Lolita | Vladimir Nabokov

Lolita - Vladimir Nabokov - Les Petites Analyses - Johan Creeten

Il faut savoir vivre avec son temps. Elle ne fait pas ses quarante ans. L’âge c’est avant tout dans la tête”.

Nous connaissons toutes et tous ces phrases formatées que l’on répète machinalement à qui veut bien l’entendre sans se rendre compte qu’elles sonnent comme des coquilles vides. Ces fausses maximes en disent long sur notre course à l’éternelle jeunesse. Il suffit de regarder autour de soi pour remarquer à quel point ce désir de rajeunissement est prégnant voire obsédant. Nous ne pouvons d’ailleurs pas nous étonner qu’un commerce (florissant) s’articule autour de cette faiblesse narcissique. Il nous est plus facile de se voiler la face en courant après l’inexorable plutôt que d’accepter la trace du temps qui s’imprime sur notre corps.

Je me suis demandé quel livre n’avais-je pas encore lu dans ma bibliothèque et qui m’évoquait cette thématique de l’âge. Il ne m’a pas fallu une minute pour qu’un roman pointe le bout de son museau : Lolita de Vladimir Nabokov. (1)

Une histoire scandaleuse et un style

De par le fait que le nom « lolita » soit entré dans le langage courant, je pensais, à tort, qu’il s’agissait d’un livre classique sur une fille aux allures sensuelles. Mal m’en a pris puisque l’histoire que nous conte Vladimir Nabokov est celle d’une relation incestueuse entre un homme de trente-sept ans (Humbert Humbert ) et sa belle-fille fille de douze ans (Dolores Haze).

Ce thème peu ragoutant aurait pu avoir raison de ma lecture au bout d’une dizaine de pages mais c’était sans compter sans le talent de Nabokov qui, avec son style mémorable et reconnaissable entre mille, arrive à rendre cette histoire captivante. Il en est ainsi dès l’incipit du roman qui annonce la couleur sans détour. Rythme, coupures, musicalité, jeux de mots et bien entendu ce thème choquant (à juste titre, mais dois-je le souligner) qu’est la pédophilie.

Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta.

Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. (2)

L’écrivain peut-il tout écrire ?

Ainsi, dès les premières lignes on se se sent taraudé par une question du genre : Est-ce qu’un écrivain peut écrire sur tout? Ma réponse est oui. Un roman est une fiction et son essence même est de nous émouvoir (quelle que soit l’émotion) et de susciter notre réaction. Ce genre littéraire que représente le roman a le luxe de pouvoir se priver de toute morale. Si l’auteur a envie de composer une histoire autour d’un crapuleux criminel, c’est son droit le plus légitime, ses personnages étant fictionnels. Si nous devons nous priver de tous les criminels et de toutes les horreurs de roman, nous n’avons plus qu’à brûler une bonne partie de la littérature. Le geste littéraire et la réalité sont deux éléments distincts.

Il serait biaisé de résumer ce roman uniquement pour son côté sulfureux. Nabokov échafaude l’histoire à la première personne du singulier à travers les yeux du personnage principal, Humbert Humbert qui lui-même utilise parfois la troisième personne pour se définir. Cette alternance constante entre le “je” et le “il” apporte une puissance à la psychologie déviante de Humbert Humbert. Nous avons envie de savoir qui est ce personnage et jusqu’où il est capable d’aller dans sa folie. C’est là toute l’efficacité de ce roman. Il arrive à nous tenir en haleine de bout en bout.

L’un des autres intérêts de cette fiction est le style utilisé par Nabokov. Il n’a de cesse de jouer avec les mots, les noms propres et les tournures de phrases. Ainsi, autant le personnage principal voue une passion maladive pour Dolores Haze, autant les autres, secondaires, se voient ironisés et affublés de sobriquets.

Nabokov n’hésite pas à provoquer le lecteur dans le but, sans doute, de soulever une réaction épidermique:

Cher lecteur, je vous en prie : quelque exaspération que vous inspire le héros de mon livre, cet homme au cœur tendre, à la sensibilité morbide, infiniment circonspect, ne sautez pas ces pages essentielles ! Imaginez-moi ; je n’existerai pas si vous ne m’imaginez pas ; essayez de discerner en moi la biche tremblante qui se tapit dans la forêt de mon iniquité ; sourions un peu, même. Après tout, il n’y a pas de mal à sourire. (3)

En définitive, ce classique de la littérature du XXème siècle mérite d’être lu parce qu’il est écrit avec un talent du verbe rarement égalé et qu’il aborde la sulfureuse thématique de la pédophilie d’une manière unique. Certes, ce livre n’est pas à mettre entre toutes les mains mais je suis convaincu de l’intelligence des lecteurs qui savent faire la part des choses entre fiction et réalité.


(1) NABOKOV V., Lolita, Editions Gallimard, 2001.

(2) Ibid., P.31

(3) Ibid., P.226

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12 réponses à « Lolita | Vladimir Nabokov »

  1. Avatar de armoirealire

    Belle chronique qui me donne envie de découvrir ce livre. Il est dans ma bibliothèque depuis un moment mais je dois dire que c’est le genre de livre qui en impose et qui m’inquiète un peu. J’espère sauter le pas en 2020. Merci de me rappeler que je dois absolument le lire 😉

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    1. Avatar de Johan

      Merci à vous. Lolita est d’autant plus interessant qu’il est écrit dans un style propre à Nabokov. Impossible de trouver un point de comparaison avec un autre auteur. Il a, pour moi, allègrement sa place dans les classiques du XXème siècle.

      A bientôt et au plaisir de lire vos chroniques dès que l’occasion m’en est donnée 😉

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  2. Avatar de princecranoir

    Je ne connais l’histoire qu’à travers le film de Kubrick (changé en Stanley Lubrique par les contempteurs de l’époque), mais voilà un roman bien sulfureux par mes temps qui courent. Il en devient d’autant plus intéressant à lire du coup.

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    1. Avatar de Johan

      J’ai justement regardé le film de Kubrick récemment. Même si je suis relativement déçu de cette adaptation cinématographique un peu trop gentille à mon goût, la prestation de Peter Sellers est tout bonnement géniale.

      Rien que pour la scène d’ouverture ce film vaut le coup d’oeil:

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      1. Avatar de princecranoir

        Sellers est phenomenal en effet.
        J’aime le film non pas pour sa fidélité au livre (car dans un autre registre, les amateurs du Shining de King n’ont pas été tendre avec le film), mais pour ses qualités purement cinématographiques comme durant cette scène en effet, et son prolongement final lors duquel il tente mille et un stratagèmes pour ne pas se faire tuer.

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  3. Avatar de Lolita, Vladimir Nabokov – Pamolico, critiques romans et cinéma

    […] Ils en parlent aussi : Élucubrations ursidées, Des collines de papier, L’allée des livres, Livresque 78, Ouvrez-moi, Les petites analyses […]

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  4. Avatar de Sonietchka | Ludmila Oulitskaïa – Les Petites Analyses

    […] le père tombe amoureux. La manière dont est décrite Jasia n’est pas sans rappeler une certaine Lolita de Nabokov (le côté glauque en moins) puisqu’elle est tour à tour lascive, charmeuse et […]

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  5. Avatar de Patrick Blanchon

    Toujours fascinante cette confusion entre le « je » et le « il » dans la narration. Spécifiquement dans ce livre dont vous faites une chronique très agréable à lire et qui rend tout à fait justice à son auteur.
    Et du coup, que penser simultanément des ouvrages de Gabriel Matzneff dont il aura été question pour meubler le vide interstellaire de l’actualité avant Covid et dont les dernières récompenses datent de 2013 ? Ses thèmes approchent à peu près le même vertige … ? cependant la mentalité des lecteurs a changé depuis la parution de Lolita et le nombre de scandales liés à des affaires peu ragoutantes. ( a t’elle vraiment changé cette mentalité ou veut on nous le faire croire ? sous couvert de poncifs politiquement corrects ?)

    Ils ne sont plus à la mode désormais, et peut-être proches de passer au pilon ou à finir en autodafé.

    Cela montre encore la confusion entre l’homme et le narrateur de toute histoire, souvent mal comprise depuis l’extérieur et aussi les gouffres qui peuvent encore séparer l’art de la morale.
    On se perdra encore un bon moment à tenter de réunir toutes ces différences dans une éthique
    avant de comprendre qu’il n’est question que de poésie.

    Ce qui sauve Nabokov du très horrifique destin d’un Matzneff c’est son humour et le relief escarpé de son âme russe, exotiques comme ceux de Dostoïevski.

    Leurs ouvrages ce sont des poèmes finalement et peu importe qu’on prenne la crapulerie ou la déviance pour sujet d’odes ou de roman. Mais si on n’en fait qu’une chronique ça risque bien de mal tourner. Encore qu’il y aurait beaucoup à dire sur la compréhension des chroniques, leurs interprétations et toute la confusion que ce genre peut produire sur les esprits fâcheux

    Donc un roman ça peut aussi être un poème tout comme une chronique, comme aussi les croissants excellents que fabrique mon boulanger.

    D’ailleurs l’expression est si rigolote que le bon sens commun s’en sera emparée pour s’arrêter devant l’abime et s’en préserver : « oh Lolita c’est tout un poème disait quelqu’un qui ne l’avait jamais lu, qui en avait juste entendu parler.

    Bonne journée !

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    1. Avatar de Les Petites Analyses

      Bonjour Patrick,

      J’avoue ne pas suivre l’actualité de manière régulière. Il y a évidemment les affaires Matzneff et Duhamel mais je ne peux rien dire à ce sujet tant ma connaissance sur ces dossiers frise le zéro absolu.

      Quant à Lolita de Nabokov, c’est pour moi une des œuvres les mieux écrites du répertoire mondial qu’il m’ait été donné de lire, n’en déplaise aux esprits chagrins qui ne savent pas faire la distinction entre fiction et réalité. Il est dommage de devoir répéter quelque-chose qui pourtant coule de source: Nabokov n’a jamais été accusé d’abus sexuels sur des enfants.

      J’élargis un peu le spectre et il me semble que l’air du temps est au binaire. Une partie de la société ne cherche pas à comprendre les nuances et à obtenir des explications circonstanciées. Encore moins à vérifier ses sources. Elle se raconte une fiction manichéenne et la prend pour vérité établie.

      Je pense que Nabokov aurait dû recevoir un Nobel de littérature pour ce roman en 1965. 😉

      À bientôt

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    2. Avatar de janet
      janet

      Effectivement, la différence de traitement entre l’œuvre de Matzneff et celle de Nabokov s’explique par le fait que Nabokov a écrit une pure fiction, dans laquelle il met en scène un personnage pédophile qui n’est pas lui. Matzneff au contraire, se servait de son talent pour justifier ses actes et ses penchants pédophiles. Deux hommes très différents, deux oeuvres très différentes, et donc deux traitements médiatiques et publics différents.

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  6. Avatar de Sarah O
    Sarah O

    La majorité sexuelle est fixée à 15 ans en France. Point barre. Donc en considérant la loi (sans compter qu’elle est fixée à 14 ans dans nombre de pays européens) peut-on dire que Matzneff est pédophile ? Le vrai scandale n’est-il pas cette polémique aux accents néo puritains (pour ne pas dire plus) ?

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Les Petites Analyses

      Épineuse question car il y a derrière cela une notion de consentement éclairé qui m’échappe, et ce peu importe les époques…

      Si je ne m’abuse, la majorité sexuelle était fixée à 11 ans en 1832, à 13 ans en 1863 et à 15 ans depuis 1945.

      Plusieurs questions me turlipinent. Ainsi, comment peut-on estimer, objectivement, qu’une personne de 15 ans est capable d’un consentement en âme et conscience quand l’autre en face a 50 ans ? Surtout quand la majorité civile, elle, est fixée à 18 ans… Ethiquement cela coince quelque-part mais cela nous renvoi à cette fameuse question :

      la loi est-elle toujours juste ? 🤔

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