📑 TABLE DES MATIÈRES

  1. Le poème
  2. 🔎 L’analyse du poème
  3. Le contexte de création
  4. Une vision impitoyable de la Guerre
  5. La dénonciation du Mal spirituel
  6. La Nature comme contrepoint
  7. Conclusion

Le poème

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !


🔎 L’analyse du poème

Le Mal se dresse comme un cri, une fulgurance poétique qui, dès 1870, révèle la puissance subversive d’un jeune génie. Ce sonnet, loin d’être une simple observation, est une déflagration, un réquisitoire implacable contre l’absurdité de la guerre et l’indifférence des puissances, qu’elles soient terrestres ou divines. Il s’inscrit dans la lignée des œuvres de jeunesse d’Arthur Rimbaud, celles des Cahiers de Douai, où se forge déjà sa voix unique, à la fois classique dans sa forme et radicalement moderne dans son propos.

Ce poème de quatorze vers, agencé en deux quatrains et deux tercets, respecte la forme traditionnelle du sonnet et utilise l’alexandrin, mais cette apparente conformité masque une transgression audacieuse. Rédigé en août 1870, alors que la France est plongée dans le chaos de la guerre franco-prussienne, Le Mal est une œuvre profondément ancrée dans son époque, tout en résonnant avec une intemporalité saisissante.  

La question centrale qui guide cette analyse est la suivante : comment le poème Le Mal déploie-t-il une critique virulente de la guerre et de l’indifférence divine, tout en affirmant une vision poétique et humaniste de la nature ? Et comment cette double dénonciation s’incarne-t-elle dans une forme poétique à la fois maîtrisée et subvertie?

Pour répondre à cette interrogation, l’analyse explorera d’abord le contexte historique et biographique qui a nourri la révolte rimbaldienne, avant de plonger dans l’imagerie saisissante de la guerre et la déshumanisation qu’elle engendre. Elle se penchera ensuite sur la satire mordante de la religion et la douleur des mères, pour enfin examiner la place salvatrice de la nature et la manière dont Rimbaud, par sa maîtrise formelle, donne une force singulière à son message.


Le contexte de création

L’œuvre d’Arthur Rimbaud, bien que fulgurante par sa densité thématique et stylistique, fut brève, s’étalant sur seulement cinq années. Le Mal est un poème emblématique de cette période précoce, intimement lié aux bouleversements de l’année 1870, une époque charnière tant pour la France que pour le jeune poète.  

L’année 1870 marque un tournant majeur dans l’histoire de France avec le déclenchement de la guerre franco-prussienne. Arthur Rimbaud, alors âgé de seulement seize ans, réside à Charleville, une ville qui, bien que située à l’écart des fronts majeurs, n’en est pas moins affectée par les échos du conflit. Le jeune poète est un témoin indirect mais attentif des événements, lisant avidement les journaux qui relatent les combats, la violence et le nombre croissant de victimes. Cette immersion par procuration dans l’horreur de la guerre nourrit une indignation profonde qui transparaît avec force dans Le Mal.  

Le conflit de 1870-1871 représente une rupture dans la perception littéraire de la guerre. Loin des épopées glorifiant l’héroïsme, cette guerre pousse les écrivains à une démystification du phénomène guerrier. Le focus se déplace vers le quotidien brutal du soldat et les réalités sordides du champ de bataille, une approche que Rimbaud adopte et amplifie. Des figures littéraires majeures comme Victor Hugo et Leconte de Lisle, aux côtés de Rimbaud et Verlaine, s’emparent de l’événement pour le mettre en vers, témoignant de l’impact profond de cette guerre sur la création poétique. Le Mal s’inscrit ainsi dans ce courant de dénonciation, offrant une perspective crue et sans fard sur la brutalité du conflit.  

Une particularité frappante de l’approche rimbaldienne est la rapidité avec laquelle il réagit aux événements. Le Mal est daté d’août 1870, au cœur même du conflit. Cela révèle une conception de la poésie non pas comme une réflexion distanciée, mais comme une caisse de résonance et un médium de contestation immédiate. Rimbaud utilise son art pour exprimer une réaction viscérale, transformant l’horreur médiatisée en une expérience poétique brute et dénonciatrice. Cette démarche le distingue des approches plus traditionnelles ou héroïques de la guerre, qui tendaient à attendre un recul historique ou à en magnifier certains aspects. Pour Rimbaud, la poésie est un outil d’engagement politique et social, capable de réagir en temps réel aux atrocités perçues.  

Par ailleurs, le poème utilise des termes incisifs comme folie épouvantable pour décrire la guerre. Cette caractérisation de la guerre comme une folie trouve un écho singulier dans la propre conception poétique de Rimbaud. Dans sa célèbre lettre à Georges Izambard de mai 1871, il évoque ses colères folles et la nécessité d’un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens pour devenir voyant. Il existe ici une connexion profonde : la folie du monde extérieur, incarnée par la guerre et ses atrocités, semble non seulement nourrir mais aussi justifier la folie créatrice du poète. La violence et l’absurdité du réel précipitent son exploration des abîmes intérieurs et l’incitent à subvertir les conventions poétiques pour révéler une vérité plus profonde et plus douloureuse. Le chaos du monde extérieur devient ainsi un catalyseur pour une transformation radicale de l’expression poétique.  

Né à Charleville en 1854, Arthur Rimbaud grandit dans un environnement familial marqué par l’absence paternelle et une éducation stricte imposée par sa mère, Vitalie Rimbaud, femme dévote et autoritaire. Malgré ce cadre rigide, le jeune Arthur excelle scolairement, remportant de nombreux prix de littérature et de vers latins, démontrant une précocité intellectuelle remarquable.  

L’année 1870 est déterminante pour son développement poétique. C’est en janvier de cette année qu’il rencontre Georges Izambard, son professeur de rhétorique au collège de Charleville. Izambard, plus jeune et plus libéral que son environnement familial, lui ouvre les portes de la littérature contemporaine, lui faisant découvrir les Parnassiens, tels que Leconte de Lisle, Théodore de Banville, et Paul Verlaine. Sous cette influence, Rimbaud écrit ses premiers vers publiés, Les Étrennes des orphelins, parus en janvier 1870. Le poème À la musique témoigne également de son profond mal-être à Charleville et de son aspiration à la vie parisienne, perçue comme un lieu de liberté et de révolution.  

La personnalité rebelle de Rimbaud se manifeste également par ses multiples fugues en 1870. Il s’échappe à plusieurs reprises, notamment vers Paris, Douai, Bruxelles et Charleroi. Ces escapades, loin d’être de simples caprices adolescents, sont des quêtes de liberté et d’expériences vitales qui nourrissent directement sa création poétique. C’est lors de l’une de ces fugues qu’il confie ses poèmes, dont Le Mal, à Paul Demeny, des manuscrits qui seront plus tard rassemblés sous le titre de Cahiers de Douai.  

La précocité de Rimbaud, combinée à son génie poétique, lui confère une liberté de ton et une capacité à aborder des thèmes graves, comme la guerre et la religion, avec une audace et une absence de compromis rares chez des auteurs plus établis. N’étant pas encore formaté par les conventions sociales ou littéraires de son temps, il peut se permettre une démystification radicale des idéaux et des institutions. Cette jeunesse est une condition essentielle de sa subversion, lui permettant de briser les cadres établis avec une force inouïe.  

Les fugues de Rimbaud en 1870 ne sont pas de simples anecdotes biographiques ; elles sont une métaphore de sa propre émancipation intellectuelle et poétique. En fuyant Charleville et les attentes bourgeoises, il se lance dans une quête de liberté qui se traduit dans sa poésie par un affranchissement progressif des règles établies. Ses voyages et ses expériences de vie de bohème sont des conditions nécessaires à son dérèglement de tous les sens, une méthode qu’il théorise pour atteindre la voyance. Cette quête de liberté physique et mentale lui permet d’explorer de nouvelles formes et d’aborder des thèmes provocateurs avec une audace sans précédent.  

En outre, la critique religieuse virulente présente dans Le Mal trouve un fondement intellectuel dans l’influence de Pierre-Joseph Proudhon. L’idée que Dieu, c’est tyrannie et misère, Dieu c’est le mal résonne fortement avec l’anticléricalisme naissant de Rimbaud. Cette pensée lui offre un cadre philosophique pour sa dénonciation des institutions religieuses, le positionnant comme un rebelle et un poète engagé qui refuse les dogmes et les conventions de son époque.


Une vision impitoyable de la Guerre

Les deux quatrains de Le Mal plongent le lecteur au cœur de la guerre, dépeignant un tableau saisissant de l’horreur et de la déshumanisation par une imagerie sensorielle brutale et une critique acerbe du pouvoir.

Dès le premier vers, Rimbaud frappe par la force de son imagerie : Tandis que les crachats rouges de la mitraille. L’expression crachats rouges est une métaphore d’une violence inouïe. Le terme crachat, vulgaire et dépréciatif, confère d’emblée une image sale et répugnante à la guerre, la réduisant à une expectoration abjecte, loin de toute glorification. Le rouge fait directement référence au sang des soldats, établissant immédiatement un ton brutal et pathétique.  

L’enjambement au vers 2, Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu, est d’une efficacité redoutable. Il prolonge la sensation auditive du sifflement des balles, créant une impression d’agression continue et incessante. Plus encore, il juxtapose cette violence terrestre à la sérénité immuable de l’ infini du ciel bleu. Ce contraste chromatique et thématique est une antithèse puissante qui souligne l’absurdité de la destruction humaine face à la grandeur indifférente de la nature. Le bleu du ciel, symbole de paix et d’éternité, est souillé par le rouge et le bruit du carnage, exacerbant le sentiment d’horreur.  

Les couleurs continuent de marquer le tableau au vers 3 : Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille. Écarlates et verts sont des références directes aux uniformes des armées française et prussienne de l’époque. Le choix d’écarlates, qui intensifie le rouge du premier vers, accentue l’aspect sanglant et la violence de la scène. Rimbaud ne se contente pas de la vue ; il sollicite l’ouïe avec sifflent et le toucher avec des verbes d’action percutants. Les monosyllabes expressifs croulent (v.4) et broie (v.5) traduisent la rapidité et l’ampleur de la destruction, rendant la violence tangible. L’odorat est également sollicité par l’expression un tas fumant au vers 6, complétant cette immersion sensorielle brutale.  

Cette sollicitation de multiples sens pour dépeindre la guerre – la vue (rouge, écarlate, vert, bleu), l’ouïe (sifflent), le toucher (croulent, broie), et l’odorat (fumant) – constitue une forme de synesthésie de l’horreur. Ce procédé, que Rimbaud explorera de manière plus abstraite dans Voyelles, sert ici à rendre l’expérience de la guerre totale et immersive pour le lecteur. Il ne s’agit plus seulement de décrire ce qui est vu ou entendu, mais de traduire ce qui est ressenti dans l’atmosphère même du conflit, atteignant ainsi une voyance de l’horreur. Le poète transcende la simple description pour faire vivre au lecteur la brutalité et la saleté de la guerre.  

L’utilisation du mot crachats pour la mitraille est une rupture stylistique audacieuse. Au lieu d’un langage épique ou héroïque, souvent associé aux récits de guerre traditionnels, Rimbaud choisit un terme vulgaire et dépréciatif. Cette décision a pour effet de trivialiser l’acte de guerre, de le ramener à sa laideur la plus abjecte, et ainsi de subvertir toute tentative de glorification du conflit. C’est une forme d’anti-héroïsme qui préfigure le réalisme cru de la littérature de guerre moderne, dénuée de toute idéalisation. En désacralisant le vocabulaire de la guerre, Rimbaud déconstruit l’image romantique du combat et expose sa réalité crue.

La déshumanisation est un thème central des quatrains. Les soldats ne sont pas nommés individuellement ; ils sont réduits à des bataillons en masse, une expression qui souligne leur transformation en une entité indistincte, une simple force numérique destinée à être broyée. L’hyperbole fait de cent milliers d’hommes un tas fumant est d’une brutalité frappante. Elle achève la déshumanisation en réduisant les combattants à des restes calcinés, un amas informe et sans vie. Le verbe faire, habituellement associé à la création, est ici employé de manière ironique pour désigner une action de destruction massive, renforçant l’absurdité du carnage. Cette vision anticipe les horreurs des conflits modernes, où la vie humaine perd de sa valeur face à la machinerie de guerre.  

Au milieu de cette destruction, Rimbaud pointe du doigt la figure du pouvoir : près du Roi qui les raille. L’attitude du monarque est étonnante, légère et décalée. Au lieu de plaindre ses troupes ou de compatir à leur sort, il raille, c’est-à-dire qu’il se moque des boulets de canon et, par extension, de la mort de ses propres soldats. Cette figure du Roi peut désigner le roi prussien Guillaume Ier ou l’empereur Napoléon III, symbolisant l’indifférence cynique des dirigeants face à la souffrance de ceux qu’ils envoient au combat. Cette critique acerbe de l’autorité politique, accusée de mépris pour la vie humaine, est un élément clé de la dénonciation rimbaldienne.  

Face à cette cruauté et cette indifférence, le poète intervient directement au vers 7 avec une exclamation pleine de compassion : – Pauvres morts!. Ce ton pathétique rompt avec la description brutale et confère une dimension profondément humaine au poème. Rimbaud se positionne en défenseur des victimes anonymes, déplorant le gâchis des vies humaines dans cette folie épouvantable.  

En réduisant les soldats à un tas fumant ou à des bataillons en masse, Rimbaud prépare le terrain pour sa critique du Roi qui les raille. La déshumanisation extrême des victimes rend d’autant plus monstrueuse l’indifférence du pouvoir. C’est en montrant la vulnérabilité et la destruction des hommes que le poète peut le plus efficacement pointer du doigt la cruauté et le détachement de ceux qui ordonnent la guerre. Un lien direct est ainsi établi entre la violence subie par le peuple et la responsabilité cynique des dirigeants.

Le rire du roi au vers 3 établit un parallèle troublant avec le Dieu qui rit au vers 9. Cette symétrie lexicale n’est pas fortuite. Le rire, normalement associé à la joie, est ici perverti en un signe de cynisme et d’indifférence. Rimbaud suggère que les pouvoirs temporel et spirituel partagent une même distance méprisante face à la souffrance humaine. Le rire du roi préfigure et renforce la critique du rire divin, créant une symétrie de l’absurdité et de la cruauté des élites. La dénonciation de la guerre est ainsi indissociable de celle des figures d’autorité qui la permettent et l’observent avec détachement.


La dénonciation du Mal spirituel

Après avoir dépeint l’horreur de la guerre et la déshumanisation qu’elle engendre, Rimbaud déplace sa critique vers une sphère plus élevée, celle de la divinité et de l’institution religieuse, révélant un Mal spirituel tout aussi profond.

Les tercets introduisent un Dieu qui, loin d’être le protecteur bienveillant de l’humanité, est dépeint avec un cynisme mordant : Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées / Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or. Ce Dieu est immédiatement dévalorisé par l’article indéfini un et la tournure impersonnelle il est, qui lui retire toute singularité et grandeur, le réduisant à une entité parmi d’autres, sans majesté particulière.  

Le verbe rit est un monosyllabe percutant, mais son sens est ici perverti. Ce n’est pas un rire de joie ou de bienveillance, mais un rire de moquerie, d’indifférence, voire de complaisance face au luxe et à l’opulence des autels, de l’encens et des calices d’or. Le contraste entre la richesse ostentatoire de l’Église et la violence sanglante de la guerre décrite dans les quatrains est frappant. Rimbaud caricature un Dieu qui semble plus préoccupé par les richesses matérielles et les rituels ecclésiastiques que par le sort des hommes qui souffrent et meurent.  

L’indifférence de cette divinité est accentuée par l’image d’un Dieu qui dans le bercement des hosannah s’endort. Les hosannah, chants de louange et de supplication, n’ont aucun effet sur lui ; ils ne font que l’endormir, soulignant sa paresse et son détachement total face à la détresse humaine. Cette image d’un Dieu lointain et paresseux, absorbé par son propre confort, est une attaque frontale contre l’institution religieuse et ses symboles.  

La critique de Rimbaud est acerbe et transgressive. Il dépeint un Dieu anthropomorphe, non pas omniscient et bienveillant, mais cupide, paresseux et indifférent. Ce Dieu est une image inversée des hommes qu’il est censé protéger, se complaisant dans le luxe et les louanges tandis que l’humanité souffre. Le rire de Dieu est ici une manifestation de cynisme, une moquerie face à la misère qu’il observe sans agir. C’est une attaque frontale contre l’institution religieuse et ses symboles d’opulence, perçue comme complice ou, du moins, passive face au Mal du monde.  

Cette dénonciation radicale de la divinité s’inscrit dans un courant de pensée plus large, notamment influencé par Pierre-Joseph Proudhon, pour qui Dieu, c’est tyrannie et misère, Dieu c’est le mal. Rimbaud ne cherche pas à justifier l’existence du mal face à un Dieu bon, comme le ferait une théodicée classique ; au contraire, il accuse directement Dieu d’être une partie du problème, voire la source du Mal lui-même. Plutôt que de voir le mal comme une épreuve du libre-arbitre, Rimbaud le présente comme le résultat de l’indifférence divine. Cette théodicée inversée est une inversion radicale de l’image divine traditionnelle, faisant de Dieu non pas une solution, mais une composante de la souffrance humaine.  

Le poème établit un parallèle structurel et thématique entre la critique du roi et celle de Dieu. Les deux sont des figures de pouvoir lointaines et indifférentes. Cela suggère que, pour Rimbaud, la religion et l’État sont deux facettes d’un même système oppressif qui exploite et ignore la souffrance du peuple. L’anticléricalisme de Rimbaud n’est pas isolé mais s’inscrit dans une critique sociale et politique plus large, où la religion est perçue comme une institution avide et hypocrite, complice du Mal terrestre. Cette critique est particulièrement virulente dans les écrits de Rimbaud des années 1870-1871, période marquée par l’esprit révolutionnaire de la Commune de Paris.  

La figure des mères endeuillées est un élément poignant des tercets, introduisant une dimension profondément humaine et émotionnelle après la violence graphique des quatrains. Rimbaud dépeint la détresse des familles endeuillées avec une force particulière.  

Le poème décrit ces mères, ramassées / Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir. Ce tableau est d’un pathétique saisissant. Le rejet du vers 12/13 met en valeur le mot angoisse, soulignant l’intensité de leur douleur. L’adjectif noir associé au bonnet symbolise explicitement le deuil, renforçant l’image de ces femmes frappées par la perte. Elles incarnent la souffrance la plus pure et la plus désintéressée, celle des victimes collatérales de la guerre et de l’indifférence des puissants.  

Le geste de ces mères est d’une symbolique forte : elles Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir!. Ce gros sou représente la modeste offrande, le peu qu’il leur reste, un geste de sacrifice vain face à la cupidité divine. Le mouchoir est un objet à double sens : il est à la fois le réceptacle de la monnaie et le symbole de la peine et des larmes versées. Le fait que Dieu ne se réveille que pour cette obole, et non pour leur angoisse, révèle sa cupidité et son mépris pour la souffrance réelle. C’est un symbole puissant de l’exploitation de la foi et de la misère par l’institution religieuse, un point culminant de la dénonciation rimbaldienne.  

Le gros sou lié dans leur mouchoir est bien plus qu’un simple détail ; c’est un condensé symbolique de la misère du peuple et de la cupidité des institutions. Le sou incarne la pauvreté, le mouchoir leur deuil et leur chagrin, et l’acte de le lier un geste de précaution et de sacrifice ultime. La révélation que Dieu ne se réveille que pour cette modeste offrande, et non pour la douleur des mères, est le point culminant de la dénonciation de l’indifférence divine. Cela met en lumière l’exploitation de la foi et de la misère par l’institution religieuse, soulignant la perversion des valeurs.  

Les mères, par leur angoisse et leurs pleurs, contrastent fortement avec le Roi qui raille et le Dieu qui rit. Elles représentent la seule véritable humanité et compassion dans un monde dominé par la cruauté et l’indifférence. Rimbaud met en lumière que la vraie souffrance et la vraie générosité se trouvent dans le peuple, et non chez les élites ou les divinités qu’elles prétendent servir. La figure maternelle est ici un contrepoint moral essentiel, soulignant la perversion des valeurs dans la société de l’époque. Cette image finale intensifie le sentiment de pitié et d’indignation chez le lecteur, renforçant l’impact de la critique sociale du poème.


La Nature comme contrepoint

Au-delà de sa critique sociale et religieuse, Le Mal est aussi une œuvre qui célèbre la nature comme une force salvatrice et qui, par sa forme, témoigne de l’audace poétique de Rimbaud.

Au milieu du carnage et de l’indifférence divine, Rimbaud insère une parenthèse lyrique, une véritable ode à la nature. Cette évocation, placée aux vers 7 et 8, est un moment de grâce et de pureté : – Pauvres morts! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie, / Nature! ô toi qui fis ces hommes saintement!…. La nature est présentée comme un lieu de sérénité, de bienveillance et de protection, un havre de paix contrastant avec le tumulte de la guerre.  

L’apostrophe directe et la majuscule à Nature la personnifient et la divinisent. Elle est élevée au rang de divinité créatrice, pure et bienveillante, en opposition directe avec le Dieu cupide des tercets. Le passé simple fis souligne que son action créatrice est antérieure et intrinsèquement pure, en contraste flagrant avec la destruction engendrée par les hommes. Elle est la source de vie, une divinité alternative, sincère et désintéressée, capable de créer saintement.  

Le mot joie au vers 7, placé à la rime, s’oppose fortement au verbe broie du vers 5. Cette opposition, soulignée par la monosyllabie des deux termes, met en lumière le contraste fondamental entre la force destructrice des hommes et la capacité de la nature à engendrer la vie et le bonheur. Le contraste entre le ciel bleu des quatrains et l’été, l’herbe et la joie de la nature est un appel à une autre forme de spiritualité, une connexion authentique avec le monde vivant. La nature devient le seul refuge, la seule entité capable d’offrir une joie que les hommes, par leur folie, détruisent.  

En divinisant la Nature et en la plaçant en opposition au Dieu traditionnel, Rimbaud propose une forme de panthéisme ou, du moins, une spiritualité séculière. La Nature est le véritable créateur, désintéressé et harmonieux, contrairement au Dieu des autels. Cette idée, déjà présente dans Le Dormeur du Val, suggère que la véritable sacralité réside dans le monde naturel et non dans les institutions humaines ou les dogmes divins pervertis. C’est une quête de valeurs authentiques au-delà des conventions religieuses, une aspiration à une pureté originelle que seule la nature semble incarner.  

Les vers 7 et 8, encadrés par des tirets, constituent une rupture non seulement thématique (passage de la guerre à la nature) mais aussi formelle et émotionnelle. Ce sont les seuls vers où le poète intervient directement avec une apostrophe et une exclamation. Cette parenthèse n’est pas une digression ; elle est le cœur du poème, le lieu où Rimbaud exprime sa propre révolte et propose une alternative morale. Elle sert de pivot entre la dénonciation de la guerre et celle de Dieu, unifiant la critique antimilitariste et anticléricale sous le signe d’une aspiration à la pureté originelle et à une spiritualité ancrée dans le vivant.

Le Mal est un sonnet de quatorze vers, tous composés en alexandrins. Cette forme, héritée de la tradition classique et particulièrement prisée par le mouvement parnassien dont Rimbaud subit initialement l’influence, témoigne d’une maîtrise technique remarquable pour un poète aussi jeune. Cependant, cette apparente conformité est mise au service d’une subversion délibérée de ses propres règles.  

Rimbaud déroge aux conventions classiques des rimes de plusieurs manières. Il utilise principalement des rimes pauvres, où un seul son est en commun, et ne respecte pas l’alternance traditionnelle des rimes masculines et féminines. De plus, le schéma de rimes est croisé (ABAB/CDCD/EFF/EGG), s’éloignant du schéma embrassé (ABBA) souvent associé au sonnet classique. Ces écarts brisent l’harmonie attendue, créant une dissonance qui reflète la brutalité et le désordre du monde qu’il dépeint.  

La structure syntaxique du poème est également innovante : l’ensemble du sonnet est constitué d’une seule phrase. Les quatrains forment une longue subordonnée de temps ( Tandis que… ), retardant l’introduction de la proposition principale ( Il est un Dieu… ) aux tercets. Cette construction crée une tension dramatique, le lecteur étant immergé dans l’horreur de la guerre avant que ne soit révélée la cause ultime du Mal : l’indifférence divine.  

L’utilisation de l’enjambement est un autre procédé stylistique majeur. Au vers 2, Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu, l’enjambement met en relief la continuité de la violence. De même, au vers 12-13, Et se réveille, quand des mères, ramassées / Dans l’angoisse, il accentue la douleur et la détresse des mères. La ponctuation est expressive, avec des points d’exclamation et des tirets qui marquent les ruptures de ton et les interventions du poète. Les sonorités, telles que les allitérations en r ( crachats rouges de la mitraille, raille ) et en f ( infini, fumant ), ainsi que les assonances en a ( damassées, hosannah, ramassées, angoisse ), renforcent l’impact visuel et auditif du poème. Le rythme lui-même est délibérément rompu entre la violence soutenue des quatrains et l’immobilité apparente, puis le réveil cynique des tercets.  

Antoine Adam qualifie Le Mal de caricature poétique, un genre qui vise à ridiculiser son sujet par une vision exagérée et déformée. Cette approche n’est pas seulement thématique mais intrinsèquement liée à la forme. En utilisant des alexandrins et la forme du sonnet, qui peuvent conférer un ton léger et badin, Rimbaud crée un décalage ironique avec la gravité du sujet. La subversion des rimes classiques renforce cette idée de transgression formelle au service d’une transgression idéologique. Le poème utilise les codes pour mieux les dynamiter, transformant le genre en un véhicule puissant de la révolte.  

L’alexandrin, vers noble par excellence, est traditionnellement associé à la grandeur épique ou à la tragédie classique. Rimbaud l’emploie ici pour décrire des scènes d’horreur ( crachats rouges de la mitraille ) et de cynisme ( Roi qui les raille,  Dieu qui rit ). Ce détournement de l’alexandrin de sa fonction noble vers la description crue et la satire est une innovation majeure. Il démontre que la poésie peut embrasser la trivialité et la violence du réel sans perdre de sa force, mais en gagnant au contraire en impact et en modernité. Rimbaud prouve que la beauté poétique peut naître de la confrontation directe avec la laideur du monde, ouvrant la voie à une nouvelle esthétique.  

Pour synthétiser ces observations et offrir une vue d’ensemble structurée de la construction poétique de Le Mal, la synthèse suivante illustre les éléments formels clés et leurs effets stylistiques et thématiques :

StropheSchéma de RimesÉléments Formels ClésEffets Stylistiques & SonoresThèmes Dominants
Quatrain 1ABABAlexandrins, Enjambement (v.1-2), Monosyllabes ( broie )Allitérations en r ( crachats rouges… mitraille ), en f ( sifflent, infini ); Contrastes chromatiques (rouge/bleu)Violence du combat, Destruction, Indifférence royale
Quatrain 2CDCDAlexandrins, Ponctuation forte (tirets, exclamation)Assonances en an ( cent, dans, saintement ); Rupture rythmique (ralentissement)Déshumanisation, Pitié pour les morts, Pureté de la nature
Tercet 1EFFAlexandrins, Unité syntaxique (proposition principale), Monosyllabes ( rit )Allitérations en s ( nappes damassées, encens, calices ); Assonances en a ( damassées, hosannah )Cynisme divin, Opulence religieuse
Tercet 2EGGAlexandrins, Rejet (v.12-13)Sonorités dures ( ramassées, angoisse ); Adjectif noir (deuil)Souffrance maternelle, Sacrifice vain, Cupidité divine

Cette synthèse de la structure formelle et de ses effets est précieuse pour plusieurs raisons. Elle offre une vue d’ensemble claire et synthétique des éléments techniques du poème, tels que le schéma de rimes, la métrique, et l’utilisation de figures de style spécifiques. Elle facilite la compréhension et la mémorisation des caractéristiques formelles du sonnet et des innovations de Rimbaud, rendant des concepts complexes plus accessibles. En associant explicitement les éléments formels aux effets stylistiques et aux thèmes dominants, cette présentation visuelle renforce l’idée que la forme n’est jamais gratuite chez Rimbaud, mais qu’elle est intrinsèquement liée au sens et à la force de son message. Elle illustre concrètement comment la subversion formelle, comme l’usage de rimes pauvres ou d’un schéma croisé, sert directement la subversion thématique, notamment la critique de Dieu et du Roi. Enfin, une telle approche démontre une analyse approfondie et méthodique, allant au-delà de la simple interprétation thématique pour embrasser les aspects techniques de la poésie, ce qui souligne la rigueur de l’étude.


Conclusion

Le Mal s’impose comme un manifeste poétique d’une rare intensité, où Rimbaud, avec une maturité surprenante pour son jeune âge, déploie une double critique incisive. D’une part, il dénonce la guerre franco-prussienne, qu’il dépeint avec une brutalité sans concession, réduisant les soldats à des tas fumants et exposant l’indifférence cynique du Roi qui les raille. D’autre part, il s’attaque à un Dieu indifférent et cupide, qui rit aux fastes des autels et ne se réveille que pour les modestes offrandes des mères endeuillées, reflétant ainsi l’hypocrisie des institutions religieuses de son temps. Le poème est un cri de révolte contre l’absurdité de la destruction humaine et la perversion des valeurs, qu’elles soient terrestres ou célestes.

Par une imagerie saisissante qui sollicite tous les sens, une subversion audacieuse de la forme du sonnet et une utilisation expressive des sonorités, Rimbaud transforme le poème en un acte d’accusation puissant. Il ne se contente pas de dénoncer ; il crée une expérience sensorielle de l’horreur et de l’indignation, faisant de Le Mal une œuvre pionnière de la poésie engagée, annonçant la modernité radicale de son œuvre future. La façon dont il détourne l’alexandrin de sa fonction épique pour l’ancrer dans la réalité crue du carnage et de la satire est une innovation majeure, démontrant que la poésie peut embrasser la trivialité du réel sans perdre de sa force, mais en gagnant en impact.

Au-delà de son ancrage historique précis, Le Mal conserve une résonance intemporelle. Sa dénonciation de l’absurdité de la guerre, de l’indifférence des dirigeants et de la perversion des valeurs spirituelles demeure d’une actualité troublante. Le poème invite à une réflexion universelle sur la nature du mal, la responsabilité de l’humanité et la quête de sens face à la souffrance. La figure des mères, incarnant la véritable humanité et la douleur pure, continue de toucher le lecteur et de souligner la perversion des pouvoirs.

Ce poème, issu des Cahiers de Douai, trouve un écho particulier dans d’autres œuvres de Rimbaud, notamment Le Dormeur du Val, écrit la même année. Ce dernier, par un contraste saisissant entre la beauté apaisante de la nature et la révélation finale de la mort du soldat, poursuit cette même dénonciation de la guerre et de son absurdité. Le Mal est ainsi une pierre angulaire dans le parcours poétique de Rimbaud, marquant l’émergence d’une voix singulière qui allait bouleverser la poésie française par sa capacité à allier la maîtrise formelle à une révolte profonde et une vision prophétique.


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