Journal (1867) | Anna Dostoïevski

Il y a de ces breuvages qui libèrent l’esprit ! Le sacro-saint triptyque café, thé et vin est de mise dans mes pérégrinations littéraires. Tel un réflexe de Pavlov, une séance de lecture déclenche en moi le rituel de la boisson. Déboucher une bouteille de rouge, sortir la cafetière italienne ou tremper une mousseline de thé est le préambule idéal aux mots d’un auteur. C’est le moment plaisir par excellence, celui où je décide de ralentir le rythme de la journée et de me verser dans une histoire. Ce moment privilégié ne pourrait aller de pair avec de l’eau ou une bière. Non. Cela se boit trop rapidement. Tandis qu’un verre de vin, par exemple, nécessite le fait de se poser. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si la thématique du vin revient souvent chez les poètes classiques, Rimbaud ou Baudelaire pour ne citer qu’eux. 

C’est donc dans une atmosphère chargée d’effluves torréfiées que je me suis versé dans les indiscrétions du journal Anna Dostoïevski (1). Plus de deux cents pages où la femme de l’illustre écrivain russe retrace le quotidien du couple. Une occasion rêvée de voir qui était Fiodor Dostoïevski au jour le jour.


Tout d’abord, il convient de noter que ce journal n’avait pas vocation à être divulgué en public. Anna l’avait rédigé en sténographie et avait mis les formes afin qu’il soit uniquement déchiffrable par elle-même. Ce n’est que des décennies plus tard qu’il fut traduit dans sa totalité pour le plus grand bonheur des biographes. 😉

Il s’agit d’un véritable carnet intime où Anna raconte les détails qui meublent ses journées depuis qu’elle et son mari ont déménagé à Genève en 1867. Le moins que l’on puisse dire est que le couple ne roulait pas sur l’or puisqu’elle raconte les moments d’angoisse quand elle se rend à la poste pour voir si sa famille lui a envoyé de l’argent. Le couple est à ce point sur le fil du rasoir qu’ils sont obligés de mettre leurs objets de valeur (vêtements, alliances, etc.) en gage. Alors pourquoi sont-ils dans la dèche à ce point? Tout simplement parce que Dostoïevski est un joueur invétéré. En pleine addiction, il quitte souvent Genève pour d’autres stations (comme Baden-Baden) et flambe le peu d’argent du couple, jurant ses grands dieux qu’il va revenir plein aux as et que la vie sera plus facile après. Malgré son jeune âge, Anna n’est point dupe :

“ Je suis allée à la poste, tout à fait sûre de recevoir une lettre dans laquelle il me demanderait de lui faire parvenir de l’argent pour son retour, parce qu’il avait tout perdu. Je suis une étonnante prophétesse: il est arrivé exactement ce que j’avais prédit. La lettre était, comme toujours dans ces cas-là, désespérée; il affirmait que c’était la dernière fois, que maintenant tout irait mieux, qu’il essaierait de mériter mon respect, etc., et, finalement, il me demandait de lui envoyer, sans perdre de temps, cinquante francs pour son retour. Il ajoutait que, néanmoins, il ne pourrait pas revenir avant jeudi. Je savais bien, ai-je pensé, qu’il en serait ainsi. Quelle honte! “ (2)                                                   

Ce journal, qui s’étale sur les quatre derniers mois de l’année 1867, permet aussi de voir le caractère de cochon de l’auteur russe. Son humeur est aussi changeante qu’une girouette, capable de moments doux, ensuite de se renfrogner sur un détail et de terminer par une dispute avant de se rabibocher. Dostoïevski était puéril et torturé mais, et c’est sans doute sa force, Anna ne se laissait pas marcher sur les pieds. Elle savait remettre son mari à sa place et c’est peut-être comme ça que le couple trouvait son équilibre.

Enfin, Anne relate la manière dont elle a rencontré l’écrivain et comment ils sont tombés amoureux l’un de l’autre alors qu’il était entrain de rédiger un roman qui a participé a sa renommée et que tout le monde connaît encore actuellement, … Crime et Châtiment.

“ Maintenant, je vais parler de la journée du 3 octobre de l’an dernier, car ce jour-là, j’ai été comblée de bonheur. C’était un lundi, le jour où, d’ordinaire, j’allais au cours de sténographie. Il était six heures de l’après-midi quand je suis arrivée au gymnase n°6; le cours n’était pas encore commencé. Je me suis installé à ma place habituelle, j’ai ouvert mes cahiers, m’apprêtant à écrire. C’est alors qu’Olkhine s’est avancé vers moi et m’a demandé de le suivre car il avait beaucoup de choses à me dire.

— N’aimeriez-vous pas avoir un travail de sténographie ? On m’a fait une offre qui, je pense, vous conviendra.

— Je ne sais pas si je suis assez forte en sténographie pour pouvoir accepter ce travail.

— Vous écrivez parfaitement bien, vous pouvez donc suivre la dictée. Vous êtes capable d’assumer ce travail, je vous assure.

J’ai demandé en quoi il consistait.

Un écrivain, Dostoïevski, rédige un roman. Il faudrait écrire sept feuilles seulement sous sa dictée… (3)       

Un livre à lire pour celles et ceux qui s’intéressent à la vie de Fiodor Dostoïevski. 😉


  1. DOSTOÏEVSKI A., Journal (1867), Editions des Syrtes, 2019.
  2. Ibid., P.221.
  3. Ibid., P.112

4 réflexions sur « Journal (1867) | Anna Dostoïevski »

  1. Super article une fois de plus ! Qui nous donne vraiment envie de lire le reste 🙂 Bravo à toi ! J’ai toujours grand plaisir à lire tes articles littéraires et autres « petits » billets d’humeur (et qui n’ont en définitive de petits que le nom)…
    XK

    Aimé par 1 personne

    1. Bonjour cher Kama,

      Merci et bonne continuation dans tes voyages poétiques!

      J’aime

  2. Un Journal est toujours surprenant, révélateur souvent d’une intimité de vie ou d’âme et qui ajoute un autre côté humain à une personnalité de génie
    Quelle découverte, Johan !

    Aimé par 1 personne

  3. Oui. Fiodor Mikhailovich avait de nombreuses lacunes et, apparemment, était complètement insupportable. C’était un joueur au vrai sens du terme.
    Mais nous avons dans ses romans des images volumétriques lumineuses, avec toutes les nuances d’expériences émotionnelles et de troubles, ressenties par l’écrivain de l’intérieur, des images de joueurs à la folie – des joueurs non seulement dans les casinos, mais aussi dans la vie. Et, en général, le roman « The Gambler », lu comme un roman policier, dont il est impossible de s’arracher.

    Aimé par 1 personne

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