Cela avait commencé dès la file d’attente. Des bouffées de chaleur et cette sensation d’être hagard, la bouche pâteuse. « Deux places pour La ligne verte s’il-vous-plait ». Ce qu’il peut faire chaud dans ce cinéma ! Il faut dire que cette affreuse moquette n’aide en rien. Tu ne trouves pas qu’il fait étouffant ? Non ? Bon. Direction la salle numéro quatorze. Je suis exténué, c’est fou, il faut que … je me remette … au sport. Ce … n’est … pas … norm… d’êtr …
C’est à ce moment-là que la machinerie de mon corps est devenue incontrôlable. Souffle haletant, battements frénétiques de cils, mal de nuque comme si le poids du monde s’était donné rendez-vous sur mes épaules. Le simple fait de me diriger vers les divans en face de la fameuse salle numéro quatorze m’a semblé durer une éternité. Et puis il y a eu la première syncope de ma vie. D’autres ont suivi ; s’étalant sur des années. On apprend à vivre avec mais ce qui m’a toujours surpris c’est qu’autant les signes avant-coureurs sont anxiogènes, autant la syncope en elle-même, cette chute, quand le corps s’effondre sur le sol, est une sensation de bien-être rarement égalé. Cela peut paraître insensé et pourtant, quand cela m’arrivait, mon être versait en une fraction de seconde dans un état de relaxation intense, comme si rien ne pouvait plus m’atteindre. Depuis lors, une chute n’est plus totalement un processus négatif, cela peut aussi être une révélation.
J’ai retrouvé cet élément paradoxal dans un des classiques de la littérature française, écrit par un certain Albert Camus et sobrement intitulé La Chute (1). Il y a d’ailleurs tant à dire sur ce livre qu’une petite analyse s’imposait d’elle-même😉.
L’histoire
Jean-Baptiste Clamence est un ancien avocat réputé de Paris. Il a vécu la gloire jusqu’à plus soif mais vit maintenant dans les bas-quartiers d’Amsterdam. Il fréquente quotidiennement le Mexico-City, un bar douteux. Il y conte ses exploits d’antan à un français de passage et met le doigt sur ‘événement qui a fait basculer son existence, c’est-à-dire le jour où il entendit une jeune femme chuter d’un point et se noyer dans la Seine. Clamence ne s’est jamais retourné pour s’assurer que la chute était bien réelle et n’a donc jamais porté secours à cette femme. Cet incident est fondateur de sa remise en question et va faire vaciller les certitudes de l’avocat au point de lui faire prendre conscience du vide dans sa vie.
Un roman clair-obscur
Albert Camus a créé cette histoire sous la forme d’un monologue. Il y a, certes, l’interlocuteur à qui s’adresse Clamence mais il n’est jamais qu’un faire-valoir anecdotique à tel point que l’on est en droit de se demander si le héros du roman n’est pas seul, dans ce bar, tel un pilier de comptoir qui noie ses problèmes dans l’alcool et se remémore sa chute sociale. La force de ce roman est justement de laisser planer le doute. Est-ce que Clamence parle vraiment à quelqu’un? La jeune fille s’est-elle réellement noyée? La performance sociale du héros, quand il vivait à Paris, n’est-elle pas un tantinet exagérée? La réponse à ces questions n’est pas limpide et c’est sans doute cette façon de jouer avec le clair-obscur qui donne toute la saveur à l’histoire.
Le principal n’est pas tant la somme des anecdotes racontées par Clamence que la prise de recul qu’il a sur lui-même. La psychologie du personnage est méticuleuse et réaliste. Camus nous laisse entrer dans l’âme humaine, faite de contradictions, d’égo et d’excuses mais aussi de jugements sur soi et de prises de conscience. À ce titre, le surnom que se donne Clamence, le juge-pénitent, en dit long sur son ressenti profond.
L’écriture
Comme dans l’Étranger, la plume d’Albert Camus est dépouillée. Point de respiration, et encore moins de tiret cadratin pour annoncer qui prend la parole. Le texte donne l’impression d’être écrit d’une traite, sans respiration, telles les confidences du héros qui fleurissent tout au long du roman. L’écriture de Camus, que je qualifie de neutre, fait fi des conventions et amène un rythme parfait pour l’exercice d’un examen de conscience (celui de Clamence).
En définitive, La chute est un classique qui se lit avec un autre regard avec l’âge, quand la patine du temps et les expériences de la vie nous ont donné de la consistance. Il aborde des thèmes universels qui resteront, je pense, indémodables. 😉
N’avez-vous jamais eu subitement besoin de sympathie, de secours, d’amitié ? Oui, bien sûr. Moi, j’ai appris à me contenter de la sympathie. On la trouve plus facilement, et puis elle n’engage à rien. « Croyez à ma sympathie », dans le discours intérieur, précède immédiatement « et maintenant occupons-nous d’autre chose ». C’est un sentiment de président de conseil : on l’obtient à bon marché, après les catastrophes. L’amitié, c’est moins simple. Elle est longue et dure à obtenir, mais quand on l’a, plus moyen de s’en débarrasser, il faut faire face. (2)
(1) CAMUS A., La chute, Éditions Gallimard, 1956.
(2) Ibid., P.35
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