— T’as regardé auto-moto hier matin ?

— Oh putain oui, la nouvelle GLX-13 a l’air terrible !!

— À fond ma biche. C’est la seule de sa catégorie à avoir les têtes de delco à injections inversées en plus !

— Sans parler de ses suspensions à hydrogène et de son vilebrequin multi-thermique. J’me réjouis trop de la voir au salon de l’auto ! 

— On ira ensemble trouduc. Enfin, après l’émission, j’ai continué à retaper ma vieille R5. L’intérieur est complètement désossé. J’y ai passé tout l’après midi, j’suis cassé en deux comme un axe de timonerie !

— … C’est vrai, j’avais presque oublié que t’avais une R5 toute pourrie dans ton garage de tapette.

— Hé bouffon, au moins je ne suis pas obligé de me cacher de ma femme pour réparer ma bagnole, MOI ! 

— Mais ta gueule, tu connais pas ma vie ! Bref. Et toi, Jo qu’est-ce que t’as fait hier ?

— j’ai lu un bouquin, connard, une chose que tu n’as jamais vu d’ta vie. Répondais-je en avalant la dernière bouchée de mon sandwich.

— T’as que ça à foutre de tes week-end, lire un livre, hahaha ! Quelle vie de merde ! Bon, la pause est finie mes petites chattes poilues, faut retourner travailler. Salut les nazes.


Je me rappelle de ce genre de conversation comme si c’était hier. Je faisais partie d’une société, et plus particulièrement d’un département, où la plupart des mecs vouaient un culte au sport moteur. Cette vénération atteignait son paroxysme sur le temps de midi, quand nous étions tous réunis à table, où la philosophie des grosses cylindrées côtoyait les insultes graveleuses pour le plus grand plaisir de mes oreilles. Ils se foutaient de ma poire et je leur rendais la pareille, c’était de bonne guerre. Il y avait quelque-chose de surréaliste dans cette manière de s’envoyer des volées de bois vert à consonance automobile afin d’avoir un vrai, et pur, moment de liberté alors que le reste de la journée se passait sous la pression sournoise du management.

L’éloge du carburateur (1) de Matthew B. Crawford, sorti en 2009 (sous le titre anglais “Shop Class as Soulcraft: An Inquiry Into the Value of Work”) m’a toujours fait penser à cette bande de joyeux lurons au langage fleuri. Et quand je vis, l’autre jour, la couverture de ce livre derrière la vitrine de ma librairie favorite, une soudaine envie d’en savoir plus sur cet étrange mélange de bécanes et de philo m’envahit. Je vous propose une petite analyse de ce rutilant essai.

Une (re)définition du travail

Souvenez-vous d’abord de cette année 2009. Nous nous enfoncions un peu plus dans une crise économique, communément appelé crise des subprimes. Le monde entier vacillait entre faillites en cascade et découverte des effets pervers de l’ultralibéralisme. Il n’y a pas de hasard si des langues ont commencé à se délier suite à cette crise. Qui n’a jamais eu vent des révélations de Wikileaks par exemple ? Le monde du travail ne fut pas en reste non plus, les pratiques managériales douteuses occupaient soudainement le devant de la scène avec la vague de suicides qui toucha la société France-Télécom. L’horizon indépassable du management moderne se fissurait sous nos yeux. Le succès du livre Éloge du carburateur a participé à montrer la transformation qui s’est opérée, depuis l’éducation jusqu’à la réalité des postes de travail, où l’on ne demandait plus de penser mais d’appliquer des procédures :

“ Une bonne partie de la rhétorique futuriste qui sous-tend l’aspiration à en finir avec les cours de travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que nous sommes au seuil d’une économie postindustrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. Le problème, c’est que manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches est “expropriée” par le management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le process de travail pour être confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés que les professionnels qui les précédaient. Loin d’être en pleine expansion, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus restreinte. (2)

Matthew Crawford puise dans son expérience personnelle où il voue une passion sans nom à la mécanique. Son atelier de motos est son antre, chaque bécane demande du temps et de l’expérience. Il faut apprivoiser la bête, comprendre le fonctionnement des pièces qui la composent. Connaître ses limites et puis s’engager dans la réparation d’un moteur qui peut vite s’avérer fastidieuse. Mais la récompense est au bout. Certes il y a la rétribution financière mais il y a surtout le sentiment profond d’être à sa place et d’avoir fait quelque-chose de concret qui est visible aux yeux de tous : la moto est réparée et elle roule.

De l’autre côté, l’auteur est aussi doctorant en philosophie et a connu le travail de bureau. Son premier job lui fit l’effet d’une gifle tant ses attentes n’étaient pas en accord avec ce qu’il faisait réellement. Il imaginait pouvoir s’immerger corps et âme dans un travail et utiliser ses capacités de discernement alors que tout ce qu’on lui demandait était d’appliquer bêtement des procédures. Le monde du travail intellectuel n’était plus qu’un mirage.

Philosophie de la consommation

En plus de son expérience personnelle, Crawford n’hésite pas à étayer ses propos par des pistes d’explications qui lorgnent du côté de la philosophie, psychologie ou de la sociologie. Il brasse large tout en essayant de trouver les points de convergence qui permettraient de répondre à la question “Pourquoi en sommes-nous là ?” Une des clés est peut-être à chercher dans l’extrême différence qui existe entre un artisan qui chérit sa création et un consommateur qui met constamment au rebut des objets qui peuvent encore fonctionner afin d’assouvir sa quête fébrile du nouveau. Il y a un lien entre notre manière de consommer et le travail qui a permis la création du produit. 😉 À ce titre, il me semblait important de noter une citation de Josie Appleton reprise dans l’ouvrage, et qui nous dit:

“Le problème n’est pas tellement l’éthique consumériste en tant que telle, mais le fait qu’elle est devenue, par défaut, une des dernières expériences significatives de notre existence. Il y a dans le fait d’acheter un nouveau produit et de le rapporter chez soi, une tangibilité et une satisfaction qui impliquent que le shopping devient pour les individus une confirmation de leur capacité de produire des effets dans le monde …” (3)

En conclusion

Éloge du carburateur est un livre qui ne mâche pas ses mots quant à la nouvelle économie mais qui a aussi l’intelligence d’argumenter ses avis. En faisant une ode aux sens et à la passion dans le monde du travail, Crawford nous donne des pistes afin de questionner notre rapport au travail. Certes le bouquin a déjà 10 ans mais il n’en est pas moins pertinent pour la cause. Son témoignage en deux temps, sur son expérience de travail classique et celle de son atelier de réparation de motos, continue d’être au centre des préoccupations de beaucoup de travailleurs : Comment s’épanouir dans le monde professionnel ? Comment obtenir un emploi sans renier ses valeurs et ses envies? Comment créer son propre travail et faire en sorte qu’il subvienne à nos besoins? 😉

À bientôt,


(1) CRAWFORD M., Éloge du carburateur, Éditions La Découverte. 2010.

(2) Ibid,. P.55

(3) Ibid., P25


Pour aller plus loin


11 réponses à « Éloge du carburateur | Matthew B. Crawford »

  1. Superbe !
    Certes, ce livre a dix ans, mais les questions qu’il aborde sont toujours d’actualité, et même d’une actualité encore plus brûlante aujourd’hui qu’il y a dix ans.
    Oui, il y a eu la crise des subprimes, mais quelle(s) leçon(s) nos sociétés en ont-elles tirée(s) ?
    Bonne journée, Johan.

    Aimé par 1 personne

    1. […mais quelle(s) leçon(s)…] la même que d’habitude : aucune !

      Aimé par 2 personnes

      1. Salut Dominique,

        Bizarrement, je trouve qu’individuellement il y a des personnes tirent les leçons de ce genre d’évènement et commencent à vivre autrement, à recouvrer une liberté qui leur permet de créer quelque-chose de différents et plus humains.

        Edit: Certes globalement le reste n’est pas très réjouissant mais si il y a bien une leçon a tirer de cette crise (et des autres, et de l’actuelle) c’est qu’il n’y a rien de meilleur que d’arrêter d’être naïf pour changer son monde.

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      2. Certains, oui… mais nous sommes loin de la majorité et le temps que tout le monde comprenne et s’y mette, nous ne serons plus de ce monde pour voir ce progrès dont je doute un peu qu’il dure… mais comme je suis d’un naturel gaiement pessimiste, mon avis n’est pas garanti du tout, du tout !
        Donc à la suite de ce commentaire, il n’y aura pas de SAV !

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    2. Bonsoir cher ami,

      Merci pour ton commentaire.

      La question est évidemment complexe ! J’ai parfois l’impression que nos sociétés ont besoin de tomber, de muter et de devenir autre pour s’ouvrir sur un nouvel horizon.

      En 10 ans, nos sociétés ne sont-elles pas devenues moins dépendantes du système bancaire tout en s’asservissant au GAFAM ?

      Excellent week-end musical !

      J’aime

  2. j’aime cette phrase ;  » Il y a dans le fait d’acheter un nouveau produit et de le rapporter chez soi, une tangibilité et une satisfaction qui impliquent que le shopping devient pour les individus une confirmation de leur capacité de produire des effets dans le monde …”
    elle est vraie pas seulement pour les voitures mais d’autres produit de luxe , le paraitre est plus important pour beaucoup que l’être ou être …
    c’est dramatique non ?
    j’ai une vieille amie dont le compagnon prenait plus soin de sa voiture que d’elle …
    pour nous elle est seulement un excellent moyen de se déplacer …
    Bonne soirée Johan ☺

    Aimé par 1 personne

    1. Bonsoir Juliette,

      Merci pour ta contribution !

      Je pense que l’on a toutes et tous un individu de ce genre qui astique sa voiture même par temps de pluie. Et malheur au pigeon qui viendrait se soulager sur la carrosserie de son joujou😁

      Dans notre société de l’image, il est tellement facile de tirer sur les cordes sensibles de l’égo de personnes (de plus en plus nombreuses) afin de les faire consommer encore un peu plus, toujours plus.

      Il faut souvent ferme les écoutilles aux sirènes du marketing pour revenir à l’humanisme. C’est gratuit en plus 😉

      Cette histoire de consommation me fait penser à une citation de je-ne-sais-plus-trop-qui disait:

      « Il faut méditer 30 minutes par jour. Et si tu n’as pas le temps, alors il faut … méditer 1h par jour »

      Belle soirée à toi!

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