Le souvenir de l’Histoire n’est jamais neutre. Il se raconte en fonction de ce que la mémoire collective a décidé de mettre en avant tout en repoussant dans l’ombre d’autres faits. Prenez le communisme par exemple, sa simple évocation amène le même lot d’images mentales chez beaucoup d’entre-nous : La gouaille de Lénine, le marteau et l’enclume, la moustache dictatoriale de Staline, les camps de travail forcé du goulag, les millions de mort et la politique de la délation généralisée ! Il faudrait être fou pour nier ces faits de l’Histoire mais il s’agit aussi d’un carcan dont l’imaginaire collectif a du mal à sortir, allant même jusqu’à fantasmer ce qui l’a précédé: le tsarisme.
Loin du faste des palais et de l’argenterie des tsars, une majorité de russes vivaient dans le dénuement. Nombre d’entre eux étaient des moujiks (1) qui croupissaient dans les miasmes et n’avaient pas réellement de droits. Un pas de travers ou une opposition vis-à-vis du pouvoir en place et c’était un billet assuré pour la katorga, un camp de travail qui avait déjà tout du goulag.
Le poète Vladimir Maïakovski fut un de ceux qui fit le trait d’union entre l’Empire tsariste et la Russie communiste. Ses poèmes sont connus pour avoir chamboulé la langue russe et donnent à voir, entre autres, ce qui animait le cœur d’un révolutionnaire communiste au début du XXème siècle. “À pleine voix” (2) est un recueil qui reprend ses textes de 1915 à 1930 dont voici la petite analyse.
Qui était Maïakovski ?

Vladimir Vladimirovitch Maïakovski est né le 7 juillet 1893 à Baghdati (Géorgie). Il passe son enfance dans cette région du Caucase jusqu’à la mort de son père en 1906. La famille déménage alors à Moscou et Maïakovski commence à fréquenter le milieu bolchevique, ce qui lui vaudra d’être arrêté trois fois pour conspiration et d’être incarcéré, pendant cinq mois, en cellule d’isolement à la prison de Boutyrki. Il est alors à peine âgé de 16 ans ! C’est durant cette incarcération que l’auteur russe écrit ses premiers poèmes et à sa sortie de prison il s’inscrit aux Beaux-Arts et se lie à un groupe d’artistes qui portent le courant futuriste russe dont il sera bientôt la figure de proue. Les futuristes réinventaient une nouvelle culture en rejetant les formes anciennes de l’art. Maïakovski s’emploie alors à dépoussiérer la poésie russe en composant des textes au rythme syncopé, qu’il déclamera à qui veut bien l’entendre au quatre coins de la Russie.
En 1915 il rencontre pour la première fois Lili Brik (la sœur aînée d’Elsa Triolet) avec qui il ne cessera d’avoir une relation tumultueuse. Ils se sépareront à de multiples reprises, feront ménage à trois, se quitteront à nouveau mais garderont cette passion destructrice jusqu’au bout.
Lors de la Révolution d’Octobre de 1917, Maïakovski est évidemment du côté des bolcheviques. Il crée des affiches et ses poèmes prennent une portée politique. Il continue sa recherche artistique sous de nouvelles formes telles que le théâtre, le cinéma tout en continuant l’écriture de ses textes. À partir de 1929, le poète russe se rend compte de la dérive autoritaire du parti communiste, crée des pièces satiriques et traite la révolution “d’opéra-bouffe” et se rend compte qu’il a été le poète de l’appareil d’État. Trop tard. Le 14 avril 1930 Vladimir Maïakovski se suicide d’une balle dans le cœur. Son nom sera tour à tour porté aux nues, déconsidéré, oublié, réhabilité, mis à l’index et finalement redécouvert par les générations suivantes.
Une poésie débridée
[...] Dans mon dos délabré ricanent et hennissent les candélabres. On ne pourrait ici me reconnaître : boule de nerfs crispée qui se lamente. Qu'est-il besoin pour un tel double-mètre ? Mais tant de choses le tourmentent ! Qu'est-ce que ça peut bien faire et que l'on soit de bronze et que le coeur soit un morceau de fer ? Son bruit, la nuit, on désire l'éteindre dans quelque chose de tendre, de féminin. Me voici colossal, arc-boutant la fenêtre. De mon front je fais fondre la vitre. L'amour va-t-il ou pas naître ? Quel amour — un grand amour ou une amourette ? De quelle part un grand amour dans un tel corps : ce devrait être une petite amourette paisible qui prend la fuite devant les cornes d'automobiles et qui raffole des grelots des trams hippomobiles [...] (3)
Cet extrait du long poème Le nuage en pantalon montre l’imagination débordante du poète russe que l’on surnommait le « double mètre » dû à sa très grande taille. Maïakovski se déjoue alors de la poésie classique et mène une réflexion artistique mêlant réalisme et absurde. Le côté ampoulé de la poésie russe est remisé au placard. L’auteur apporte une vraie rupture de style grâce à un rythme effréné et saccadé. On retrouve dans ses textes une irrésistible envie de rompre avec la tradition esthétique afin d’entrer de ce qu’il considérait comme la modernité. Certains de ses poèmes sont des machines lancées à toute vitesse qui eurent un écho considérable dans toute la Russie lors du début du XXème siècle. Imaginez un peuple habitué aux classicisme qui voit arriver un gaillard charismatique de deux mètres, et qui déclame des vers exaltés tel un long cri révolutionnaire.
[ ...] Stop ! Je dépose sur un nuage la charge de mes affaires et de mon corps fatigué. Endroit propice où je n'étais jamais venu avant. J'examine le lieux. Ainsi ce poli bien léché, c'est donc cela le ciel que l'on nous vante. Nous verrons, nous verrons ! Ça étincelle, ça scintille, ça brille et cela bruit — un nuage ou bien des esprits qui glissent sans bruit [...] (4)
Ce recueil poétique permet aussi d’apercevoir cette passion dévorante qu’avait Maïakovski pour Lili Brik puisque beaucoup de poèmes sont dédiés à celle qui l’embarqua dans une histoire d’amour chaotique. Le poète russe se sent désabusé et derrière la façade des mots futuristes (pour l’époque) Maïakovski laisse apparaitre une faille béante : son incapacité à être heureux en amour. Seule la mort lui fera cesser d’écrire des textes pour « sa » Lili.
Enfin, et c’est aussi ce pour quoi Vladimir Maïakovski est connu, il écrivit des poèmes révolutionnaires tels que 1 500 000 où il prend la voix de cent cinquante millions de russes ou encore le texte sobrement intitulé Vladimir Ilitch Lénine qui est un hommage à l’homme d’État communiste alors que ce dernier ne fit aucun cadeau au poète russe, notamment en qualifiant certains de ses poèmes de « prétentieux et stupides ». Maïakovski était comme cela, emporté par ses idéaux politiques sur fond de Révolution d’Octobre alors que la suite de l’Histoire aura montré l’Horreur du communisme à la face du monde. Un révolutionnaire dans l’âme qui fut, après sa mort, récupéré, utilisé et étiqueté poète de l’appareil d’État soviétique. Qu’en aurait pensé le poète russe? 😉
Il reste un poète visionnaire en Russie mais aussi de part le Monde puisqu’il exerça une influence considérable sur Pasternak, Aragon ou encore Brecht.
À bientôt
(1) Paysan de rang social peu élevé dans l’Empire russe, comparable à un serf. Définition de Wikipédia
(2) MAÏAKOVSKI V., À pleine voix – Anthologie poétique 1915-1930, Éditions Gallimard, 2005.
(3) Ibid., P.17-18
(4) Ibid., P.130-131
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