Les Pauvres Gens | Fiodor Dostoïevski

Sans-abris, défavorisés, isolés, démunis, SDF… Il existe une galaxie de mots pour vous désigner du bout des lèvres, vous, les invisibles trop visibles. Comme si vous affubler de noms changeants enlevait de la misère à la pauvreté. On pousse l’aveuglement jusqu’à vous conceptualiser dans des tableaux et des graphiques afin de vous placer sur la courbe de l’indigence. La dèche a-t-elle progressé un peu, beaucoup ou à la folie ? Vous transformer en chiffres nous empêche de voir la réalité à nu. Il y a toujours une raison dans le fond de nos poches pour éviter de vous aider : désolé j’ai pas l’temps, il l’a bien cherché, il va aller s’acheter des bières de toute façon, j’ai pas d’argent sur moi

Et puis il y a la foultitude d’entre-nous qui passe devant vous sans-même vous calculer. Notre cerveau déploie sa faculté de déni poussée à son paroxysme et nous ignorons votre mendicité, votre carton et vos halls d’entrée. Il y a bien des jours où, grands princes, nous faisons tomber des pièces sonnantes et trébuchantes dans votre maigre escarcelle. Faire don de quelques poussières d’euros est un tel sacrifice que nous avons l’impression de donner un rein. Ça y est, nous venons de faire notre bonne action et nous nous sentons alors pousser des ailes qui nous emmènent déjà loin de vous, il ne faudrait pas entamer une discussion d’humain à humain, cela nous amènerait à faire tomber le masque de l’individualisme et de redevenir humain … trop humain (sic).  

Au rayon des romans montrant une des facettes de la pauvreté, il y a Les Pauvres Gens (1) de Fiodor Dostoïevski. Petite analyse.


Ce livre représente les débuts de l’auteur russe dans le monde littéraire puisqu’il s’agit de sa première œuvre. Elle rencontrera, dès sa parution, un certain succès qui placera Dostoïevski sur l’échiquier des auteurs russes à 23 ans seulement.

Des lettres et un style naissant

Les Pauvres Gens est une fiction épistolaire entre deux personnes qui habitent l’une en face de l’autre dans des immeubles délabrés. Il s’agit de Macaire et Varvara. Le premier un fonctionnaire sans cesse au bord de la ruine tandis que la seconde est une jeune fille que la vie continue de ne pas épargner. Ces deux personnes nous font entrer dans leurs petites joies mais, surtout, leurs tracas quotidiens dus à leur pauvreté. On découvre ainsi que Macaire vit dans le coin d’une cuisine d’un logement collectif et que Varvara est presque sans revenu depuis la mort de sa mère.

À travers la correspondance de ces deux personnages, Dostoïevski dévoile des tranches de vie typiques de la vie urbaine russe du XIXème siècle. Il déroule une histoire simple faites de variations comme l’existence seule peut en promettre, la pauvreté en toile de fond. Certes, Varvara et Macaire ne sont pas encore des héros dostoïevskiens caractéristiques mais on retrouve déjà l’intérêt de l’auteur pour tenter de percer l’âme humaine avec plus ou moins de succès :

Le plus fort, c’est que les gens riches n’aiment pas que les malheureux se plaignent à haute voix du mauvais sort. « Ils nous dérangent, ces importuns ! » disent-ils. La misère est toujours importune ; les gémissements des affamés les empêchent peut-être de dormir ! (2)

Comme dit plus haut, Les Pauvres Gens est un roman épistolaire qui va crescendo jusqu’à la séparation finale des deux protagonistes. C’est d’ailleurs dans cette dernière partie que l’on remarque le style barré de Dostoïevski qui fera sa renommée dans ses autres romans. En effet, le rythme des dernières lettres va, s’accélérant, jusqu’à l’ultime lettre de Macaire qui est un long monologue agité. Et si cette correspondance n’était rien d’autre que pure invention de ce personnage ? Lui qui aborde plusieurs fois dans ses missives le style, la littérature et un avis bien tranché sur celle-ci.

« Varinka, mon amie, mon petit oiseau, mon trésor ! On vous emporte, vous partez ! Ah ! Ils feraient mieux de m’arracher le cœur de la poitrine que de vous enlever à moi ! Comment acceptez-vous cela ? … Vous pleurez et vous partez ? à contrecœur ; donc on vous emmène de force ; donc, vous avez pitié de moi, donc vous m’aimez ! Et comment, avec qui vous allez vivre maintenant ? Là-bas, pour votre petit cœur ce sera la tristesse, la nausée, le froid. […] Si vous ne m’emmenez pas, je courrai de toutes mes forces, jusqu’à en perdre le souffle. Savez-vous seulement où vous allez ma petite amie ? » (3)

Le manteau de Gogol

Enfin, une autre œuvre du répertoire russe est sans doute à l’origine de ce roman. Il s’agit de la nouvelle Le manteau de Nicolas Gogol. Les deux récits parlent d’un fonctionnaire qui s’évertue à devenir quelqu’un malgré les différentes vexations. Du côté de Gogol cela donnera naissance à une histoire burlesque et fantastique, tandis que Dostoïevski s’en inspirera pour créer le personnage de Macaire, fonctionnaire lui aussi mais plus sentimental et dramatique que celui de Gogol.

À bientôt 😉

N.B. : En bonus, un article qui explique pourquoi Dostoïevski ne fait pas l’unanimité en Russie … mais ailleurs aussi. https://fr.rbth.com/art/81340-pourquoi-haine-dostoievski-russie


(1) DOSTOÏEVSKI F., Les Pauvres Gens, Éditions Gallimard, 2005.

(2) Ibid., P.154

(3) Ibid., P.188-189

7 réflexions sur « Les Pauvres Gens | Fiodor Dostoïevski »

  1. Et dans trois jours le bicentenaire de la naissance de Dostoïevski !
    Bonne journée.

    Aimé par 1 personne

    1. Tout à fait ! Quand l’un mourrait (Napoléon) un autre naissait (Dosto). Qu’est ce que 200 ans à l’échelle de l’histoire du monde finalement 🙃

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  2. Superbe analyse avec des revois à des articles passionnants. Je n’ai lu que crime et châtiment et ce n’est pas un livre qui m’a vraiment touché. C’était il y a pas mal d’année et vu l’intérêt que tu porte aux écrits de Dostoïevski, je pense qu’il doit y avoir des vrais raisons de m’y remettre. Avec ces pauvres gens ou plutôt l’idiot… Bon dimanche Johan !

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    1. Bonjour Alain et merci !

      J’aime beaucoup la littérature classique russe, ça doit aider pour aimer Dostoïevski. Comme tu l’as vu dans l’article de Russian Beyond, tu es loin d’être le seul à ne pas rentrer dans son univers. Ma subjectivité ne saurait que trop te conseiller de lire l’Idiot.

      Il reste ensuite le délicat sujet de la traduction chez Dostoïevski. Il avait tellement une écriture foutraque que certaines traductions françaises ont un peu enjolivé sa plume pour la rendre attrayante.

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      1. Aurais-tu une traduction a me conseiller pour l’idiot ?

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      2. Mon raisonnement va peut-être te paraître bizarre mais si tu as un peu été refroidi par un Dostoïevski… je te conseille la traduction d’Albert Mousset. Elle se permet sans doute un peu plus de liberté que la traduction au cordeau de Markowicz et cela peut aider à entrer dans l’univers dostoïevskien par la fenêtre quand la porte d’entrée est fermée …

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  3. Toutes mes excuses pour les fautes… C’est dimanche… même pas relu…

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