Nous avons tous vécu un événement particulier qui a conduit notre vie à la croisée des chemins. Un grain de sable, une rencontre, un incident, une confrontation brutale avec la mort. Ce moment nous a marqué au fer rouge et est devenu, malgré nous, un point de repère dans la ligne du temps de notre vie tel un curseur que l’on placerait avec exactitude sur une règle. Ce point de bascule est inscrit à tout jamais dans notre mémoire, voire dans notre corps, et il n’est pas rare, des années après, de se retrouver face à un détail, à priori insignifiant, qui nous replonge, de manière troublante, dans l’événement “comme si c’était hier”.
Un livre témoignagne
Le Lambeau de Philippe Lançon (1) est le récit autobiographique d’un homme dont la vie a basculé, au sens propre comme au figuré. Le 7 janvier 2015, deux personnes ont déboulé dans la salle de réunion de Charlie Hebdo et ont fait feu, ne laissant que quelques survivants derrière eux dont Philippe Lançon. Un vivant défiguré parmi les morts.
« Qui » devient-on quand on survit à un attentat dont l’onde de choc se fait encore sentir des années plus tard? Entre réflexions personnelles et reconstruction, le journaliste-écrivain lève un coin du voile sur cette période grise qu’il a vécue, entre l’attentat de Charlie Hebdo et celui du Bataclan. Analyse d’un récit intime. A mille lieues du sensationnalisme qui accompagne trop souvent ce thème.
L’écueil du livre-choc est évité d’entrée de jeu quand on se rend compte à quel point Philippe Lançon est imprégné de culture. Entre sorties au théâtre, critiques littéraires et références cinématographiques ou musicales, il n’est pas anodin de penser que c’est ce rapport intime avec la culture qui va lui permettre de garder la tête hors de l’eau pendant de sa pénible reconstruction.
L’art est une nourriture pour l’esprit et une de ces digestions peut nous amener à réfléchir sur notre condition d’être humain. Ainsi, nous ne sortons jamais indemne d’une pièce de théâtre ou d’un roman. Les effets peuvent mettre du temps à se faire sentir mais, même de manière imperceptible, ils sont bien là, à nous questionner finement.
Là où la reconstruction maxillo-faciale de Philippe Lançon est telle une mer déchaînée, la culture est un phare sur lequel il a sans doute pu s’appuyer pour garder le cap.
La parole écrite est aussi celle de la dichotomie de l’auteur depuis le jour de l’attentat. Il se sent mort parmi les vivants, vivant parmi les morts. Il pense à préparer sa carte Vitale alors qu’il sort d’un carnage. L’événement a vidé l’homme de sa substance. Pire, il l’a placé entre deux eaux:
« Cette contradiction, il faudra t’y faire, lecteur, car, depuis l’attentat, il est exceptionnel qu’en éprouvant ou en pensant à une chose je n’éprouve ou ne pense pas aussitôt la chose contraire ». (2)
C’est cette lucidité, malgré le traumatisme enduré, qui permettra à Philippe Lançon de se maintenir aussi à flots. On peut être vidé et, justement, être prêt à se laisser inonder par une profonde remise en question afin d’en sortir par le haut. N’est-ce pas là une manière comme une autre d’entrer en catharsis après un effondrement personnel?
Le visage … ce passeport
Au delà de ses préoccupations métaphysiques, la plume de l’auteur ne nous ménage pas son quotidien dans le milieu hospitalier. Une vie balancée entre le cocon protecteur qui entoure chacun des gestes du journaliste et la fragilité du même journaliste face à la chirurgie maxillo-faciale. Philippe Lançon reste un homme blessé au visage. On aurait tendance à l’oublier mais cette partie du corps est notre passeport pour autrui. Nous nous présentons aux autres avec notre visage. Un nez déformé ou, comme dans ce cas-ci, un menton détruit, et c’est notre identité toute entière qui se met à vaciller. Le Lambeau est le récit de l’enchaînement des opérations chirurgicales afin de rendre à Philippe Lançon son visage – un nouveau visage.
Ce livre-témoignage est aussi celui du patient pris, bien malgré lui, dans les obligations de sa nouvelle condition: Être fort et courageux. Le patient n’a pas d’autre choix que de l’être. Philippe Lançon écrit avec pudeur son état physique et ce n’est pas sans rappeler un autre récit. Celui de Jean-Dominique Bauby dans Le Scaphandre et le Papillon(3). L’un a eu, pendant quelques-mois, une ardoise et un feutre pour seul moyen d’expression tandis que l’autre clignait des yeux afin de communiquer. La comparaison s’arrête peut-être là.
Enfin, comme le dit Chloé Bertolus(4), la chirurgienne de Philippe Lançon, le Lambeau est devenu un manifeste pour certaines personnes qui connaissent de près ou de loin le milieu hospitalier. Et le succès du récit tient, en partie, dans la relation particulière entre le chirurgien et le patient. Peut-être est-ce aussi ce dernier terme – patient – qui rend ce livre hors-norme. Rarement un auteur aura croqué, avec tant de réalisme, la patience dont doit faire preuve le patient quand il est hospitalisé.
P.-S. : Afin de compléter cette analyse personnelle, voici une des rares interviews détaillées qu’a donné Philippe Lançon au journal suisse Le Temps:
https://www.letemps.ch/culture/philippe-lancon-ecrire-me-permet-dechapper-corps-douleur
(1) LANÇON P., Le Lambeau, Editions Gallimard, 2018.
(2) Ibid., P.134.
(3) BAUBY J., Le scaphandre et le papillon, Editions Robert Laffont, 2007.
(4) https://www.liberation.fr/france/2019/02/05/chloe-bertolus-a-visage-humain_1707534
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