La révolution numérique, cette mise en réseau de milliards d’individus, aura modifié notre communication à coup de hashtags, likes, followers et autres buzz (1). Avec l’avènement des réseaux sociaux c’est notre égo qui s’est vu démultiplié au détriment de notre esprit critique. Comme aurait dit Léon Zitrone “Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi !” Ceci dit, ne crachons pas dans la soupe, Internet est un outil génial pour quiconque veut se faire le porte-voix d’une idée ou d’une opinion à condition de ne pas faire primer la forme sur le contenu.

Pourtant, si la Sonate à Kreutzer (2) avait été publiée pour la première fois aujourd’hui, à l’ère du numérique, il y a fort à parier qu’elle aurait soulevé des débats houleux sur la possible misogynie qui la compose sans jamais aller voir plus loin dans le contenu et essayer de comprendre ce que cette nouvelle de Léon Tolstoï peut nous dire sur nous-même, notre rapport au couple ainsi que sur la place de la femme dans la société. Analyse.

Un roman machiste ?

Nous sommes en 1889, et dès le début de l’histoire, la vision du couple est au cœur d’un débat entre trois personnes dont une femme. Cette dernière a une version idéalisée de l’amour et semble coincée dans le carcan que la société de l’époque lui impose à son insu tandis que les hommes semblent plus au fait de ce qu’est réellement le couple. Cette dichotomie est accentuée par la misogynie d’un des hommes (le fameux Pozdnychev). Il prononcera, entre autre, une phrase lourde de sens, qui est pour moi une des clés de cette nouvelle de Léon Tolstoï:

“Que la femme craigne son mari !” (3)

Cette parole est directement tirée de la religion chrétienne puisqu’il s’agit en fait d’une phrase de l’épître de Saint-Paul aux Ephésiens: “Que les femmes soient soumises à leurs maris, comme au Seigneur.” Ainsi, puisque l’immense majorité des personnes est croyante en 1889, cette phrase agit tel un point Godwin qui clôt toute possibilité de débat sur l’émancipation réelle des femmes.

La place de la femme n’est pas le seul objet de cette nouvelle puisque le rapport à la sexualité est aussi passé à la moulinette religieuse. Le personnage principal, Pozdnychev, veut passer de la débauche à la continence sexuelle sans jamais trouver le juste milieu. Est-il utile de rappeler que de vouloir passer à tout prix d’un extrême à l’autre, est le meilleur moyen de rester enfermé dans son problème? Et quoi de mieux que la religion pour jouer le rôle d’horizon indépassable dans cette problématique (sic):

“La passion sexuelle, quelle que soit la mise en scène qui l’entoure, est un mal, un mal horrible qu’il faut combattre, et non encourager comme on le fait chez nous. Lorsque l’Évangile dit qu’un homme qui regarde une femme avec convoitise s’est déjà livré avec elle à la fornication dans son cœur, il a en vue non seulement les femmes des autres, mais expressément, et surtout, la propre femme de cet homme.” (4)

Un parallèle avec notre époque ?

Au travers les mots de Pozdnychev, Tolstoï s’épanche sur sa vision de l’amour, du couple, des difficultés que cela engendre pour les deux partenaires, sur le conditionnement de l’être humain et de la place de la femme dans la société. Il est dommage que ses digressions intéressantes par leur thématique n’arrivent pas à s’affranchir d’une religiosité trop prégnante car certains propos à contrario de ce que l’on vient de voir sont toujours d’actualité. Je pense notamment à la critique acerbe qu’il émet sur l’émancipation des femmes via deux extraits:

“On parle de la liberté et des droits de la femme. C’est exactement comme si des anthropophages engraissaient des prisonniers pour les manger tout en assurant qu’ils s’inquiètent de leurs droits et de leur liberté.”

“Aujourd’hui, on s’émancipe, on lui accorde tous le droits de l’homme, mais on continue à la considérer comme un instrument de jouissance, on l’éduque dans ce sens dès l’enfance et par l’opinion publique. Aussi reste-t-elle une esclave, humiliée, pervertie, et l’homme reste un possesseur d’esclaves corrompu” (5)

En lisant ces quelques lignes, comment ne pas faire le parallèle avec la place de la femme actuellement. Et spécifiquement à ces femmes qui pensent être libres parce qu’elles mettent des photos d’elles sur un réseau social tout en respectant, quasi à la lettre, ce que la société patriarcale veut d’elles: Cheveux lissés, sexy, à la dernière mode, mais jamais totalement satisfaite de leur corps, asservie aux diktats en vigueur. En dressant ce constat, faut-il préciser que ces femmes sont bien les victimes d’un système.

En conclusion, il me semble que la Sonate à Kreutzer de Tolstoï mérite d’être lue car elle nous apporte des éléments de réflexions supplémentaires quant aux rapports femmes-hommes mais aussi sur l’héritage qu’a laissé la religion dans nos sociétés au mieux athées. C’est sans doute cet héritage (soumission de la femme, détestation du corps, relation au sexe déséquilibrée, etc.) que nous continuons à trainer sans nécessairement nous en rendre compte.

Extrait audio


(1) https://www.neoptimal.com/blog/glossaire-medias-sociaux

(2) TOLSTOÏ L., La Sonate à Kreutzer, Le Bonheur conjugal. Le diable, Editions Gallimard, 2019.

(3) Ibid., P.159

(4) Ibid., P.195

(5) Ibid., P.202 et P.205.


Pour aller plus loin


6 réponses à « La Sonate à Kreutzer | Léon Tolstoï »

  1. […] pourrait attribuer ce même terme de triptyque à trois nouvelles de Tolstoï: Le Bonheur conjugal, la Sonate à Kreutzer ainsi que le Diable (1). Des écrits qui s’alimentent les uns les autres autour d’un thème […]

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  2. […] Sophie Andreevna Tolstoï est une femme profondément blessée par la nouvelle misogyne “La Sonate à Kreutzer” écrite par son célèbre mari. Elle estime qu’il s’agit d’une attaque ciblée à […]

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  3. […] pourrait attribuer ce même terme de triptyque à trois nouvelles de Tolstoï: Le Bonheur conjugal, la Sonate à Kreutzer ainsi que le Diable (1). Des écrits qui s’alimentent les uns les autres autour d’un thème […]

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  4. […] faire sur Tolstoï. D’ailleurs, la prochaine étape pour moi sera d’abord de lire la Sonate de Kreutzer (je n’aurai pas suivi l’ordre conseillé finalement…). Et ensuite, et surtout, de […]

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