C’est au cœur des steppes ukrainiennes que commence l’histoire, celle où le destin des Cosaques zaporogues se tisse entre bravoure, loyauté et tragédie. Deux jeunes frères, Ostap et André, retourne dans le giron familial après avoir terminé leurs études. Leur père, le fameux Tarass Boulba, figure imposante et patriote inébranlable, est résolu à inculquer à ses fils les valeurs et les épreuves de la vie cosaque. Il les entraine à la sitch (c’est-à-dire le camp fortifié) de Zaporijjia où les deux jeunes hommes découvrent à un mode de vie fondé sur la liberté, le combat et la solidarité, marquant ainsi le début de leur transformation.

Tout se complique soudainement lorsqu’un conflit éclate avec les Polonais. Ostap et André, confrontés à la cruauté de la guerre, doivent naviguer entre leur devoir envers leur peuple et les tumultes de leur cœur. André, en particulier, se trouve écartelé par un amour interdit pour une noble polonaise, le poussant à remettre en question sa loyauté et ses convictions profondes.

Le récit atteint son apogée dans une série d’événements tragiques qui mettent en lumière la féroce détermination des Cosaques à défendre leur identité et leur terre. Ostap est capturé et meurt en héros, tandis qu’André, déchiré par son amour, est confronté à la justice implacable de son propre père dans un acte final dévastateur. Tarass, après avoir perdu ses deux fils, continue de se battre avec une ardeur inégalée jusqu’à sa propre fin tragique.

À travers ces péripéties, l’auteur, Nicolas Gogol a écrit un récit épique qui explore non seulement la fierté et les sacrifices des Cosaques mais aussi les questions universelles d’identité, de famille et de destin. Tarass Boulba est une ode à la puissance indomptable de l’esprit humain, un appel à la réflexion sur ce que signifie être fidèle à soi-même et à ses convictions, même au prix du sacrifice ultime.

Représentation d’un cosaque zaporogue tel qu’aurait pu l’être le héro fictif du roman éponyme : Tarass Boulba

Contexte géopolitique de l’œuvre

Le roman Tarass Boulba s’inspire avec brio de l’épopée des Cosaques Zaporogues au cœur du XVIIe siècle, une période où l’Europe de l’Est se voyait constamment ébranlée par des affrontements. À cette époque, les Cosaques naviguaient dans les tumultes de l’histoire, tiraillés entre leur soif d’indépendance et les exigences des grandes puissances de leur voisinage, notamment la Pologne et l’Empire ottoman. Établis sur un vaste domaine qui s’étend sur ce qui est aujourd’hui une partie de l’Ukraine et de la Pologne, leur existence était rythmée par une suite ininterrompue de raids et de combats. Cette lutte constante pour la reconnaissance de leur identité et la souveraineté de leur territoire a sculpté un mode de vie caractérisé par la vaillance, l’honneur et une loyauté inébranlable.

Gogol, en tissant des éléments fictifs avec ces réalités historiques, élève l’épopée cosaque à travers ses personnages. Ces derniers, incarnations des idéaux et des dilemmes cosaque, permettent à l’auteur de transcender la simple narration pour offrir un tableau vivant d’une époque révolue. Il expose non seulement les conflits mais célèbre également le mode de vie de ces guerriers des steppes.

Au cœur de l’Europe de l’Est du XVIIe siècle, l’Ukraine, encore loin d’être l’état-nation que nous connaissons, se trouve (déjà) à la croisée des chemins géopolitiques. Cette ère est définie par les luttes de pouvoir entre l’Empire ottoman, la République des Deux Nations et la Moscovie, avec les Cosaques Zaporogues jouant un rôle clé dans ces dynamiques, tiraillés entre alliances et rébellions.

Un exemple poignant de cette période est le Soulèvement de Khmelnytsky en 1648, préfigurant les tensions explorées dans Tarass Boulba. Bien que l’Ukraine du XVIIe siècle soit un territoire contesté, sans frontières nationales fixes, la lutte des Cosaques Zaporogues transcende la quête d’une nation indépendante pour embrasser le droit à l’autodétermination. En contraste, l’Ukraine contemporaine, reconnue internationalement depuis 1991, mène une lutte pour sa souveraineté. Comme si l’histoire du roman faisait un écho à la situation de l’actuelle Ukraine.

En écrivant Tarass Boulba, Gogol a capté l’esprit de cette époque tumultueuse. Il a exploré la complexité de l’identité cosaque et son impact durable sur l’Ukraine. Sa narration, loin de se limiter à un récit de courage, se fait l’écho d’une réflexion profonde sur l’identité, la loyauté, et la quête d’une patrie, thèmes d’une brûlante actualité dans le contexte ukrainien contemporain.

Vie et coutumes des cosaques zaporogues

Le roman est aussi une immersion totale dans l’univers des Cosaques Zaporogues, dont la sitch représentait le cœur battant. Cette communauté, marquée par un profond sens de la liberté et de l’égalité, se distinguait par ses coutumes uniques, sa structure sociale démocratique et son engagement inébranlable envers la foi orthodoxe. Chaque aspect de la vie cosaque, depuis les rituels d’initiation jusqu’aux préparations militaires rigoureuses, incarnait leur esprit indomptable et leur dévouement à protéger leur terre et leurs traditions.

La sitch, bastion de la résistance cosaque, était plus qu’un simple camp fortifié ; elle constituait un microcosme de la société cosaque, où la gouvernance était assurée par des assemblées démocratiques. Les décisions étaient prises collectivement, reflétant un système où le mérite et l’adhésion aux traditions prévalaient sur toute autorité. Les leaders étaient choisis pour leur capacité à incarner les valeurs cosaques et pouvaient être révoqués s’ils s’en écartaient. Ce système d’autogouvernance témoigne d’un fort sentiment d’appartenance et d’unité​​.

Photo aérienne de la première sitch zaporogue sur l’île de Mala Khortytsia (photo d’Alexei Tolmachov)

La Sitch était aussi le lieu où jeunes et anciens Cosaques se côtoyaient, partageant savoirs, traditions et préparations militaires. L’apprentissage se faisait dans l’action, les entraînements et les combats formant le quotidien de ces guerriers. Au-delà de l’aspect martial, la Sitch vibrait au rythme des chants, des danses et des festivités, qui permettaient d’exprimer la joie de vivre et la fierté d’appartenir à cette communauté unique​​.

L’économie de la communauté reposait sur une organisation collective où chacun contribuait selon ses capacités. Les activités variaient de la métallurgie à l’élevage, en passant par la construction navale, assurant ainsi l’autosuffisance de la communauté. Cette coopération reflétait la philosophie cosaque de mutualité et de solidarité, indispensable à la survie dans un environnement souvent hostile​​.

Les coutumes et les lois étaient imprégnées de principes d’honneur et de justice. Le respect strict de ces codes renforçait la cohésion sociale et assurait l’ordre au sein de cette société guerrière. Les Cosaques vivaient selon un code moral rigide, où la trahison et le vol étaient des crimes impardonnables, punis de manière exemplaire. Ces pratiques judiciaires, bien que sévères, étaient essentielles au maintien de l’intégrité et de l’unité de la communauté​​​​.

La spiritualité tenait également une place prépondérante dans la vie cosaque. Leur attachement à la foi orthodoxe allait au-delà de la pratique religieuse ; il s’agissait d’une pierre angulaire de leur identité. La protection de cette foi constituait une mission sacrée, à tel point que la valeur d’un homme était souvent mesurée à sa dévotion et à son courage de défendre ses croyances​​.

Le passage à l’âge adulte : Ostap et André

Revenons concrètement dans l’histoire de Tarass Boulba pour aborder le passage à l’âge adulte des deux fils de Taras, Ostap et André, est marqué par des épreuves qui façonnent profondément leur destinée. Comme nous l’avons vu dans la section consacrée au contexte géopolitique de l’époque, le développement personnel des deux fils se déroule sur fond de lutte pour l’indépendance des Cosaques contre l’oppression polonaise, une toile de fond qui met en relief les thèmes de l’honneur, de la loyauté et du conflit.

Dès leur retour de l’académie de Kiev, les différences entre Ostap et André se manifestent clairement. Ostap, l’aîné, se montre intrépide et résolu, impatient de prouver sa valeur en tant que Cosaque. Son courage et sa détermination à suivre les traces de son père le conduisent à se distinguer rapidement parmi les Cosaques, même dans les moments les plus périlleux. Cette assurance et cette soif d’action s’alignent sur les attentes de Taras, qui voit en Ostap l’incarnation parfaite du guerrier cosaque.

André, quant à lui, bien que partageant au début les rêves de gloire de son frère, se trouve tiraillé par un conflit intérieur à la suite de sa rencontre avec une jeune Polonaise. Son amour pour elle le pousse à remettre en question son allégeance et à défier sa propre communauté. Cette division intérieure culmine tragiquement quand André choisit de suivre son cœur, une décision qui le conduit à un destin fatal. Sa mort, aux mains de son propre père, souligne l’ampleur de ce que pouvait représenter la trahison aux yeux de la communauté cosaque​.

Leurs parcours reflètent ainsi deux facettes de l’expérience humaine face aux dilemmes de loyauté : Ostap incarne la fidélité à la terre et aux traditions, tandis qu’André explore les complexités de l’amour et de l’individualisme. Ensemble, leurs histoires tissent une réflexion sur les valeurs qui guident les actions des hommes, la manière dont ces valeurs sont mises à l’épreuve dans les moments de choix décisifs, et les conséquences qui en découlent​​​​​​​​.

Ainsi, à travers le voyage d’Ostap et d’André de la jeunesse à l’âge adulte, Gogol interroge le poids de l’héritage, la signification de l’honneur et le prix de la loyauté. Leur évolution, marquée par des aspirations et des tragédies distinctes, illustre la quête universelle d’identité de tout un chacun.

Fiction versus Réalité

Avec Tarass Boulba, Nicolas Gogol a écrit un roman où fiction et réalité historique se rencontrent, s’entrelacent et parfois se confrontent. Cette œuvre illustre les luttes des Cosaques Zaporogues contre les Polonais, mais avec une liberté narrative propre à l’auteur. Gogol, inspiré par le passé glorieux de ces guerriers, choisit d’embellir et de romancer certains aspects pour mieux servir ses objectifs littéraires.

La sitch de Zaporijia, décrite par l’écrivain comme un bastion de liberté et d’égalité, est l’un des fondements de l’histoire. Cette « république » cosaque, choisissant ses leaders par consensus et vivant selon des principes démocratiques, est peut-être idéalisée dans l’œuvre, mais elle repose sur une réalité historique. Gogol, avec un souci du détail, évoque une communauté guidée par l’honneur, la bravoure, et un mode de vie collectif, illustrant ainsi la vie et l’esprit des Cosaques avec admiration mais aussi une certaine nostalgie​​.

La question de la fidélité historique dans ce roman invite à une réflexion plus large sur le rôle de l’écrivain dans la représentation du passé. En embellissant certains aspects de la vie cosaque, en exaltant leur bravoure et en dramatisant leurs conflits, Gogol crée un récit qui résonne avec les lecteurs, bien au-delà des faits historiques purs. Son interprétation romantique de l’histoire cosaque n’est pas tant une chronique exacte qu’une célébration des idéaux et des valeurs qu’il admirait chez ces guerriers​​.

Cependant, cette approche ne diminue en rien la portée de l’œuvre. Au contraire, elle souligne l’importance de l’histoire comme source d’inspiration pour l’art, permettant aux auteurs d’explorer des vérités universelles à travers le prisme de leur imagination. Tarass Boulba devient ainsi plus qu’un simple récit historique.

L’héritage du roman à travers la peinture

La célèbre peinture de Ilia Répine, « Les Cosaques Zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie », est une œuvre qui capture avec esprit et finesse l’audace et l’indépendance des Cosaques, thèmes chers au roman de Gogol. Créée entre 1880 et 1891, cette peinture montre un groupe de Cosaques espiègles et défiant rédigeant une réponse moqueuse à une demande de soumission du sultan ottoman. Répine s’est inspiré d’un incident historique réel, bien que la lettre elle-même soit une création de l’esprit populaire, reflétant l’humour caustique et l’indépendance des Cosaques qui caractérisent également les protagonistes dans Tarass Boulba​​.

Le tableau du peintre russe regorge de détails qui animent les personnages et leur interaction. Le peintre a consacré une attention particulière à la représentation des expressions et des postures des Cosaques, mettant en avant leur camaraderie et leur dérision collective envers l’autorité. Les visages expressifs, allant de la concentration moqueuse à l’hilarité pure, montrent une diversité de caractères qui pourrait facilement rappeler la bande de guerriers rassemblés autour de Tarass Boulba. Chaque personnage, habillé de manière traditionnelle, apporte sa propre contribution à la lettre, ce qui souligne l’esprit fraternel, écho à l’organisation sociale dépeinte dans le roman de Gogol​​.

Répine a méticuleusement recherché son sujet, visitant le site de la sitch Zaporogues et étudiant les coutumes, les costumes et les armes cosaques pour donner à son œuvre une authenticité remarquable. Le souci du détail de Répine dans la reconstitution de l’atmosphère et du cadre de vie des Cosaques offre une immersion visuelle dans le monde que Gogol a cherché à capturer à travers les mots. Cette quête d’authenticité chez Répine, alliée à son interprétation artistique, crée un pont entre la fiction de Gogol et la réalité historique, permettant aux spectateurs de saisir visuellement l’essence du cosaque zaporogue​​.

Enfin, l’œuvre d’Ilia Répine, tout comme le roman de Gogol, a laissé un héritage culturel profond, influençant la perception des Cosaques dans l’imaginaire populaire et académique. Les deux artistes, chacun à leur manière, ont contribué à mythifier les Cosaques Zaporogues, les immortalisant comme des figures de liberté, d’indépendance et d’irrévérence. La peinture de Répine ne se contente pas de compléter le récit de Gogol ; elle le transcende, offrant une puissante représentation visuelle.

Conclusion

L’héritage culturel de Tarass Boulba s’est immiscé jusqu’au cinéma avec l’adaptation éponyme de 1962. Ce film, le plus célèbre tiré de l’œuvre, avec Yul Brynner dans le rôle-titre, immortalise le récit épique de bravoure, de loyauté et de tragédie, offrant aux spectateurs une vision spectaculaire de la vie et des combats des Cosaques zaporogues. La transition du texte à l’écran permet non seulement de célébrer la richesse narrative de Gogol mais aussi de rendre hommage à la culture cosaque, portant ses idéaux et ses conflits dans la conscience collective mondiale.

Au cœur de ce tissage entre l’histoire et la mythologie, le roman et son adaptation cinématographique s’érigent comme des piliers de la culture ukrainienne, témoignant de la résilience et de l’indomptabilité de l’esprit humain face à l’adversité. Les péripéties de Tarass Boulba et de ses fils, oscillant entre dévouement inébranlable et passions déchirantes, illustrent la complexité des dilemmes moraux et la quête éternelle de justice et de liberté. Leur épopée, ancrée dans les vastes steppes de l’Ukraine, résonne d’autant plus avec l’actualité brûlante, rappelant que les questions d’identité, de loyauté et de destin sont intemporelles.

Pour clôturer cette petite analyse en tant que belge, il est impossible de ne pas mentionner la bière Taras Boulba. Un hommage contemporain et une référence pleine d’humour à l’œuvre de Gogol. En buvant un verre de « Tarass Boulba » on célèbre donc plus qu’un simple personnage de fiction, mais également tout un patrimoine culturel, rappelant la solidarité célébrée par les Cosaques Zaporogues.

Pour aller plus loin


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3 réponses à « Tarass Boulba | Nicolas Gogol »

  1. Avatar de Les Cosaques | Léon Tolstoï – LES PETITES ANALYSES

    […] différentes. Parmi les plus connues on retrouve les cosaques zaporogues (comme dans le Tarass Boulba de Gogol !), les cosaques du Don ou encore ceux du […]

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  2. Avatar de
    Anonyme

    C’est terrible et beau à quel point l’homme peut être aussi con et territorial, pourquoi?

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    1. Avatar de Les Petites Analyses

      Disons que l’homme a toujours été territorial et ce, principalement pour des raisons évolutives, économiques, et psychologiques : biologiquement, cela assure l’accès à des ressources essentielles pour la survie. Sociologiquement, la territorialité structure les interactions sociales, renforce l’identité de groupe, et permet de gérer le pouvoir et le contrôle. Ces comportements sont également influencés par des facteurs culturels et historiques qui valorisent la possession et la défense de territoires.

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