📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- Souffrance, solitude et besoin d’écrire
- Incompréhension linguistique et malentendu culturel
- Contradiction entre oppression et sollicitude
- Zilia, déesse malgré elle ?
- Analyse linéaire de la lettre
- Conclusion
La lettre
Que j’ai souffert, mon cher Aza, depuis les derniers nœuds que je t’ai consacrés ! La privation de mes Quipos manquoit au comble de mes peines ; dès que mes officieux Persécuteurs se sont apperçus que ce travail augmentoit mon accablement, ils m’en ont ôté l’usage.
On m’a enfin rendu le trésor de ma tendresse, mais je l’ai acheté par bien des larmes. Il ne me reste que cette expression de mes sentimens ; il ne me reste que la triste consolation de te peindre mes doupouvois-je la perdre sans désespoir ?
Mon étrange destinée m’a ravi jusqu’à la douceur que trouvent les malheureux à parler de leurs peines : on croit être plaint quand on est écouté, on croit être soulagé en voyant partager sa tristesse, je ne puis me faire entendre, & la gaieté m’environne.
Je ne puis même jouir paisiblement de la nouvelle espéce de désert où me réduit l’impuissance de communiquer mes pensées. Entourée d’objets importuns, leurs regards attentifs troublent la solitude de mon ame ; j’oublie le plus beau présent que nous ait fait la nature, en rendant nos idées impénétrables sans le secours de notre propre volonté. Je crains quelquefois que ces Sauvages curieux ne découvrent les réflexions désavantageuses que m’inspire la bizarrerie de leur conduite,
Un moment détruit l’opinion qu’un autre moment m’avoit donné de leur caractere. Car si je m’arrête aux fréquentes oppositions de leur volonté à la mienne, je ne puis douter qu’ils ne me croyent leur esclave, & que leur puissance ne soit tyrannique.
Sans compter un nombre infini d’autres contradictions, ils me refusent, mon cher Aza, jusqu’aux alimens nécessaires au soutien de la vie, jusqu’à la liberté de choisir la place où je veux être, ils me retiennent par une espéce de violence dans ce lit qui m’est devenu insupportable.
D’un autre côté, si je réfléchis sur l’envie extrême qu’ils ont témoignée de conserver mes jours, sur le respect dont ils accompagnent les services qu’ils me rendent, je suis tentée de croire qu’ils me prennent pour un être d’une espéce supérieure à l’humanité.
Aucun d’eux ne paroît devant moi, sans courber son corps plus ou moins, comme nous avons coutume de faire en adorant le Soleil. Le Cacique semble vouloir imiter le cérémonial des Incas au jour du Raymi : Il se met sur ses genoux fort près de mon lit, il reste un tems considérable dans cette posture gênante : tantôt il garde le silence, & les yeux baissés il semble rêver profondément : je vois sur son visage cet embarras respectueux que nous inspire le grand Nom prononcé à haute voix. S’il trouve l’occasion de saisir ma main, il y porte sa bouche avec la même vénération que nous avons pour le sacré Diadême. Quelquefois il prononce un grand nombre de mots qui ne ressemblent point au langage ordinaire de sa Nation. Le son en est plus doux, plus distinct, plus mesuré ; il y joint cet air touché qui précéde les larmes ; ces soupirs qui expriment les besoins de l’ame ; ces accens qui sont presque des plaintes ; enfin tout ce qui accompagne le desir d’obtenir des graces. Hélas ! mon cher Aza, s’il me connoissoit bien, s’il n’étoit pas dans quelque erreur sur mon être, quelle priere auroit-il à me faire ?
Cette Nation ne seroit-elle point idolâtre ? Je n’ai encore vû faire aucune adoration au Soleil ; peut-être prennent-ils les femmes pour l’objet de leur culte. Avant que le Grand Mauco-Capa eût apporté sur la terre les volontés du Soleil, nos Ancêtres divinisoient tout ce qui les frappoit de crainte ou de plaisir : peut-être ces Sauvages n’éprouvent-ils ces deux sentimens que pour les femmes.
Mais, s’ils m’adoroient, ajouteroient-ils à mes malheurs l’affreuse contrainte où ils me retiennent ? Non, ils chercheroient à me plaire, ils obéiroient aux signes de mes volontés ; je serois libre, je sortirois de cette odieuse demeure ; j’irois chercher le maître de mon ame ; un seul de ses regards effaceroit le souvenir de tant d’infortunes.
Alors que Zilia vient d’être arrachée à son pays et se trouve sous la « protection » des Français. Cette lettre correspond à la période où l’héroïne, ne parlant pas encore la langue de ses capteurs, tente de comprendre leurs intentions et leurs coutumes à partir de son propre référentiel inca. Il s’agit d’un moment charnière qui met en scène l’incompréhension culturelle et la solitude de Zilia, tout en amorçant la critique ironique de la société européenne. Elle y écrit à son fiancé resté au Pérou, Aza, auquel toutes ses lettres sont destinées, même si l’on ignore si ces “quipos” (cordelettes à nœuds servant d’écriture chez les Incas) lui parviendront un jour. La lettre 5 offre ainsi un mélange saisissant de pathétique et d’ironie : Zilia y exprime sa détresse profonde et son isolement, mais son récit des comportements français, qu’elle interprète à travers son imaginaire inca, provoque un décalage culturel riche d’enseignements. Nous proposerons une analyse complète de cette lettre, en soulignant d’abord ses principaux enjeux thématiques (la souffrance de l’héroïne et la barrière du langage, le regard critique de l’étrangère sur les « sauvages » européens, l’ambiguïté entre tyrannie et vénération, et la condition féminine en filigrane), puis en réalisant une analyse linéaire de ses passages clés afin de mettre en évidence les procédés d’écriture et la progression du texte.
Souffrance, solitude et besoin d’écrire
Dans cette cinquième lettre, Zilia s’adresse à Aza, « mon cher Aza », l’homme qu’elle aime et devait épouser. La situation narrative est tragique : la jeune femme a tout perdu en quelques jours. Elle a été enlevée brutalement par des Espagnols lors de l’attaque de son temple au Pérou, puis transférée sur un navire. Après un combat naval, elle est passée aux mains des Français, menés par le chevalier Déterville, qui l’ont sauvée des Espagnols mais la retiennent désormais en Europe. Au moment de la lettre 5, Zilia est convalescente, installée malgré elle dans le lit où les Français la forcent à rester pour recouvrer ses forces. Elle ne comprend pas leur langue ni leurs intentions, et se retrouve totalement isolée, seule avec ses pensées et son chagrin.
Le ton pathétique domine le début de la lettre. Dès la première phrase, Zilia s’exclame : « Que j’ai souffert […] depuis les derniers nœuds que je t’ai consacrés ! ». Cette exclamation traduit l’intensité de sa douleur depuis sa précédente lettre (les « nœuds » font référence aux quipos noués pour communiquer avec Aza). La jeune Inca accumule les malheurs : séparée de son fiancé, déracinée de sa patrie, captive d’étrangers, elle souffre physiquement et moralement. Son écriture même en est affectée : Zilia explique que ses « officieux persécuteurs » (expression ironique où l’oxymore officieux – c’est-à-dire serviables – et persécuteurs traduit bien son ambivalence envers les Français) lui ont retiré ses quipos en s’apercevant que « ce travail augmentait [son] accablement ». Privée d’encre et de papier, Zilia utilise en effet les quipos (des cordelettes nouées) pour consigner ses lettres à Aza. Or, ces étrangers bien intentionnés pensent sans doute qu’elle se fatigue en écrivant ; ils lui ont donc ôté son unique moyen d’expression, aggravant son désespoir. La « privation de [ses] quipos manquait au comble de [ses] peines » écrit-elle, signifiant que c’était là le dernier degré de la souffrance. On ressent à travers cette hyperbole l’importance vitale que revêt l’écriture épistolaire pour Zilia : ne plus pouvoir écrire à Aza, c’est perdre la seule consolation qui lui reste.
Heureusement, poursuit-elle, « On m’a enfin rendu le trésor de ma tendresse, mais je l’ai acheté par bien des larmes ». Les Français, touchés de la voir pleurer, lui ont finalement redonné ses quipos. Zilia qualifie ses cordons noués de « trésor de [sa] tendresse » : l’expression met en valeur la dimension amoureuse et intime de ses lettres, véritables réceptacles de son affection pour Aza. Désormais, dit-elle, « il ne [lui] reste que cette expression de [ses] sentiments ; il ne [lui] reste que la triste consolation de te peindre mes douleurs ». La répétition anaphorique de « il ne me reste que… » insiste sur la situation d’extrême dénuement de l’héroïne : de son ancienne vie, il ne lui subsiste que l’amour et l’écriture pour survivre à la détresse. Transmettre ses pensées et décrire ses tourments à l’être aimé est pour elle une consolation aussi nécessaire que douloureuse (« triste consolation ») – nécessaire car c’est son seul exutoire, douloureuse car cela la renvoie à l’absence de son destinataire. Elle pose ainsi la question rhétorique : « pouvois-je la perdre sans désespoir ? », c’est-à-dire : comment aurais-je pu perdre cette possibilité de t’écrire sans sombrer dans le désespoir ? Cette question renforce l’évidence qu’écrire à Aza est vital pour Zilia.
On voit ici se dessiner un enjeu majeur du roman : le langage et la communication. Incapable de dialoguer avec ceux qui l’entourent (elle ne parle ni espagnol ni français à ce stade), Zilia ne peut communiquer qu’en pensée avec Aza à travers ses lettres. L’épistolaire devient donc sa planche de salut. Le mutisme forcé de Zilia parmi les Français souligne la barrière de la langue qui isole l’héroïne. Graffigny insiste sur ce thème de l’incommunicabilité : « Je ne puis me faire entendre », déplore Zilia, « et la gaieté m’environne ». Cette dernière formule souligne un contraste cruel entre l’humeur de l’héroïne et celle de son entourage : autour d’elle, tout n’est que joie et effervescence (les Français se réjouissent sans doute de l’avoir secourue, ou bien simplement vivent leur vie normalement), alors qu’elle est en deuil intérieur. L’image d’une gaieté qui l’« environne » indique qu’elle est cernée par un environnement joyeux dans lequel sa tristesse n’a aucune place pour être entendue ou comprise. On retrouve là une situation de solitude absolue : non seulement Zilia est séparée de ses proches, mais même au milieu des autres, elle reste enfermée dans son chagrin, incapable de le partager. Le texte souligne cette idée en notant que « mon étrange destinée m’a ravi jusqu’à la douceur que trouvent les malheureux à parler de leurs peines ». Normalement, explique-t-elle, tout malheureux peut se soulager un peu en racontant ses peines à quelqu’un de compatissant. Mais le sort étrange (injuste) de Zilia lui a enlevé même ce réconfort-là : ne parlant pas la langue, elle ne peut être écoutée de personne. Cette privation de la parole est décrite comme le comble de son infortune.
Ainsi, la première partie de la lettre 5 campe un tableau pathétique de Zilia en héroïne sensible et tragique. Son registre de langue, avec des exclamations (« Que j’ai souffert ! »), des apostrophes à Aza (« mon cher Aza » revient comme un leitmotiv tendre et plaintif) et des interrogations douloureuses, vise à émouvoir le destinataire (et le lecteur). Zilia apparaît comme une femme affligée, dont la seule force réside dans la fidélité à l’être aimé et l’usage de l’écriture pour survivre. Cette situation extrême suscite l’empathie, mais sert aussi à introduire l’un des thèmes centraux du roman : le décalage culturel et linguistique qui va nourrir l’ironie et la critique sociale.
Incompréhension linguistique et malentendu culturel
Zilia est plongée dans un environnement totalement inconnu et cherche à en décoder les signes. Ne pouvant communiquer verbalement, elle observe attentivement le comportement des Français qui l’entourent. Cette lettre met en scène le regard naïf mais lucide de l’étrangère sur une société étrangère. Graffigny utilise ici un procédé d’ironie dramatique : le lecteur français du XVIIIème siècle comprend la réalité de ce que Zilia décrit (il reconnaît les codes de la politesse française, de la galanterie, des soins médicaux, etc.), alors que Zilia les interprète à travers sa propre culture inca, ce qui donne lieu à des hypothèses erronées et souvent piquantes.
Ainsi, Zilia qualifie les Français de « sauvages curieux ». Le terme de « sauvages », sous sa plume, renverse ironiquement l’étiquette que les Européens accolent d’ordinaire aux peuples du Nouveau Monde. Ici, c’est l’Européen qui est le sauvage, c’est-à-dire l’être étrange dont les mœurs semblent frustes ou incompréhensibles. Ce renversement de perspective, hérité de Montaigne (qui disait qu’il trouvait bien des barbares parmi les Européens), sert à questionner la vraie barbarie. En qualifiant de « sauvages » ces Occidentaux pourtant raffinés, Zilia exprime son désarroi face à leurs actes qui, du point de vue d’une Inca, manquent de sens ou de humanité (après tout, ils la retiennent captive et lui imposent leur volonté). Le qualificatif « curieux » ajoute l’idée qu’ils sont à la fois étranges et qu’ils l’observent sans cesse. En effet, elle se plaint d’être entourée d’objets importuns, dont les « regards attentifs troublent la solitude de [son] âme ». Cette image forte traduit son sentiment d’invasion : même lorsqu’elle voudrait s’isoler intérieurement pour rêver ou pleurer, les Français la dévisagent en permanence, perturbant jusqu’à son recueillement intime. Zilia compare cela à une violation de sa « solitude de l’âme », comme si leurs yeux pouvaient lire en elle. Elle avoue même craindre que « ces sauvages curieux ne découvrent les réflexions désavantageuses que [lui] inspire la bizarrerie de leur conduite ». On perçoit ici son inquiétude : privée de la barrière du langage, Zilia n’a d’autre refuge que sa pensée, et elle redoute que même celle-ci ne soit devinée par ses gardiens. Cette crainte, sans doute irrationnelle, montre à quel point elle se sent vulnérable et épiée.
Le champ lexical de l’étrangeté et de l’incompréhension parcourt la lettre. Elle parle de son « étrange destinée », de la « bizarrerie » de la conduite des Français, des « contradictions » qu’elle observe en eux. Tout souligne le choc culturel. Zilia vit comme dans un rêve absurde où rien n’a de cohérence : « Un moment détruit l’opinion qu’un autre moment m’avoit donnée de leur caractère. » Autrement dit, son avis sur ces gens change d’instant en instant, car leur comportement lui paraît plein de paradoxes. Cette phrase prépare le lecteur au développement central de la lettre : l’énumération des attitudes contradictoires que Zilia perçoit chez ses nouveaux maîtres.
En effet, Zilia va comparer deux facettes opposées de l’attitude des Français à son égard : tantôt elle se sent traitée en esclave, tantôt en divinité. Cette ambivalence est le cœur du malentendu culturel de la lettre 5, et Graffigny l’exploite habilement pour critiquer, en creux, la société française.
Contradiction entre oppression et sollicitude
Zilia expose d’abord tout ce qui lui fait penser que les Français la considèrent comme leur prisonnière soumise. Elle note « les fréquentes oppositions de leur volonté à la [sienne] ». En effet, explique-t-elle, ces personnes lui refusent « jusqu’aux aliments nécessaires au soutien de la vie » et « jusqu’à la liberté de choisir la place où [elle] veut être ». Concrètement, on comprend que les Français, sans doute par précaution médicale, ont mis Zilia à la diète et l’obligent à garder le lit pour guérir. Mais du point de vue de Zilia, cette privation de nourriture et de mouvement est une violence insupportable. Elle emploie des termes extrêmement forts : elle se dit retenue « par une espèce de violence » dans un lit « devenu insupportable ». Elle interprète l’autorité qu’ils exercent sur elle comme un abus de pouvoir : « je ne puis douter qu’ils ne me croient leur esclave, et que leur puissance ne soit tyrannique ». Le mot esclave n’est pas choisi au hasard : il évoque la crainte bien réelle d’une femme indigène enlevée par des conquérants. À ce stade, Zilia ne peut savoir si ces nouveaux maîtres envisagent de la traiter en servante, de la vendre, ou de la séquestrer à vie. Son imagination, nourrie de ce qu’elle a subi chez les Espagnols (violence, captivité), la pousse à voir en chaque restriction de ses libertés la marque d’une tyrannie. On remarquera le paradoxe du syntagme « officieux persécuteurs » cité plus haut, qui prend tout son sens ici : ces Français se veulent serviables et attentifs, mais de son point de vue ils la persécutent en ne respectant pas ses désirs (manger à sa faim, se lever, marcher librement).
Graffigny souligne ainsi le paternalisme des « sauveurs » occidentaux : persuadés de faire le bien de Zilia, ils la traitent en réalité comme une enfant que l’on contraint pour son propre bien, ou pire, comme une détenue sans droits. Cette situation renvoie à une critique plus large du colonialisme et de la condition féminine. En effet, on peut lire dans cette relation asymétrique un symbole de l’oppression : d’un côté des dominants (les hommes européens convaincus de leur supériorité civilisationnelle et de leur autorité masculine), de l’autre une femme étrangère infantilisée, à qui l’on dénie autonomie et choix. Zilia ressent vivement cette domination et l’assimile à une atteinte à sa dignité.
Cependant, la grande intelligence de Graffigny est de ne pas s’arrêter à ce constat. Zilia reconnaît aussitôt qu’une autre lecture du comportement français est possible, diamétralement opposée. « D’un autre côté, » poursuit-elle, « si je réfléchis sur l’envie extrême qu’ils ont témoignée de conserver mes jours, sur le respect dont ils accompagnent les services qu’ils me rendent… » Elle fait ici référence au fait que les Français l’ont soignée avec ardeur (peut-être l’ont-ils sauvée de la noyade ou des blessures lors du combat naval), qu’ils veillent à sa santé avec grand soin. Elle note aussi le « respect » qui semble accompagner leurs gestes envers elle. En repensant à tous ces éléments positifs, Zilia admet être « tentée de croire qu’ils [la] prennent pour un être d’une espèce supérieure à l’humanité ». Voilà un revirement surprenant : de la crainte d’être traitée en esclave, elle en vient à se demander si ces gens ne la vénèrent pas comme une déesse. Cette oscillation témoigne de la perplexité extrême de Zilia : elle ne parvient pas à concilier ces deux impressions contradictoires.
Il est intéressant de noter que ce doute de Zilia (suis-je leur prisonnière ou au contraire un être sacré à leurs yeux ?) est précisément l’effet du comportement ambigu de ses hôtes. Graffigny met en lumière l’hypocrisie ou du moins la dualité de la courtoisie française. Les Français, représentants d’une nation policée, traitent Zilia avec les formes extérieures de la politesse et de la galanterie (on la salue avec cérémonie, on la sert avec égards), tout en lui imposant leur volonté sans possibilité de négociation. Cette double attitude peut être lue comme une critique de la société française où les apparences de respect peuvent masquer une domination réelle. De fait, Zilia est ballottée entre ces deux faces : la bienveillance (ils lui sauvent la vie, la protègent) et la coercition (ils décident de tout à sa place).
La lettre 5 illustre donc parfaitement l’une des thématiques des Lumières : le décalage entre l’être et le paraître. Zilia, encore naïve, prend les signes extérieurs (révérence, ton mielleux, soins attentifs) pour peut-être l’expression d’une adoration sincère, alors que le lecteur devine qu’il s’agit simplement des usages sociaux de la politesse française, voire de l’effet de l’amour naissant du chevalier Déterville pour elle. Ce dernier aspect est sous-jacent : bien que Zilia ne comprenne pas la galanterie, le lecteur lui, peut soupçonner que le « cacique » français est tombé amoureux de Zilia et la traite avec un mélange de désir et de respect. Graffigny sème ainsi les graines d’un triangle amoureux implicite : Zilia pense écrire à Aza un simple récit, mais le lecteur entrevoit que Déterville (le Français) s’éprend d’elle, d’où ses attentions quasi-religieuses.
Zilia, déesse malgré elle ?
La seconde moitié de la lettre détaille les observations précises qui amènent Zilia à formuler l’hypothèse que ce peuple est idolâtre et la considère comme une divinité. Ayant suggéré qu’ils la prennent pour « un être d’une espèce supérieure à l’humanité », elle décrit les scènes qui la frappent : « Aucun d’eux ne paroît devant moi sans courber son corps plus ou moins, comme nous avons coutume de faire en adorant le Soleil. » Ici, elle assimile le salut respectueux (la révérence ou l’inclinaison du buste) que chaque Français fait en entrant en sa présence, à un geste rituel d’adoration. En bon ethnologue de sa propre culture, Zilia connaît les rites incas : elle voit un parallèle direct avec la prosternation devant l’astre solaire, pratique religieuse qu’elle connaît bien. Le chef français, qu’elle nomme « le cacique » (mot inca pour désigner un gouvernant local), va plus loin encore selon elle : « Le cacique semble vouloir imiter le cérémonial des Incas au jour du Raymi ». Raymi est la grande fête du Soleil chez les Incas, durant laquelle l’Inca et les prêtres se mettaient à genoux devant le Soleil. Or Zilia raconte justement que ce cacique s’agenouille près de son lit et reste longtemps ainsi. Cette image d’un homme à genoux devant elle participe à l’impression qu’on la vénère. Elle précise que parfois il garde le silence, les yeux baissés, avec un air de profond recueillement. D’autres fois, s’il réussit à saisir sa main, il la porte à ses lèvres « avec la même vénération que nous avons pour le sacré diadème ». Le sacre des empereurs incas impliquait de baiser le diadème impérial en signe de respect quasi religieux ; Zilia voit dans le baisemain galant du chevalier une équivalence. Chaque geste est traduit par elle en termes de son propre univers symbolique : le baisemain devient un geste sacré, l’inclinaison devient une adoration, etc.
Elle remarque également que le cacique lui parle parfois longuement dans une langue qu’elle ne reconnaît pas comme celle de tous les jours. « Le son en est plus doux, plus distinct, plus mesuré » note-t-elle, avec un air touché, des soupirs, des accents presque plaintifs, « enfin tout ce qui accompagne le désir d’obtenir des grâces ». On comprend ici que le chevalier lui adresse sans doute des paroles de supplication ou de déclaration, peut-être en espagnol (pensant qu’elle le comprendrait mieux dans la langue des conquistadors) ou simplement en français mais sur un ton tendre. Zilia, qui ne saisit pas le sens verbal, perçoit néanmoins l’intonation émue, les soupirs d’émotion… bref, elle a l’impression que cet homme lui adresse une prière. D’ailleurs, elle s’exclame : « Hélas ! mon cher Aza, s’il me connoissoit bien, s’il n’étoit pas dans quelque erreur sur mon être, quelle prière auroit-il à me faire ? ». Cette phrase résume son incompréhension : à ses yeux, si le Français savait qu’elle est une simple mortelle, il n’aurait aucune raison de la supplier ainsi, car elle ne peut accéder à aucune prière (elle n’a aucun pouvoir divin pour exaucer un souhait, et elle n’est même pas en position de donner quoi que ce soit). Donc, s’il lui « demande » quelque chose dans cette langue inconnue avec des larmes dans la voix, c’est forcément qu’il la prend pour une entité supérieure capable de réaliser un vœu… Par exemple, peut-être la prend-il pour une prêtresse ou une envoyée du Ciel ? Zilia ne sait pas, mais elle sent qu’il est dans l’« erreur sur son être », c’est-à-dire qu’il se trompe sur qui elle est. Il la surestime au point de lui faire des prières.
C’est alors qu’elle formule directement son hypothèse : « Cette Nation ne seroit-elle point idolâtre ? Je n’ai encore vû faire aucune adoration au Soleil ; peut-être prennent-ils les femmes pour l’objet de leur culte. » L’esprit rationnel de Zilia cherche une explication cohérente à cette suite de comportements étranges. Elle connaît le phénomène de l’idolâtrie, car elle rappelle qu’« avant que le grand Manco-Capac eût apporté sur la terre les volontés du Soleil, nos Ancêtres divinisoient tout ce qui les frappoit de crainte ou de plaisir ». Autrement dit, dans les temps anciens de son peuple, on rendait un culte à tout ce qui suscitait de la peur ou de la joie – on adorait par exemple les forces de la nature impressionnantes, etc., avant d’établir la religion solaire officielle. Elle applique ce schéma aux Français : « Peut-être ces Sauvages n’éprouvent-ils ces deux sentimens (la crainte ou le plaisir) que pour les femmes. » Voilà l’hypothèse audacieuse de Zilia : les Français ne sembleraient craindre ou aimer profondément que les femmes, ils en auraient fait leurs déesses. Il faut souligner l’audace comique de cette idée pour un lecteur du XVIIIème siècle, habitué plutôt à voir les femmes considérées comme des citoyennes de second rang en Europe. Graffigny, femme de lettres dans une société patriarcale, s’amuse ici à imaginer un monde inversé où les hommes auraient un culte pour les femmes. Derrière cette inversion, il y a une subtile critique de la galanterie : en effet, la culture française de l’époque valorise la courtoisie envers les dames, va jusqu’à les idéaliser dans les salons et la poésie amoureuse (on parle des femmes comme des muses, on leur rend des hommages fleuris). Ce culte de la femme dans les discours contraste fortement avec la réalité juridique et sociale qui les fait dépendre des hommes. Graffigny met en lumière cette hypocrisie en la faisant analyser ingénument par Zilia comme un possible véritable culte religieux. En creux, la question de Zilia – « prennent-ils les femmes pour l’objet de leur culte ? » – peut être lue comme une pique : les Français ont-ils élevé la femme sur un piédestal, la couvrant de révérences, de « prières » (compliments, supplications amoureuses)… tout en la maintenant prisonnière ?
La fin de la lettre apporte la réponse négative de Zilia à sa propre question, et ce faisant, exprime ses valeurs profondes. Elle conclut en effet : « Mais, s’ils m’adoroient, ajouteroient-ils à mes malheurs l’affreuse contrainte où ils me retiennent ? Non, ils chercheroient à me plaire, ils obéiroient aux signes de mes volontés. Je serois libre, je sortirois de cette odieuse demeure, j’irois chercher le maître de mon âme… » Par ce raisonnement, Zilia réfute l’idée qu’ils la considèrent réellement comme une déesse : si c’était le cas, ils ne la feraient pas souffrir davantage (« ajouter à [ses] malheurs ») en la gardant captive. Au contraire, ils exécuteraient ses désirs. Or, ce n’est pas ce qu’ils font : ils n’exaucent pas son souhait fondamental de liberté. Donc, conclut-elle, ces Français n’adorent pas vraiment les femmes, et elle n’est pas une divinité à leurs yeux – tout au plus est-elle l’objet d’une incompréhensible contradiction de leur part. Cette prise de conscience, même si elle reste confuse, ramène Zilia à la dure réalité : elle est bel et bien captive et impuissante.
Les toutes dernières lignes de la lettre font éclater le désir ardent de liberté et d’amour qui habite Zilia. En énumérant ce qu’elle ferait si elle était libre (« je sortirais de cette odieuse demeure », « j’irais chercher le maître de mon âme »), elle exprime clairement son aspiration : rejoindre Aza, « le maître de [son] âme ». L’usage de cette périphrase amoureuse (« maître de mon âme ») montre l’intensité de son attachement. Aza est tout pour elle : son amoureux est comme le soleil autour duquel sa vie gravite. Elle affirme qu’un seul regard d’Aza « effaceroit le souvenir de tant d’infortunes ». Cette image d’un regard qui efface des malheurs souligne à quel point Zilia idéalise son fiancé : il a pour elle un pouvoir rédempteur et consolateur absolu. On est ici en plein registre sentimental et romanesque du XVIIIème siècle, où l’amour sincère est vu comme une force quasi-magique capable de transcender la souffrance. Zilia termine donc sa lettre sur cette note d’espoir fragile – l’espoir de retrouver Aza – tout en soulignant la tragédie de sa situation présente. Le contraste est frappant entre son rêve (être libre, revoir Aza) et sa réalité (prisonnière incomprise en terre étrangère).
Notons que, sans le savoir, Zilia touche du doigt la question de la condition féminine. Elle a envisagé un instant que les femmes puissent être adorées par les hommes, pour conclure que ce n’est pas le cas puisque sa liberté n’est pas respectée. Derrière cette réflexion, on perçoit une dénonciation implicite : si les femmes étaient vraiment traitées en égales quasi-divines, elles seraient libres et souveraines de leurs actes, or ce n’est pas le cas. Graffigny, par la voix de Zilia, laisse ainsi filtrer une critique de la société patriarcale européenne où l’on prétend chérir les femmes tout en les gardant dans la dépendance. Cette critique deviendra explicite dans les lettres ultérieures, une fois Zilia instruite des mœurs françaises. Mais dès la lettre 5, l’auteure sème une remise en question pré-féministe des rapports hommes-femmes : Zilia ne peut concevoir un amour vénérateur qui n’octroie pas la liberté à l’aimée. Son vœu de se libérer et de rejoindre Aza annonce en filigrane son propre cheminement vers l’indépendance à la fin du roman.
En somme, la lettre 5 dépeint une Zilia encore naïve, emprisonnée dans ses illusions amoureuses et sa méconnaissance de la culture française, mais déjà dotée d’une acuité d’esprit remarquable. Sa souffrance sincère suscite l’émotion, tandis que ses erreurs d’interprétation font sourire le lecteur et pointent du doigt les incohérences de la société d’accueil. Graffigny réussit à la fois un portrait psychologique touchant de son héroïne et une satire des coutumes européennes par effet de miroir inversé.
Analyse linéaire de la lettre
Passons maintenant à une lecture linéaire détaillée de la lettre 5, afin d’examiner comment Graffigny construit pas à pas le sens et les effets que nous avons dégagés. Nous suivrons l’ordre du texte, en distinguant trois mouvements principaux : d’abord l’expression de la souffrance isolée de Zilia (début de la lettre), puis la mise en lumière des contradictions dans le comportement des Français (milieu de la lettre), et enfin le développement du malentendu autour d’une possible idolâtrie des femmes, jusqu’au désir final de liberté (fin de la lettre).
Apothéose ironique : le quiproquo de l’adoration divine (de « Aucun d’eux ne paroît devant moi… » jusqu’à la fin de la lettre)
Le troisième mouvement de la lettre 5 est le plus long et le plus riche, car Zilia y développe entièrement son hypothèse de l’idolâtrie des femmes par les Français, avant de la rejeter. On y trouve une description très vivante des comportements du « cacique » français, un enchaînement de questions rhétoriques et de déductions, puis un retour à l’émotion personnelle de Zilia.
Zilia commence par décrire systématiquement le rituel d’hommage que lui rendent ces Français dès qu’ils entrent dans sa chambre. « Aucun d’eux ne paroît devant moi sans courber son corps plus ou moins… ». Cette observation montre qu’elle a noté un fait constant : tous s’inclinent en sa présence. Elle précise : « comme nous avons coutume de faire en adorant le Soleil. » Cette comparaison explicite aux pratiques incas ancre bien le point de vue de Zilia : elle assimile ce salut à un geste religieux. Pour un lecteur français, il est évident qu’il s’agit d’une révérence ou d’un salut poli, un signe de respect courtois. Mais l’effet recherché est atteint : on voit comment un usage culturel (la révérence) peut être interprété différemment selon le référentiel. Graffigny pointe ici l’aspect presque rituel de la politesse française vue de l’extérieur. Cette référence au Soleil, dieu suprême Inca, et au Raymi (fête solaire), donne un parfum exotique au texte tout en renforçant la cohérence de Zilia : naturellement, elle compare avec ce qu’elle connaît de plus sacré.
Zilia se focalise surtout sur le comportement du « cacique », c’est-à-dire du chef français (sans doute Déterville). Elle le décrit de manière très visuelle : agenouillé près de son lit, longtemps, posture gênante, parfois silencieux, les yeux baissés comme recueilli. Elle dit qu’il semble « rêver profondément », qu’elle voit sur son visage un « embarras respectueux » semblable à celui que provoque « le grand Nom prononcé à haute voix ». Ici elle évoque une note culturelle – le « grand Nom » chez les Incas correspond à un nom divin (Pachacamac) qu’on ne prononce qu’avec crainte et respect. Elle multiplie les analogies entre ce qu’elle voit et ses repères sacrés : chaque détail du comportement du cacique trouve un équivalent dans les cérémonies religieuses incas (la génuflexion du Raymi, l’embarras sacré face au nom de Dieu, etc.).
Un détail important : « S’il trouve l’occasion de saisir ma main, il y porte sa bouche avec la même vénération que nous avons pour le sacré diadème. » Ce passage est clairement la description du baisemain, pratique courante de galanterie en Europe. Pour Zilia, c’est incompréhensible que quelqu’un embrasse sa main : dans sa culture, on baise l’emblème royal (le diadème de l’Inca) par vénération. Qu’un homme fasse ce geste envers sa personne est presque inconcevable autrement qu’en y voyant un signe de vénération religieuse. On voit ici comment le code de la galanterie est pris pour un code religieux. Le lecteur, averti, sourit sans doute de cette confusion. Graffigny utilise ce quiproquo culturel pour souligner le caractère un peu théâtral et codifié des rapports hommes-femmes dans la haute société européenne. Le baisemain en effet est un rituel mondain qui, vu de l’extérieur, peut sembler absurde ou exagéré – et Zilia le souligne involontairement en le requalifiant en geste d’adoration.
Zilia poursuit : « Quelquefois il prononce un grand nombre de mots qui ne ressemblent point au langage ordinaire de sa nation. Le son en est plus doux, plus distinct, plus mesuré ». On peut supposer ici que le cacique (Déterville) tente de lui parler soit en espagnol (pensant qu’elle pourrait comprendre cette langue plutôt que le français), soit en s’exprimant en français mais avec lenteur et douceur pour ne pas l’effrayer. Zilia, qui ne comprend ni l’un ni l’autre, ne juge que le son : elle note que c’est plus mélodieux et mesuré que le ton habituel des Français. Cela suggère qu’elle a remarqué une différence de registre. Si c’est de l’espagnol, c’est normal qu’elle ne reconnaisse pas la langue, d’où « ne ressemblent point au langage ordinaire de sa nation (française) ». Si c’est du français adouci, elle perçoit en tout cas l’effort de modulation. Dans les deux cas, pour elle, cela ressemble aux tonalités suppliantes d’une prière ou d’une plainte amoureuse. Elle ajoute d’ailleurs que cet homme joint à ces paroles « cet air touché qui précède les larmes, ces soupirs qui expriment les besoins de l’âme, ces accents qui sont presque des plaintes ». Le rythme ternaire de cette phrase (“ces… ces… ces…”) renforce l’impression qu’elle énumère tous les signes d’une émotion sincère et profonde. On croirait la description d’une personne qui implore quelque chose avec ferveur. L’effet est presque dramatique : on imagine la scène du chevalier à genoux, soupirant, la voix tremblante… Ce pourrait être une scène de déclaration d’amour passionnée – et en effet, très probablement c’en est une, du point de vue du chevalier. Mais Zilia n’envisage pas du tout l’amour comme cause (elle est trop innocente sur ce plan, ne concevant l’amour qu’avec Aza). Elle ne peut que supposer que c’est une prière à une divinité.
Elle conclut alors, navrée : « Hélas ! mon cher Aza, s’il me connoissoit bien, s’il n’étoit pas dans quelque erreur sur mon être, quelle prière auroit-il à me faire ? ». Cette phrase est pathétique et ironique à la fois. Pathétique, parce qu’elle s’adresse à Aza dans un soupir de découragement (« Hélas ! mon cher Aza »), comme pour dire “pauvre de moi, s’ils savaient qui je suis vraiment…”. Ironique, parce que le lecteur voit bien que le chevalier n’est pas dans l’erreur sur la nature humaine de Zilia – il la voit au contraire très clairement comme une femme, dont il est en train de tomber amoureux. Ce que Zilia appelle “erreur sur mon être” est en fait une vérité qu’elle ignore : oui, il la voit comme une femme, mais pas comme une déesse ; il la prie non pas parce qu’il la croit omnipotente, mais parce qu’il quémande probablement son affection ou sa confiance. Le double sens est délicieux ici : Zilia pense qu’il se fourvoie sur sa nature (il la prend pour un être surnaturel alors qu’elle est humaine), alors qu’en réalité peut-être le chevalier se fourvoie sur ses sentiments (il espère un amour en retour qui n’arrivera pas, car le cœur de Zilia est pris ailleurs). Cette couche d’ironie tragique ne se révélera qu’ensuite dans le roman, mais le lecteur peut déjà la pressentir.
Après ce constat, Zilia passe à la formulation explicite de son hypothèse qui lui trotte en tête : « Cette Nation ne seroit-elle point idolâtre ? ». Cette question rhétorique est essentielle : c’est l’énoncé du malentendu culturel. Posée ainsi, la question laisse transparaître l’hésitation. L’emploi du conditionnel (“ne serait-elle point”) indique qu’elle en doute, mais envisage sérieusement l’idée. Elle y répond immédiatement en développant l’idée : « Je n’ai encore vû faire aucune adoration au Soleil » – ce qui sous-entend : s’ils ne sont pas monothéistes du Soleil comme mon peuple, peut-être ont-ils d’autres cultes. Elle suppose alors : « peut-être prennent-ils les femmes pour l’objet de leur culte. » Le mot culte est fort, il appartient au registre religieux. Zilia imagine donc une religion centrée non plus sur le Soleil (astre masculin dans sa culture) mais sur les femmes. On voit ici comment, pour donner sens à ce qu’elle vit, elle est prête à postuler un système religieux complet inconnu d’elle. Plutôt que de penser en termes sociaux (galanterie, politesse) – qu’elle ne connaît pas – elle reste dans le registre théologico-culturel qu’elle maîtrise (idolâtrie vs culte solaire).
Pour étayer son hypothèse, elle fait appel à l’histoire de son propre peuple : « Avant que le grand Manco-Capac eût apporté sur la terre les volontés du Soleil, nos Ancêtres divinisoient tout ce qui les frappoit de crainte ou de plaisir. » Cette référence montre l’érudition que Graffigny prête à Zilia : elle connaît les légendes fondatrices incas (Manco-Capac, premier empereur civilisateur envoyé par le Soleil, selon la mythologie inca). Elle sait qu’avant cette “civilisation”, son peuple était polythéiste, adorant divers phénomènes. Cette analogie historique lui sert à dire : les Français peuvent en être restés à un stade d’idolâtrie primitive, qui sait ? Et elle précise « Peut-être ces sauvages n’éprouvent-ils ces deux sentiments (la crainte ou le plaisir) que pour les femmes. » Autrement dit : ce qui les impressionne le plus ou les ravit le plus, ce sont les femmes, donc ce sont elles qu’ils adorent. Notons qu’elle qualifie encore les Français de sauvages ici, ce qui accentue son hypothèse qu’ils ne seraient pas très civilisés religieusement (puisque idolâtres). Ce terme, répété, est une pique culturelle involontaire de Zilia mais voulue par l’auteure pour inverser le stigmate colonial.
Arrive alors le retournement final du raisonnement : Zilia, après avoir posé et argumenté l’hypothèse, la confronte à un dernier examen logique, presque moral : « Mais, s’ils m’adoroient, ajouteroient-ils à mes malheurs l’affreuse contrainte où ils me retiennent ? » La question est rhétorique et introduite par “Mais”, qui signale l’objection décisive. Pour Zilia, l’adoration est incompatible avec la cruauté. Elle a une vision noble de la dévotion : on ne fait pas souffrir ceux qu’on vénère, au contraire on cherche à les combler. Ce bon sens la conduit à conclure que son hypothèse ne tient pas. Elle répond donc elle-même : « Non, ils chercheroient à me plaire, ils obéiroient aux signes de mes volontés. » Cette phrase dépeint ce qu’un vrai adorateur ferait : s’efforcer de satisfaire la moindre envie de l’idole. On reconnaît ici en filigrane les codes de la galanterie tels qu’ils devraient être dans l’idéal chevaleresque : l’amoureux courtois se met aux pieds de sa dame et n’a de cesse d’obéir à ses désirs pour la contenter. Or, Zilia dit bien que ce n’est pas le cas : on ne la laisse même pas décider où s’asseoir, alors parler de combler ses volontés est hors de propos.
Elle poursuit avec une gradation émouvante qui liste tout ce qu’elle ferait si vraiment on la traitait en déesse : « Je serois libre, je sortirais de cette odieuse demeure, j’irois chercher le maître de mon âme… ». Ici, chaque segment de phrase correspond à une étape de libération : être libre (donc plus enfermée), sortir de ce lieu qu’elle abhorre (signe physique de recouvrer sa liberté de mouvement), puis agir selon sa volonté propre (« j’irais chercher… »). On sent presque l’élan vital prêt à jaillir si on la relâchait. Le choix du terme « odieuse demeure » pour désigner l’endroit où elle est retenue traduit son aversion : le lieu qui abrite ses sauveurs est ressenti par elle comme un enfer (il s’agit probablement de la cabine du navire français, qu’elle perçoit comme une prison).
Enfin, l’ultime membre de phrase retombe dans le lyrisme amoureux : « …un seul de ses regards effaceroit le souvenir de tant d’infortunes. » Le pronom possessif « ses » renvoie à « le maître de mon âme », c’est-à-dire Aza. Zilia termine donc en évoquant Aza, comme souvent dans ses lettres où chaque pensée finit par converger vers lui. L’image du regard d’Aza qui efface le souvenir de toutes ses infortunes est très poétique et hyperbolique. Elle exprime à nouveau la foi de Zilia en l’amour rédempteur. C’est une façon de dire que, si elle pouvait revoir Aza ne serait-ce qu’une seconde, toute sa souffrance passée s’évanouirait. Cette vision correspond au topos de l’amant consolateur dont la présence guérit tous les maux. Dans le contexte du roman, c’est tragique car on pressent que ce vœu simple risque de ne pas se réaliser – et effectivement, on sait qu’Aza ne viendra jamais la sauver de la manière espérée. Mais à ce stade de l’histoire, Zilia en est convaincue, et elle communique cette certitude avec une ferveur touchante. C’est aussi une chute émouvante pour la lettre : après tant d’interrogations et de raisonnements sur les Français, Zilia ramène le propos à son amour inaltérable pour Aza. C’est comme si, ne pouvant trouver de logique satisfaisante dans ce qui lui arrive, elle se réfugiait dans la seule chose qui fait sens pour elle : son lien avec Aza.
On peut noter que la lettre commence par « Que j’ai souffert, mon cher Aza… » (invoquant Aza) et se termine en mentionnant Aza encore. Cette structure circulaire montre que, quoi qu’elle décrive du monde extérieur, Zilia ramène tout à son histoire d’amour. L’épistolary form renforce cela, puisque l’allocutaire (Aza) est rappelé en ouverture et en clôture. C’est un effet stylistique qui donne de l’unité à la lettre et souligne le fil conducteur émotionnel : Zilia écrit à Aza, parle à Aza, pense à Aza du début à la fin, même si le contenu semble parler des Français.
Pour conclure cette analyse linéaire, on a vu comment Graffigny organise le texte de manière progressive : partant du registre pathétique (plainte personnelle, émotions), elle glisse vers l’observation objective et l’étonnement (décrire les faits, s’interroger), puis vers une analyse interprétative (formuler des hypothèses religieuses), et enfin revient au pathétique intime (l’appel à Aza). Cette structure même illustre le mouvement intellectuel et affectif de Zilia : elle passe des sentiments aux tentatives de compréhension rationnelle, puis à l’expression de ses désirs profonds. Il y a là une oscillation entre cœur et raison très caractéristique de l’esprit du XVIIIème siècle finissant, sensible et pré-romantique, mais encore épris de philosophie des Lumières. Zilia, héroïne sensible, n’en est pas moins une observatrice qui essaie de raisonner sur ce qu’elle voit. La lettre 5, à travers son malentendu culturel, met en lumière l’ethnocentrisme naïf de Zilia (qui explique tout par ses propres références incas), mais pointe aussi l’ethnocentrisme européen (les Français ne se doutent pas qu’ils apparaissent comme incohérents et étranges à une étrangère). Cette double perspective critique fait toute la richesse du texte.
Conclusion
La lettre 5 des Lettres d’une Péruvienne est un passage essentiel où Françoise de Graffigny parvient à mêler l’émotion, l’exotisme et la satire sociale de façon subtile. Nous y voyons Zilia au début de son séjour forcé parmi les Français, éprouvée et isolée, qui tente de donner du sens à ce qui lui arrive. Son incompréhension linguistique engendre un quiproquo culturel amusant pour le lecteur, mais révélateur : en prenant la politesse galante pour un culte religieux, Zilia souligne involontairement la théâtralité des mœurs françaises et l’ambiguïté du statut des femmes, à qui l’on adresse mille politesses tout en les maintenant dans la dépendance. À travers les yeux de cette étrangère, Graffigny questionne ainsi la sincérité et la logique de sa propre société : l’adoration affichée (des dames, des symboles) peut cacher une volonté de domination.
L’analyse linéaire de cette lettre a fait ressortir la progression du texte, depuis le pathétique jusqu’à l’ironie, et la façon dont la narratrice construit pas à pas son interprétation erronée. Chaque segment du récit – la plainte de ne pouvoir communiquer, la description du comportement français contradictoire, l’élaboration puis l’infirmation de l’hypothèse idolâtre – sert à la fois le développement psychologique du personnage et le message philosophique de l’œuvre. Zilia apparaît dans cette lettre comme une figure à la fois fragile (en proie au désespoir, accrochée à son amour comme unique salut) et remarquablement perspicace par moments (elle détecte les contradictions et pose de bonnes questions, même si elle y répond mal).
Pour des étudiants de niveau bac, la lettre 5 offre un excellent exemple du procédé du regard étranger cher aux Lumières : en faisant d’une Péruvienne le narrateur, Graffigny renverse les perspectives et critique son époque sous couvert de naïveté. La lettre 5, en particulier, invite à réfléchir sur la notion de civilisation et de barbarie. Qui sont les vrais “sauvages” ? Zilia appelle les Français ainsi quand elle subit leur “tyrannie” bien intentionnée. On voit donc que la notion de barbarie est relative et dépend du point de vue. Cette relativisation des mœurs est un thème voltairien et montaignien, que Graffigny, en femme de son siècle, adopte habilement.
Enfin, cette lettre s’inscrit dans le parcours personnel de Zilia qui va de l’ignorance à la connaissance. Dans les lettres suivantes, Zilia apprendra la langue, découvrira peu à peu la vérité sur la société française et sur Aza. La lettre 5 nous montre Zilia encore dans l’ombre de l’incompréhension, ce qui la conduit à des erreurs (croire à un culte des femmes, interpréter faussement les intentions du chevalier). Mais ces erreurs mêmes sont formatrices : elles soulignent son innocence initiale et la nécessité pour elle d’apprendre et de s’adapter pour survivre. Par contraste, en fin de roman, Zilia devenue érudite et critique repensera peut-être à la jeune femme crédule qu’elle était dans cette lettre et mesurera le chemin parcouru.
En conclusion, l’étude de la lettre 5 permet d’apprécier la richesse d’écriture de Mme de Graffigny et la profondeur de sa réflexion. L’écriture est à la fois simple (puisque c’est Zilia qui s’exprime dans un français qu’on imagine parfois maladroit, traduit de ses quipus) et subtile dans les images et comparaisons déployées. Le lecteur est touché par la sincérité du ton et diverti par l’ironie sous-jacente. Pour un enseignant ou un élève, cette lettre offre matière à analyser aussi bien le registre pathétique (expression de la douleur, recours aux exclamations et questions oratoires, visée émotive) que le registre critique (ironie, satire des usages, renversement de perspective). Elle illustre comment une œuvre du XVIIIème siècle peut allier le sentiment et la philosophie, le voyage exotique et la remise en question sociale. Lettres après lettres, Zilia la Péruvienne conquiert ainsi son statut d’héroïne pré-féministe, en questionnant la place qui lui est faite et en aspirant à la liberté – liberté qui, on le sait, finira par être son choix ultime.

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