Philippe Lançon, journaliste et écrivain français, s’est trouvé au cœur d’un des événements les plus traumatisants de l’histoire récente française : l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Ce jour-là, deux terroristes armés ont fait irruption dans les bureaux du magazine satirique, tuant douze personnes et blessant plusieurs autres, dont Lançon lui-même, gravement atteint au visage. Ce drame, qui s’inscrit dans une série d’attaques terroristes ayant frappé la France, a profondément marqué les esprits et souligné les tensions autour des questions de liberté d’expression et de sécurité nationale. Lançon, avec une carrière déjà bien établie comme critique littéraire à Libération et chroniqueur à Charlie Hebdo, est soudainement passé du rôle d’observateur de la culture à celui de victime et de symbole des attaques contre cette même culture.

La reconstruction de Lançon après cet attentat est au cœur de son ouvrage Le Lambeau (1), publié en avril 2018. Dans ce récit, il ne se contente pas de décrire l’horreur de l’attentat et ses conséquences immédiates, mais explore avec une profondeur rare les longs mois de souffrance physique et de reconstruction psychique qu’il a dû affronter. Ce faisant, il offre une fenêtre intime sur le processus de guérison et la quête de sens après un traumatisme profond. La dimension humaine et littéraire de ce récit a touché un large public et a reçu un accueil critique élogieux, se voyant attribuer plusieurs prix littéraires prestigieux, dont le prix Femina.

Le Lambeau s’inscrit ainsi dans le paysage littéraire français non seulement comme un témoignage, mais aussi comme une œuvre d’art à part entière. Lançon y déploie une prose riche et nuancée, utilisant sa connaissance de la littérature pour tisser des liens entre son expérience personnelle et les œuvres de grands écrivains tels que Proust ou Kafka. En mêlant réflexions personnelles, descriptions chirurgicales et méditations littéraires, Lançon transforme son récit en une exploration de la capacité de la littérature à articuler l’indicible et à offrir du réconfort dans le chaos.

L’importance de ce récit autobiographique dépasse le cadre de l’autobiographie traditionnelle ou du simple récit de survie. Par son écriture, Lançon pose des questions essentielles sur la façon dont la société et les individus réagissent à la violence et à la perte. Le livre se fait l’écho des débats contemporains sur la liberté d’expression, le rôle des médias et la résilience face à la barbarie. Il interroge également le rôle de la mémoire et de l’écriture dans la reconstruction de soi et dans la conservation du lien social face à l’effondrement apparent de la sécurité et des certitudes.

Extrait audio

Contexte de Rédaction de l’Œuvre

Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon se trouvait à la rédaction de Charlie Hebdo lorsqu’un acte terroriste a bouleversé sa vie. Ce jour tragique, les frères Kouachi ont assassiné douze personnes dans les locaux du journal, marquant ainsi l’une des attaques les plus violentes contre des journalistes en France. Lançon, gravement blessé au visage, fut l’une des victimes survivantes de cette attaque brutale, qui fut revendiquée par Al-Qaïda​.

Entrée de la salle de spectacle parisienne « Le Bataclan »

Dans les mois qui ont suivi, Lançon a subi un long processus de reconstruction, tant physique que psychologique. Hospitalisé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, il a dû faire face à de nombreuses interventions chirurgicales pour reconstruire sa mâchoire et son visage. Ce huis clos hospitalier de plusieurs mois est devenu un lieu de réadaptation mais également un espace où il a pu réfléchir et commencer à rédiger ce qui deviendrait « Le Lambeau ». Son œuvre ne se contente pas de relater les faits; elle plonge dans l’introspection et la complexité des sentiments humains face à la tragédie​.

Le contexte de rédaction du Lambeau est marqué par une intersection entre l’expérience personnelle douloureuse de Lançon et son expertise en tant que journaliste et critique littéraire. Son écriture, enrichie de références littéraires et musicales, témoigne de la façon dont les arts ont joué un rôle crucial dans son processus de guérison. Des auteurs comme Proust, Kafka, et Baudelaire deviennent des compagnons de convalescence, des moyens pour Lançon de transcender la douleur et de reconstruire une identité ébranlée par le traumatisme. Ce lien entre art et résilience se reflète profondément dans « Le Lambeau », où l’écriture elle-même devient un acte de survie et de résistance contre l’absurdité du drame vécu.

Cette rédaction n’était pas seulement thérapeutique; elle s’est avérée être une œuvre influente, discutée et étudiée, qui interroge profondément les notions de liberté, de sécurité et de résilience personnelle après un traumatisme. Lançon, par son récit, pose des questions essentielles sur la capacité de l’art à guérir et à donner du sens aux expériences qui semblent en manquer.

La parole écrite est aussi celle de la dichotomie de l’auteur depuis le jour de l’attentat. Il se sent mort parmi les vivants, vivant parmi les morts. Il pense à préparer sa carte Vitale alors qu’il sort d’un carnage. L’événement a vidé l’homme de sa substance. Pire, il l’a placé entre deux eaux:

« Cette contradiction, il faudra t’y faire, lecteur, car, depuis l’attentat, il est exceptionnel qu’en éprouvant ou en pensant à une chose je n’éprouve ou ne pense pas aussitôt la chose contraire ». (2)

C’est cette lucidité, malgré le traumatisme enduré, qui permettra à Philippe Lançon de se maintenir aussi à flots. On peut être vidé et, justement, être prêt à se laisser inonder par une profonde remise en question afin d’en sortir par le haut. N’est-ce pas là une manière comme une autre d’entrer en catharsis après un effondrement personnel?

Analyse thématique de l’œuvre

Dans ce récit, Philippe Lançon conduit le lecteur à travers un récit qui est autant une exploration de la douleur physique qu’une quête de résilience psychologique. À travers son écriture, il articule le parcours douloureux de sa reconstruction, après l’attentat de Charlie Hebdo qui l’a laissé avec de graves blessures au visage. Cette expérience de la douleur est dépeinte non seulement dans ses manifestations corporelles mais aussi dans ses répercussions psychiques profondes, marquant un processus de guérison qui est loin d’être linéaire. Lançon raconte ses nombreuses opérations chirurgicales, ses longues périodes d’immobilisation et ses interactions, souvent chargées, avec le personnel médical, tout cela enrobé dans une prose réfléchie qui interroge continuellement le sens de la souffrance et de la survie​.

Au-delà de la simple relation de faits, Le Lambeau se distingue par la manière dont Lançon intègre l’art et la littérature dans son processus de guérison. Son attachement aux œuvres de Marcel Proust ou Franz Kafka, par exemple, dépasse la distraction pour devenir une forme de dialogue avec lui-même et le monde extérieur. Ces textes, emportés jusqu’au bloc opératoire, agissent comme des compagnons dans son isolement, offrant des perspectives et des réflexions qui aident l’auteur à reformuler son expérience traumatisante. C’est ainsi que la littérature, dans ce cadre, devient un outil de reconstruction personnelle, facilitant une réintégration du soi brisé par le traumatisme​.

Cette reconstruction est également marquée par des interactions complexes avec autrui. Lançon décrit avec acuité le sentiment de déconnexion entre sa réalité personnelle, marquée par la douleur et la reconstruction, et la perception externe qu’ont les autres de son processus de guérison. Il y a une tension palpable entre le besoin de compassion et d’empathie, et l’incompréhension, voire l’indifférence parfois manifestée par ceux autour de lui. Ce décalage souligne une solitude profonde que ressentent souvent ceux qui traversent des épreuves aussi dévastatrices. L’auteur illustre cette dynamique par des anecdotes sur ses interactions avec les visiteurs et les soignants, qui, bien qu’ils soient présents, ne parviennent pas toujours à franchir le fossé de l’expérience vécue​.

Ce livre-témoignage est aussi celui du patient pris, bien malgré lui, dans les obligations de sa nouvelle condition: Être fort et courageux. Le patient n’a pas d’autre choix que de l’être. Philippe Lançon écrit avec pudeur son état physique et ce n’est pas sans rappeler un autre récit. Celui de Jean-Dominique Bauby dans Le Scaphandre et le Papillon(3). L’un a eu, pendant quelques-mois, une ardoise et un feutre pour seul moyen d’expression tandis que l’autre clignait des yeux afin de communiquer. La comparaison s’arrête peut-être là.

Style narratif et structure du récit

L’écrivain français emploie un style narratif qui se situe à la croisée du journal intime et de l’essai philosophique, ce qui lui permet d’articuler une réflexion profonde sur sa propre expérience tout en la situant dans un cadre plus large de compréhension humaine et culturelle. Ce mélange des genres confère au texte une portée à la fois personnelle et universelle, donnant accès à l’intimité de sa souffrance tout en engageant le lecteur dans une méditation sur des questions plus vastes telles que la douleur, la mémoire, et la reconstruction de soi après un traumatisme​.

L’utilisation des références littéraires et artistiques enrichit considérablement le récit, Lançon y convoquant des figures telles que Shakespeare, Kafka et Proust, ainsi que des musiciens comme Bach et Bill Evans. Ces références ne sont pas seulement décoratives mais servent de ponts entre son expérience personnelle et un dialogue plus large avec la culture et l’art. Par exemple, les œuvres de Kafka, qui explorent souvent l’aliénation et l’absurde, résonnent particulièrement avec le sentiment d’isolement et de désorientation que Lançon éprouve après l’attaque. De même, la musique de Bach, qui pour Lançon symbolise l’ordre et la beauté dans le chaos, joue un rôle apaisant et structurant durant ses longues périodes de convalescence​​.

Ces éléments culturels ne se contentent pas de fournir un réconfort émotionnel ; ils permettent également à Lançon de transcender sa situation personnelle et d’explorer les thèmes de la douleur et de la résilience à travers un prisme plus large et varié. En intégrant ces références, il ne se limite pas à raconter son histoire mais la place dans un contexte plus vaste qui invite à une réflexion sur le rôle de l’art et de la littérature dans la compréhension et la transformation des expériences humaines les plus douloureuses​.

Le style du récit est ainsi caractérisé par une prose réfléchie qui oscille entre le récit personnel et l’analyse, entre l’expression de la souffrance immédiate et la quête de sens à travers la littérature et la musique. Cette approche rend l’œuvre de Lançon non seulement un témoignage poignant de survie mais aussi une contribution significative à la littérature contemporaine, où la narration personnelle se fait l’écho de préoccupations universelles.

Réception et impact de l’œuvre

Finalement, ce livre a été salué presque unanimement par la critique comme un ouvrage majeur de la littérature française contemporaine. Sa réception a révélé l’ampleur de son impact tant sur le public que dans le milieu littéraire, lui valant plusieurs distinctions prestigieuses, dont le Prix Femina et un prix spécial du Renaudot en 2018.

Les critiques ont particulièrement apprécié la manière dont Lançon traite de son expérience personnelle avec une honnêteté brutale et un mélange de genres littéraires qui navigue entre le récit autobiographique, l’essai philosophique, et parfois même des éléments de fiction. L’ouvrage est souvent décrit comme un témoignage poignant de la résilience humaine face à la barbarie, une exploration profonde de la douleur et de la reconstruction personnelle après un trauma majeur​.

Affiche du concert qui avait lieu au Bataclan le jour de l’attentat – le 13 novembre 2015

La manière dont Lançon entrelace les références littéraires et culturelles dans son récit a été un autre point fort relevé par les critiques. Les auteurs comme Proust, Kafka, et Baudelaire ne sont pas seulement cités ; ils deviennent des compagnons qui guident l’auteur à travers ses jours les plus sombres, offrant des perspectives et un réconfort dans son processus de guérison​.

Sur le plan sociétal, Le Lambeau a également eu un rôle significatif dans les discussions sur la liberté d’expression et les réponses culturelles au terrorisme. L’attentat contre Charlie Hebdo, où Lançon fut grièvement blessé, a marqué un tournant pour la France, et son livre offre une réflexion essentielle sur les valeurs de la République, en particulier la liberté d’expression, dans le contexte post-attentat. Ce récit personnel enrichit le débat public, contribuant à une meilleure compréhension des impacts humains et psychologiques des attaques terroristes, tout en soulignant l’importance de l’art et de la littérature dans le processus de cicatrisation d’une société blessée​.

Enfin, comme le dit Chloé Bertolus (4), la chirurgienne de Philippe Lançon, le Lambeau est devenu un manifeste pour certaines personnes qui connaissent de près ou de loin le milieu hospitalier. Et le succès du récit tient, en partie, dans la relation particulière entre le chirurgien et le patient. Peut-être est-ce aussi ce dernier terme – patient – qui rend ce livre hors-norme. Rarement un auteur aura croqué, avec tant de réalisme, la patience dont doit faire preuve le patient quand il est hospitalisé.

P.-S. : Afin de compléter cette analyse personnelle,  voici une des rares interviews détaillées qu’a donné Philippe Lançon au journal suisse Le Temps:

https://www.letemps.ch/culture/philippe-lancon-ecrire-me-permet-dechapper-corps-douleur


(1) LANÇON P., Le Lambeau, Editions Gallimard, 2018.

(2) Ibid., P.134.

(3) BAUBY J., Le scaphandre et le papillon, Editions Robert Laffont, 2007.

(4) https://www.liberation.fr/france/2019/02/05/chloe-bertolus-a-visage-humain_1707534


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7 réponses à « Le Lambeau | Philippe Lançon »

  1. Avatar de Lilith

    J’ai beaucoup vu ce roman dans l’actualité du web littéraire l’an dernier, mais je n’avais pas réalisé qu’il s’agissait d’un livre-témoignage à propos de l’événement du Charlie Hebdo! Que tu nous dises que le livre évite « l’écueil du livre-choc » me rassure.

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    1. Avatar de Johan

      Effectivement, il a reçu, l’année passée, un prix assez conséquent (Femina). Il mérite d’être lu car il met plus un exergue la reconstruction d’un homme que l’attentat en tant que tel.

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  2. Avatar de Mumu dans le bocage

    J’ai également aimé le ton du roman : pas de sensationnel, pas de patos, seulement de l’humain, du ressenti pour une très lente reconstruction physique et morale 🙂

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    1. Avatar de Johan

      A dire vrai je n’avais pas l’intention de lire ce récit. Pensant, à tort, qu’il s’agissait d’un de ces livres créés pour notre curiosité. On me l’a offert et je l’ai dévoré pour les raisons que vous indiquez.

      De plus, Philippe Lançon a le sens de la formule avec quelques aphorismes bien choisis:

      “Quelle est la vie des gens lorsqu’ils sont sortis de la nôtre ? On n’en sait rien et ce qu’on imagine et presque toujours faux… »

      Merci de votre passage.

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  3. Avatar de La culture dans tous ses états

    Oui c’est tout à fait cela : le récit de la reconstruction physique et psychique d’un homme. L’attentat en lui-même n’est pas le cœur du sujet. Il parle beaucoup du lien/transfert patient/médecin, personnel soignant, psychologue.. Un livre qui m’a marqué.

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  4. Avatar de Le lambeau, Philippe Lançon – Pamolico : critiques, cinéma et littérature

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