour et ses difficultés, la vie de l’écrivain et ses désillusions, la société et ses rapports humains intéressés. Malgré tout, tel un boxeur, il se prend des coups mais reste debout ! Il ne lâche pas de vue son but initial : devenir écrivain et vivre avec Ruth.
Mais jusqu’à quand pourra-t-il subir ces incessants revers ? Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est justement quand le succès sera au rendez-vous que Martin Eden ouvrira les yeux sur la réalité et deviendra tragique. La vie du héros vient contrecarrer, le dicton populaire “ce qui ne tue pas rend plus fort” afin de clamer que les coups durs nous abîment de manière certaine.
Comme je le disais plus haut, ce roman porte aussi sur l’amour. C’est qu’il y a une quantité de non-dits quand deux êtres se tournent autour, s’aiment et vivent une relation. Jack London arrive à dessiner les différentes étapes d’une liaison par le biais de Ruth et Martin : le ravissement, l’attirance physique et/ou intellectuelle pour l’autre, le fantasme, les intérêts de chacun, l’envie d’être dans une bulle rapidement percée par la réalité, etc.
L’auteur américain dresse un portrait psychologique fort pour ces deux personnages. On suit leur évolution respective et leur cheminement intérieur. Tout paraît si réaliste que le lecteur, j’en suis convaincu, ne peut s’empêcher de penser à des événements de sa propre vie. Telle est la force de l’écriture de Jack London, derrière des histoires vieilles de plus d’un siècle se cache une réalité indéboulonnable, que dis-je, indémodable.
Le métier d’écrivain
Un des thèmes de l’œuvre est aussi la critique du monde de l’édition. Les manuscrits que Martin Eden envoie aux maisons d’édition ne cessent d’être refusés sans le moindre mot d’explication. Ce qui pousse le héros à se demander s’il y a réellement des êtres humains dans le monde éditorial. Que lui manque-t-il pour être publié ? Son écriture n’est pas si mauvaise que cela quand il la compare avec celle des auteurs déjà publiés. Martin Eden enfonce alors les portes. Il veut savoir ce qui se cache derrière tout cela et découvre alors un monde peu reluisant fait de directeurs peu scrupuleux qui n’hésitent pas à s’emparer des textes du héros, à les modifier et les publier sans l’avertir.
Ce qui manque à Martin Eden n’est en fait qu’un élément déclencheur afin que la machine à succès se mette en route. Cela arrivera de manière soudaine. Il suffit d’un texte publié qui rencontre un large lectorat pour que tout s’emballe. Ses textes, auparavant refusés, s’achètent maintenant à prix d’or juste parce que Martin Eden est devenu un nom connu. Peu importe la qualité intrinsèque de ses textes, il s’est mué en auteur bankable qui vend des livres sans le moindre effort. Ceux qui l’avaient lâché quand il était ruiné reviennent alors lui faire les yeux doux, et c’est exactement cette hypocrisie qui achèvera les illusions de Martin Eden:
“ Il avait d’autres préoccupations qui, toutes, tournaient autour du même axe, de la même idée fixe “J’avais déjà tout écrit.” Cela devenait une obsession qui lui rongeait la cervelle comme un asticot indestructible, le réveillait le matin, le tourmentait la nuit dans ses rêves. Tous les problèmes de la vie se résumaient à ces seuls mots: “J’avais déjà tout écrit.” Au terme d’un cheminement logique implacable, il arriva à la conclusion qu’il n’était personne, qu’il n’était rien. Mart Eden le voyou et Mart Eden le marin avaient été des êtres réels ; mais Martin Eden, l’écrivain célèbre, n’existait pas. Martin Eden l’écrivain était un mirage né de l’imagination de la foule et que la foule avait fait entrer de force dans la peau de Mart Eden, voyou et marin. Mais il ne se laisserait pas berner. Il n’était pas ce mythe que la foule vénérait et à qui elle offrait des dîners en sacrifice. On ne l’y prendrait plus. «
En conclusion
Ce roman est un classique car il résume à lui seul le talent de Jack London pour écrire, avec simplicité, la vie d’un personnage sous tous ses aspects. On y suit à la fois, une histoire d’amour, une introspection personnelle, une œuvre politique ainsi qu’une critique du petit monde éditorial. Rares sont les romans qui peuvent se targuer d’aborder autant de thèmes différents tout en réalisant la prouesse d’une histoire homogène. Et puis, qu’importe notre culture, il y a quelque-chose d’universel dans ce Martin Eden qui n’est pas prêt de tomber en désuétude tant les sujets abordés sont indémodables. Sans doute est-ce là la définition du mot classique 😉.
N.B : Pour celles et ceux qui veulent en savoir d’avantage concernant Jack London, voici un documentaire de Michel Viotte qui retrace, à coups d’images et de vidéos d’archives, la vie de John Griffith Chaney — le vrai nom de l’auteur américain.
Connaissons-nous jamais assez l’environnement dans lequel nous vivons ? Non, serais-je tenté de dire. Et ce, à plus forte raison quand on est un urbain comme moi. Il est difficile de garder un rapport concret et direct au monde quand il y a toujours un morceau de building qui vous gâche la fin d’un coucher de soleil, que la pollution lumineuse ne vous permet jamais d’apprécier une constellation d’étoiles ou que les décibels de l’activité humaine couvrent le son de la faune et de la flore. Cette déconnexion quasi-permanente avec l’univers s’accompagne d’une digitalisation de notre manière de vivre qui, certes, nous évite quelques tâches rébarbatives mais qui, aussi, nous tient à distance de la nature.
En tant qu’être humain coincé en appartement, je retrouve cette connexion avec Dame Nature lors de mes randonnées hebdomadaires style échappées belles, où depuis quelque temps je prête une attention particulière aux plantes et aux animaux que je rencontre sur ces chemins de traverse. Lors d’une de ces escapades j’ai eu l’occasion de voir des traces du travail des castors du côté de Houffalize (Belgique).
Suite à la participation d’une masse critique Babelio, un concours de circonstance a voulu que je reçoive le livre Le Castor & Fragment du Discours sur la nature des animaux (1) publié aux éditions La Bibliothèque. Analyse.
Cet ouvrage de 98 pages est en fait une œuvre hybride reprenant des textes du naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon mis en lumière par ceux de Jacques Damade. Il m’arrive rarement de dire un mot sur un livre en tant qu’objet mais celui-ci mérite que l’on s’y attarde. Il s’agit d’un petit format où la qualité du papier et la mise en page sont soignées. La police de caractère et l’aération du texte offrent une lecture agréable. Sans parler des notes renvoyées à la fin de l’ouvrage afin de ne pas alourdir le texte. C’est aussi pour ce genre d’attentions apportées au livre qu’un lecteur peut entrer en résonance avec sa lecture.
Et puis il y a le contenu, évidemment. Le texte sur le castor permet d’approcher cet animal farouche puisque Buffon l’a étudié sous toutes ses coutures. Tout d’abord, sur le plan morphologique. J’avais personnellement oublié à quel point cet animal a un corps original dans le monde du vivant. Ni complètement mammifère terrestre ni complètement aquatique il possède des pattes de devant telles des mains tandis que celles arrières sont palmées. Le castor mène ainsi sa vie entre les cours d’eau et les berges.
Ces dispositions anatomiques donnent le droit aux castors d’être de véritables architectes afin de de construire des barrages et de réaliser des huttes. Ces habitats sont de petits bijoux créatifs : accès direct à l’eau, étanchéité du toit, sol de l’habitat au sec. Certains habitats ont même deux entrées, une terrestre et l’autre aquatique. Cette manière de vivre est rendue possible grâce à une intelligence collective qui permet aux castors d’être une réelle petite société:
“ Les castors sont peut-être le seul exemple qui subsiste comme un ancien monument de cette espèce d’intelligence des brutes, qui, quoique infiniment inférieure par son principe à celle de l’homme, suppose cependant des projets communs et des vues relatives ; projets qui ayant pour base la société, et pour objet une digue à construire, une bourgade à élever, une espèce de république à fonder, supposent aussi une manière quelconque de s’entendre et d’agir de concert. Les castors, dira-t-on, sont parmi les quadrupèdes ce que les abeilles sont parmi les insectes. “ (2)
Le texte sur les castors est suivi d’un extrait du Discours sur la nature des animaux qui permet de voir que Buffon n’était non pas seulement un naturaliste mais aussi un philosophe qui tentait de prendre appui sur les expériences qu’il réalisait afin d’en extraire plusieurs hypothèses qu’il développait ensuite dans ces écrits. Il y est notamment question d’une mise en perspective de l’homme et de l’animal au sujet du rêve. Est-il fait uniquement de sensations ? ou y a-t-il un monde intelligible derrière nos rêves ?
Buffon, qui vécut au cœur du siècle des Lumières, pose là une problématique qui est peut-être un des préambules aux recherches d’un certain Sigmund Freud plus d’un siècle et demi plus tard !
En conclusion, cet agréable ouvrage permet de se plonger dans des textes de Buffon sans avoir à se risquer d’une overdose encyclopédique. Les extraits du célèbre naturaliste sont savamment choisis et les commentaires de Jacques Damade favorisent la compréhension des sujets abordés. Dans un monde où l’écologie et la nature sont sur toutes les lèvres, ce petit livre offre la possibilité de sortir des sentiers battus et d’alimenter le débat quant à notre rapport à l’animal. 😉
À bientôt,
(1) BUFFON, Le Castor & Fragment du Discours sur la nature des animaux, Éditions La Bibliothèque, 2020
Autant le dire tout de go, certaines régions du monde me sont inconnues. Je ne les connais que par les clichés idylliques d’agences de voyages. Vous savez ce genre de montage photos qui vous présente l’Australie sous forme de carte postale, un magnifique kangourou bondissant devant les sables écarlates de l’Ayers Rock, le tout sous un un ciel azuré à souhait ! Il en va de même pour l’Asie du Sud-Est. Que sais-je de cette région ? Hormis que la gastronomie thaïlandaise est délicieuse, que les plages d’Indonésie sont paradisiaques et qu’il y a eu une guerre au Vietnam ? Pas grand chose d’autre malheureusement. Et si vous me demandez ce que je connais de la Malaisie, j’aurai bien du mal à vous répondre.
Enfin, ça c’était avant, puisque les éditions Zulma ont toujours eu l’art de me faire découvrir des cultures et des auteurs de l’autre bout du monde sans tomber dans le travers de lieux communs. Sans vouloir leur faire une publicité particulière, je dois bien avouer que les romans traduits chez Zulma m’ont rarement déçu. Pour cette petite analyse-ci, je vous invite à traverser mers et océans afin de faire un tour du côté de la littérature malaisienne avec La Somme de nos folies (1) de Shih-Li Kow.
L’histoire
Dans la Malaisie actuelle, plusieurs destins vont soudainement se heurter les uns aux autres. Il y a d’abord l’impétueuse Beevi, qui mène sa vie, tambour battant, en compagnie de son énorme poisson domestique. Le vieil ami fidèle, Auyong, qui gère la conserverie de litchis du coin et enfin la jeune Mary Anne, une orpheline de Kuala Lumpur, sur le point d’être adoptée. De cette rencontre inattendue, entre ces trois personnages, se dessinera des tranches de la vie quotidienne malaisienne. Entre désir d’une modernité à l’occidentale et envie de garder les choses d’antan.
“ Je me félicitais du départ des bénévoles, nous laissant le plaisir d’assister à de telles scènes. Attention aux maladies véhiculées par l’eau, répétaient les gens de la capitale. Attention aux crocodiles et aux serpents. Attention de ne pas marcher sur la carcasse pourrie d’une bête morte. Gare au choléra. Gare aux tourbillons et aux courants. Ils publiaient des consignes de survie dans les journaux qui n’étaient pas distribués ici et qu’on lisait dans la capitale en sirotant un café latte frappé, bien installé au sec chez Starbucks. Gare à la vie. “ (2)
Le style
La plume de Shih-Li Kow va à l’essentiel, elle ne s’embarrasse pas de fioritures, ce qui permet au lecteur d’être immergé dans le quotidien des personnages et de faire connaissance avec cette culture malaisienne. L’auteure sait jongler avec l’humour, la liberté de ton mais aussi avec un certain côté tendre. Cette manière de procéder fait en sorte que l’on s’attache, quasi instantanément, aux différentes petites histoires que l’auteure nous conte calmement et qui finissent par devenir la trame du livre.
Au niveau de la structure narrative, La Somme de nos folies est un roman duophonique puisque ce sont les voix de Mary Anne et Auyong qui s’alternent afin de donner corps à l’histoire. Ainsi, peut-on lire une même situation mais qui est vécue et racontée par deux personnages ayant des perceptions différentes sur les choses ; l’un étant un enfant et l’autre un vieil homme.
Le thème de la filiation
Malgré les diverses oscillations de la vie des protagonistes, il y en a un thème qui revient sans cesse, en filigrane, tout au long du roman. Il s’agit de celui de la filiation — ou plutôt d’absence de filiation. Derrière l’espièglerie de la petite Mary Anne, on aperçoit les cicatrices d’une enfant orpheline qui imagine sa mère en actrice de cinéma et qui pense soudainement l’avoir retrouvée en la personne d’une certaine Violette simplement parce qu’elle correspond en tout point au fantasme qu’elle se construit depuis toute petite.
D’autres personnages ne sont pas en reste sur ce thème de la filiation manquée puisque l’on retrouve l’histoire d’un avortement forcé afin de protéger l’honneur de quelques-uns ou encore la vie d’une jeune adulte, orpheline elle aussi, qui n’a jamais été adoptée (au contraire de Mary Anne) et qui se construit seule dans la frénésie de la capitale malaisienne, Kuala Lumpur.
La Malaisie
Ce livre est aussi l’occasion d’avoir un aperçu sur ce pays tiraillé entre la modernité, représentée par la capitale malaisienne, et la vie provinciale, représentée par Lubok Sayong (ville imaginaire où se déroule le récit). Sans jamais forcer le trait, l’auteure nous emmène dans cette dichotomie où certains veulent continuer à vivre “à l’ancienne” tandis que le monde contemporain les rattrape bien malgré eux.
La Somme de nos folies permet aussi de rentrer dans cette Malaisie à majorité musulmane où l’on dénombre quand même pas moins de 20% de bouddhistes et un peu moins de 10% de chrétiens. Au niveau des ethnies, il en va de même puisqu’on y retrouve trois ethnies principales: les malais, les chinois et les indiens. Tout ce petit monde vit ensemble avec ses aléas quotidiens … comme dans l’histoire du roman.
Conclusion
Shih-Li Kow signe une histoire simple où la narration pourra surprendre les lecteurs et lectrices francophones puisque le rythme n’est jamais effréné, à l’image de la culture asiatique serai-je tenté de dire. La Somme de nos folies ne verse jamais dans l’excès ni dans le tape-à-l’œil et déroule la vie actuelle en Malaisie non sans un certain sens de l’humour qui fait mouche 😉.
“ Le long corps glissa entre ses mains et la queue fut la dernière à plonger et à disparaître. Il y eut une ondulation à la surface, quelques mètres plus loin, et le poisson sortit sa queue de l’eau avant de l’abattre, comme une baleine miniature. Beevi éclata de rire et lui présenta son majeur.
— Voilà ce que je te dis, vieille canaille ! lança-t-elle en direction de l’eau redevenue lisse. “ (3)
(1) KOW S.L., La Somme de nos folies, Éditions Zulma, 2018.
Savez-vous ce qu’est le concept de cancel culture (ou culture du bannissement) ? Je dois avouer que ce phénomène m’était inconnu il y a de ça quelques jours encore. Et puis j’appris, avec effarement, que le roman culte d’Agatha Christie Les dix petits nègres fut rebaptisé en Ils étaient dix. Je dû me frotter les yeux afin de comprendre que ceci n’était pas une blague ou une manigance publicitaire pour attirer l’attention mais plutôt… d’une réalité qui consiste à revenir sur des œuvres culturelles et de les passer à travers la moulinette de nos vertus modernes afin de les rendre acceptables pour tout le monde.
Serions-nous devenus naïfs au point de croire qu’effacer les traces de l’Histoire, aussi cruelles soient-elles, fera disparaître d’un coup de baguette magique, le racisme, les violences faites aux femmes, gays, lesbiennes ou transgenres ? Pensons-nous vraiment que faire table rase du passé nous permettra de vivre dans un monde bisounours où les différences auront disparu ? Ce désir de gommer toutes les différences ne nous mène-il pas tout droit vers un monde transhumaniste … c’est-à-dire un monde parfait mais sans humanité ? Pour être clair, une mise en perspective ou une tentative d’explication de nos erreurs me semblera toujours plus utile que l’effacement pur et simple des faits comme s’ils n’avaient jamais existé. N’est-ce pas cela qu’on appelle négationnisme ?😉
Un héros de notre temps (1) fait partie des livres qui représentent une époque dans une partie du monde bien précise et il me paraissait intéressant de le remettre au premier plan aujourd’hui dans notre ère à la mémoire courte. De plus, ce roman (publié en 1840) est important à plus d’un titre puisqu’il intervient au début de l’âge d’or de la littérature russe et préfigure l’arrivée de romans phares que seront ceux de Tolstoï, Dostoïevski et consort.
Qui était Lermontov ?
Il est impossible de partir dans une analyse du livre un héros de notre temps sans dire un mot sur la vie romanesque de son auteur, Mikhaïl Lermontov. En effet, il naquit en 1814 dans une noble famille moscovite. Adolescent turbulent, il finit par quitter Moscou et s’installe, avec sa grand-mère, à Saint-Pétersbourg avant de s’engager dans l’école des Cadets. Il développe très tôt un talent pour la poésie et se fait connaître dans toute la Russie pour son poème La mort du poète qui n’est autre qu’un texte à charge contre les courtisans du régime tsariste suite à la mort de Pouchkine. Cette liberté de ton l’enverra tout droit dans le Caucase russe et c’est là qu’il écrira une grande partie de ces textes les plus connus.
La fin de sa vie ressemblera, à s’y méprendre, à celle de Pouchkine ou encore à celle d’un des personnages du roman qui nous occupe puisqu’il mourut à l’âge de 26 ans des suites d’un duel au pistolet sur les hauteurs de la ville de Piatigorsk. Ou quand la réalité rejoint la fiction. 😉
Roman ou recueil de nouvelles ?
Comme indiqué plus haut, la genèse d’Un héros de notre temps trouve sa source lors du séjour de l’auteur dans le Caucase. Il nous conte les aventures de Petchorine, un officier dandy désabusé, à travers cinq nouvelles. Ce personnage se retrouve, tour à tour, à kidnapper une tcherkesse (Bèla) des griffes de sa famille, à démasquer une famille de contrebandiers sur les bords de la mer Noire ou encore à tenter de séduire une princesse (Mary) et qui se terminera par la fameux duel au pistolet.
Ce roman est déroutant à plusieurs égards. Tout d’abord parce qu’on aurait d’abord tendance à le classer dans la catégorie des recueils de nouvelles avant de se rendre compte qu’elles ont toutes, au moins deux points communs précis, c’est-à-dire, la description psychologique d’un personnage commun (Petchorine) ainsi que le thème du destin présent dans chacune des cinq nouvelles. Nous avons donc affaire à un roman, décousu certes, mais un roman quand même.
Ensuite, l’enchaînement des histoires ne tient pas compte d’un ordre chronologique. On se retrouve à jongler avec un Petchorine tantôt plus vieux, tantôt plus jeune, et cela participe au profil psychologique complexe du héros. C’est d’ailleurs ce fait que retiendra l’Histoire de la littérature puisque Un héros de notre temps est considéré comme le premier roman psychologique russe.
“ Je me demande souvent pourquoi je n’ai pas voulu marcher sur ce chemin que m’ouvrait la destinée, où m’attendaient des joies tranquilles et la paix de l’âme … Non, je ne me serais pas accommodé de ce lot ! Je suis comme un matelot né sur le pont d’un brick de corsaires ; son âme est habituée aux tempêtes et aux batailles et, rejeté sur le rivage, il s’ennuie et languit. (2) “
Le Caucase russe
Ce roman est aussi l’occasion de faire connaissance avec le Caucase russe. Une région qui sera souvent évoquée chez des auteurs tels que Griboïedov, Pouchkine ou encore Tolstoï. Lors de la rédaction (1837) et la publication (1840) d’Un héros de notre temps,la Russie est en pleine guerre du Caucase. Des dizaines de milliers de russes sont envoyés sur les champs de bataille du Sud dans le but d’annexer ce territoire.
L’histoire du personnage de Petchorine donne ainsi l’opportunité au lecteur d’approcher de plus près les ethnies caucasiennes telles que les tcherkesses, kabardes ou les tchétchènes. On y apprend leurs mœurs singulières souvent fondées sur le mépris des richesses et du luxe, sur l’hospitalité mais aussi sur le pouvoir de la parole et de la valeur guerrière. On retrouve, dans chacune des histoires du roman, ces valeurs mais aussi une instabilité géopolitique récurrente qui traversera les siècles. Il ne faut pas remonter à bien loin pour se rendre compte que ce territoire est une poudrière, rappelez-vous les guerres de Tchétchénie fin des années 90 – début 2000 …
Conclusion
Un héros de notre temps est un livre déconcertant par la manière dont il est construit mais aussi parce qu’il nous emmène sur les traces d’un personnage (Petchorine) désenchanté du monde, séducteur par ennui, vivant des événements dans ce Caucase si méconnu qui prend des allures de western sous l’écriture de Lermontov. Certes, la femme y est traitée comme un objet, tantôt kidnappée tantôt séduite par un héros manipulateur. Certes les personnages sont empreints d’une certaine violence dès qu’il est question d’honneur. Certes le rapport à l’animal (le cheval) frise la bipolarité, tantôt porté aux nues tantôt monté jusqu’à son essoufflement mortel … mais c’est aussi parce que ce genre de livres a pu traverser l’Histoire qu’il nous est permis, maintenant, de mieux comprendre notre monde sans faux semblant ni naïveté enfantine. 😉
Enfin, si l’envie vous dit de lire une anecdote d’un de mes périples dans cette région de la Russie, alors cela se passe ici: Fragment d’un voyage.
À bientôt,
(1) LERMONTOV M., Un héros de notre temps, Éditions Flammarion, 2003