À la seconde où j’écris ces lignes, des milliards d’informations transitent par internet. Le moindre battement de cils peut-être capturé par une caméra, votre position sur cette planète peut être géolocalisée par une armée de satellites et le timbre de votre voix est susceptible d’être enregistré, à tout moment, par le micro de votre smartphone. Notre être est scruté sous toutes ses facettes avec notre accord tacite. Que cela soit par inconscience, crédulité ou peurs en tout genre, nous sommes devenus asservis à la sacro-sainte technologie. Elle est notre nouvel horizon indépassable. Nous nous inclinons naïvement devant ce nouveau dieu et nous lui offrons notre servitude la plus volontaire.
Un des effets de bords est que l’Homme, pour la première fois de l’Histoire, est acculé par la rapidité des évolutions technologiques. À peine a-t-il le temps de comprendre grosso modo ce qui lui arrive, que de nouvelles options entrent, de gré ou de force, dans son quotidien. Là où, autrefois, il contrôlait les machines, le voici soudainement à se rendre esclave d’elles. Ce talon d’Achille est du pain béni pour les créateurs de gadgets pseudo-révolutionnaires qui, grâce à un matraquage publicitaire intensif, tirent sur de vieilles ficelles usées jusqu’à la corde mais qui continuent de fonctionner à merveille: Les peurs, les passions et la modernité. “Si tu n’achètes pas le tout dernier Floutch3.0 qui te rendra puissant, alors tu fais déjà partie de l’ancien monde. Au revoir”. Drôle d’époque où l’être humain se marchandise lui-même sous le joug de la technologie. 😉
Il ne tient qu’à nous de ralentir cette folle agitation qui a tendance à émietter notre existence. Et pourquoi pas en relisant des classiques de la philosophie tels que les Lettres à Lucilius (1) de Sénèque. Je vous livre ici une analyse de cette correspondance épistolaire qui pourrait nous donner des pistes pour mieux vivre.
Qui était Sénèque ?
Il convient d’abord de dire un mot sur l’auteur de ces lettres, Sénèque. Il naquit à Cordoue en – 4 avant J-C et mourut à Rome en 65. Conseiller à la cour impériale romaine sous Caligula avant d’être forcé de s’exiler en Corse sous le prétexte d’un adultère avec la sœur de ce même Caligula. Il reviendra, des années plus tard, en tant que magistrat dans la cité éternelle avant d’être le précepteur de Néron. Une relation qui ne tardera pas à tourner au vinaigre puisque l’empereur finira par haïr Sénèque au point de vouloir l’empoisonner dans un premier temps et ensuite de le contraindre au suicide.
En plus d’être un homme d’État, Sénèque était dramaturge et philosophe stoïcien. À travers des dialogues ou des correspondances imaginaires, il prônait une neutralité à toute épreuve que cela soit en rapport avec l’argent, l’amour, la vie ou la mort. Nous sommes d’ailleurs en droit de nous demander si les belles paroles de Sénèque, que l’on retrouve, entre autre, dans les Lettres à Lucilius, avaient une portée réaliste tant la vie du philosophe était tout sauf indifférente.
Enfin, la mort de Sénèque fut représentée de multiples fois dans l’art et un des tableaux les plus connus est sans doute cette peinture de Manuel Dominguez Sànchez.

Une correspondance fictive ?
Les cent vingt-quatre lettres qu’écrivit Sénèque au jeune Lucilius, alors gouverneur de Sicile, sont autant de conseils où le philosophe expose sa vision d’une vie paisible. Aucune trace d’un envoi ni aucune réponse de Lucilius ne prouve que cette correspondance fut réelle. Il semblerait que ces lettres soient non seulement destinées à un lectorat plus large mais aussi à Sénèque lui-même puisqu’il indique ceci dans la lettre VIII :
“ Je me suis non seulement écarté des hommes mais des affaires, et avant tout de mes propres affaires. Je travaille pour les hommes qui viendront. C’est pour eux que je consigne des choses qui pourront peut-être leur être utiles. Je leur adresse par écrit des avertissements salutaires, d’utiles préparations médicinales en quelque sorte, après en avoir testé l’efficacité sur mes propres blessures. Si elles ne sont pas complètement guéries, au moins ont-elles cessé d’empirer. ” (2)
En écrivant ces lettres, c’est lui-même que l’auteur romain exhorte au stoïcisme. On peut lire, en filigrane, ses erreurs et faiblesses ainsi que sa définition d’une vie meilleure. Sénèque ajoute aussi la manière à son propos puisqu’il était un parfait rhéteur, il parvient, en utilisant savamment le langue, à créer une foule de maximes à l’intérieur de ses lettres qui font toujours mouche à notre époque. De plus cette écriture sous forme épistolaire fait en sorte que le lecteur a l’impression que Sénèque s’adresse directement à lui et susurre ses sages conseils au creux de l’oreille.
Des lettres stoïciennes
Les thèmes abordés dans ces lettres sont vastes et variés. Il y a le temps, la richesse, la foule, la vieillesse, la souffrance, le corps, l’activité physique, la reconnaissance, la servitude, les plaisirs, la cuisine, etc. Sénèque dissèque la vie et donne son avis de stoïcien sur chaque élément. D’après l’auteur romain, l’existence dans son ensemble doit être la plus indifférente que possible. Il ne faut pas, par exemple, chercher à se distinguer mais simplement à “être”. Il faut se contenter du strict nécessaire, avoir une activité physique qui ne vide pas la tête mais qui, au contraire, renforce l’esprit ou encore manger des choses simples, sans fioritures.
Et c’est peut-être là que le bât blesse puisque malgré ses exhortations, Sénèque n’était pas vraiment celui qu’il conseillait d’être. Sa vie fut loin d’être indifférente et discrète. Faites ce que je dis, pas ce que j’ai fait 😉. La philosophie stoïcienne a sans doute le défaut de son avantage, elle est trop belle pour être réaliste, trop ambitieuse pour être pratique.
Il n’en reste pas moins que les conseils, que l’auteur romain égrène au fil des lettres, questionnent notre époque qui est l’exacte opposée de ce que préconisait le stoïcisme de Sénèque. Nous ne cessons de nous précipiter tous azimuts mûs par la peur, l’envie, le désir de paraître, sans nous arrêter un instant et faire réellement le tour de soi-même. À ce titre, lire ou relire ces lettres n’est certainement pas vain.
“ Il a bien recueilli les fruits de la sagesse, celui qui meurt aussi tranquille qu’au jour de sa naissance. Tandis que nous, nous tremblons à l’approche du danger. Plus aucun courage ; nous changeons de couleur, nous versons des larmes inutiles. Quelle honte ! Être inquiet au seuil de la quiétude ! La raison, la voici : dépouillés de nos biens, nous souffrons d’avoir gaspillé notre vie. Elle ne nous a rien laissé d’elle, elle a passé, coulé. Tout le monde veille non à bien vivre mais à vivre longtemps, alors qu’en fait il est donné à tout le monde de bien vivre, mais de vivre longtemps, à personne. “ (3)
(1) SÉNÈQUE, Apprendre à vivre: Choix de lettres à Lucilius, Editions Arléa, 2010.
(2) Ibid., P.33
(3) Ibid., P.67
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