📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- Un désespoir extrême
- Une réflexion morale après la tempête émotionnelle
- Culpabilité, honte et isolement de l’héroïne
- La fête des sauvages bienfaisants vue par Zilia
- Déterville, le Cacique bienveillant
- Illusion et fidélité
- Conclusion
La lettre
Aza, tu n’as pas tout perdu, tu régnes encore sur un cœur ; je respire. La vigilance de mes Surveillans a rompu mon funeste dessein, il ne me reste que la honte d’en avoir tenté l’exécution. J’en aurois trop à t’apprendre les circonstances d’une entreprise aussitôt détruite que projettée. Oserois-je jamais lever les yeux jusqu’à toi, si tu avois été témoin de mon emportement ?
Ma raison soumise au désespoir, ne m’étoit plus d’aucun secours ; ma vie ne me paroissoit d’aucun prix, j’avois oublié ton amour.
Que le sang-froid est cruel après la fureur ! Que les points de vue sont différens sur les mêmes objets ! Dans l’horreur du désespoir on prend la férocité pour du courage, & la crainte des souffrances pour de la fermeté. Qu’un mot, un regard, une surprise nous rappelle à nous-même, nous ne trouvons que de la foiblesse pour principe de notre Héroïsme ; pour fruit, que le repentir, & que le mépris pour récompense.
La connoissance de ma faute en est la plus sévére punition. Abandonnée à l’amertume du repentir, ensevelie sous le voile de la honte, je me tiens à l’écart ; je crains que mon corps n’occupe trop de place : je voudrois le dérober à la lumiere ; mes pleurs coulent en abondance, ma douleur est calme, nul son ne l’exhale ; mais je suis toute à elle. Puis-je trop expier mon crime ? Il étoit contre toi.
En vain, depuis deux jours ces Sauvages bienfaisans voudroient me faire partager la joie qui les transporte ; je ne fais qu’en soupçonner la cause ; mais quand elle me seroit plus connue, je ne me trouverois pas digne de me mêler à leurs fêtes. Leurs danses, leurs cris de joie, une liqueur rouge semblable au Mays, dont ils boivent abondamment, leur empressement à contempler le Soleil par tous les endroits d’où ils peuvent l’appercevoir, ne me laisseroient pas douter que cette réjouissance ne se fît en l’honneur de l’Astre Divin, si la conduite du Cacique étoit conforme à celle des autres.
Mais, loin de prendre part à la joie publique, depuis la faute que j’ai commise, il n’en prend qu’à ma douleur. Son zèle est plus respectueux, ses soins plus assidus, son attention plus pénétrante.
Il a deviné que la présence continuelle des Sauvages de sa suite ajoutoit la contrainte à mon affliction ; il m’a délivrée de leurs regards importuns, je n’ai presque plus que les siens à supporter.
Le croirois-tu, mon cher Aza ? Il y a des momens, où je trouve de la douceur dans ces entretiens muets ; le feu de ses yeux me rappelle l’image de celui que j’ai vû dans les tiens ; j’y trouve des rapports qui séduisent mon cœur. Hélas que cette illusion est passagere & que les regrets qui la suivent sont durables ! ils ne finiront qu’avec ma vie, puisque je ne vis que pour toi.
Ainsi, la lettre VII met en lumière la complexité des sentiments de Zilia, partagée entre le désespoir et la lucidité, entre la culpabilité d’une amante fidèle et l’émoi naissant devant un autre homme. Nous proposerons une analyse détaillée et linéaire de cette lettre, en suivant ses différentes étapes : l’expression du désespoir et la tentative manquée de Zilia; la réflexion morale sur sa “faute” et le repentir qui s’ensuit; le regard qu’elle porte sur la fête des Européens et l’attention du Cacique; le dilemme intime entre l’attirance passagère et la fidélité à son amour. Cette étude montrera comment Graffigny, à travers l’écriture épistolaire et le lyrisme pathétique de Zilia, parvient à peindre le tumulte intérieur de son héroïne tout en offrant une critique implicite des mœurs européennes.
Un désespoir extrême
Dès les premières lignes de la lettre VII, le ton est donné : Zilia s’adresse directement à son fiancé absent dans une apostrophe fervente – « Aza, tu n’as pas tout perdu, tu règnes encore sur un cœur ; je respire. » Cette entrée en matière, à la fois solennelle et intime, révèle d’emblée deux choses : d’une part, Zilia a frôlé la mort (le verbe « je respire » suggère un retour à la vie in extremis), et d’autre part, son amour pour Aza demeure intact (« tu règnes encore sur un cœur » affirme-t-elle, comme pour rassurer Aza – et elle-même – que son cœur lui appartient toujours). On comprend très vite que la jeune femme a tenté de mettre fin à ses jours dans un moment de désespoir absolu : « La vigilance de mes surveillans a rompu mon funeste dessein ». Par cette périphrase euphémistique (« funeste dessein »), Zilia évoque sa tentative de suicide sans la nommer explicitement. Elle reconnaît que seuls la présence et le contrôle vigilant de ses gardiens ont empêché le passage à l’acte. Cette mention des “Surveillans” situe la scène : Zilia, encore captive (désormais des Français bienveillants), était étroitement surveillée, sans doute à cause de son état de détresse. Le terme « funeste dessein » insiste sur le caractère mortifère de son projet – funeste signifiant fatal ou funèbre – et laisse deviner la gravité de son geste.
Zilia exprime immédiatement la honte qui l’accable d’avoir seulement essayé : « il ne me reste que la honte d’en avoir tenté l’exécution. » Pour elle, avoir voulu mourir constitue une faute impardonnable. Le champ lexical de la faute morale apparaît d’ailleurs dès le début de la lettre (« honte », « faute », « crime » plus loin) : la jeune Inca juge son acte non pas seulement comme un égarement, mais comme une transgression éthique vis-à-vis de l’amour qu’elle porte à Aza. Cette faute la place dans une posture de culpabilité profonde. Elle estime d’ailleurs que si Aza avait été présent, elle n’oserait plus soutenir son regard : « Oserais-je jamais lever les yeux jusqu’à toi, si tu avais été témoin de mon emportement ? » Cette question rhétorique, qui clôt le premier paragraphe, traduit l’intensité de sa honte : Zilia se sent indigne de son bien-aimé. Le mot « emportement » souligne que son geste suicidaire était dicté par une impulsion irréfléchie, une folie passagère due au désespoir. Imaginer Aza témoin de cette scène la remplit de confusion : lever les yeux vers lui serait trop difficile, signe qu’elle se sentirait coupable de l’avoir trahi par faiblesse. Ainsi, dès l’ouverture de la lettre, Graffigny installe un registre pathétique très fort : le lecteur est témoin de l’extrême détresse de Zilia, de son désir de mort avorté et de la honte écrasante qui en découle. Ce moment de crise révèle l’intensité de l’amour de Zilia – un amour absolu qui la liait à la vie, et qu’elle considère avoir trahi en voulant mourir.
Le contexte permet d’éclairer ce désespoir : Zilia a été arrachée à son monde et à Aza lors de l’attaque du Temple du Soleil par les Espagnols. Embarquée de force vers l’Europe, isolée parmi des étrangers, elle a perdu tous ses repères. On imagine qu’entre les lettres VI et VII, son accablement l’a poussée à préférer la mort à une vie sans Aza ni liberté. Graffigny, en femme du siècle des Lumières, touche ici au thème du suicide, un sujet délicat au XVIIIème siècle (considéré moralement et religieusement condamnable). Par la voix de Zilia, l’autrice ne glorifie nullement ce geste : au contraire, elle met en scène son héroïne le regrettant amèrement, ce qui correspond à la morale de l’époque où le suicide est perçu comme une faiblesse coupable.
Une réflexion morale après la tempête émotionnelle
Après avoir exposé les faits (la tentative manquée) et son immense honte, Zilia, dans le deuxième paragraphe, analyse rétrospectivement son état d’esprit lors de ce moment de désespoir. Elle admet : « Ma raison, soumise au désespoir, ne m’était plus d’aucun secours ; ma vie ne me paraissait d’aucun prix, j’avais oublié ton amour. » Ici, la jeune femme reconnaît avec lucidité que sa raison avait été submergée par la passion triste qu’est le désespoir. L’expression « soumise au désespoir » personifie presque ce dernier comme une force tyrannique qui a asservi sa raison. Cette image suggère qu’elle a perdu momentanément le contrôle d’elle-même, rendue irrationnelle par la douleur. Elle avoue aussi que « sa vie ne lui semblait d’aucun prix » : dans son désarroi, elle a complètement dévalué sa propre existence, preuve de l’ampleur de sa détresse et d’une perte totale d’espoir. Surtout, Zilia confesse « avoir oublié l’amour d’Aza ». Cette phrase est capitale : oublier l’amour qu’elle voue à Aza, c’est pour elle la faute majeure, plus encore que l’idée de se tuer. On voit combien, dans son système de valeurs, l’amour d’Aza est sacré et doit rester le guide de ses actions. Son repentir naît du fait qu’en voulant mourir, elle a fait abstraction de cet amour – ce qui équivaut pour elle à une trahison.
Ce retour à la raison et à la lucidité amène Zilia à une réflexion morale générale qui occupe un paragraphe entier, construit autour de phrases exclamatives et antithétiques : « Que le sang-froid est cruel après la fureur ! Que les points de vue sont différents sur les mêmes objets ! » Graffigny fait ici adopter à son héroïne le ton des moralistes classiques, en formulant des vérités d’expérience au présent gnomique. Zilia tire une leçon universelle de son aventure intérieure : la perspective qu’on a dans le calme (le “sang-froid”) révèle la terrible erreur commise dans la colère ou le désespoir (la “fureur”). L’exclamation « Que le sang-froid est cruel… » insiste sur l’idée que revenir à la raison, après coup, est cruel, car cela oblige à mesurer lucidement la portée de ses actes insensés. Le terme « cruel » traduit la sévérité du jugement que l’on porte sur soi une fois la tempête passée.
Zilia poursuit son développement en opposant les « points de vue différents sur les mêmes objets ». Cette remarque souligne le changement radical d’appréciation entre le moment de la passion aveugle et le moment de la réflexion a posteriori. Lorsqu’elle était dans « l’horreur du désespoir », explique-t-elle, « on prend la férocité pour du courage, et la crainte des souffrances pour de la fermeté. » Par ces mots, elle reconnaît que son geste désespéré, qu’elle pouvait se figurer sur le coup comme un acte de courage héroïque (mettre fin à ses jours pour échapper à la souffrance), n’était en réalité qu’un acte dicté par la peur de souffrir – donc par la lâcheté (« férocité » et « crainte » sont ici les véritables moteurs, masqués par l’illusion du « courage » et de la « fermeté »). Graffigny use de l’antithèse et de la correction morale : ce que Zilia prenait pour de la bravoure n’était que sauvagerie envers elle-même, et ce qu’elle croyait être de la force de caractère n’était qu’une panique refusant d’affronter la douleur. Cette dénonciation de l’illusion héroïque rejoint des réflexions qu’on pourrait trouver chez des moralistes comme La Rochefoucauld, qui soulignent souvent le décalage entre l’apparence noble d’un comportement et la réalité des motivations égoïstes ou faibles.
Zilia enchaîne avec la suite logique de cette révélation : « Qu’un mot, un regard, une surprise nous rappelle à nous-même, [et] nous ne trouvons que de la faiblesse pour principe de notre héroïsme ; pour fruit, que le repentir, et que le mépris pour récompense. » Cette phrase, toujours formulée de manière générale (notez l’absence de la 1ère personne ici, remplacée par le “nous” d’expérience universelle), décrit le processus par lequel un élément extérieur (un mot, un regard, un événement inattendu) peut soudain ramener quelqu’un à la raison et lui faire prendre conscience de son égarement. Dans le cas de Zilia, on peut imaginer que c’est l’intervention in extremis de ses surveillants – ou peut-être un mot de compassion du Cacique, ou tout simplement le regard qu’il a posé sur elle – qui l’a “rappelée à elle-même” au moment critique. Et le constat est amer : son prétendu héroïsme avait pour principe non pas la noblesse, mais la faiblesse. Le lexique ici (« faiblesse », « repentir », « mépris ») montre bien l’auto-jugement sévère de Zilia. Le « fruit » de son acte manqué, c’est le repentir – une souffrance morale durable – et sa « récompense », c’est le mépris, c’est-à-dire le mépris d’elle-même (et potentiellement le mépris qu’Aza aurait eu s’il avait su). L’ironie tragique est totale : elle qui a cru trouver une issue “courageuse” en cherchant la mort, elle n’en retire que regret et dévalorisation personnelle.
Cette réflexion générale donne une profondeur philosophique à la lettre. Elle dépasse le cas individuel de Zilia pour toucher à une vérité humaine : sous l’empire d’émotions violentes, on se trompe sur la nature de nos actions, et ce n’est qu’à tête reposée qu’on réalise la folie commise. Le style emphatique (« Que… ! Que… ! », anaphores exclamatives) accentue le caractère sentencieux de ces lignes. On sent que Zilia a recouvré sa clarté d’esprit et qu’elle se juge sans indulgence. Graffigny marie ici le registre lyrique (car cette confession reste très émotionnelle) avec le registre didactique ou moral – ce mélange est une caractéristique de son écriture, qui ne se contente pas de décrire les sentiments mais en tire aussi des maximes universelles. Pour un lectorat du XVIIIème, cette condamnation du “pseudo-héroïsme” suicidaire aurait fait sens : la vraie force est dans l’endurance, non dans l’abandon de la vie. Zilia incarne ainsi une héroïne sentimentale qui apprend de ses erreurs et en tire une leçon conforme à la raison.
Culpabilité, honte et isolement de l’héroïne
Après cette parenthèse réflexive, Zilia revient à l’exposé de son état présent, dominé par le repentir amer et la honte. Elle affirme que prendre conscience de sa faute est « la plus sévère punition » qui soit. Il n’est besoin d’aucune sanction extérieure : sa propre conscience la châtie plus durement que ne le ferait n’importe quel juge. Cette remarque traduit combien Zilia est empreinte de morale intérieure et de sens de l’honneur. « La connaissance de ma faute en est la plus sévère punition » est une phrase lourde de remords : savoir qu’elle a attenté à sa vie (et donc trahi Aza en pensée) la fait souffrir intensément.
Zilia se décrit alors dans une posture de repli et d’effacement, presque de mort-vivante tant elle souhaite disparaître : « Abandonnée à l’amertume du repentir, ensevelie sous le voile de la honte, je me tiens à l’écart; je crains que mon corps n’occupe trop de place : je voudrais le dérober à la lumière. » Ces expressions frappantes dépeignent une héroïne accablée par sa faute au point de vouloir se retrancher du monde. Les verbes et participes passés « abandonnée », « ensevelie » ont une connotation funéraire : Zilia est comme enterrée vivante dans sa honte, ensevelie symboliquement sous un voile. Ce lexique de la mort (alors même qu’elle est revenue à la vie) souligne la persistance d’un registre pathétique très fort. Elle s’isole des autres (« je me tiens à l’écart »), et même physiquement elle voudrait diminuer sa présence (« je crains que mon corps n’occupe trop de place »). Cette hyperbole — craindre que son corps occupe trop de place — montre à quel point elle se sent de trop, indigne de vivre parmi les autres, presque coupable d’exister encore. « Je voudrais le dérober à la lumière » ajoute à l’image : Zilia a honte au point de vouloir se cacher, ne plus être vue du tout, comme si la lumière du jour elle-même était un jugement insupportable sur elle. Cette pudeur extrême face à sa “faute” rend le personnage très touchant et renforce l’empathie du lecteur. On voit une jeune femme vertueuse qui s’accuse et s’humilie elle-même pour un élan malheureux né du chagrin.
Graffigny dépeint aussi la douleur silencieuse de Zilia : « mes pleurs coulent en abondance, ma douleur est calme, nul son ne l’exhale; mais je suis toute à elle. » Cette phrase traduit un paradoxe émouvant : Zilia pleure abondamment, signe que son chagrin est toujours intense, mais c’est un chagrin calme, muet. Elle ne se lamente pas bruyamment, elle ne crie plus de douleur comme pourrait le faire une héroïne tragique ou une amante éplorée classique. Non, sa peine est intériorisée (« nul son ne l’exhale »), ce qui la rend d’autant plus profonde. Le silence de Zilia est révélateur : on imagine cette jeune femme prostrée, en larmes silencieuses, toute absorbée par sa souffrance (« je suis toute à elle » signifie qu’elle est entièrement habitée par sa douleur, qu’elle s’y abandonne). L’absence de cris ou de plaintes visibles illustre un registre pathétique retenu, fait de dignité dans le malheur. C’est comme si Zilia s’interdisait même de se plaindre à haute voix, tant elle pense ne pas le mériter après sa “faute”. Cette image d’une douleur muette et solitaire est particulièrement poignante et suscite la pitié du lecteur, d’autant plus que nous savons qu’elle est entourée de personnes qui font la fête (nous y reviendrons) – contraste saisissant entre son deuil intérieur et l’allégresse extérieure.
Zilia se pose enfin la question : « Puis-je trop expier mon crime ? Il était contre toi. » Ici le terme « crime » apparaît pour désigner son geste manqué. Le choix de ce mot fort – normalement réservé à une faute grave, un péché mortel – montre le degré de culpabilité qu’elle ressent. Elle considère littéralement qu’elle a commis un crime envers Aza en ayant voulu mourir. Dans sa vision des choses, sa vie ne lui appartient pas entièrement : elle la doit aussi à l’amour qu’Aza lui porte et qu’elle lui porte en retour. En abandonnant la vie, elle aurait trahi cet amour sacré. Le fait de dire « Il était contre toi » transforme son acte désespéré en une sorte d’offense personnelle à l’égard de son bien-aimé, comme si tenter de se suicider revenait à le trahir lui. Cette conception quasi religieuse de l’amour – où l’amour a des allures de divinité à ne pas offenser – fait de Zilia une figure de l’amante fidèle par excellence, dans la lignée des héroïnes sensibles du XVIIIème siècle. On pense par exemple aux Lettres de la Religieuse portugaise (Guilleragues) où l’héroïne abandonnée vit son amour avec une intensité mystique et culpabilise de tout écart. Zilia s’inscrit dans cette lignée d’un amour absolu, mais Graffigny lui donne une dimension plus tardive très intéressante, car on sait qu’au terme du roman, cette même Zilia choisira l’indépendance et le « plaisir d’être » plutôt que de s’enfermer dans le culte d’un homme infidèle. Toutefois, à l’étape de la lettre VII, Zilia est encore entièrement dans l’idée d’une fidélité inconditionnelle et d’une dette d’amour envers Aza.
En somme, cette partie centrale de la lettre dresse le tableau d’une Zilia pétrie de regrets et d’autocondamnation. Le registre lyrique et pathétique y atteint son apogée, avec une écriture imagée (voile de la honte, ombre et lumière) et introspective. Le lecteur compatit d’autant plus que l’on voit la pureté des intentions de Zilia : son unique souci est de rester digne de l’amour d’Aza, quitte à s’annihiler elle-même pour expier sa “faute”. Ce portrait d’une femme en proie à la culpabilité illustre la sensibilité exacerbée de l’héroïne de roman sentimental, tout en soulevant des questions morales (le devoir de vivre pour l’autre, la valeur de la vie).
La fête des sauvages bienfaisants vue par Zilia
Dans le passage suivant, la lettre change légèrement de registre en introduisant l’environnement extérieur de Zilia. Alors qu’elle est murée dans son chagrin, le monde autour d’elle semble en fête depuis deux jours : « En vain, depuis deux jours ces Sauvages bienfaisants voudraient me faire partager la joie qui les transporte ; je ne fais qu’en soupçonner la cause… » Ici, on voit apparaître le fameux procédé du regard étranger propre au roman : Zilia, Péruvienne au milieu d’Européens, observe leurs comportements avec surprise et incompréhension. Elle les qualifie de « Sauvages bienfaisants », une expression paradoxale et chargée d’ironie. En effet, du point de vue européen du XVIIIème siècle, le terme “sauvage” désigne généralement les peuples autochtones des Amériques (dont Zilia fait partie), considérés comme non civilisés. Or, Zilia inverse les rôles en appliquant ce mot à ses gardiens européens ! Ce retournement, volontaire de la part de Graffigny, a une portée critique : il renverse l’ethnocentrisme européen. Ce sont les Européens qui, aux yeux de Zilia, apparaissent comme les « sauvages », c’est-à-dire des êtres à la conduite étrange, primitive. Toutefois, elle les appelle « bienfaisants », ce qui nuance le propos : ils sont “sauvages” dans le sens d’étrangers à sa civilisation, mais ils se montrent bons envers elle. Cette juxtaposition de deux adjectifs opposés traduit la dualité de son expérience avec eux : d’un côté, elle est déroutée par leurs manières, de l’autre, elle reconnaît leur bienveillance sincère à son égard (contraste saisissant avec la brutalité des conquérants espagnols qu’elle a subie auparavant).
Zilia avoue qu’elle ne fait que « soupçonner la cause » de leur allégresse, sans en être sûre. Elle perçoit bien qu’une grande joie collective anime ces hommes, mais elle n’en comprend pas l’origine exacte. La lettre ne dit pas explicitement ce qui se passe, mais on peut supposer, en reconstituant l’intrigue, que ces “sauvages bienfaisants” sont les marins français de Déterville fêtant leur victoire navale sur les Espagnols, ou célébrant un événement heureux (peut-être un jour particulier, ou simplement le succès du sauvetage). Zilia, ignorante des raisons, ne peut que les imaginer en fonction de ses propres références culturelles. Elle déclare: « quand elle [la cause] me serait plus connue, je ne me trouverais pas digne de me mêler à leurs fêtes. » Encore une fois, elle s’exclut volontairement de toute réjouissance en raison de sa culpabilité (« pas digne »). On voit que malgré la sollicitation des Français pour qu’elle participe, Zilia reste enfermée dans son deuil intérieur et refuse toute distraction festive – confirmant son isolement. Ce refus montre aussi sa gravité morale : se punissant elle-même, elle s’interdit le plaisir et la consolation.
La description que fait Zilia de la fête est précieuse pour saisir son point de vue d’étrangère : « Leurs danses, leurs cris de joie, une liqueur rouge semblable au mays, dont ils boivent abondamment, leur empressement à contempler le Soleil par tous les endroits d’où ils peuvent l’apercevoir… ». Chaque détail ici est révélateur. D’abord, elle constate des danses et des cris de joie – une scène de liesse plutôt débridée, sans doute inhabituelle pour elle qui vient d’une culture royale très codifiée. Ensuite, « une liqueur rouge semblable au mays, dont ils boivent abondamment » : ne sachant pas ce qu’est le vin ou le champagne, Zilia compare la boisson alcoolisée qu’elle voit à ce qui lui est familier, le “mays”. On apprend d’ailleurs en note que le mays (maïs) est à l’époque une boisson fermentée de maïs que les Incas préparaient et offraient lors des fêtes du Soleil. Donc, pour Zilia, ce breuvage rougeâtre que les Européens ingurgitent en grande quantité ressemble à la chicha de son peuple. Elle interprète leur boisson à travers ses repères culturels. Ce biais de perception est typique du regard étranger dans la littérature : face à des réalités inconnues (ici du vin rouge ou un alcool européen), Zilia utilise ses propres connaissances (le maïs fermenté rituel) pour tenter de comprendre, ce qui crée un décalage cocasse pour le lecteur qui, lui, sait de quoi il retourne. Enfin, Zilia note « leur empressement à contempler le Soleil par tous les endroits d’où ils peuvent l’apercevoir ». Cette observation est intrigante : elle suggère que ces hommes, en plein réjouissances, cherchent à apercevoir le soleil à tout prix, peut-être au travers des sabords du bateau ou des fenêtres, ou en se plaçant dehors dès qu’il apparaît. On imagine qu’elle les voit lever leurs verres au soleil ou acclamer un beau temps revenu après la bataille ? Quoi qu’il en soit, Zilia y lit un rite solaire. Elle en vient donc à la conclusion provisoire : « [Ces détails] ne me laisseraient pas douter que cette réjouissance ne se fît en l’honneur de l’Astre Divin… » Le terme « Astre Divin » pour nommer le soleil montre que Zilia, élevée dans le culte inca du Soleil (Inti était le dieu suprême des Incas), pense que les Français sont en train de célébrer une fête religieuse dédiée au soleil, comme cela se faisait chez elle. C’est une méprise culturelle savoureuse : en réalité, les Français catholiques du XVIIIème siècle ne vouent aucun culte au soleil, et la scène de beuverie et de danse qu’elle décrit a sans doute une tout autre signification (peut-être célèbrent-ils la Saint-Louis, ou simplement trinquent-ils à leur victoire). Mais Zilia, avec son innocence, projette ses propres traditions sur ce qu’elle voit.
Graffigny utilise ici l’ironie dramatique : le lecteur comprend le malentendu et peut sourire de voir Zilia prendre des marins français ivres et hilares pour des adorateurs de l’astre solaire. Cette inversion des points de vue sert à la fois de ressort comique discret et de critique implicite : en qualifiant les Français de “sauvages” et en les imaginant en païens idolâtres du soleil, Zilia (et Graffigny derrière elle) invite le lecteur à relativiser la supposée supériorité de la civilisation occidentale. La notion même de “sauvagerie” est relativisée : qui est le vrai sauvage ? Dans cette scène, les Européens se comportent de façon bruyante et primitive aux yeux de Zilia, tandis que c’est elle la personne mesurée, digne dans sa tristesse. Cette idée rejoint la thèse montaignienne que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » : Graffigny, en bonne philosophe des Lumières, invite à la tolérance et à la critique du regard ethnocentrique. Zilia est étonnée de ces coutumes étrangères, tout comme les lecteurs européens réalisaient en filigrane que leur propre comportement peut sembler barbare à d’autres.
Notons que Zilia formule cependant une réserve dans sa compréhension de la fête : « …si la conduite du Cacique était conforme à celle des autres. » Or, constate-t-elle, ce n’est pas le cas : « Mais, loin de prendre part à la joie publique […] il n’en prend qu’à ma douleur. » Ici s’opère une transition importante de la lettre, recentrant l’attention sur le personnage du Cacique, c’est-à-dire le chef de ces “sauvages bienfaisants”. Ce terme « Cacique » est intéressant en soi : il s’agit d’un mot emprunté aux Caraïbes par les Espagnols pour désigner les chefs de tribus indigènes. Zilia l’utilise pour parler de Déterville (même si elle ne connaît pas son nom) car c’est ainsi qu’elle peut conceptualiser son rôle : pour elle, c’est un chef de clan étranger, donc un cacique. Ce choix lexical montre à nouveau comment Zilia interprète le monde européen avec ses propres catégories. Appeler un officier français “Cacique” équivaut à le voir comme un chef tribal – ce qui, du point de vue du lecteur, est incongru (Déterville est un aristocrate chevalier, tout le contraire d’un “sauvage”), mais du point de vue de Zilia, c’est logique. Cela contribue à l’exotisme inversé du roman et à la continuité de son regard d’Inca sur les Européens.
Déterville, le Cacique bienveillant
Contrairement à ses hommes en liesse, le Cacique (Déterville) ne participe pas aux réjouissances. Zilia note avec surprise et gratitude qu’il partage sa douleur au lieu de se joindre à la fête : « depuis la faute que j’ai commise, il n’en prend [part] qu’à ma douleur. » Cette formule signifie qu’à partir du moment où Zilia a fait sa tentative de suicide (sa “faute”), le Cacique s’est détourné des célébrations pour se consacrer à elle et compatir à sa peine. Nous découvrons ainsi le profond dévouement de ce personnage envers Zilia. Graffigny souligne cette attitude par une gradation de qualités : « Son zèle est plus respectueux, ses soins plus assidus, son attention plus pénétrante. » Trois éléments, trois comparatifs « plus… plus… plus… », montrent que le Cacique redouble d’efforts pour la consoler, avec un respect accru et des soins constants. Le terme « pénétrante » suggère qu’il cherche véritablement à comprendre en profondeur ce qu’elle ressent, à pénétrer son chagrin pour mieux l’apaiser. Cette accumulation insiste sur la gentillesse héroïque de Déterville : loin de s’impatienter ou de la négliger, il s’occupe d’elle avec tact et sollicitude. On entrevoit ici le stéréotype du “parfait gentilhomme” galant et sensible du XVIIIème : Déterville incarne l’idéal de l’homme français prévenant, capable d’empathie envers une femme en détresse, ce qui ne peut que toucher Zilia (et charmer le lecteur).
Zilia poursuit en décrivant une initiative délicate du Cacique : « Il a deviné que la présence continuelle des Sauvages de sa suite ajoutait la contrainte à mon affliction ; il m’a délivrée de leurs regards importuns, je n’ai presque plus que les siens à supporter. » Déterville s’est aperçu que la présence constante de ses hommes – par curiosité ou par simple proximité – embarrassait Zilia et empirait son malaise (elle se sentait épiée dans son malheur, ce qui augmentait sa honte et sa gêne). Alors, il a fait en sorte de la soustraire à ces regards indiscrets : peut-être a-t-il ordonné à ses hommes de la laisser tranquille, de ne pas la dévisager ou de quitter la cabine où elle se trouve. Il la “délivre” de leur insistance, tel un chevalier qui la protège non plus physiquement (il l’a déjà sauvée des Espagnols) mais moralement, en lui accordant de l’intimité. C’est un geste de délicatesse remarquable, qui montre l’intelligence émotionnelle du Cacique : il devine ce qu’elle ressent sans même parler sa langue, preuve d’une grande finesse.
Le résultat, c’est que Zilia se retrouve presque seule à seule avec lui : « je n’ai presque plus que les siens [ses regards à lui] à supporter. » La tournure est intéressante : elle dit “supporter” ses regards, comme si, dans son état de honte, même le regard bienveillant de Déterville était difficile à soutenir. Néanmoins, le fait qu’il ne reste plus que lui auprès d’elle crée un tête-à-tête silencieux entre eux, qui va ouvrir sur la dernière partie de la lettre, la plus intime et ambiguë.
On notera que Graffigny construit en filigrane un triangle affectif : Aza est le destinataire lointain des lettres et l’absent omniprésent dans le cœur de Zilia, mais le Cacique Déterville, lui, est présent physiquement auprès d’elle, agissant concrètement pour son bien-être. Cette lettre VII est la première où se révèle clairement la dualité entre l’amour idéalisé pour Aza et l’attachement naissant (quoique refusé) pour Déterville. Le lecteur contemporain de Graffigny, sensibilisé au genre du roman sentimental, aurait pu commencer à pressentir un conflit de loyauté amoureuse en germe, conflict qui deviendra crucial plus tard dans l’intrigue. Pour l’instant, Zilia n’en est qu’au stade du trouble diffus, comme nous allons le voir.
Illusion et fidélité
La dernière partie de la lettre (dernières phrases) est particulièrement touchante car Zilia y confie à Aza un aveu intime et paradoxal. Elle commence par une question adressée à son fiancé : « Le croirais-tu, mon cher Aza ? » Cette interpellation suggère qu’elle-même a du mal à y croire et anticipe l’incrédulité d’Aza : ce qu’elle s’apprête à dire est presque inavouable pour elle. En appelant Aza « mon cher Aza », elle réaffirme sa tendresse pour lui, comme pour se donner du courage de tout dire franchement. Vient alors l’aveu : « Il y a des moments, où je trouve de la douceur dans ces entretiens muets… » Autrement dit, parfois, malgré elle, Zilia éprouve du bien-être, un certain réconfort doux, dans la compagnie silencieuse du Cacique. L’expression « entretiens muets » décrit fort bien la nature de leur interaction : ne parlant pas la même langue (Zilia ne connaît que quelques mots de français à ce stade), ils communiquent par les gestes, les expressions, les regards. C’est un dialogue sans paroles, basé sur l’empathie et les émotions partagées. On se souvient que plus tôt, il était dit que Déterville la rassurait « par des regards et des gestes ». Ici, Zilia confirme que ces échanges silencieux sont chargés de sens pour elle au point de toucher son cœur. L’oxymore « entretiens muets » souligne la communication non verbale très réussie entre eux – un thème important du roman, qui montre que le langage du cœur peut transcender la barrière de la langue.
Zilia précise ce qui la touche : « le feu de ses yeux me rappelle l’image de celui que j’ai vu dans les tiens ; j’y trouve des rapports qui séduisent mon cœur. » Le motif du regard est central : elle voit dans les yeux de Déterville une flamme, une ardeur, un amour peut-être, qui lui évoque celui qu’elle voyait jadis dans les yeux d’Aza. En d’autres termes, elle reconnaît dans le regard du Cacique une expressivité amoureuse semblable à celle de son propre amant lorsqu’il la regardait. Ce parallèle visuel crée un pont entre Aza et Déterville dans l’esprit de Zilia. Elle dit même « j’y trouve des rapports » (c’est-à-dire des similitudes, des correspondances) « qui séduisent mon cœur ». Le verbe « séduire » est fort, il implique l’idée d’attirer, de charmer, presque de détourner. Zilia avoue donc qu’il lui arrive d’être émue, charmée par ces similitudes, par cette illusion que, dans le regard de cet homme étranger, elle retrouve quelque chose de son amant perdu. C’est un aveu audacieux de la part d’une femme qui jusqu’ici clamait vivre uniquement pour Aza. Il marque un premier glissement du cœur de Zilia, ou du moins un vacillement de son absolue constance. C’est humain : isolée, accablée, elle est naturellement sensible à la chaleur et à l’affection qu’on lui prodigue. Graffigny traite ce moment avec beaucoup de subtilité psychologique : Zilia n’est pas en train de dire qu’elle aime le Cacique, mais qu’elle se surprend à projeter l’image d’Aza sur lui. C’est comme si, par besoin affectif, elle voyait Aza à travers Déterville.
Immédiatement après, Zilia se reprend et exprime son regret : « Hélas que cette illusion est passagère et que les regrets qui la suivent sont durables ! » Elle qualifie de suite ces instants de douceur de simple « illusion », c’est-à-dire d’une tromperie des sens et du cœur. Elle se reproche en creux d’avoir pu, ne serait-ce qu’un moment, se laisser séduire par cette ressemblance. Elle insiste sur la brièveté de ces instants (« passagère ») et, en contraste, sur la durée des regrets qu’ils lui causent. Chaque fois qu’elle a ressenti un peu de bien-être auprès du Cacique, elle s’en est voulu ensuite longtemps. L’emploi du pluriel « les regrets » indique que cela a pu se produire à plusieurs reprises, sur des moments divers. On imagine par exemple un regard tendre de Déterville, un geste protecteur, qui sur le coup la touche et presque lui fait oublier son malheur – puis aussitôt elle se rappelle que ce n’est pas Aza et elle s’en veut terriblement d’avoir pu goûter un soulagement ailleurs qu’auprès d’Aza. Cette oscillation émotionnelle crée une tension interne très forte chez Zilia, qui est littéralement tiraillée entre son cœur (naturellement en quête d’affection et de présence) et sa raison ou son principe moral (sa promesse de fidélité éternelle).
Enfin, Zilia conclut la lettre en réaffirmant catégoriquement son choix et son engagement : « [ces regrets] ne finiront qu’avec ma vie, puisque je ne vis que pour toi. » Cette dernière phrase claque comme un serment renouvelé. Les regrets dont elle parle sont ceux d’avoir éprouvé de la douceur avec un autre : elle annonce qu’ils ne cesseront qu’à sa mort, car tant qu’elle vivra, elle vivra pour Aza seul. L’expression « je ne vis que pour toi » est l’acmé de sa profession de fidélité. C’est une hyperbole amoureuse typique du registre lyrique : Zilia dit en substance que la seule raison de son existence, c’est Aza. Après la tentation de mort du début de la lettre, ce n’est pas anodin : c’est précisément en se remémorant qu’elle “vit pour Aza” qu’elle a trouvé la force de survivre à son désespoir. Cette déclaration finale boucle la boucle de la lettre : au début, « tu règnes encore sur un cœur », à la fin « je ne vis que pour toi ». Le leitmotiv de la constance amoureuse entoure tout l’épisode. Zilia se pardonne en quelque sorte d’avoir été tentée par l’oubli en renouvelant son vœu de vie dédiée à son amant. On peut y voir un certain pathos (elle s’efface en tant qu’individu pour n’être qu’à lui), mais aussi une forme de force de caractère retrouvée : vivre, oui, mais vivre par et pour l’amour qu’elle porte.
Cette conclusion de la lettre VII est particulièrement émouvante et significative. Elle montre que, malgré l’apparition d’un autre homme bon et aimant auprès d’elle, Zilia choisit la fidélité envers son premier amour. Cela correspond aux canons du roman sentimental de l’époque, où l’héroïne vertueuse se doit d’être fidèle jusqu’au bout à l’amour initial, considéré comme sacré. Toutefois, connaissant l’ensemble du roman, le lecteur moderne pourra déceler dans ces lignes les germes d’une évolution future : Zilia est troublée, donc quelque chose en elle reconnaît la valeur de Déterville, même si elle le refoule. Graffigny prépare ainsi la suite de l’intrigue où Zilia devra confronter la réalité de la trahison d’Aza et l’amour constant de Déterville. En attendant, dans le cadre de cette lettre, Zilia demeure fidèle à l’image idéalisée d’Aza, et c’est en cela qu’elle trouve la force de continuer à vivre.
Conclusion
La lettre VII des Lettres d’une Péruvienne est un passage condensant à la fois une forte charge émotionnelle et des enjeux culturels et moraux profonds. Nous avons vu comment Zilia, dans cette lettre adressée à Aza, traverse et analyse une crise existentielle : désespoir et tentative de suicide, suivis d’un repentir poignant et d’une autocritique lucide de sa “faiblesse”. Graffigny excelle à dépeindre le registre pathétique – nous compatissons intensément avec cette héroïne qui pleure en silence, accablée de honte – tout en lui faisant adopter la voix des moralistes pour tirer une leçon universelle sur les égarements de la passion et la cruauté du retour à la raison. Par ailleurs, la lettre témoigne du décalage culturel entre Zilia et ses sauveteurs français : la jeune Inca observe avec étonnement la fête des marins qu’elle appelle « sauvages bienfaisants », inversion malicieuse qui nourrit la critique des préjugés ethnocentriques. À travers le regard candide de Zilia, Graffigny invite les lecteurs de l’époque à s’interroger sur leurs propres coutumes et à ressentir de la sympathie pour l’étrangère en terre européenne.
Enfin, l’épisode développe une dimension intime et sentimentale cruciale : l’entrée en scène réelle du chevalier Déterville (le Cacique) en tant que protecteur dévoué et figure masculine alternative à Aza. La bienveillance, la compassion et la communication muette qui s’établissent entre Zilia et lui font naître chez l’héroïne un trouble qu’elle réprime aussitôt au nom de sa fidélité. Cette tension interne inaugure l’une des problématiques centrales du roman : la confrontation entre un amour idéalisé mais lointain et un amour présent et tangible, entre la fidélité aux promesses du passé et les élans du cœur dans le présent. Dans la lettre VII, Zilia tranche sans hésiter en faveur de la fidélité absolue à Aza – ce qui correspond à son éducation sentimentale et aux valeurs attendues d’une héroïne vertueuse du XVIIIème. Elle réaffirme que sa vie n’a de sens que par Aza et pour Aza, ce qui donne à la lettre une conclusion solennelle et émouvante.
En conclusion, la lettre VII offre une analyse riche du personnage de Zilia : on y voit sa force d’âme (elle surmonte l’envie de mourir), sa profonde intériorisation des valeurs de l’amour (considérant sa tentative de suicide comme un crime contre l’être aimé), sa sensibilité exacerbée, mais aussi sa capacité de réflexion critique. Sur le plan stylistique, Graffigny mélange le lyrisme sentimental (apostrophes, exclamations, images vives de la douleur) et la dimension philosophique (généralités morales, regard critique sur les mœurs), ce qui rend la lecture à la fois touchante et intellectuellement stimulante. Pour des lycéens et leurs professeurs, l’étude de cette lettre permet d’aborder plusieurs axes : la peinture des passions, le regard étranger comme outil de satire sociale, et l’affirmation en filigrane d’une voix féminine forte au XVIIIème siècle. En effet, bien que Zilia se montre ici soumise à l’amour et culpabilisée, on perçoit en creux le message de Graffigny : la lutte intérieure de Zilia préfigure son chemin vers l’indépendance. Cette héroïne qui, dans la lettre VII, « ne vit que pour » un homme, apprendra au fil du roman à vivre pour elle-même. Mais à ce stade de l’histoire, Zilia nous touche par son honnêteté émotionnelle et son héroïsme moral, fidèle envers et contre tout à ses valeurs. La lettre VII demeure un morceau exemplaire de littérature épistolaire sentimentale, mêlant introspection sincère et critique sociale subtile, et continue d’émouvoir et d’intéresser les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui par la voix unique de cette Péruvienne au cœur sincère.

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