La vitrine de Lily était détrempée, les gouttes y ruisselaient sans discontinuer depuis tôt le matin. Quel temps de chien ! Certes, il y avait bien eu les habitués. Charlotte, Robert, Ahmed, Édouard et puis … c’était déjà tout ! Quatre clients qui avaient acheté leur baguette quotidienne ainsi que l’une ou l’autre viennoiserie. Ces douceurs, d’habitude, partaient comme des petits pains et la réputation des croissants de Lily n’était plus à faire. Plus de trente ans qu’ils étaient le parfait mélange d’une croûte aussi fine que de la dentelle et d’un cœur moelleux à souhait. La boulangerie avait même sa référence dans le guide du Croutard : Une adresse gourmande et incontournable de la région ! mais, en ce jour de novembre, une pluie torrentielle avait décidé de tordre le coup à cette élogieuse recommandation.
Il était dix-huit heures et la boulangère se demandait si cela valait la peine de garder son magasin ouvert. De toute façon plus personne ne viendrait aujourd’hui.
Elle se retourna, prit la la longue manivelle afin descendre le volet métallique et, au même moment, le carillon de la porte d’entrée résonna. DILING-DILING!! Elle n’eut pas le temps de se retourner qu’elle sentit une puissante effluve parvenir jusqu’à ses narines. Un homme, d’une taille trop grande pour être de la région, se tenait devant le comptoir. Il était vêtu d’un impeccable costume-cravate et n’avait pas une seule trace de pluie sur lui. Sans doute s’était-il garé sur la place sans que Lily ne s’en aperçoive.
— Bonsoir Monsieur, comment puis-je vous aider ? débita-t-elle machinalement alors que son esprit se demandait comment une personne pouvait sentir une odeur si forte. Cela exhalait le cuir à plein nez mais il y avait aussi quelque-chose d’autre d’indescriptible.
Il fixa Lily dans les yeux mais ne répondit rien.
— Voulez-vous que je vous laisse regarder à votre aise ?
Toujours rien. Il continuait de la regarder sans prêter attention à la marchandise. Il est sourd comme un pot celui-là ! pensa-t-elle. C’est alors qu’il mit la main à la poche et un frisson parcourut le dos de Lily, et si c’était un braqueur ? Il n’y a plus que ça dans les faits divers, cela doit être ça, mince !
Elle garda un semblant de contenance en retenant son souffle et il sortit une petite baguette en bois sans piper mot et pointa une tartelette aux fraises. La boulangère était déconcertée d’autant plus que ce geste inhabituel était accompagné d’une deuxième vague de parfum. Elle qui avait toujours le bon mot pour chaque situation se retrouva sans voix, comme envoûtée.
Sans comprendre pourquoi, elle s’exécuta sans rien dire, emballa la petite pâtisserie dans une boîte traditionnelle Boulangerie Chez Lily tandis que l’inconnu avait déjà claqué le montant exact sur le comptoir. Elle resta immobile, cerclée par cette odeur qu’elle ne trouvait ni bonne ni mauvaise. C’était au-delà de ça.
Il prit sa marchandise, rangea sa drôle de baguette en bois et sortit. Il fallut plusieurs minutes à la boulangère avant de se ressaisir puis elle sortit sur le trottoir afin de regarder d’où était venu ce client insolite. Où diable avait-il disparu? Elle rentra dans son commerce et balança à voix haute :
— Il y a vraiment de drôles de zozos de nos jours ! Il faut absolument que je relise Le Parfum de Süskind !!
Un roman à succès
Le Parfum : Histoire d’un meurtrier (1) est un roman né sous la plume de Patrick Süskind. Il fut publié en 1985 et connut un destin fulgurant en devenant l’un des livres allemands les plus connus au monde. Il est traduit dans plus de quarante-huit langues et a été vendu à des millions d’exemplaires. Das parfum, Perfume, Il profumo, El perfume, Парфюмер! Ce succès tranche avec la vie de son auteur qui a toujours voulu rester loin du tumulte médiatique en ne donnant que de rares interviews et en refusant même certains prix littéraires.
L’histoire du roman est celle de Jean-Baptiste Grenouille, un orphelin né au XVIIIème siècle dans un quartier crasseux de Paris. Cet enfant avait deux particularités : son corps ne dégageait aucune odeur alors que son nez pouvait sentir et reconnaître n’importe quel arôme à des kilomètres à la ronde. Ces singularités l’emmèneront à vouloir créer le meilleur parfum jamais créé et il sera prêt à tout pour arriver à ses fins.
Le moins que l’on puisse dire est que le livre n’y va pas par quatre chemins pour planter le décor. Et ce, dès l’incipit:
« Au XVIIIème siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs.» (2)
Le thème principal
Il ne faut pas non plus retourner l’intrigue dans tous les sens pour comprendre que l’histoire tourne autour des sensations olfactives. Tel un parfumeur, Süskind nous immerge dans un monde où on ne voit pas avec les yeux mais avec le nez ! Les odeurs se font tour à tour putrides, délicieuses, originales, repoussantes, intrigantes, surprenantes, et c’est ce qui rend le roman si différent dans sa conception. Tout est une question d’odorat.
Dans la grande majorité des romans, les personnages sont passés au crible psychologique et cela s’arrête là mais, ici, l’écrivain allemand nous surprend en créant un monde olfactif qui ne lâche aucun des protagonistes. Ce parti pris fait la force du Parfum puisque le lecteur se met à imaginer des odeurs au fur et à mesure de l’histoire. On frise parfois l’overdose de cette thématique mais le roman est tellement bien construit qu’à aucun moment la lassitude ne vient. Et c’est tant mieux !
Un Parfum équilibré
« Et voilà que d’un coup tout disparaissait, la maison, le fonds de commerce, les matières premières, l’atelier, Baldini lui-même … et même le testament, qui aurait peut-être encore permis d’hériter de la manufacture !On ne retrouva rien, ni les corps, ni le coffre, ni les cahiers aux six cents formules. Tout ce qui resta de Giuseppe Baldini, le plus grand des parfumeur d’Europe, ce fut une odeur très mêlée, de musc, de cannelle, de vinaigre, de lavande et de mille autres matières, qui pendant des semaines encore flotta sur le cours de la Seine de Paris jusqu’au Havre.» (3)
Que dire du style d’écriture de Süskind si ce n’est qu’il est empli de simplicité, il va droit au but. Il n’y a, certes, pas d’envolées stylistiques notables et c’est peut-être pour cela que le roman fonctionne à merveille : d’un côté des mots efficaces et de l’autre une immersion totale comme si nous étions dans une parfumerie. Le tout relevé d’un soupçon d’enquête policière !
Enfin le Parfum : histoire d’un meurtrier est bien plus que ces quelques lignes, il nous fait voyager, à peu de frais, dans un autre siècle, dans des villes comme Paris, Montpellier, Grasse. Nous suivons la vie d’un meurtrier qui vit autant caché qu’en pleine lumière du jour. Ainsi, Jean-Baptiste Grenouille, le héros du roman, est à la fois un homme banal et un génie du mal utilisé jusqu’au bout de ses possibilités par l’écrivain, le tout se terminant par un fameux retournement de situation. Que demander de plus ?
À bientôt pour d’autres petites analyses ! 😉
BONUS: Le résumé du livre par Jean Rochefort
(1) SÜSKIND P., Le parfum : l’histoire d’un meurtrier, Éditions Fayar pour la traduction française, 1986.
(2) Ibid., P.9
(3) Ibid., P140-141