Elle était jeune. Lui, nettement plus âgé.
Elle voulait l’amour. Il lui a fait treize enfants.
Elle était la correctrice. Lui, l’écrivain.
Elle vécu dans l’ombre. Il mourut en icône.
Elle l’aimait. Lui aussi, différemment.
Elle s’appelait Sophie et lui Léon.
Il a écrit la « Sonate à Kreutzer » et elle lui a répondu dans “A qui la faute?”
Ce roman peu connu de la littérature russe sorti pour la première fois en 1994, c’est-à-dire un siècle après sa rédaction. L’auteure, Sophie Tolstoï, l’épouse du mythique Léon Tolstoï, règle ses comptes avec ce dernier en pastichant une de ses œuvres à coups de détails autobiographiques. Analyse.
Une vraie auteure
Pour comprendre toute la portée du roman A qui la faute? (1) il faut une nécessaire remise en contexte. Sophie Andreevna Tolstoï est une femme profondément blessée par la nouvelle misogyne “La Sonate à Kreutzer” écrite par son célèbre mari. Elle estime qu’il s’agit d’une attaque ciblée à l’encontre de sa personne et décide de répondre à Léon Tolstoï en empruntant un chemin qui l’atteindra directement: celui de l’écriture. Il faut dire qu’elle ne s’est pas improvisée écrivaine du jour au lendemain puisqu’elle était déjà la lectrice, correctrice et première critique des œuvres de son mari.
Pour répondre au roman misogyne de Tolstoï, elle reprend dans sa fiction la trame de la Sonate à Kreutzer — une femme mariée trop jeune qui découvre les réalités du mariage ainsi que les affres d’un mari jaloux maladif — et y ajoute une foule d’indices à caractère autobiographique qui concernent son propre couple:
“Entre-temps, Anna s’habituait peu à peu à sa position et s’attachait à son mari. Elle essayait de participer autant que possible à sa vie et aspirait à l’aider. Elle l’accompagnait dans ses déplacements liés à la gestion du domaine, lisait ses articles et recopiait en reportant les corrections ; le soir, le prince ou Anna lisait à haute voix de nouveaux livres ou des revues dans la chambre de la vieille princesse.” (2)
Ainsi, les états d’âmes d’Anna — l’héroïne du roman — concernant son malaise face à sa nouvelle vie d’épouse ne sont pas sans rappeler la vie de Sophie Tolstoï, alors âgée de dix-huit ans, et qui épousa un Léon Tolstoï de vingt-cinq ans son ainé. Nous pouvons aisément comprendre le choc que pouvait produire un mariage pour les jeunes femmes qui passaient, en un claquement de doigts, de la période de l’enfance à celle de l’adulte. Le fantasme du mariage version conte de fées se voyait ainsi explosé dès les premiers jours de vie commune.
Dans “A qui la faute?” l’auteure dépeint non seulement un mari d’une jalousie maladive mais aussi un homme faisant fi de toutes considérations lorsqu’il était question de sexualité:
“Elle se souvenait aussi des nuits où, ayant passé plusieurs heures d’affilée auprès d’un petit malade, elle se retirait, exténuée, dans sa chambre dans l’espoir d’y goûter un peu de repos et où le prince, sans remarquer sa fatigue ni son chagrin, lui ouvrait son étreinte et réclamait sauvagement, passionnément qu’elle répondre à ses avances ; alors, épuisée physiquement et moralement, offensée par son indifférence, elle pleurait sans qu’il y prêtât attention, mais se soumettait à ses désirs, craignant de perdre l’amour de l’homme auquel elle avait jadis confié sa vie.” (3)
Une comparaison
Il est permis de faire un parallèle avec la vie du couple Tolstoï qui eut treize enfants. Sophie Tolstoï écrira d’ailleurs dans son journal intime (4) avoir été tourmenté, dès les premiers jours de son mariage, par l’amertume de ne rencontrer chez son époux qu’un désir charnel, elle qui désirait quelque-chose de plus grand qu’eux, qui les élève plus qu’il ne les laissent chevillés à un besoin naturel tel que le sexe. Le personnage d’Anna ne dira pas autre chose, elle qui aime parler de philosophie et qui se questionne sur ce que devrait être une vie saine.
Ainsi, si nous mettons les deux romans, “La sonate à Kreutzer et “ A qui la faute? ” côte à côte, nous pouvons nous rendre compte que l’évolution des deux héroïnes est en parfaite opposition. Chez Léon Tolstoï, elle vivra une fugace passion sensuelle avec une autre personne que son mari tandis que chez Sophie Tolstoï, sa recherche de pureté prendra le pas sur toute considération sentimentale. D’un côté un roman qui semble accuser la faiblesse de la femme et de l’autre une réhabilitation qui passe par des raisonnements métaphysiques. C’est d’ailleurs ce qu’on pourrait reprocher à l’auteure russe qui semble se perdre dans des considérations religieuses juste pour essayer d’atteindre Léon Tolstoï en plein cœur.
Mais au final comme l’énonce le titre, à qui la faute? 😉
(1) TOLSTOÏ S., A qui la faute ?, Editions Albin Michel, 2010.
(2) Ibid., P.66
(3) Ibid., P.96
(4) TOLSTOÏ S., Ma vie, Editions des Syrtes, 2010.
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