La langue grecque ancienne avait une manne de mots pour désigner les variations de l’amour. Si vous vouliez jaser sur la passion et l’attirance physique, il suffisait de fouiller dans le réservoir des vocables de l’époque et de sortir Éros. Les sentiments d’amitié, quant à eux, étaient synonyme de Philia tandis que Agapé désignait l’amour désintéressé, le vrai, l’inconditionnel ! Ainsi, on dénombre plus de huit noms grecs pour évoquer l’amour dans toute sa diversité.

Deux millénaires et des poussières plus tard, le champ lexical amoureux s’est étonnement transformé en une foultitude de néologismes : polyamour, sapiosexuel, liker, matcher, sexting, etc. Ces nouveaux mots (déjà démodés ?) en disent long sur notre manière de voir l’amour au XXIème siècle. Nous sommes libérés et emprisonnés à la fois. L’union libre a la cote mais les personnes ne sont jamais senties aussi seules. Nous arborons nos préférences tels des étendards avec l’intention d’être, chacun, pleinement soi mais ces fanions sont aussitôt récupérés à des fins mercantiles qui, bien souvent, nous échappent. Tel est le paradoxe de notre époque.

En 1977, paraissait Fragments d’un discours amoureux (1) de Roland Barthes. Un essai singulier sur les ressentis de l’être amoureux. Sans doute, ce livre, a-t-il encore des choses à nous apprendre au sujet de l’amour ? Analyse.

Une composition originale

Tout livre repose d’abord sur une structure plus ou moins définie et celui-ci ne déroge pas à la règle puisqu’il en a une tout à fait particulière. Tel un abécédaire, Roland Barthes a choisi de s’épancher sur le langage amoureux au travers de mots-clés qu’il appelle des figures. Chacune d’entre elles a son propre chapitre, lui-même agencé d’une manière originale puisque l’auteur définit une figure avant de partir dans des réflexions tous azimuts qui prennent pour point de départ une œuvre littéraire, une philosophie, un poème, une sociologie ou simplement une conversation intime de l’entourage de l’auteur. Cela peut paraître foutraque à première vue mais Roland Barthes cite ses sources de réflexion directement dans la marge ! Ainsi, le lecteur suit les pérégrinations de l’auteur tout en sachant directement à quoi elles se rapportent:

Il faut, certes, avoir un minimum de connaissances pour que chaque réflexion fasse sens puisque Barthes n’hésite pas à aller voir du côté de Goethe, Baudelaire, la philosophie Zen, Freud, Lacan ou encore Buñuel afin d’expliciter son propos. Fragments d’un discours amoureux est une œuvre dense, et c’est sans doute l’originalité de sa structure qui la rend plus digeste.

Le discours

Toute personne ayant déjà été amoureuse sait que les effets de ce sentiment sont tel un feu d’artifice pour l’esprit et le corps. Être amoureux, c’est expérimenter des chamboulements intérieurs ; à partir d’un presque rien, vous voilà lancé à toute vitesse sur les montagnes russes des émotions. Et c’est à ce moment précis que Roland Barthes approche sa loupe et passe en revue la manière dont la personne amoureuse est ébranlée.

Nous avons beau nous sentir plus évolués que nos prédécesseurs et scander que l’amour a changé de forme, la mécanique amoureuse, elle, reste identique. Rencontre, magie, déréalité, ravissement, ou encore jalousie sont autant de fragments que l’auteur passe au filtre d’une analyse qui fait mouche :

“ En pleurant, je veux impressionner quelqu’un, faire pression sur lui (“ Vois ce que tu fais de moi “). Ce peut être — et c’est communément — l’autre que l’on contraint ainsi à assumer ouvertement sa commisération ou son insensibilité ; mais ce peut être aussi à moi-même : je me fais pleurer, pour me prouver que ma douleur n’est pas une illusion : les larmes sont des signes, et non des expressions. Par mes larmes, je raconte une histoire, je produis un mythe de la douleur, et dès lors je m’en accommode : je puis vivre avec elle, parce que, en pleurant, je me donne un interlocuteur emphatique qui recueille le plus “vrai” des messages, celui de mon corps, non celui de ma langue : “ Les paroles, que sont-elles ? Une larme en dira plus. “ (2)

Si Fragments d’un discours amoureux devait être classé dans une catégorie de livres, il serait assurément sur l’étagère des essais psychologiques puisque Barthes fait souvent appel à cette discipline pour expliquer les différents phénomènes qui bouleversent la personne amoureuse.

Conclusion

Cet ouvrage, loin d’être périmé, continue d’apporter un éclairage sur le fait amoureux. Il se lit tel un abécédaire dans lequel on irait piocher ce qui nous intéresse au gré de nos envies. Après l’avoir lu une première fois, il y a plus de dix ans, je suis toujours aussi surpris de l’acuité avec laquelle Roland Barthes décrypte l’être amoureux. Un classique qui se déguste mieux au fur et à mesure que les années passent. 😉

Et puisque ce livre est parfait à l’oral, je vous propose d’écouter un extrait déclamé par l’excellente Charlotte-Florence de Jessé qui a accepté de jouer le jeu pour Les Petites Analyses. Vous pouvez la retrouver sur son compte Instagram où elle récite, avec brio, des passages de la Bruyère !


(1) BARTHES R., Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, 1977.

(2) Ibid., P215


Pour aller plus loin


13 réponses à « Fragments d’un discours amoureux | Roland Barthes »

  1. Entièrement d’accord avec ta conclusion :  » Un classique qui se déguste mieux au fur et à mesure que les années passent ». C’est « même » stupéfiant.

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    1. On verra à la troisième lecture dans dix ans si je suis toujours enthousiaste pour ce bouquin 😉 Ceci dit, j’ai d’abord Mythologies à lire, du même auteur, qui traîne quelque part dans la bibliothèque…

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  2. Bon jour,
    Ne pas aimer est pas source d’apaisement … elle n’a pas de prix…
    Max-Louis

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  3. Salut Johan 😊 au sujet des larmes , elles peuvent être tout simplement spontanées sans désir que l’être aimé s’apitoie , compatisse, sans se faire pleurer et couler sans préméditation… on peut pleurer tout seul , ça soulage …

    j’aurais bien aimé savoir ce que Mr Barthe rapporte à propos de la jalousie 😀
    c’est fou l’amour quand on y pense , il dérègle la raison …il peut rendre fou …
    Bonne soirée !

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    1. Bonjour Juliette,

      C’est certain qu’il ne faut pas prendre ces longs aphorismes au pied de la lettre, comme une vérité absolue. Je vois plutôt cela (la partie sur les pleurs/larmes comprises) tel une manière d’ouvrir un champ de réflexion et peut-être de se dire « Ah ce n’est pas si con que ça ce qu’il raconte en fait ».

      Pour la jalousie voici un autre aphorisme du bouquin:

      « Comme jaloux, je souffre quatre fois: parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l’être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l’autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité. Je souffre d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun. »

      Tu as raison sur la folie 😜

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  4. Je cite Roland Barthes « Peut-être le comble de l’amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l’un l’autre, de s’embellir l’un l’autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, – et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l’infini personnel. »
    Quand je lis Roland Barthes, je m’imprègne de son écriture, je l’écoute, je le cite

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    1. Très belle, et questionnante, citation Diana ! Ce livre en regorge.

      L’amour est une source inépuisable de discussions, quand on croit en avoir fait le tour … on se rend compte que tout es toujours à faire (et à refaire).

      Sans doute existe-t-il autant de définitions de l’amour que d’êtres humains de passage sur notre bonne vieille Terre 😉

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  5. Il est vrai que notre langue est bien pauvre pour décrire certains émois.
    Merci pour cette découverte.
    Bon week-end, Johan 🔆 (même s’il pleut dehors, le web peut être ensoleillé)

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  6. Pas encore lu cet ouvrage, pourtant connu et reconnu, et visiblement toujours « pas périmé » ! Et l’audio, c’est chouette ça, j’aime bien cette ponctuation de l’analyse, bravo ! Bon week-end Johan 🙂

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    1. Bonsoir Agnès,

      En effet, il y a des livres qui se prêtent bien au jeu de l’oral. Et qui de mieux qu’une personne passionnée par la déclamation pour faire prendre corps à ce texte si spécial.

      Excellente fin de week-end !

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  7. […] ouvrage m’a fait penser, de par le découpage des paragraphes, à l’essai de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux. Certes le propos n’est pas le même, ni même le rythme, mais l’enchaînement de centaines […]

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  8. […] Fragments d’un discours amoureux | Roland Barthes […]

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