Vous trouverez ici deux résumés du roman d’Émile Zola: Pot-Bouille. Il s’agit d’abord d’un résumé court et ensuite d’un résumé découpé par chapitre.
📄 Résumé court
Octave Mouret, jeune provincial ambitieux de vingt-deux ans, quitte Plassans pour s’installer à Paris avec l’espoir d’y faire fortune. Grâce à l’entregent de l’architecte Campardon, une vieille connaissance, il trouve à se loger dans un immeuble cossu de la rue de Choiseul, « une maison neuve » de quatre étages habitée uniquement par des gens du meilleur monde. Dès son arrivée, Octave est frappé par le luxe du vestibule et de l’escalier, chauffé comme une serre et couvert d’un tapis rouge jusqu’au deuxième étage. Campardon lui fait visiter cette demeure aux dehors respectables, nommant à chaque palier les familles bourgeoises qui s’y logent. Tout respire une opulence tranquille et une « paix morte de salon bourgeois » derrière les portes de palissandre, donnant à croire à Octave que règne là une honnêteté sans faille.
Pourtant, sous la respectabilité de façade, Octave ne tarde pas à percevoir le revers caché de cette bourgeoisie parisienne. Très vite, il devine que « derrière les hautes portes d’acajou » luisantes se trament des passions et des turpitudes inavouées. L’immeuble recèle en effet une véritable comédie humaine, un microcosme où chaque foyer a ses secrets. Une cour intérieure sombre, empestée par les ordures que les domestiques jettent des cuisines, symbolise ce cloaque moral dissimulé derrière le luxe. Dans cette maison en apparence irréprochable, Zola dépeint le triomphe de l’hypocrisie : les appétits égoïstes et les intrigues règnent en maîtres derrière les volets tirés.
Octave s’installe en pension chez les Campardon, au troisième étage, et commence son ascension sociale. Il obtient un emploi de commis dans le grand magasin Au Bonheur des Dames, géré par Mme Hédouin. Observateur lucide et séducteur aimable, Octave cherche d’emblée à profiter des faiblesses de ses nouveaux voisins pour s’élever. Il fait la connaissance de la famille Josserand, locataire du quatrième étage sur rue, qui incarne à elle seule bien des travers de cette bourgeoisie. Le père, M. Josserand, modeste employé de bureau, est un homme effacé et usé, tenu sous le joug par sa femme autoritaire. Mme Josserand, ambitieuse et dure, n’a qu’une obsession : marier convenablement ses deux filles, Hortense et Berthe, qui ont dépassé la vingtaine. Sous des dehors vertueux, cette mère cupide est prête à toutes les manigances pour caser ses demoiselles et assurer l’ascension sociale de la famille. Elle organise depuis des années des soirées coûteuses et court les salons, en vain, pour trouver de riches prétendants. Surtout, elle inculque à ses filles un véritable art de la tromperie : coquetterie appuyée, œillades et faux-semblants, tout est bon pour ferrer le mari idéal.
Hortense, l’aînée, est déjà un peu fanée et d’un caractère aigre. Berthe, la cadette, est jolie et fraîche d’apparence ingénue, mais sous l’influence maternelle elle devient à son tour calculatrice. Tandis qu’Hortense envisage même de piéger un homme en feignant une situation compromettante pour l’obliger à l’épouser, Berthe applique docilement les conseils maternels en aguichant tour à tour plusieurs jeunes gens du voisinage. Toutes deux peinent à trouver mari, faute de dot et face à la concurrence. Les Josserand comptent également deux fils : Léon, souvent absent, mène discrètement à Lille une liaison avec une femme mariée (Mme Dambreville) ; et le benjamin Saturnin, un garçon souffrant d’aliénation mentale. Ce dernier, enfermé à l’asile dès que besoin pour ne pas faire fuir les prétendants, voue à sa sœur Berthe un amour absolu et jaloux, prêt à sombrer dans la folie violente si on la lui arrache.
Octave, en jeune loup séduisant, entend bien tirer parti de ce milieu propice aux aventures. Il cherche « une maîtresse qui l’aide à s’élever socialement ». Son regard se porte d’abord sur Mme Hédouin, sa patronne veuve et énergique, mais il renonce vite en comprenant qu’elle lui résiste fermement. Il tente alors sa chance auprès de Valérie Vabre, la coquette épouse du malingre M. Théophile Vabre (l’un des fils du propriétaire), qu’il côtoie au premier étage. Valérie toutefois repousse ses avances. Octave doit admettre qu’une femme déjà courtisée par d’autres ne sera pas un tremplin facile. Changeant de tactique, il se tourne vers sa voisine de palier du quatrième étage, Marie Pichon, une jeune mère au foyer douce et esseulée dont le mari terne s’absente souvent. Octave gagne habilement la confiance du ménage Pichon en jouant les voisins serviables, puis séduit la fragile Marie, qui devient sa première conquête dans la maison. Cette liaison discrète satisfait les sens du jeune homme mais ne lui apporte aucun avantage social, Marie étant sans influence.
Pendant ce temps, Mme Josserand redouble d’efforts pour marier Berthe. Elle mise tout sur Auguste Vabre, frère de Valérie et fils aîné du propriétaire, un commerçant timide qui dirige le magasin de soieries du rez-de-chaussée. Auguste, trentenaire naïf, est intéressé par Berthe mais exige une dot substantielle. Pour conclure l’union, Mme Josserand promet une dot de 50 000 francs, que son frère, l’oncle Narcisse Bachelard, riche célibataire un peu noceur, s’engage selon elle à fournir. Ce mensonge audacieux doit encore être converti en réalité : or Bachelard, bien que titré oncle généreux, est avare et volage. Les Josserand organisent un dîner de famille et noient l’oncle sous les vins, dans l’espoir de lui arracher sa promesse solennelle. Au cours de ce repas tendu, la bonne Adèle gâte les plats par sa maladresse, tandis que Saturnin surveille d’un œil inquiet ces conciliabules d’adultes qui le concernent. Bachelard, ivre, finit par promettre la somme à demi-mot, mais dès le lendemain il esquive le sujet d’un air confus, laissant sa sœur fulminante.
Malgré tout, Berthe et Auguste sont officiellement fiancés. Toute la maison est conviée chez les Duveyrier, au premier étage, pour une soirée musicale en l’honneur des futurs mariés. Clotilde Duveyrier, née Vabre, fille du propriétaire et épouse du magistrat Alphonse Duveyrier, reçoit la société en affichant sa vertu austère de dévote. Tandis qu’elle exécute au piano un chœur solennel, Berthe entraîne Auguste à l’écart, près d’une fenêtre. Soudain, la voix aiguë de la jeune fille retentit : « Vous me faites du mal ! » s’écrie-t-elle avec un éclat calculé. L’assistance, médusée, surprend Berthe le visage rougi, au bras d’Auguste penaud. Berthe feint l’innocence en accusant la fenêtre ouverte de lui avoir meurtri le bras, mais le mal est fait : aux sourires pincés succède un chuchotement unanime, c’est un mariage conclu. En un cri, Berthe s’est publiquement compromise et a pris Auguste au piège de l’honneur. Mme Josserand exulte sous son air faussement accablé : la ruse maternelle triomphe, malgré l’absence toujours inquiétante des 50 000 francs promis.
Peu après a lieu le mariage de Berthe et Auguste. D’abord célébrée civilement en mairie, l’union est bénie à l’église dans une cérémonie où se presse tout l’immeuble. Mais en pleine messe nuptiale, un scandale éclate : Théophile Vabre, le frère du marié, a découvert un billet d’amour compromettant dans les affaires de sa femme Valérie. Jaloux maladif, Théophile interrompt l’office et accuse publiquement Octave d’être l’auteur de ce billet et l’amant de Valérie. Stupeur générale sous les voûtes ! Octave, piqué au vif, proteste de son innocence en comparant l’écriture du billet à la sienne : la différence saute aux yeux, il n’est pas le coupable. Humilié, Théophile doit ravaler son accusation – sa femme le trompe, oui, mais avec un autre, sans doute un ami de Bachelard surnommé Gueulin, comme le laissent entendre certains ragots. L’incident est étouffé tant bien que mal et la noce reprend, mais ces bourgeois « comme il faut » ont offert aux témoins un triste spectacle.
Après le mariage, Octave voit s’ouvrir de nouvelles opportunités. Déçu de stagner comme simple commis, et surtout vexé d’avoir échoué à conquérir Mme Hédouin, il démissionne du Bonheur des Dames. Par le jeu des relations, il obtient un poste chez Auguste Vabre lui-même, dans le commerce de soieries que celui-ci dirige désormais avec Berthe. Devenu commis au service du ménage Vabre, Octave ne perd rien des difficultés qui surgissent bientôt dans ce jeune couple mal assorti. Berthe se révèle une épouse dépensière et futile, ne sachant tenir ni son foyer ni son budget. Auguste, marchand laborieux et jaloux, voit d’un mauvais œil les coquettes toilettes de sa femme et l’argent qui file. Les tensions s’accumulent derrière les portes closes de leur appartement. Parallèlement, Octave apprend que sa voisine Marie Pichon est enceinte de lui. La pauvre jeune femme, rongée de remords, espère cacher son péché : son mari bonasse croira le bébé prématuré le moment venu. Octave, lui, ne s’embarrasse pas de scrupules : il s’éloigne peu à peu de Marie, songeant à d’autres conquêtes plus profitables.
La vie dans l’immeuble poursuit son cours, toujours plus trouble sous la surface policée. Campardon, l’architecte jovial du troisième, offre un exemple édifiant de l’hypocrisie ambiante : tout Paris sait qu’il trompe sa femme Rose avec une certaine Gasparine, cousine de celle-ci. Finalement, loin de s’en cacher, le couple Campardon convient d’un étrange arrangement : Gasparine est invitée à s’installer chez eux, officiellement comme parente et dame de compagnie. Sous le regard placide de Rose, qui préfère cette entente à l’abandon, Campardon vit donc en ménage à trois dans la bienséance souriante ; la cousine-maîtresse prend peu à peu la place de la vraie maîtresse de maison, assumant l’intendance et veillant sur la santé délicate de leur fillette Angèle. Ainsi la respectabilité est sauve en apparence, et chacun trouve son compte dans ce compromis immoral d’une parfaite élégance bourgeoise.
Le premier étage, lui, devient le théâtre de drames feutrés. M. Vabre, le vieux propriétaire, meurt brusquement, terrassé par une attaque. Après l’enterrement, ses héritiers (Clotilde Duveyrier et ses deux frères, Auguste et Théophile) découvrent avec stupeur que le défunt ne laisse que des dettes. Le patriarche, en secret, jouait à la Bourse et a dilapidé sa fortune. Cette révélation envenime les relations familiales : les masques tombent, chacun des enfants Vabre accusant l’autre d’avoir profité du vieux ou d’avoir soutiré plus que sa part. La perspective de la ruine les affole. Auguste, furieux d’avoir été attiré dans un mariage sur la foi d’une dot peut-être inexistante, devient plus sourd et soupçonneux que jamais envers Berthe. Théophile, à court d’argent, rend Valérie responsable de ses malheurs conjugaux. Quant à Duveyrier, qui avait intégré son beau-père chez lui en échange d’un peu d’héritage, il voit s’envoler ses espoirs : ses sacrifices et sa patience – il logeait et nourrissait ce beau-père avare – n’ont servi à rien. La chicane s’installe, mais les notables s’empressent d’étouffer tout scandale public : on vendra l’immeuble, on épongera les dettes, et surtout on n’ébruitera pas l’indélicatesse du défunt.
Octave, désormais lancé dans cette société, joue un rôle de plus en plus central dans les intrigues. Son charme opère même sur Mme Juzeur, douce veuve mélancolique du troisième, qui voit en lui un confident galant. Mais c’est vers Berthe que se tournent principalement les attentions du jeune homme. L’ennui et les déboires financiers font dépérir la belle Madame Vabre ; Octave la console, lui murmure des flatteries, gagne sa confiance en lui rendant de petits services, allant jusqu’à lui offrir un coûteux bouquet de fleurs. Flattée et émue, Berthe finit par céder à ses avances. Elle devient la maîtresse d’Octave, comme sa mère avant elle l’avait été jadis avec un amant de passage – un péché que Mme Josserand, bien sûr, s’était gardée d’ébruiter. L’adultère de Berthe et Octave se consomme lors de rendez-vous furtifs dans la chambre du jeune homme au quatrième étage. Pour acheter le silence de sa bonne, la rouée Berthe augmente les gages de la cuisinière Rachel, qui n’en pense pas moins. Hélas, cette liaison ne demeure pas secrète longtemps : Rachel, par vengeance ou cupidité, vend la mèche au mari trompé. Un soir, Auguste découvre une lettre anonyme ou un indice irréfutable de la trahison. Hors de lui, il monte quatre à quatre les marches jusqu’à la chambre d’Octave afin de surprendre les coupables.
La nuit qui suit est une nuit d’orage, au propre comme au figuré. Prévenu à temps, Octave s’esquive, si bien qu’Auguste ne trouve chez lui que Berthe, en pleurs. La malheureuse, pour échapper à la fureur de son époux, s’enfuit dans l’escalier en tenue de nuit. Tremblante, elle va frapper chez sa voisine Marie Pichon, l’implorant de la cacher. Marie, le cœur brisé mais compatissant, recueille Berthe et la dissimule chez elle jusqu’à l’aube. Dans l’immeuble, tout le monde devine néanmoins le drame qui se joue. Les commentaires grivois circulent déjà entre cuisines et mansardes. Lorsque la nouvelle parvient à Mme Josserand, son orgueil maternel subit un terrible choc : sa fille si ardemment parée pour le mariage a fauté, et le scandale menace de déshonorer la famille. Au petit matin, elle ramène Berthe chez elle sans un cri, l’enfermant dans l’ancienne chambre de sa sœur pour la soustraire aux regards : « Cachez-vous, ne paraissez plus… Vous tueriez votre père. » ordonne-t-elle froidement à la fautive en l’enfermant. Berthe, anéantie, s’effondre en sanglots comme une enfant punie, redoutant la réaction paternelle plus que tout.
Auguste Vabre, lui, fulmine de rage et de douleur. Son honneur de mari trompé exige réparation. Il projette de provoquer Octave en duel et cherche des témoins. Au petit matin, il entraîne son oncle Bachelard dans un fiacre à la recherche de M. Duveyrier, son ami et voisin notable, pour le convaincre de servir de second. Cette quête tourne à la course folle dans tout Paris. Auguste, hagard, passe d’un café à un autre et finit par retrouver Duveyrier, qui passait la nuit chez sa maîtresse, Clarisse. En arrivant chez cette chanteuse entretenue, ils découvrent l’appartement vide : Clarisse s’est enfuie avec un amant de passage, emportant tous les meubles. Duveyrier, le magistrat jusque-là digne, est humilié par la désertion de sa maîtresse volage. Cette péripétie grotesque – l’époux trompé venant constater à l’aube la déconfiture du mari volage – achève de miner les ardeurs belliqueuses d’Auguste. Après une nuit blanche d’errance et de scandales en série, le pauvre homme, défait, renonce au duel. Il n’a plus la force d’affronter Octave en champ d’honneur.
Quelques mois plus tard, l’immeuble de la rue de Choiseul semble avoir retrouvé son calme bourgeois. M. Josserand, miné par les chagrins et les dettes, rend l’âme, emporté par une dernière attaque. Sa veuve observe un deuil sévère, jusqu’au jour où elle consent enfin à reparaître en société. Le temps a passé, les esprits ont voulu oublier les éclats récents. Octave Mouret, qui avait prudemment quitté la maison après le scandale, a réintégré le Bonheur des Dames. Mme Caroline Hédouin, la directrice du magasin, a suivi ses succès de loin. Maintenant qu’elle est veuve depuis huit mois, cette femme entreprenante propose à Octave de l’épouser et de gérer avec elle l’entreprise. C’est une proposition inespérée : Octave voit s’ouvrir devant lui l’avenir brillant qu’il convoitait. Il devient du jour au lendemain le maître du Bonheur des Dames en épousant Caroline : le voici parvenu au sommet, respectablement marié et lancé dans le grand commerce. Par ailleurs, Auguste Vabre, ruiné par la concurrence du grand magasin voisin, s’est résigné à reprendre auprès de lui son épouse infidèle. Sur l’insistance des deux familles, Berthe retourne vivre avec Auguste ; l’adultère est nié, le ménage officiellement réconcilié. Duveyrier, quant à lui, accablé par le mépris de sa femme et les trahisons de Clarisse, a tenté de se suicider d’un coup de revolver. Sauvé de justesse, il pleure désormais sa déchéance morale entre les mains de l’abbé Mauduit, son confesseur, symbole de l’Église impuissante à redresser ces âmes perdues. Malgré tout, la façade sociale tient bon : une fois de plus, l’hypocrisie bourgeoise a couvert le scandale de son épais manteau.
Ainsi, après bien des orages, chaque foyer recolle les morceaux pour sauver l’honneur. Auguste et Berthe affichent une réconciliation exemplaire, avec l’espoir secret d’une dot définitive que Mme Josserand n’a jamais abandonné de négocier. Valérie et Théophile Vabre cessent d’évoquer leurs incartades mutuelles. Les Duveyrier reprennent leurs réceptions feutrées du jeudi soir, où l’on discute musique et bonnes mœurs comme autrefois. Même la bonne Adèle, la domestique des Josserand, réussit à dissimuler ses propres turpitudes : ayant accouché clandestinement d’un enfant illégitime, fruit de plaisirs coupables dans l’escalier de service, elle abandonne le nouveau-né sous une porte cochère et revient comme si de rien n’était. Personne ne remarque cette naissance furtive, pas plus qu’on ne relève la disparition de Saturnin, interné à vie après son accès de folie meurtrière contre Auguste au soir du scandale. Peu à peu, la vie reprend son cours banal dans la maison. Le soir, l’escalier retombe dans son silence cossu ; les lampes s’éteignent derrière les rideaux lourds, ne laissant filtrer aucune ombre suspecte. L’ordre moral est sauf en apparence, et « la maison tomba à la solennité des ténèbres, comme anéantie dans la décence de son sommeil. Rien ne restait, la vie reprenait son niveau d’indifférence et de bêtise ». Au dernier chapitre, deux servantes philosophent sur le perron en essuyant la vaisselle du dîner. L’une, sur le départ, se lamente d’avoir travaillé dans une maison si peu honnête. L’autre hausse les épaules et conclut, en son patois, qu’il en va ainsi partout : « Mon Dieu ! mademoiselle, celle-ci ou celle-là, toutes les baraques se ressemblent. […] C’est cochon et compagnie. ». Sous le Second Empire, comme le souligne Zola avec une ironie amère, ces bourgeois se prétendent gardiens des bonnes mœurs mais vivent dans la fange ; leur monde, tel un pot-bouille peu ragoûtant, bouillonne d’intrigues et de vices ordinaires derrière la façade de la respectabilité.
📕 Résumé par chapitre
Chapitre 1
Octave Mouret arrive de Plassans un sombre après-midi de novembre, décidé à conquérir Paris. Grâce à l’entremise de M. Campardon, un architecte ami de sa famille, il emménage au 4ᵉ étage d’un nouvel immeuble bourgeois rue de Choiseul. Le fiacre d’Octave dépose ses malles devant la grande porte cochère ornée de motifs et d’amours sculptés, symbole de l’opulence du lieu. Aussitôt, M. Campardon surgit pour l’accueillir, étonné de son arrivée anticipée mais heureux de l’installer. Sous le regard digne du concierge M. Gourd, Octave monte l’escalier somptueux en compagnie de Campardon. Le vestibule l’éblouit : marbres factices blancs et roses, rampe de fonte à garniture d’acajou imitant l’argent, tapis rouge aux marches – un luxe inattendu qui impressionne ce jeune provincial. Il fait chaud comme dans une serre, car l’escalier est chauffé en permanence. « La maison est très bien, habitée rien que par des gens comme il faut ! » assure fièrement Campardon.
En montant étage par étage, l’architecte énumère les locataires. Au rez-de-chaussée et à l’entresol, le fils aîné du propriétaire, M. Auguste Vabre, a repris le magasin de soieries et loge au-dessus. Au 1er étage côté cour vit M. Théophile Vabre avec sa femme Valérie, et côté rue réside le propriétaire lui-même, M. Vabre père, ancien notaire de Versailles, hébergé chez son gendre M. Duveyrier, magistrat à la Cour. Campardon glisse à Octave que ce Duveyrier, à peine quarante-cinq ans, cache bien son jeu. Arrivé au 2ᵉ étage, Octave remarque une porte d’appartement que son guide n’a pas présentée. Campardon se trouble : « Oh ! là, des gens qu’on ne voit pas, que personne ne connaît… la maison s’en passerait volontiers. Enfin, on trouve des taches partout… » dit-il avec un soupir méprisant. Il insinue qu’un écrivain louche habite là. Mais au 3ᵉ étage côté cour, Campardon retrouve son sourire : Madame Juzeur, une veuve discrète, occupe une partie, et un vieux monsieur « très distingué » vient de temps à autre dans l’autre partie. Tandis qu’il parle, Campardon ouvre la porte de son propre appartement, 3ᵉ étage côté rue, car c’est là qu’il vit avec sa famille et reçoit Octave en pension.
Avant d’entrer, Campardon indique à Octave la petite porte de service menant aux combles, où logent les domestiques. Plus haut encore, sous les toits, se trouvent des chambres de bonnes. Puis il monte d’un dernier étage l’étroit escalier de service qui mène à la chambre louée pour Octave au 4ᵉ étage. Durant les deux minutes où Octave se retrouve seul sur le palier, il est frappé par le silence lourd de l’escalier. L’air est tiède et immobile, aucun bruit ne filtre derrière les portes fermées. « C’était une paix morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où n’entrait pas un souffle du dehors. Derrière les belles portes d’acajou luisant, il y avait comme des abîmes d’honnêteté. » Son hôte reparu, Octave entend la promesse : « Vous aurez d’excellents voisins : sur la rue, les Josserand, toute une famille – le père est caissier, ils ont deux filles à marier ; et près de vous, côté cour, un petit ménage d’employés, les Pichon, pas riches mais d’une parfaite éducation… Il faut que tout se loue, même dans une maison comme celle-ci ». En effet, à partir du troisième étage, note Octave, le tapis rouge cède la place à une toile grise plus modeste. Cette déclinaison lui cause un léger pincement d’orgueil : les apparences de luxe sont visiblement hiérarchisées.
Octave découvre enfin sa chambre de garçon, modeste mais propre, que Campardon a fait meubler. En redescendant, il est introduit chez les Campardon. L’appartement, élégant et douillet, est occupé par M. Campardon, sa femme Rose et leur petite fille Angèle, clouée au lit par une mystérieuse faiblesse aux jambes. Rose Campardon, frêle et languissante, accueille Octave avec douceur. Elle se réjouit d’avance que leur nouveau pensionnaire prenne ses repas chez eux. Octave remarque sur-le-champ l’atmosphère singulière de ce foyer : une sérénité feutrée, presque trop parfaite. M. Campardon, volubile, lui parle de sa cousine Gasparine qui vit en province ; il évoque un séjour passé à Plassans chez l’oncle d’Octave, les Domergue, et fait allusion à une ancienne toquade qu’il aurait eue pour cette Gasparine autrefois. Octave, intrigué, perçoit ici un demi-sourire de Mme Campardon ; un silence pudique s’installe. La soirée se termine calmement.
Le lendemain, plein d’ardeur, Octave part à la conquête de Paris. Ayant quelques économies et un peu de famille à Plassans, il ne manque pas de ressources immédiates. M. Campardon lui obtient rapidement un poste de commis dans un grand magasin de nouveautés du quartier, Au Bonheur des Dames, tenu par Mme Hédouin. Octave se voit confier des tâches au rayon de draperie. Au fil des jours, il prend ses repères dans l’immeuble. Il sympathise avec M. Trublot, un jeune noceur et ami de Campardon, qui fréquente la maison pour les bons petits plats de Rose. Trublot amuse Octave par son cynisme bon enfant : lui-même préfère les plaisirs sans engagement et avoue trouver son bonheur auprès des bonnes sous les toits, plutôt qu’auprès des bourgeoises du bas. Cette confidence étonne Octave, mais Trublot n’en a cure : selon lui, « les femmes du monde sont ennuyeuses, et les petites bonnes bien plus gaies ». Octave sourit ; déjà, il pressent que derrière la façade morale, les coutumes locales sont moins strictes qu’il n’y paraît.
Ainsi s’achève cette première journée d’Octave à Paris. Dans le silence cossu de sa chambrette, il s’endort en rêvant à l’avenir. L’immeuble l’a ébloui par sa richesse et sa tranquillité de bon ton. Il ne se doute pas encore que, derrière ces portes closes, fermentent intrigues et désordres. Lui-même, ambitieux et charmeur, brûle de s’élancer dans cette société nouvelle, décidé à s’y tailler une place enviable. Son installation réussie n’est que la première étape de son ascension.
Chapitre 2
Le chapitre s’ouvre sur une scène de nuit pluvieuse. Mme Josserand et ses deux filles, Berthe et Hortense, rentrent à pied d’une soirée mondaine décevante. Vêtues de leurs robes de bal boueuses, grelottant sans manteau sous de minces dentelles, elles traversent les rues sales en pestant contre la pluie et l’échec de la soirée. Madame Josserand est en fureur : chez Madame Dambreville, où elles espéraient brillamment marier Hortense ou Berthe, rien ne s’est concrétisé. « Ça va être gentil, avec cette boue… Mes souliers n’en sortiront pas ! » gémit Hortense. « Marchez ! » réplique la mère, exaspérée. Son courroux, contenu toute la soirée, éclate enfin en pleine rue.
Mme Josserand, tyrannique, invective ses filles : n’ont-elles pas assez de chance qu’on les mène en soirée ? « Quand vous n’aurez plus de souliers, vous resterez couchées ! » grince-t-elle, amère. Berthe et Hortense, honteuses, marchent tête basse sous les averses, tandis que leur mère fulmine à haute voix sur l’ingratitude du destin. Elle se plaint de l’avarice de son mari, M. Josserand, qui refuse de payer des fiacres pour les conduire et reste bien au chaud à la maison au lieu de chaperonner ses filles. Elle maugrée contre Madame Dambreville, leur hôtesse de la soirée : « Un tas de pimbêches !… Ah ! si l’on n’y était pas forcé… » souffle-t-elle à propos de ces rencontres arrangées qui coûtent cher et rapportent si peu.
Les deux jeunes filles avancent en silence, habituées à ces colères maternelles. Hortense, l’aînée, a vingt-six ans passés. Elle est grande, avec un air aigre de demoiselle vieillissante. Sa cadette Berthe, vingt-deux ans, est fraîche et avenante, quoique ce soir toute trempée et morose. Depuis trois hivers, Mme Josserand les traîne de salons en salons, multipliant toilettes coûteuses et faux-semblants, sans parvenir à les marier. À chaque retour nocturne, même scène : robes crottées, regards moqueurs des rares passants attardés, et explosion de rancœur de la mère, excédée d’avoir dépensé tant pour si peu de résultats. Ce soir, Madame Dambreville leur a indirectement nargué en exhibant une jeune mariée « blanchie » après une faute – preuve qu’on peut recaser même les filles déshonorées. Cette réussite humilie d’autant plus Mme Josserand que ses propres filles, vertueuses et bien élevées, n’accrochent aucun parti.
Enragée, Mme Josserand invective même son fils Léon, qui a refusé de les accompagner pour ne pas être mis à contribution financièrement. « Tant mieux s’il fait ses affaires chez cette dame ! » lance-t-elle à demi-mot, insinuant que Léon fricote avec Mme Dambreville, riche quinquagénaire aux mœurs légères qui l’entretient. « Ce n’est guère propre » ajoute-t-elle, cinglante, sur cette liaison scandaleuse. Hortense et Berthe savent qu’en ces instants leur mère oublie toute retenue ; elles font semblant de ne rien entendre. Mais lorsque Berthe se tord la cheville sur un talon cassé, la mère redouble de rage : « Voulez-vous bien marcher !… Est-ce que je me plains, moi ? » hurle-t-elle, éclaboussée de boue et de déception. Elle accable aussi son mari : « Encore si vous aviez un père comme les autres ! Mais non, monsieur reste chez lui à se goberger… Un homme qui m’a trompée sur ses capacités !… Ah ! je n’épouserais pas celui-là si c’était à refaire ! ». Les filles, transies, subissent en silence l’éternel refrain des espoirs brisés de leur mère, qui se répète nuit après nuit.
Enfin, elles arrivent à l’immeuble de la rue de Choiseul, ruisselantes. Mme Josserand salue sèchement le concierge M. Gourd, qui leur ouvre avec une révérence glaciale. Dans l’appartement des Josserand, au 4ᵉ étage, M. Josserand les attend, assoupi dans un fauteuil du salon. C’est un petit homme chauve et fatigué, modeste caissier de son état, complètement dominé par son épouse. À peine la mère et les filles ont-elles passé la porte qu’une violente scène éclate. Mme Josserand, hors d’elle, reproche à son mari son inaction et son égoïsme : pendant qu’elle se démène pour caser leurs filles, lui ronfle sur ses Lorgnon (feuilleton du soir) sans souci du lendemain. M. Josserand tente d’apaiser sa femme, en vain.
La dispute réveille Saturnin, le plus jeune fils des Josserand, dont on entend la voix rauque depuis sa chambre voisine. Saturnin est un grand garçon au visage tourmenté ; il souffre de troubles mentaux le rendant imprévisible. Aux éclats de sa mère, il répond par des ricanements ou des cris bestiaux. Berthe, épuisée, s’enferme avec Hortense dans leur chambre commune pour se changer. Là, les deux sœurs laissent tomber le masque : Hortense peste contre la boue qui a ruiné ses souliers de satin, Berthe essuie ses larmes de rage. « Nous nous tuerons à la tâche pour rien ! » maugrée l’aînée en détachant son corset. Berthe la console à demi-mot : il faudra bien que quelque chose se passe, elles ne peuvent pas éternellement revenir bredouilles.
Au petit matin, le calme revient. Mme Josserand, déjà remise, vaque à ses comptes : la soirée chez Mme Dambreville a coûté cher en fiacres (qu’elle n’a finalement pas pris) et en logeuse pour Saturnin. Elle serre les dents et note tout dans son carnet. Un bruit à la porte : c’est Octave Mouret, leur nouveau voisin, qui se présente pour la première fois. Bien mis, affable, Octave vient se faire connaître. Mme Josserand l’accueille avec sa grâce feinte : elle est ravie de rencontrer ce jeune homme bien né, protégé des Campardon. D’un coup d’œil, elle devine en lui un célibataire potentiel, et s’empresse de lui présenter ses filles, qu’il découvre en déshabillé du matin. Berthe, malgré la fatigue, sourit avec douceur ; Hortense, derrière elle, toise Octave d’un air curieux.
Octave se retire au bout de quelques minutes, laissant Mme Josserand pleine d’espoir : ce Mouret serait-il un parti envisageable ? Aussitôt, la mère harcèle ses filles de questions. Berthe rougit : elle avoue qu’Octave lui a paru fort bien, si distingué. Hortense, plus froide, le trouve peut-être un peu effronté… mais enfin, c’est un homme, un vrai, pas comme ces freluquets croisés en soirée. Léon Josserand, l’aîné des fils, passe la tête à la porte à cet instant : il a assisté, goguenard, à la scène. Ce grand jeune homme élégant est employé dans le Nord et ne rentre que rarement à Paris. Sa mère l’apostrophe durement : il aurait mieux fait d’être là hier soir, peut-être aurait-il fait fuir moins de prétendants. Léon hausse les épaules : il doit repartir travailler. Sa liaison clandestine avec Mme Dambreville l’absorbe davantage que ces querelles familiales. En soupirant, Mme Josserand regarde ses deux filles en âge de faner, ses deux fils qui mènent leur vie loin d’elle, et ce Saturnin qui ronge ses meubles dans la pièce d’à côté. Jamais elle ne cédera : elle mariera ses filles, coûte que coûte. Ce serment, elle le réitère devant Berthe et Hortense, qui frissonnent en silence. L’éducation rigide qu’elle leur a donnée commence à se craqueler sous la pression de son ambition dévorante. Les convictions bourgeoises de vertu ne pèsent pas lourd face au besoin de conclure un mariage avantageux ; déjà, les deux sœurs sentent confusément qu’il leur faudra peut-être ruser avec la morale pour satisfaire leur mère. Sur ces entrefaites, M. Josserand sort humblement travailler, glissant à sa femme un baiser timide auquel elle ne répond pas. Une nouvelle journée commence, lourde des rêves de richesse inassouvis des Josserand.
Chapitre 3
Dans ce chapitre, Zola nous transporte quelques jours plus tard chez les Josserand, où se prépare un dîner capital. Mme Josserand a décidé de passer à l’offensive pour obtenir la dot nécessaire au mariage de Berthe. Le décor est le salon un peu défraîchi des Josserand, où trône un service en porcelaine ébréché, témoin d’une grandeur passée. En cuisine, la bonne Adèle s’active maladroitement : dès l’entrée, elle fait brûler la raie au beurre noir, répandant une odeur douteuse dans l’appartement. Mme Josserand l’admoneste sèchement ; pas question que ce dîner tourne à la catastrophe. Car ce soir sont invités deux hommes essentiels : Auguste Vabre, le soupirant de Berthe, et l’oncle Bachelard, frère de Mme Josserand et potentiel bailleur de fonds. Toute la stratégie de la mère repose sur l’enivrement de Narcisse Bachelard pour lui arracher la promesse des 50 000 francs de dot.
Les convives arrivent. Auguste Vabre, petit homme timide à favoris blonds, se présente avec un bouquet pour Mme Josserand. Il est raide et emprunté, mal à l’aise en société. Berthe, sur ses gardes, l’accueille avec un sourire modeste. Hortense, jalouse, s’éclipse vers sa chambre en bougonnant. Puis Narcisse Bachelard fait son entrée, ponctuel mais déjà un peu éméché : c’est un homme d’une soixantaine d’années, replet, la face rubiconde, vêtu d’une redingote fripée. Il fleure l’eau-de-vie et le tabac. Mme Josserand lui jette un regard réprobateur en apercevant une large tache de sirop sur son gilet. « Enfin, on fera avec » pense-t-elle, après tout c’est famille.
On passe à table. M. Josserand, très nerveux, occupe le bout, avec Auguste à sa droite et Bachelard à sa gauche. Mme Josserand fait face, flanquée de Berthe. Saturnin est absent : on l’a envoyé coucher pour éviter ses frasques. Tout commence dans un calme gêné. M. Josserand essaye de dérider Auguste en parlant commerce : Auguste répond par monosyllabes, obsédé par la présence de Bachelard qu’il dévisage en coin. La soupe est fade ; Adèle a oublié le sel. Mme Josserand lance un regard noir à la cuisine. Vient le poisson, la raie mal odorante préparée par Adèle : chacun y goûte du bout des lèvres. Bachelard, lui, s’en accommode et la noie sous le vin blanc, qu’il boit à grand trait. Mme Josserand encourage son frère : « Un autre verre, Narcisse ? Ce Bourgogne est à point ». Elle le sert abondamment. Bachelard, en gai fêtard, ne se fait pas prier ; bientôt il entame ses anecdotes grivoises du quartier Bréda (lieu de débauche bien connu), faisant rougir Berthe et frémir Auguste. M. Josserand tente un coup d’œil suppliant à sa femme, qui l’ignore superbement. Elle attend son moment.
Après le poisson, le plat de viande : un bœuf miroton un peu rance qu’Adèle a trop fait bouillir. Bachelard le mastique en ricanant : « Chaud devant ! Il a goût de revenez-y, ton bœuf, sœurette » lance-t-il en pouffant. Mme Josserand, les mâchoires serrées, patiente. Elle laisse l’oncle vider encore une bouteille de Bordeaux. Auguste, qui boit peu, commence à suer d’inquiétude : il devine qu’un guet-apens se prépare. Berthe, elle, reste toute souriante, versant discrètement de l’eau dans son vin pour rester lucide. Elle sait que cette soirée conditionne son avenir. Son oncle richissime, flambeur et avare, est leur dernier recours pour la dot. La jeune fille contribue à le flatter : « Mon oncle, racontez donc à M. Vabre votre aventure chez la danseuse ! » dit-elle en minaudant. Bachelard, flatté, repart de plus belle dans une histoire salace d’Opéra-Comique, au grand dam d’Auguste qui écarquille les yeux d’effarement.
Après le dessert (une tarte aux pommes trop cuite qu’Adèle a noircies), Mme Josserand juge le moment venu. Auguste, gêné par ces plaisanteries et saturé de mauvaises odeurs, se lève pour partir poliment. Mais Mme Josserand le retient : « Oh, restez donc encore un peu, nous sommes en famille ! » dit-elle d’un ton enjôleur. Bachelard, lui, s’enfonce dans son fauteuil en hoquetant de rire. Hortense en profite pour entrer débarrasser, jetant un regard assassin à Berthe comme pour dire « bonne chance ». Une fois Auguste parti (il prétexte un travail matinal), Mme Josserand intime aux filles de les laisser « en famille ». Hortense file sans demander son reste, entraînant Berthe qui devra veiller sur Saturnin dans la chambre voisine. La porte du salon se referme, isolant Mme Josserand, son mari et Narcisse Bachelard.
Mme Josserand attaque frontalement : « Puisque nous voilà entre nous… parlons-en franchement, de la dot de Berthe » dit-elle en fixant son frère. Bachelard, vautré, tente d’esquiver : « Comment ? tu te maries, fillette ? Ah ! c’est gentil » avait-il répondu à Berthe quand on lui avait annoncé les fiançailles. À présent, face à sa sœur, il joue au plus fin. Il fait mine de ne pas comprendre, reprend du cognac. Mme Josserand sort l’artillerie : elle a enquêté sur les finances des Vabre. Elle assomme Bachelard de chiffres : le vieux Vabre posséderait plus de 500 000 francs de fortune, sans compter l’immeuble rapportant 22 000 francs de loyer par an. Côté Vabre, « de fort belles espérances » donc ; reste à assurer côté Josserand. Bachelard grogne qu’il a entendu dire que le vieux Vabre jouait à la Bourse. « Mais non ! un vieux si tranquille… et capable d’économiser… » réplique sèchement Mme Josserand, en coulant un regard venimeux vers son mari, incapable selon elle d’en faire autant. Elle poursuit : chacun des enfants Vabre a reçu 100 000 francs à la mort de leur mère. Théophile a tout gâché dans de mauvaises affaires et vivote misérablement. Clotilde Duveyrier a placé le sien, pense-t-on, et Auguste vient juste d’investir sa part pour acheter le magasin de soieries et se lancer dans le commerce.
Bachelard, déjà ensommeillé par l’alcool, cligne des yeux : « Naturellement, le vieux ne donne rien à ses enfants quand il les marie ? » interroge-t-il d’une voix pâteuse. « Mon Dieu, il n’aime guère donner… » admet Mme Josserand. Elle explique que Duveyrier n’a vu que 10 000 francs sur les 80 000 promis lors de son mariage avec Clotilde ; il n’a rien réclamé et nourrit même son beau-père, espérant mettre la main sur la fortune un jour. Pareil pour Théophile : le patriarche avait annoncé 50 000 francs à son mariage avec Valérie, mais a d’abord versé quelques intérêts puis plus rien. « Ha ! le gredin ! » s’écrie Bachelard, s’esclaffant soudain : il admire presque l’avarice retorse du vieux Vabre. Mme Josserand se crispe : « Il a montré assez de capacités pour épargner, lui… » glisse-t-elle avec amertume, comparant implicitement au crédit ruineux qu’elle a dû ouvrir au nom de son propre mari. M. Josserand baisse la tête de honte.
L’affaire presse : Berthe ne peut se marier sans dot, et Auguste risque de se raviser. Mme Josserand prend donc le taureau par les cornes : « Cinquante mille francs, Narcisse. C’est le chiffre qu’il nous faut pour Berthe. Tu as toujours dit que tu considérais mes filles comme les tiennes… ». Bachelard tousse, s’éventant avec son mouchoir taché de vin. Il tente une diversion : « Ah ! j’entends Saturnin qui bouge, tu devrais t’inquiéter de ce petit… ». « Ne change pas de sujet, Narcisse », tranche Mme Josserand sèchement. « Veux-tu doter Berthe de cinquante mille francs ? ». Un silence lourd tombe. M. Josserand, en nage, regarde la pendule. Bachelard tortille sa serviette ; il sait sa sœur capable de l’étriper sur place s’il dit non.
Alors il esquive : « Écoute, ma vieille, je ne dis pas non… mais je ne suis pas si riche que tu crois. Mes affaires vont mal… Fifi (sa maîtresse du moment) coûte cher… ». Mme Josserand devient blême de colère contenue. Elle insiste : « Ce mariage doit se faire. Sans ta promesse, Auguste va nous échapper… Tu es son parrain, tu lui dois bien ça ! ». Bachelard jure ses grands dieux qu’il aimerait bien donner, mais que la somme est rondelette. Finalement, après une heure d’âpres négociations, un accord bancal se dessine : Bachelard consent à verser la dot, mais en différé. Il promet de donner 10 000 francs tout de suite, puis 10 000 tous les six mois jusqu’à atteindre 50 000. « C’est mieux que rien ! » conclut Mme Josserand en serrant les poings sous la table. Elle sait pourtant qu’avec un tel échéancier, rien n’est gagné : son frère peut cesser les versements après le mariage. Mais elle espère que d’ici là, Auguste, pris dans le ménage, ne pourra plus reculer.
La soirée s’achève sur ce marché de famille. M. Josserand, soulagé de voir une issue, va raccompagner Bachelard titubant jusqu’à la porte. Dans l’antichambre, Saturnin surgit en chemise, le regard fou : il a flairé une conspiration. « Qu’est-ce que vous complotez encore ? » hurle-t-il à sa mère en agitant un tournevis qu’il a arraché d’une serrure (il adore démonter les serrures). Mme Josserand, excédée, gifle son fils, qui part d’un éclat de rire sinistre. Bachelard lève les bras : « Nom d’un chien, quelle engeance ! ». Et il s’enfuit, heureux d’échapper à cette atmosphère délétère.
Une fois les portes closes, Mme Josserand s’effondre dans un fauteuil. La lueur triomphante dans ses yeux contredit son épuisement : elle a obtenu une promesse. « Nous le tenons, ce cher oncle… Il paiera, ou je le traînerai en justice » murmure-t-elle à son mari atterré. Puis elle se relève et file informer Berthe qui attendait anxieusement. L’espoir renaît chez les Josserand : les rouages du mariage avancent, coûte que coûte. Mais quelque part, dans sa chambre, Saturnin grogne tel un fauve blessé, prêt à tout saboter si on l’oublie.
Chapitre 4
Le quatrième chapitre se concentre sur Octave Mouret, qui poursuit son initiation dans l’immeuble et cherche déjà à utiliser ses charmes pour avancer. Octave s’est familiarisé avec son travail au Bonheur des Dames, où il a remarqué la directrice Mme Caroline Hédouin, belle jeune femme veuve et énergique. Fasciné par son allure autoritaire, Octave rêve un instant de la conquérir. Mais il comprend vite qu’elle reste insensible à ses œillades : cette femme sérieuse n’entend pas mêler affaires et galanterie. Déçu, Octave réalise qu’il doit trouver une autre protectrice plus accessible pour l’aider dans son ascension. Son regard se porte alors sur son propre immeuble.
Octave a fait la connaissance de Valérie Vabre, la séduisante bru du propriétaire, au cours d’une visite chez les Duveyrier. Valérie, épouse de M. Théophile Vabre, est d’une coquetterie provocante : brune aux yeux vifs, toujours pomponnée, elle aime à flirter, lasse de son mari jaloux et maladif. Un midi, Octave la croise sur le palier du premier étage et lui lance un compliment fleuri sur sa toilette. Valérie rit, flattée, et s’attarde à bavarder. Encouragé, Octave multiplie les prétextes pour la rencontrer : il la recroise à la messe, puis au parc Monceau lors d’une promenade. Valérie semble apprécier ses manières polies de jeune homme du Midi. Octave se persuade qu’elle pourrait devenir sa maîtresse prestigieuse : après tout, elle est de bonne famille, connectée aux Duveyrier, et richement dotée.
Cependant, M. Théophile Vabre veille au grain. Ce petit homme souffreteux au visage gonflé par une fluxion jamais guérie est affligé d’une jalousie chronique. Ayant surpris un jour Octave devisant avec Valérie sur le seuil, il toise le jeune commis d’un air soupçonneux. Peu après, Valérie elle-même refroidit Octave : « Prenez garde, mon mari nous observe… » souffle-t-elle dans un demi-sourire. Octave n’est pas dupe : Valérie le trouve à son goût, mais elle a déjà un amant qu’elle protège. En effet, par des cancans de domestiques, Octave apprend qu’un nommé Gueulin, ami de l’oncle Bachelard, rend visite en cachette à Mme Valérie. Dépité d’être devancé, Octave décide prudemment de ne pas insister auprès de Valérie. Inutile de risquer un scandale avec ce mari ombrageux sans assurance de gain.
Octave se rabat alors sur une cible plus sûre : sa voisine immédiate du quatrième étage, Marie Pichon. Celle-ci est l’épouse de Jules Pichon, un petit employé de ministère timide et sans fortune. Le couple Pichon habite l’appartement côté cour, face à celui des Josserand. Octave les a croisés brièvement lors de son installation : Jules Pichon, un trentenaire à lunettes, est d’une politesse fade et s’éclipse tôt au bureau. Sa jeune femme Marie, frêle et pâle, reste seule à soigner leur bébé de quelques mois. Octave a compris que Mme Pichon s’ennuie ferme : cloîtrée chez elle, surveillée par des beaux-parents envahissants, elle rêve de poésie et d’attention. Le jeune homme commence par rendre de petits services au ménage : il va chercher du pain pour Marie, berce parfois le nourrisson en l’absence de la bonne, propose d’accompagner Mme Pichon au marché. La confiance s’établit. Madame Pichon s’émeut de ces attentions nouvelles qu’elle n’a jamais reçues de son mari terne.
Un après-midi, profitant du départ de Jules en tournée administrative, Octave propose à Marie de l’emmener admirer les vitrines du Bonheur des Dames, argumentant que cela lui dégourdira les jambes. Marie, le cœur battant, accepte timidement. Dans les rayons du magasin, Octave joue les protecteurs galants, lui offrant une babiole pour son enfant. Marie rougit de plaisir, sa naïve petite âme déjà chavirée. De retour à la porte de l’immeuble, Octave presse doucement la main de Marie en la quittant : elle ne la retire pas. Dès lors, il s’invite certains soirs chez les Pichon sous prétexte de lecture. Jules, confiant et un peu niais, est ravi d’avoir un ami érudit qui partage son goût pour les romans-feuilletons. Il les laisse volontiers seuls au salon tandis qu’il s’endort sur la Gazette de France. Octave n’a plus qu’à cueillir le fruit mûr : un soir où la pluie tambourine aux vitres et où le petit dernier dort au calme, il murmure à Marie qu’elle est belle et délaissée. La jeune femme fond en larmes, confessant son désarroi ; Octave la prend dans ses bras, elle ne résiste qu’un instant… et cède dans un sanglot. Leur baiser scelle une liaison discrète : Marie Pichon devient la maîtresse d’Octave.
Ce nouvel état emplit Octave de contentement sensuel, mais il comprend bien que cette aventure n’est qu’un dérivatif. Marie est trop soumise, trop effacée ; elle n’a ni fortune ni réseau social pour l’aider à progresser. Bientôt Octave s’ennuie un peu auprès d’elle. Il la voit en cachette, chez elle le plus souvent, profitant de la complicité inconsciente du mari. La pauvre Mme Pichon, elle, s’attache de tout son cœur à Octave. Elle l’entoure de précautions, tremble qu’il ne la délaisse. Octave, au fond, reste bon garçon : il la cajole sans méchanceté, mais son ambition lorgne déjà ailleurs. Il songe notamment à l’énigmatique Madame Juzeur, la veuve du troisième. Cette petite dame très pieuse et mélancolique, que l’on dit abandonnée par un mari volage, vit seule et reçoit parfois Octave pour causerie. Elle a deviné en lui une oreille compatissante. Octave s’amuse de ses confidences sentimentales : Mme Juzeur se pose en vestale éplorée, tout en laissant planer une subtile coquetterie. Serait-ce une veuve consolable ? Octave hésite : la réputation d’intégrité de Mme Juzeur l’intimide un peu, et il doute qu’une liaison avec elle lui apporte du concret. Il garde cependant cette carte en réserve, la flattant de galanteries littéraires.
Dans le même temps, le décor de l’immeuble se précise aux yeux d’Octave. Il circule dans la maison et commence à en connaître les coulisses. À force d’accompagner Trublot dans ses échappées, il découvre le petit escalier de service et les mansardes, domaine des bonnes. Un soir, vers minuit, Trublot entraîne Octave sous les toits avec un panier de victuailles. Ils grimpent rire aux lèvres jusqu’au dernier niveau, où des rires de femmes résonnent. C’est là que logent Adèle, la bonne des Josserand, Lisa, la cuisinière des Campardon, et d’autres domestiques de la maison. Trublot est en terrain conquis : il frôle la taille de Lisa, qui glousse, et échange des plaisanteries salées avec Adèle. Octave assiste, stupéfait, à un spectacle inattendu. D’une fenêtre à l’autre de la cour intérieure, les bonnes discutent à haute voix, se lançant potins et insultes à travers l’air froid de la nuit. L’une crie depuis la cuisine des Vabre : « Est-ce que son petit monstre de Camille n’a pas fait caca dans ma cuisine ! », ce à quoi une autre réplique : « C’est propre, tiens ! Une maison comme il faut… ». Les domestiques rient grassement ; Trublot rit avec elles. Octave est d’abord choqué par cette crudité triviale, puis comprend le symbole de cette cour nauséabonde couverte de détritus. Derrière la belle façade, c’est l’envers du décor. Ici, les tabliers blancs de servantes masquent mal un cloaque où tout se dit crûment. Octave écoute, fasciné, Adèle raconter que « Mme Valérie du premier reçoit un monsieur chaque mardi pendant que son nigaud de mari est à l’usine », ou que « M. Duveyrier va chez sa chanteuse quand Madame fait ses neuvaines ». Ces révélations grivoises font l’effet d’un électrochoc sur Octave. Lui qui, provincial, éprouvait au début un respect intimidé pour ses voisins cossus, glisse maintenant vers un profond mépris pour ce qu’il devine derrière leurs portes closes. « Tout n’est que façade », songe-t-il, l’œil ouvert sur la cour obscure où traînent les ordures.
En redescendant avec Trublot, Octave est pensif. Son ami le traite de « serin » de ne pas profiter plus tôt de ces coulisses amusantes. Eux, les bourgeois, croient tout cacher, mais leurs domestiques savent tout et rient d’eux. Octave se sent devenir complice de cette ironie. À présent, il regarde autrement les grands escaliers tapis rouges : « Derrière les belles portes d’acajou, je parie qu’il s’en passe de belles… » dit-il à Trublot en souriant. « Évidemment, vieux ! » répond l’autre en lui donnant une tape. Ce soir-là, Octave Mouret a franchi un cap. Sa naïveté provinciale s’envole, remplacée par un cynisme amusé. Il est prêt à jouer, lui aussi, sa partition dans cette comédie de mœurs. Et justement, une occasion va s’y prêter : les Duveyrier en personne l’invitent à une grande soirée musicale, où presque tous les habitants de l’immeuble seront présents. Octave y voit l’opportunité de se rendre indispensable dans ce petit monde, quitte à y semer malgré lui un vent de folie.
Chapitre 5
Au premier étage, dans le vaste appartement de M. Duveyrier, se tient un grand dîner suivi d’une soirée musicale. Ce chapitre s’ouvre sur la description détaillée de ce salon bourgeois cossu : hauts plafonds à moulures, meubles en acajou sévère, tentures vert empire. M. Alphonse Duveyrier, conseiller à la Cour d’appel, gendre du vieux Vabre, entend briller en société malgré une vie privée terne. Il a organisé ce concert en l’honneur des fiançailles de sa belle-sœur Berthe Josserand avec Auguste Vabre. La crème de l’immeuble et quelques invités triés sur le volet y assistent. Clotilde Duveyrier, la maîtresse de maison, sœur d’Auguste, s’emploie à ce que tout soit parfait : fervente catholique et musicienne accomplie, elle a répété avec des amis choristes une cantate à exécuter devant l’assemblée.
Octave Mouret est invité, accompagnant M. Campardon et sa femme Rose. Campardon, vieux camarade de Duveyrier, a été prié d’amener « son jeune protégé de province ». Octave observe le gratin de la maison présent : les Duveyrier trônent au centre, Clotilde raide dans une robe noire austère, Duveyrier affable saluant chacun. Sur un côté, Mme Josserand veille sur Berthe et Auguste, ces derniers se tenant sagement côte à côte, un rien guindés. Auguste transpire dans son col haut, impressionné par cette société huppée. Berthe, gracieuse en blanc, affiche un sourire d’heureuse fiancée, tout en surveillant du coin de l’œil l’oncle Bachelard. Celui-ci a été invité par Duveyrier par politesse ; Bachelard se tient étonnamment bien, gloussant avec son ami Gueulin près du buffet sans trop attirer l’attention. Au fond du salon, on remarque aussi Mme Juzeur en discrète robe lavande, et plus loin M. Josserand timide, flanqué de Théophile Vabre qui grimace de sa fluxion. Valérie Vabre papillonne de groupe en groupe, très décolletée, couvant des yeux un jeune ténor invité pour chanter le solo. Enfin, sur des chaises alignées, les notables extérieurs : un collègue magistrat de Duveyrier et son épouse compassée, l’abbé Mauduit, confesseur de Clotilde, et son ami le docteur Juillerat. Tout ce beau monde sirote du thé en attendant le concert.
Octave attire rapidement des regards : sa jeunesse et sa politesse empressée plaisent. Clotilde Duveyrier, qui l’a rencontré chez les Campardon, le salue avec froideur mais l’invite à s’asseoir non loin du piano. Octave s’exécute humblement. Il engage la conversation avec Mme Valérie à côté de lui, qui minaude. Cette dernière profite de l’absence momentanée de son mari (Théophile est allé se moucher bruyamment dans le couloir) pour poser une main légère sur le genou d’Octave sous une feinte de mondanité. Octave frémit : la hardiesse de Valérie ne laisse aucun doute qu’elle le prend à son tour pour un jouet potentiel. Mais avant qu’il réagisse, Clotilde se lève. Un silence se fait : le concert commence.
Clotilde Duveyrier s’installe au piano d’érable et attaque avec brio une sérénade à trois voix, pastiche d’opéra italien religieux. Deux messieurs du cercle chantant de Saint-Roch viennent se placer derrière elle. La musique commence piano puis fortissimo. C’est un morceau pompeux que Zola décrit ironiquement : une tempête de vocalises latines éclate dans le salon exigu, « effarant les bougies, pâlissant les invités ». Clotilde, emportée, attaque un « À minuit » tonitruant. Les choristes répondent en chœur. L’assemblée subit stoïquement ce vacarme sacré, les dames faisant semblant de sourire. Sous couvert de la musique assourdissante, Octave observe la salle. Il aperçoit Berthe et Auguste qui ont disparu du canapé central. Où sont-ils ? En pivotant légèrement la tête, il les distingue enfin : tous deux se sont éclipsés derrière les lourds rideaux de la fenêtre entr’ouverte donnant sur le balcon. « Ils profitent de l’air frais » pense Octave, un brin malicieux.
Soudain, tandis que la musique meurt en un murmure doux (la partie « minuit, point de bruit »), un cri claque dans le silence revenu : « Vous me faites du mal ! ». Toutes les têtes se tournent vers la fenêtre. Mme Dambreville, présente ce soir-là, s’y précipite et relève théâtralement le rideau de dentelle. La scène apparaît : Auguste Vabre, confus, frotte son poignet, tandis que Berthe, toute rouge, se rajuste la manche. Que s’est-il passé ? Mme Josserand bondit avec une sollicitude forcée : « Qu’y a-t-il donc, mon trésor ? » Berthe, les yeux baissés, balbutie : « Rien, maman… C’est monsieur Auguste qui m’a cogné le bras avec la fenêtre… J’avais si chaud ! ». Un silence glacial accueille cette explication. Puis des murmures et des moues scandalisées parcourent le salon. Mme Duveyrier, dont le chœur triomphal a été interrompu, est livide : depuis un mois elle mettait en garde son frère Auguste contre Berthe, et voilà la vertu de la jeune fille compromise chez elle, au moment le plus solennel.
Cependant, l’assemblée mondaine a tôt fait de sauver la face. Après la stupeur, on feint de plaisanter l’incident : « Comme ils avaient chanté ! On ne réussit pas mieux au théâtre, vraiment… » glissent certains en applaudissant mollement. Sous ces compliments forcés, tous chuchotent : « La jeune fille est trop compromise, c’est un mariage conclu. » Berthe a maintenant retrouvé son sang-froid ; elle papillonne de nouveau, riant aux plaisanteries, tandis qu’Hortense, restée au fond, fusille Auguste d’un regard de vipère, rancunière du bonheur de sa sœur. Trublot rejoint Octave en coulisse et lui chuchote, goguenard : « Hein ? Emballé ! Quel serin ! Il n’aurait pas dû la pincer pendant qu’on gueulait… Moi, je croyais qu’il profitait : vous savez, dans les salons où l’on chante, on pince une dame, et si elle crie, on s’en fiche, personne n’entend. ». Octave comprend alors la situation exacte : Auguste a sans doute timidement pressé la taille de Berthe, incité par la pénombre et le vacarme musical, pensant ne pas être remarqué. Au contraire, Berthe n’attendait que ce geste pour pousser un cri et mettre tout le monde au courant. Piège ou étourderie ? Peu importe : la bienséance impose maintenant qu’Auguste épouse Berthe sans plus discuter.
La soirée se poursuit tant bien que mal. Mme Josserand, radieuse, profite du relâchement général pour clamer tout haut que « Berthe aura cinquante mille francs de dot, ce n’est pas beaucoup, mais l’argent est là, solide ». M. Josserand, humilié par ce mensonge (il ignore encore comment ils trouveront la somme), tente vainement de calmer son épouse d’une main sur l’épaule, mais Mme Josserand le fusille du regard et continue à fanfaronner sur la situation aisée de la famille. Les dames Duveyrier et Valérie Vabre, tout ouïe, échangent un regard sceptique : elles savent le train de vie des Josserand, mais ne pipent mot. L’important est que le mariage se fasse rapidement pour clore le scandale.
La fin de soirée est chaotique. On sert un thé vite expédié, puis les invités se retirent plus tôt que prévu. Il ne reste bientôt que le groupe des hommes sérieux dans le salon dépeuplé. M. Josserand, soulagé mais inquiet, discute à voix basse avec M. Duveyrier qui se pince les lèvres. Campardon s’entretient avec l’abbé Mauduit d’un projet de réparation d’église, tâchant de revenir à des propos décents. Le juge Duveyrier, lui, s’est éclipsé quelques minutes pendant le chahut pour aller murmurer à Octave que ce qui vient de se passer doit rester entre eux. Le jeune homme, qui n’en demandait pas tant, acquiesce sagement. Duveyrier ajoute en serrant son bras : « Vous viendrez me voir demain, cher monsieur Mouret, j’aurai besoin de vos services pour une commission délicate… ». Octave comprend qu’il est enrôlé comme homme de confiance dans l’arrangement qui s’annonce. Flatté d’entrer ainsi dans les petits papiers d’un notable, il se plie de bonne grâce à ce rôle.
En quittant les Duveyrier, Octave repense à l’étrange tournure qu’ont prise les événements. Cette fête, censée célébrer la morale et l’harmonie des familles, a tourné court sur une note grivoise. « Tout cela finira en mariage, comme au théâtre », se dit-il. Il n’a pas tort : dans cette comédie bourgeoise, la morale sauvera les apparences. Berthe Josserand, loin d’être discréditée par son cri, vient au contraire de sceller son sort avantageux. Et Octave, en spectateur lucide et désormais acteur, se voit déjà appelé à consolider les façades ébranlées.
Chapitre 6
Le chapitre 6 plonge le lecteur dans l’intimité des cuisines et dévoile la vie des domestiques, offrant un puissant contraste avec la façade policée des étages nobles. La scène se déroule le lendemain de la soirée Duveyrier. Tandis que les bourgeois recollent les pots cassés du scandale, les bonnes de la maison colportent la nouvelle avec un franc-parler qui épargne personne. Octave Mouret, encore grisé par les incidents de la veille, décide en curieux de rendre visite à Trublot sous les toits, profitant de son après-midi libre.
Trublot l’entraîne au sixième étage, là où logent les domestiques de l’immeuble. Un escalier de service étroit et obscur débouche sur un couloir mansardé aux multiples portes numérotées. Il règne là-haut une odeur composite de cuisine refroidie, de linge humide et de poussière. Octave, d’abord un peu écoeuré, est invité par Trublot à dépasser ces sensations : « Viens, nous allons déjeuner avec les bonnes ! » lance-t-il joyeusement en brandissant un pâté qu’il a apporté.
Dans la cuisine commune que se partagent Adèle et Clémence, la bonne des Vabre, une tablée improvisée s’organise. Lisa, la cuisinière des Campardon, a monté une bouteille de vin; Julie, la femme de chambre des Duveyrier, accoudée à la fenêtre, fume une cigarette en attendant que son turbot du dîner dégèle. L’ambiance est bon enfant et grivoise. On installe Octave sur un tabouret branlant, en s’esclaffant : « Tiens, v’là M. Mouret qu’est pas fier de manger avec nous ! » Octave, un peu gêné, sourit et assure qu’il est ravi. Trublot, lui, est parfaitement chez lui : il enlace Lisa par la taille, lui dépose un baiser sonore sur la joue en clamant : « Qu’est-ce qu’on mange, ma belle ? ». Tout le monde éclate de rire ; Lisa se défend en riant : « Ah, Monsieur Trublot, vous n’êtes qu’un farceur ! ».
On débouche le vin, on découpe le pâté sur une assiette ébréchée. Les langues se délient vite. Adèle, la bonne revêche des Josserand, ouvre les hostilités : elle est outrée de ce qu’elle a dû nettoyer ce matin. « Plus souvent que je resterais chez elle ! Son petit monstre de Camille m’a fait caca dans ma cuisine ! » fulmine-t-elle en parlant de l’enfant Louhette (Valérie Vabre) dont elle a dû garder la veille le pot de chambre. « C’est du propre ! » renchérit Clémence en pouffant. Julie, la camériste de Clotilde Duveyrier, en profite : « Tenez, lisez-moi ça les filles » dit-elle en exhibant un papier froissé. C’est le bout de billet doux trouvé par M. Théophile dans la chambre de Valérie. La nouvelle a fait le tour des cuisines : Théophile, fou de rage, a crié sur sa femme ce matin jusqu’à la gifler, puis s’est enfermé dans son bureau. « Le malheureux, y se fait du mauvais sang pour rien, c’est pas prêt d’être son écriture, à M. Mouret » commente Adèle, qui a vu le billet. « Ah, c’est p’têt l’autre couillon de Gueulin ? » hasarde Lisa. « Mais non, plus bête, c’est l’Bachelard lui-même qui l’a écrit pour rigoler ! » propose Clémence. Julie jure que non : Bachelard, trop saoul, ne pouvait écrire. « Moi je dis que c’est leur sale abbé qui a glissé l’papier pour les confondre ! » lance alors Clémence. Un éclat de rire général accueille cette hypothèse saugrenue. Les bonnes se rient des maîtres et de leurs drames : tout n’est que turlututu pour elles, simple matière à potin croustillant. Octave, d’abord choqué par cette façon peu révérencieuse de parler de ses voisins, se surprend à rire aussi.
La conversation roule ensuite sur le cri de Berthe au concert. « Quel théâtre ! » s’exclame Lisa : « V’là la p’tite qui couine et le gros nigaud d’Auguste qu’en mène pas large… ils ont fait les malins, tiens ! ». Adèle approuve, la bouche pleine : « Tout ça c’est du chiqué : la demoiselle, elle en voulait du mariage, ben elle l’a eu ! » Elle ajoute, acide, que ça l’étonnerait que Berthe soit si pure qu’on le dit : « Avec ce Saturnin toujours à lui baver d’ssus, moi j’dis qu’elle en tient un coup d’puis longtemps ! ». Octave fronce les sourcils : c’est là une insinuation ignoble que la pauvre Saturnin aurait violé sa sœur. Il proteste doucement que Mlle Berthe est très honnête. Adèle ricane : « Honnête comme moi j’suis princesse ! ». Elle commence à déverser des confidences sur la famille Josserand qu’elle sert depuis dix ans : selon elle, Mme Josserand cachait autrefois des billets doux d’un ancien amant, M. Josserand serait cocu sans le savoir, et Hortense a été surprise l’an dernier avec un clerc de notaire derrière une porte (d’où le renvoi scandaleux de ce dernier). Octave écoute, atterré de ce torrent de médisances intimes. Toutes les petites saletés du beau monde sont ici étalées librement. « C’est cochon et compagnie ! » conclut Julie depuis la fenêtre où elle recrache sa fumée. Son verdict provoque l’hilarité générale.
Après avoir bien bu et bien parlé, les domestiques se séparent pour reprendre leurs corvées de l’après-midi. Octave redescend l’escalier de service en compagnie de Trublot, l’esprit ébranlé par ce qu’il vient d’entendre. Ce bain dans la coulisse triviale de la maison lui a ouvert les yeux. Derrière la belle façade de l’immeuble, il y a cette cour empestée et ces rires gras, métaphore d’un envers du décor honteux. Octave se sent partagé entre le dégoût et la fascination : dégoût de tant d’hypocrisie, fascination pour le jeu social où lui-même commence à exceller. En bas, il retombe sur M. Gourd, le concierge, qui l’arrête en catimini : « Alors, M. Mouret, on s’amuse bien avec ces demoiselles du sixième ? » glisse Gourd, les yeux plissés. Octave, surpris, bredouille une excuse. « Hé, hé, je dis rien moi… tant que ça fait pas d’histoires dans la maison… » rétorque Gourd. Octave réalise que même le digne concierge sait tout et tolère tout du moment que la façade tient.
Ce chapitre se clôt sur un Octave plus conscient que jamais de la comédie sociale qui se joue. Il comprend que pour naviguer dans ce monde, il lui faut composer avec l’hypocrisie, sourire en façade, et garder ses jugements pour lui. Son ambition intacte, il se promet de tirer profit de ce savoir sur chacun. Il songe notamment à Duveyrier, qui est sorti précipitamment après le dîner de la veille et dont on murmure qu’il avait un rendez-vous galant. Octave se dit qu’il ne serait pas inutile de suivre cette piste. Justement, M. Duveyrier le convie à le retrouver le soir-même au café, prétextant une course pour M. Josserand. Octave pressent qu’une découverte l’attend, dans une autre coulisse, celle des plaisirs secrets de la haute bourgeoisie. Enthousiasmé par l’idée d’en apprendre plus et de se rendre indispensable, il accepte sans hésiter.
Chapitre 7
Le chapitre 7 est double : il révèle les ultimes intrigues pour boucler le mariage de Berthe (côté Josserand) et suit Octave dans une escapade avec Duveyrier (côté Vabre-Duveyrier). Deux semaines ont passé depuis la soirée musicale.
Chez les Josserand, on s’active pour conclure l’affaire. Depuis quinze jours, Mme Josserand invite l’oncle Bachelard presque chaque soir, malgré ses manières déplorables et son haleine de liqueur, dans le but de le fixer sur la question de la dot. Bachelard, roublard, fait la sourde oreille à toutes les allusions financières : il exagère son rôle de vieux gâteux noceur dès qu’on parle d’argent, feint de ne pas comprendre ou embrasse sa nièce en riant pour éluder la promesse ferme. Mme Josserand, bouillante, n’ose néanmoins pas brusquer son frère de peur de tout perdre. Auguste Vabre, qui vient régulièrement dîner, commence à s’inquiéter du silence de l’oncle quant à la dot. Auguste s’est trop avancé pour reculer, mais il devient nerveux et pose à Berthe des questions sournoises : « Votre oncle n’a pas eu d’ennuis en Bourse ? Il paraît qu’il perd au jeu… ». Berthe, conseillée par sa mère, rit aux éclats : « Voyez-vous ça, mon oncle ruiné ! Il est plus riche que le bon Dieu… ». Auguste n’est qu’à moitié rassuré. Mme Josserand décide alors un coup de théâtre pour forcer la main de Bachelard : elle organise un dîner en famille en conviant Auguste et Bachelard ensemble, confrontation qu’elle s’était refusée jusqu’ici par crainte des débordements de l’oncle. « Peut-être la vue du jeune homme le décidera-t-elle » se dit Mme Josserand, qui sait Bachelard capable d’un sursaut de dignité en présence du futur marié. Le moyen est héroïque, commente Zola, car la famille évitait de montrer l’oncle, de peur de se faire du tort dans l’esprit des gens.
Le dîner a donc lieu (c’est celui du chapitre 3, revu ici depuis un autre angle). Auguste se présente guindé, l’œil soupçonneux, tandis que Bachelard, miraculeusement, s’est tenu à peu près : il n’a qu’une tache de sirop sur le gilet, ce qui est moindre mal. Le repas se déroule et, comme on l’a vu, Bachelard échappe encore aux demandes précises d’argent. Ce n’est qu’après le départ d’Auguste que Mme Josserand, exaspérée, a posément discuté dot avec lui à huis clos. Or Bachelard, acculé, a fini par prononcer un accord flou. Au final, la rusée Mme Josserand transforme cette promesse vague en un engagement officiel : elle fait venir dès le lendemain un notaire complaisant pour rédiger un acte où Narcisse Bachelard s’engage à verser la dot par échéances. Le vieux garçon, honteux devant l’homme de loi, signe pour ne pas passer pour un mufle. Mais Mme Josserand sait que cette signature n’est que morale, Bachelard étant coutumier des procès. Peu importe : la dot est sensée être payée, ce qui permet de publier les bans et de rédiger le contrat de mariage.
Ainsi, en ce milieu de chapitre, l’union Berthe-Auguste est mise sur les rails. Berthe, grisée de ses fiançailles victorieuses, est plus effrontée que jamais. Elle parade en fiancée comblée, arborant déjà des cadeaux qu’Auguste lui a offerts (une broche, un manchon de fourrure). Hortense, enrageant de jalousie, multiplie les remarques acides. Dans cette atmosphère électrique, Saturnin rôde tel un chien inquiet : il pressent qu’on manigance quelque chose qui lui enlèvera sa Berthe chérie. De fait, lorsqu’il comprend qu’on va marier sa sœur en le tenant à l’écart, sa folie couve. Il démonte frénétiquement les serrures la nuit, glissant des couteaux sous les portes, jusqu’à faire frissonner Berthe. Pour calmer Saturnin, Mme Josserand se résout à une mesure terrible : le faire interner encore une fois à l’asile jusqu’au mariage passé. Berthe verse quelques larmes en voyant partir son frère sous bonne garde, mais elle est bien trop prise par ses préparatifs pour s’attendrir.
À ce stade, la narration bascule vers Octave et M. Duveyrier. Après le fiasco du concert, Duveyrier a repris sa routine austère… en façade. Chez lui, Clotilde, furieuse de l’incident, s’est réfugiée plus que jamais dans la prière et les jérémiades : elle va tous les jours à Saint-Roch prier pour l’âme de sa famille et confesse à l’abbé Mauduit qu’elle se sent punie de quelque péché secret. Duveyrier, lui, n’écoute plus sa femme. Ses déboires conjugaux le poussent davantage dans les bras de sa maîtresse, Clarisse Bocquet, une chanteuse de café-concert de mœurs légères. Ce soir-là (après la signature de Bachelard sans doute), Duveyrier invite Octave au café de Mulhouse, passage obligé avant de monter chez Clarisse. Pourquoi Octave ? Parce que Bachelard et Gueulin sont de la partie, et qu’ils ont rendez-vous avec M. Josserand lui-même. En effet, Bachelard, un peu honteux d’avoir marchandé, a proposé de fêter quand même l’accord de dot en emmenant les hommes au spectacle. M. Josserand, d’habitude timoré, s’est laissé convaincre par Duveyrier qu’une petite virée nocturne entre hommes détendrait l’atmosphère après tant d’émotions. Octave, les connaissant tous, a été convié pour compléter le groupe et assurer la cohésion (en vérité, on apprécie sa discrétion et sa capacité à gérer des quiproquos).
Au café de Mulhouse, donc, Octave retrouve Duveyrier, Bachelard et Gueulin attablés devant des bocks de bière. M. Josserand est en retard. Bachelard, déjà animé, le couvre de quolibets quand il arrive : « Alors beau-frère, on fait des cachotteries pour des sous, et on ose plus venir fêter ça ? ». M. Josserand, très mal à l’aise, s’excuse : il redoute ces escapades, mais Bachelard l’empoigne jovialement : « Ce soir, pas de chicane : on sort entre hommes ! ». Octave, en observateur sagace, boit sa bière en silence. Duveyrier a l’air étrangement excité : il consulte sa montre nerveusement. Clarisse les attend chez elle, rue de la Cerisaie, un quartier interlope du Marais. Il n’est pas convenable d’y aller trop tôt, aussi Duveyrier propose-t-il de boire encore un verre. On discute bruyamment des femmes (chacun y va de son anecdote grivoise). Gueulin, neveu de Bachelard et joyeux drille, explique l’origine de Clarisse : fille d’un camelot de foire, elle s’est hissée au rang de demi-mondaine entretenue par Duveyrier avec 25 000 francs de meubles en cadeau. « Elle le mène bon train ! » rigole Gueulin : elle lui ruine son compte, et Duveyrier, transi, obéit. Duveyrier hausse les épaules en rougissant légèrement. Pour faire bonne figure, il prétend plaisanter lui aussi de sa maîtresse, mais on sent une pointe de vexation. Clarisse ne le traite pas en amant respecté, plutôt en bon gros chien docile.
Vers neuf heures, Duveyrier trépigne : « Il est temps d’y aller, messieurs ». Bachelard, euphorique, propose d’y aller à pied pour se mettre en appétit. Le quartier est lointain, mais la nuit est douce de printemps. Toute la petite troupe se met en marche, bras dessus bras dessous en chantonnant des gaudrioles. M. Josserand, un peu gris mais heureux de fraterniser avec ces messieurs, a oublié ses tracas ; il rit aux blagues salaces de Bachelard qui explique la philosophie du mariage : « Tous cocus ! Vaut mieux l’être que se faire du mal… ». Octave écoute, souriant prudemment. Lui note chaque indice : par exemple quand Bachelard insinue que Duveyrier en tient une bonne : « Un bonhomme qui se laisse voler par une poule, hé ! hé », Duveyrier se renfrogne et accélère le pas. Octave comprend que la situation entre Duveyrier et Clarisse n’est plus au beau fixe.
Arrivés rue de la Cerisaie, une ruelle sombre, ils s’arrêtent devant une porte cochère sans lustre. Duveyrier sort une clé de son gousset : il paye le loyer de l’appartement et a une clé. Ils montent un escalier de bois mal éclairé. Au 2ᵉ étage, porte n°5, Duveyrier toque d’un tempo convenu. Pas de réponse. Il recommence, de plus en plus inquiet. « Clarisse, c’est moi ! » appelle-t-il doucement derrière la porte. Un silence épais. Bachelard ricane : « Ta Clarisse nous fait le coup du lapin ? ». Enfin, ils enfoncent la porte (Gueulin donne un coup d’épaule). Le spectacle qui s’offre à eux arrête net les rires : l’appartement est vide. Plus un meuble, plus un tableau, plus un rideau. Seuls des accrocs de papier peint aux murs trahissent l’arrachement précipité des cadres. Une couche de poussière montre que tout a été déménagé récemment. Duveyrier, livide, fait quelques pas dans chaque pièce nue ; il trouve sur une cheminée un mot griffonné : « Adieu, ingrat, je t’aimais bien, mais tu ne me méritais pas. J’ai repris mes vingt-cinq mille francs de meubles… occupe-toi de ta dévote ! ». C’est signé Clarisse. Le malheureux conseiller lâche le billet qui voltige sur le plancher, et porte la main à sa gorge : il étouffe. Bachelard éclate de rire : « Fichue garce ! Parole d’honneur, elle m’en bouche un coin ! ». Gueulin s’empresse de ramasser un flacon de cognac oublié dans un coin ; il en tend un verre à Duveyrier qui l’avale d’un trait, tremblant. M. Josserand est trop gris pour saisir toute la gravité : il se retient de rire nerveusement. Octave, compatisant, pose une main sur l’épaule de Duveyrier : « Allons, monsieur… ce n’est rien, hein… » Duveyrier hoquète : « Rien ?… Vingt-cinq mille francs de meubles… et mes sentiments ? Ah ! les femmes… ». Il s’assied lourdement sur une caisse vide et pleure presque de rage contenue.
La scène est pathétique et grotesque à la fois. Ces messieurs n’ont plus goût à la fête. Clarisse les a joués tous : eux qui venaient fêter la dot volée, tombent sur un intérieur volé. Bachelard, après un moment, secoue Duveyrier : « Allons, mon vieux, c’est qu’une catin… T’en retrouveras d’autres ! ». Mais Duveyrier se lève soudain, glacé de dignité offensée : « Je la retrouverai… pas pour moi, non… pour lui faire honte de son procédé ! » martèle-t-il en froissant le mot de Clarisse. Puis, d’une voix brisée, il murmure : « Mais je l’aimais bien… ». Octave entend cela ; il se promet de taire à jamais la vulnérabilité du conseiller.
Le groupe redescend péniblement la rue. La nuit, fraîche, finit de dessoûler tout le monde. On ramène Duveyrier chez lui, effondré. M. Josserand rentre à l’aube chez les siens, la tête bourdonnante de secrets qu’il n’osera révéler à personne. Octave, lui, a énormément appris ce soir-là. Il a vu Duveyrier, le magistrat sévère, humilié et sanglotant à cause d’une maîtresse voleuse. Il a vu Bachelard, le riche oncle, pouffer du malheur d’autrui tout en volant lui-même sa sœur et ses nièces. Il a vu M. Josserand ricaner de Duveyrier alors que lui-même était humilié par Bachelard… Ce petit monde est décidément un panier de crabes. Octave se couche au petit matin, un sourire amer aux lèvres. Tout change pour que rien ne change, pense-t-il. Les masques se remettront au lever du jour : Duveyrier fera comme si de rien n’était, Bachelard comme s’il payait, et le mariage de Berthe aura lieu quoi qu’il en coûte. La mécanique sociale continue, imperturbable, malgré ces soubresauts. Octave lui-même, maintenant dépositaire de confidences, se voit progresser sur l’échiquier. Il est devenu l’ami discret de Duveyrier, le factotum obligeant des Vabre, l’homme à tout faire que Mme Josserand commence à consulter… Les intrigues de l’immeuble convergent vers lui, pour son plus grand intérêt.
Chapitre 8
Le chapitre 8 décrit en détail la cérémonie nuptiale de Berthe Josserand et Auguste Vabre, avec son lot de tensions et d’incidents révélateurs de l’hypocrisie ambiante. Après les péripéties précédentes, tout est fait pour célébrer un mariage irréprochable en apparence. Le jeudi matin, à la mairie du IIᵉ arrondissement, a lieu le mariage civil en petit comité. Mais c’est surtout le samedi suivant, à l’église Saint-Roch, que se concentre l’attention de tous. Zola campe la scène dans la nef resplendissante de l’église, ornée de fleurs et peuplée de tous les locataires de l’immeuble et des relations de la famille.
Berthe, en robe de soie blanche, avance radieuse au bras de son père M. Josserand. Auguste, en redingote neuve et gilet blanc, l’attend près de l’autel, flanqué de son témoin M. Duveyrier (qui, malgré ses soucis personnels, a repris son masque de notable digne pour l’occasion). L’autre témoin est M. Trublot, choisi par la mariée pour compléter le quatuor, ce qui amuse beaucoup ce dernier. À gauche, sur les bancs, on distingue Mme Josserand qui essuie des larmes de joie calculées, aux côtés du vieux M. Vabre père (le propriétaire), sombre et pensif. À droite, Mme Valérie Vabre triture son mouchoir, tandis que son mari Théophile, blême de colère rentrée, fixe obstinément le dallage. On comprend que la querelle du fameux billet doux n’est pas éteinte dans ce ménage. L’oncle Bachelard, pour sa part, gonfle le torse au premier rang, comme s’il était le bienfaiteur de la noce ; il jette des œillades entendues à quiconque croise son regard, ravi d’être au centre malgré lui. Les Campardon, Mme Juzeur, les Pichon, tout le monde est là, endimanché. Même Saturnin Josserand a été autorisé à sortir de l’asile pour la messe, sous la garde vigilante d’un infirmier en civil qui veille au fond. Saturnin, calme aujourd’hui, suit la mariée du regard avec un sourire béat, comme heureux de la voir en princesse immaculée.
La cérémonie commence. L’abbé Mauduit officie, monotone : « In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti… – Amen » répond le chœur du petit clergé, les enfants de chœur se haussant pour mieux voir. Les chants liturgiques s’élèvent. On perçoit un discret brouhaha du côté de la famille Vabre : Théophile, nerveux, tient dans sa poche le billet anonyme qu’il a découvert chez lui et fulmine intérieurement. Il est persuadé que le séducteur de sa femme Valérie n’est autre qu’Octave Mouret, cet élégant jeune homme toujours dans l’entourage. Pourquoi l’accuse-t-il précisément ce jour-là ? Parce que, la veille, Théo a montré le mot à Duveyrier, et ce dernier (ne sachant pas la vérité) a hoché la tête en disant « Mouret est mêlé à trop de choses ici… il faudrait s’en méfier ». C’en était assez pour conforter Théophile dans sa jalousie paranoïaque. Or Octave est présent dans l’église, en retrait derrière les Campardon. Théophile le guette.
Le moment crucial du serment de fidélité approche. L’abbé demande aux époux de jurer amour et soutien mutuel. Berthe, la voix émue, prononce son « oui, je le veux » sans ciller. Auguste, tremblant, fait de même. L’assemblée retient son souffle : on entend Saturnin qui glousse doucement, attendri, ce qui fait tourner quelques têtes. L’abbé continue : il entame la liturgie du mariage. Théophile, le cœur battant, choisit cet instant de recueillement pour se lever brusquement. « Je proteste ! » s’écrie-t-il d’une voix blanche, brandissant le billet fatal. « Un instant, monsieur le curé ! Il y a une salissure ici ! ». Stupeur générale. L’abbé Mauduit s’interrompt, le livre saint en suspens. Tous les regards convergent vers le premier banc où Théophile, hagard, exhibe le billet. « Ma femme est une… une… et c’est M. Mouret qui… qui… » Il n’arrive pas à finir, bafouillant de colère. Valérie pousse un petit cri aigu et s’évanouit purement et simplement sur place. Le vieil M. Vabre sursaute comme réveillé d’un songe. Madame Duveyrier se couvre le visage de ses mains gantées, épouvantée. Madame Josserand se lève d’un bond : « Mais qu’est-ce que c’est que ces manières ! Devant l’autel ! ». On entend Saturnin éclater d’un rire strident. C’est la panique.
Heureusement, Octave Mouret ne perd pas sa présence d’esprit. Au cri de Théophile, il a compris immédiatement de quoi il retourne : l’imbécile l’accuse pour le billet de Valérie. Octave sait pertinemment n’en être pas l’auteur. Il fend la foule en quelques pas et, s’approchant de Théophile, réclame calmement : « Voyons, ce billet : montrez-le donc, monsieur. » Théophile, désarçonné, lui tend le petit mot trempé de sueur. Octave jette un coup d’œil : « Mais, monsieur Vabre… vous le voyez, ce n’est pas mon écriture. Comparez ! ». Il sort aussitôt de sa poche une note de sa main (un reçu quelconque) et la juxtapose au billet doux. Les témoins autour se penchent : en effet, aucune ressemblance ! Le billet d’amour est écrit d’une écriture élégante, au léger parfum ; la main d’Octave est plus ferme, plus masculine. « Vous voyez bien : rien à voir. Je n’ai rien à me reprocher » conclut Octave avec dignité, en toisant Théophile qui s’effondre sur son banc, confus et soudain douteux. L’abbé Mauduit, profitant de la stupeur, lance d’une voix forte : « Mes frères, prions pour nos égarés. » Deux prêtres s’avancent, emportent doucement Valérie évanouie vers la sacristie. Duveyrier se dresse à son tour : « Qu’on évacue l’église. La cérémonie est terminée ! » tonne-t-il pour chasser les badauds qui commençaient à glisser de leur rang vers l’attroupement.
En quelques minutes, l’ordre est rétabli. L’abbé Mauduit, pâle, marmonne en hâte les dernières prières. Il n’y aura pas de grand discours religieux. Berthe, un instant pétrifiée, a profité de la confusion pour presser la main de son mari : Auguste, lui aussi choqué, serre fort ces doigts frêles. Ce contact ravive la combativité de Berthe : « Tiens bon », chuchote-t-elle du regard à Auguste. Et en effet, Auguste, quoique tremblant, se redresse et fusille son frère Théophile d’un air de dire « Tu paieras ça ». Mme Josserand, fulminante intérieurement, s’efforce de sourire comme si rien ne s’était passé. Saturnin, qui s’était levé d’excitation, est maîtrisé par son infirmier qui l’emmène rapidement (il rit encore aux éclats en fixant Théophile, l’appelant « cocu ! cocu ! » à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’on le fasse taire). Quant à Octave, il s’est éclipsé discrètement à l’arrière, ne voulant pas ajouter à l’embarras général par sa présence.
La sortie de l’église est brève et froide. Pas de félicitations chaleureuses ni de jets de riz festifs : chacun se hâte vers les voitures. M. Josserand, effondré, est pris à partie par le vieux Vabre qui grince que sa famille est un nid de fous dangereux. Mme Josserand doit retenir son mari de répliquer, lui-même sous le choc. Théophile, humilié, file sans un mot, chargé de sa femme encore chancelante, profitant de ce que tous feignent de ne plus le voir. Duveyrier serre la main d’Auguste et lui glisse : « À tout à l’heure chez moi, on causera… ». Ce sera l’heure des explications privées. Pour l’heure, le cortège se reconstitue tant bien que mal pour la forme : la mariée remonte en carrosse avec son époux et ses parents, direction l’appartement des Duveyrier où est prévu un vin d’honneur. Bachelard monte avec eux, éructant encore qu’il « fera rosser ce crétin de Théophile » s’il recroise sa route. Personne ne l’écoute vraiment. Berthe, blême mais souriante, s’agrippe au bras d’Auguste qui l’entoure d’un geste protecteur. La crise est passée : le mariage est sauvé. Au fond, comme le chuchotent deux vieilles tantes Vabre, « tout cela a prouvé l’innocence de la mariée : elle n’en brillera que plus ». En effet, aux yeux de la petite société réunie, Berthe sort étrangement gagnante de ce tumulte, par contraste avec Valérie la fautive désignée.
Octave, après avoir quitté l’église, réfléchit à ce qu’il vient de vivre. Il a été mêlé de près à ce scandale malgré lui, et s’en est tiré avec habileté. Mme Hédouin, sa patronne du magasin, présente au mariage en tant que relation, l’a même félicité d’un sourire pour sa réaction posée. Cependant, Octave ressent un malaise : il a perçu dans cette crise l’extrême fragilité de l’édifice moral bourgeois. Il se remémore la scène du billet brandi devant l’autel, l’enfant de chœur bouche bée, le prêtre désemparé. « Quelle mascarade ! » pense-t-il en allumant un cigare à l’ombre d’un porche. Mais très vite, il reprend son masque de galant opportuniste : profitant du trouble général, il rentre au Bonheur des Dames annoncer qu’il doit démissionner. Il a en effet décidé, après ces événements, de quitter son poste chez Mme Hédouin. Cette décision surprend, mais Octave a ses raisons : se rapprocher des Vabre, dont il pressent qu’ils auront besoin de lui, et s’éloigner d’un emploi qui ne lui offre pas assez de prises sur la bonne société. Il envoie donc sa lettre de démission ce soir-là, avec un brin d’orgueil blessé (Mme Hédouin l’a éconduit et ignoré lors du mariage). Ce tournant amorce sa nouvelle stratégie : Octave va lier son sort à celui du nouveau ménage Vabre, où il devine déjà des opportunités à saisir…
Chapitre 9
Le chapitre 9 marque un tournant dans la trajectoire des personnages après le mariage. Berthe est désormais Madame Vabre, installée avec Auguste dans un grand appartement de l’entresol (celui au-dessus du magasin de soieries). Octave Mouret, quittant le Bonheur des Dames, a été opportunément embauché comme commis principal dans le commerce d’Auguste. Ce choix a été soufflé par Duveyrier, soucieux de stabiliser son beau-frère Auguste avec du personnel fiable, et par Mme Josserand qui voit d’un bon œil ce jeune homme dévoué surveiller sa fille (même si elle ne l’avouerait pas ainsi). Octave intègre donc le ménage Vabre comme employé, mais aussi comme intime de la famille, glissant de son ancienne condition de locataire distant à une proximité quotidienne avec les époux.
Berthe, d’abord ravie de monter en grade dans la hiérarchie sociale, déchante vite face aux réalités du mariage. Les premières semaines de vie commune révèlent l’étendue de son ignorance pratique : elle ne sait ni tenir une maison ni gérer un budget. Son appartement, richement meublé grâce en partie aux contributions tardives du père Vabre, devient vite un capharnaüm. Berthe passe ses matinées oisives à feuilleter des magazines de mode ou à essayer des recettes fantasques qui échouent, pendant que sa servante Rachel, fille délurée et effrontée, exécute mal et à regret les tâches domestiques. Auguste, en bon commerçant méticuleux, s’irrite du désordre permanent. Les comptes du ménage plongent dans le rouge : Berthe commande sur factures des toilettes, des bibelots, persuadée que « tout s’arrangera quand l’oncle paiera la prochaine échéance ». Or l’oncle Bachelard, depuis la noce, se défile à nouveau : il dit au notaire qu’il n’a pas liquidités pour l’instant et qu’on verra plus tard. Le beau décor commence à craquer : Auguste comprend que la dot n’arrivera peut-être jamais intégralement, et il en veut de plus en plus à sa femme qu’il juge dépensière et trompeuse par procuration (il n’a pas oublié la scène du billet accusateur, qui a entaché leur mariage malgré l’innocence d’Octave).
Octave, témoin direct de ces tensions, joue les confidents et les médiateurs. Il a su gagner la confiance d’Auguste par son travail sérieux : la boutique de soieries, en pleine concurrence avec Au Bonheur des Dames, a besoin d’hommes compétents. Octave s’y dévoue et obtient de bons résultats. Il a aussi gagné l’estime de Mme Josserand en renseignant discrètement celle-ci sur l’état du couple (il va la voir chaque dimanche, lui murmurant ce qu’il faut pour ne pas trop l’affoler). Entre Berthe et Octave, les rapports sont redevenus courtois. Berthe n’a pas oublié qu’Octave lui fit la cour avant son mariage, mais elle le traite désormais comme un allié précieux pour naviguer les difficultés quotidiennes. En effet, Octave se montre plein d’attentions : il conseille Berthe sur la manière de tenir ses livres de comptes, l’accompagne chez les fournisseurs pour éviter qu’on ne la vole, ou se charge d’acheter lui-même certains produits pour obtenir de meilleurs prix. Berthe, qui se sent souvent seule (sa mère ne la visite que pour lui reprocher ses dépenses, Hortense la boude, et Valérie Vabre ne lui parle plus depuis la scène de l’église), trouve en Octave une sorte de frère protecteur.
Pendant ce temps, Campardon réalise aussi un vieux projet : il installe sa maîtresse Gasparine chez lui avec l’accord de sa femme Rose. Depuis la visite de Gasparine (chapitre précédent), Rose a mûri l’idée qu’elle préfère voir son mari heureux au foyer plutôt qu’aux rendez-vous clandestins. Sa propre santé déclinante (elle souffre d’anémie et garde le lit plusieurs jours par mois) la décide : elle propose carrément à Gasparine de venir habiter avec eux en tout bien tout honneur. Gasparine, vieillie et usée par son emploi de vendeuse, accepte avec une reconnaissance mêlée de fierté blessée : elle avait toujours aimé Campardon et voilà qu’on lui offre une place légitime auprès de lui.
Ce déménagement se fait progressivement. D’abord, Gasparine vient dîner tous les soirs ; puis on la voit servir le déjeuner du dimanche; ensuite, on l’aperçoit prenant les mesures des placards – signe qu’elle compte s’installer. M. Gourd, le concierge, en est informé en douce et fait mine de croire à une cousine venue aider. Gasparine devient peu à peu indispensable chez les Campardon. Rose elle-même se repose sur elle pour s’occuper d’Angèle, la fillette malingre, ou tenir la maison quand elle est souffrante. Octave, qui dîne toujours chez ses logeurs malgré ses nouvelles fonctions, assiste à cette étrange cohabitation. Un soir, il rentre plus tôt de la boutique et tombe sur une scène touchante : Rose en pleurs dans les bras de Gasparine, qui la console, pendant que Campardon se tient à côté, les yeux humides. Rose venait d’avouer à Gasparine combien elle s’en voulait d’être une épouse infirme pour son mari ; Gasparine lui a alors promis de la soulager et de ne jamais chercher à la supplanter : « Mon cousin, est-ce que ça vous contrarie ?… C’est Rose qui m’a persécutée. Mais si vous… » commence Gasparine modestement, avant que Campardon ne la coupe en embrassant fougueusement sa femme et elle à la fois. Octave, gêné, se retire sur la pointe des pieds après avoir aperçu cette scène quasi conjugale à trois. Le lendemain, Gasparine loge définitivement chez les Campardon, apportant ses malles et ses cartons. Officiellement, elle occupe la petite chambre d’amis, mais tout le monde comprend qu’elle est désormais la seconde maîtresse de maison. Angèle l’appelle « tante » et l’adore, car Gasparine a du caractère et se montre plus énergique que Rose. En public, rien ne transparaît d’irrespectable : l’aisance du ménage Campardon s’est même accrue, Gasparine administrant tout avec méthode. Les rumeurs s’apaisent d’elles-mêmes : « Une cousine dévouée qui aide ces braves Campardon », commente-t-on dans l’immeuble.
Revenons aux Vabre. Quelques mois après le mariage, Zola décrit un déjeuner de famille crispé chez Berthe et Auguste. Octave est présent, car on fête en même temps son anniversaire (22 ans). Mme Josserand et Hortense sont invitées. Or, on sent couver une tension : Auguste a la figure renfrognée, Berthe est d’une politesse froide. La cause éclate en fin de repas lorsque, la bonne Rachel ayant desservi, Berthe demande à Auguste un peu d’argent pour ses dépenses du mois. Auguste, piqué, rétorque qu’il lui a donné sa mensualité et qu’elle l’a déjà dilapidée. Berthe, vexée devant sa mère et sa sœur, riposte qu’il est avare et ne la traite pas en dame de son rang. Mme Josserand intervient acerbement pour soutenir sa fille : un mari doit subvenir aux besoins de toilette de son épouse. Auguste rougit et explose : « Des toilettes, des gants, des rubans ! Toujours des dépenses ! Et moi, est-ce que je ne travaille pas pour mériter un peu de reconnaissance ? ». La dispute est vive. Hortense lance un regard moqueur à Berthe, ravie de voir sa sœur en difficulté. Octave essaye de calmer tout le monde : il prend Auguste à part, lui murmure quelques mots sur la nécessité de ne pas contrarier Mme Josserand, lui rappelle qu’une bonne entente avec la belle-famille est importante pour l’affaire de dot à venir. Auguste se radoucit un peu et consent à faire porter un petit chèque chez un fournisseur pour éponger les dettes de Berthe. Mais la tension demeure. Mme Josserand repart furieuse, la conviction renforcée que sa fille est tombée sur un mari sans envergure qui finira par la rendre malheureuse. Elle se promet de surveiller tout cela de près, envisageant déjà d’en référer à Duveyrier s’il faut. Hortense, sur le chemin de retour, ne manque pas de glisser un « Je te l’avais bien dit » venimeux à sa mère : celle-ci lui rétorque sèchement de s’occuper de trouver un époux au lieu de se réjouir du malheur d’autrui. L’ambiance est lourde.
Ce chapitre se termine sur Octave réfléchissant au glissement de son propre rôle. Marie Pichon, son ancienne maîtresse, vient de lui apprendre une nouvelle qui le concerne plus qu’il n’y paraît : elle est enceinte de lui. Quand elle le lui avoue timidement (elle l’a fait entrer chez elle un soir où son mari était en voyage, le cœur battant), Octave reste sans voix un instant. Marie pleure, demandant pardon de cette « bévue ». Honnêtement, Octave n’avait pas pensé à cette conséquence. Il la rassure du mieux possible : « Chut, ce sera votre second enfant avec Jules, voilà tout… Il n’en saura rien. Je vous aiderai : je suis votre ami, Marie. » Marie sanglote, soulagée qu’il ne la renie pas. Octave, dans le fond, se sent plus embarrassé que touché. Cette paternité clandestine est pour lui un risque à gérer discrètement, rien de plus. Il promet un petit soutien financier en temps voulu et exhorte Marie à ne pas s’inquiéter. Après quoi, il se détache sensiblement d’elle, évitant désormais de trop fréquenter le logis Pichon. Marie l’a compris et se mure dans une tristesse résignée, espérant secrètement qu’il reviendra vers elle par amour de leur futur bébé. Hélas, Octave n’en a cure : tout à ses calculs, il voit même dans cette grossesse un moyen de pression sur les Pichon pour qu’ils déménagent (ainsi, moins de témoins de leurs anciennes frasques).
En bilan, ce chapitre 9 présente un tableau contrasté : le ménage Campardon trouve un équilibre scandaleux mais solide (avec Gasparine), tandis que le ménage Vabre se fissure déjà sous la pression financière et morale. Octave, figure centrale, jongle avec tous ces rôles : employé modèle, confident marital, complice d’adultères passés (Marie), émissaire familial. On le sent prêt à tirer les marrons du feu de chaque situation. Son amoralité souriante commence à faire de lui un maître du jeu dans la maison. Et il pressent que bien d’autres secousses s’annoncent : les finances du père Vabre sont floues, Bachelard rechigne à payer la dot, Théophile et Valérie se déchirent en silence… Une tempête couve. Octave s’y prépare intérieurement, déterminé à en ressortir gagnant, quitte à marcher sur quelques ruines.
Chapitre 10
Le chapitre 10 s’ouvre sur un événement imprévu qui va rebattre les cartes financières de l’immeuble : la mort du vieux M. Vabre, propriétaire de la maison. Un matin, le vieil homme – qui vivait jusqu’alors chez les Duveyrier, son gendre, en quasi-retraité – est trouvé sans vie dans son lit. Une congestion cérébrale l’a emporté, à 70 ans passés. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans l’immeuble. Madame Duveyrier (Clotilde) pousse un cri en découvrant son père inanimé et tombe en syncope. Duveyrier, accouru, s’empresse de prendre les choses en main : il envoie Octave prévenir la famille et les locataires.
Ainsi Octave frappe chez les Josserand et chez les Vabre-Théophile pour annoncer la triste nouvelle. Mme Josserand, en entendant que M. Vabre est mort, a un imperceptible éclair dans le regard : « Mort ?… Et sa fortune ? » pense-t-elle aussitôt, car la dot de Berthe était en suspens en partie de la manne du vieux. Mais elle prend l’air affligé de rigueur et dit qu’elle va prier pour son âme. Théophile Vabre, lui, est partagé : ce père pingre est mort sans avoir versé tout ce qu’il devait, mais peut-être a-t-il laissé un magot. Valérie, opportuniste, demande à Octave s’il sait s’il y a un testament. Octave n’en sait rien.
Les jours suivants sont consacrés aux obsèques. Un grand convoi funèbre est organisé à Saint-Roch, avec drap mortuaire de velours noir, quatuor vocal, etc., payés par Duveyrier qui tient à la dignité de son beau-père. Tout l’immeuble assiste aux funérailles, formant un cortège visible dans le quartier. On note l’attitude de chacun : Duveyrier, très solennel, serre le bras de Clotilde en larmes (plus par agitation religieuse que par chagrin réel). Auguste Vabre affiche une tristesse polie, mais en lui bouillonne l’inquiétude : il sait son père endetté au jeu (quelques indices lui sont parvenus). Berthe, à son bras, joue la bru éplorée sobrement. Théophile, la moustache tombante, paraît réellement ému d’avoir perdu ce père qui, malgré ses défauts, restait son dernier soutien moral. Valérie a un petit sourire en coin – elle se dit que sans le vieux, peut-être Théophile héritera et se calmera. Mme Josserand, présente comme amie de la famille, pleure plus fort que tout le monde (on sent un peu d’emphase intéressée). Hortense n’est pas là (elle a prétexté une migraine). Trublot et Campardon représentent les amis. L’abbé Mauduit prononce un éloge convenu du défunt, le qualifiant de « chrétien exemplaire, père de famille généreux ». Certains dans l’assistance échangent des regards ironiques : le vieux Vabre, généreux ? Ils savent qu’il mégotait sur tout.
Après l’inhumation au cimetière Montmartre, l’heure vient de régler la succession. Maître Bichon, notaire de la famille, réunit en privé les trois enfants Vabre (Clotilde, Théophile, Auguste) dans le salon Duveyrier, en présence des gendres (Duveyrier et Berthe pour Auguste) et d’un représentant des locataires (Duveyrier a fait appeler Octave comme secrétaire). Mme Josserand n’est pas conviée mais attend non loin, impatiente d’avoir des nouvelles pour Berthe. Le notaire ouvre le dossier : il commence par lister les biens connus du défunt. Selon son compte, M. Vabre possédait l’immeuble de la rue de Choiseul, évalué approximativement à 300 000 francs, et il devait avoir en liquidités environ 500 000 francs accumulés en rentrées et intérêts depuis douze ans. À ces mots, Clotilde lève un front surpris : où sont ces liquidités ? Duveyrier, prudent, dit que son beau-père lui confiait peu de choses. Maître Bichon poursuit : M. Vabre avait en outre le reliquat des dots non versées à ses enfants (il en reste 40 000 sur les 80 000 de Clotilde, 50 000 sur les 50 000 de Théophile, 100 000 de capital d’Auguste toujours intact mais placé dans le magasin de soie). Il note que ces sommes n’ont pas été réellement payées sauf en partie à Clotilde. Théophile remue nerveusement ses jambes : il sait qu’il n’a rien vu depuis dix ans.
Puis le notaire déclare qu’il n’y a aucun testament trouvé. Par conséquent, la succession suit la loi : les trois enfants vivants se partagent en parts égales, Clotilde (fille), Auguste et Théophile. Clotilde, outrée, coupe : « Mais mon mari a fait vivre papa pendant douze ans, il a droit à une récompense morale ! ». Bichon toussote : la loi ne prévoit rien pour cela, mais ils peuvent s’arranger. Duveyrier fait signe à sa femme de se taire ; il sait que la convention tacite de nourrir le vieux devait rapporter plus tard. Voilà qu’ils risquent d’être dupés.
Le notaire entame alors l’inventaire réel des comptes bancaires et des dettes. Et c’est le coup de massue : il apparaît que le vieux Vabre ne laisse presque rien en caisse. Non seulement il ne reste plus trace du demi-million espéré, mais l’immeuble lui-même est hypothéqué jusqu’au tiers de sa valeur. L’explication tombe : M. Vabre jouait en Bourse (du agiotage sur les actions de chemins de fer) et a perdu énormément. Pour couvrir des appels de marge, il a hypothéqué la maison deux ans plus tôt, et contracté des dettes ailleurs. En outre, l’étude du notaire révèle qu’il a fait des avances sur héritage insolites : par exemple, pour la dot de Clotilde, il avait émis un engagement de 80 000, mais n’a versé en réalité que 10 000 au départ. Duveyrier pique : « C’est exact, je n’ai jamais vu la couleur du reste, j’ai tout supporté… ». Bichon poursuit : M. Vabre a cessé tout versement pour Théophile après deux ans d’intérêts ; et quant à Auguste, son capital de 100 000 a été transféré pour l’achat du fonds de commerce en cours d’année (donc il ne doit plus rien sur celui-ci). Mais l’actif de l’héritage ne permet pas de rembourser les parts manquantes de Clotilde et Théophile. En clair, ils ne récupèreront rien de plus. Au contraire, il va falloir payer les créanciers du défunt avec la vente de certains biens ou la cession de l’immeuble.
Ce verdict jette un froid glacial. Clotilde éclate en sanglots indignés : « Nous ruiner, nous ruiner pour ses tripotages ! ». Théophile, livide, égrène : « Alors, il n’y a rien ? Rien du tout ? Mais mes 50 000 ! ». Auguste, rancunier, lance à sa sœur : « Tu vois, je n’avais pas tort de me méfier ! ». Clotilde, vexée, lui réplique qu’il est le seul à ne pas perdre (il a même eu sa part via le magasin). Berthe, outrée de ce ton, prend la défense de son mari : « Et votre dot, Madame ! Il vous la nourrissait, votre père, aux frais de mon beau-frère ! ». C’en est trop : une violente querelle éclate entre les héritiers. Clotilde accuse Auguste d’avoir pressuré papa en exigeant sa part pour acheter sa boutique ; Auguste hurle que c’est faux, que son argent était intact et que c’est papa qui l’a incité à investir, car lui ne dépensait rien. Théophile traite Duveyrier de conspirateur qui a poussé à tout rafler. Duveyrier se lève, la moustache frémissante, et menace de le gifler s’il continue. Berthe, emportée par la fureur familiale, injurie Clotilde de « bigote égoïste », disant qu’elle a pompé leur père jusqu’à l’os (allusion au logement gratuit). Clotilde, suffoquée, la traite de « gueuse sans dot ». On est au bord de l’esclandre physique. Le notaire Bichon s’interpose faiblement : « Mes amis, mes amis… voyons, restons calmes… on peut trouver un arrangement… ». Personne ne l’écoute. Les paroles volent, blessantes, entamant tous les ressentiments tus depuis des années.
Finalement, c’est Octave qui, habilement, éteint l’incendie. Il propose posément que chacun rentre chez soi pour digérer ces nouvelles et qu’on se réunira plus tard, l’esprit calme, pour régler la succession au mieux. Il offre de faire estimer l’immeuble par un tiers neutre, solution qui calme Duveyrier (il soupçonnait déjà Théophile de vouloir le racheter à bas prix). Devant le silence revenu (hormis les sanglots de Clotilde), les frères Vabre opinent sans enthousiasme. Maître Bichon en profite pour lever la séance.
Les suites de ce désastre ne tardent pas. L’estimation de l’immeuble révèle qu’avec les dettes, la valeur nette à partager est presque nulle. Clotilde, furieuse de tant d’années de charité filiale non payées, convainc Duveyrier de ne pas injecter un sou de plus. Théophile envisage de faire un procès à la mémoire de son père pour dot non payée, avant qu’on lui explique l’absurdité de la chose. Auguste, pragmatique, décide d’économiser plus ardemment pour compenser la perte de l’héritage qu’il espérait. Il devient plus âpre au gain encore, surveillant la caisse du magasin comme un dragon. Berthe en souffre : elle qui se voyait déjà toucher une part d’héritage (comme Auguste le lui avait fait miroiter pour plus tard), se retrouve dans une situation fragile – aucune perspective de rentrée d’argent, et une dot fictive que sa mère n’arrivera jamais à obtenir de Bachelard dans ce contexte. Elle en veut secrètement à sa mère et à son oncle, qu’elle juge coupables de l’avoir mariée sur du vent. Mme Josserand, humiliée par cet échec financier, reporte la faute sur le destin et redouble de cours d’aiguille pour boucler ses fins de mois. Saturnin, qui a entendu parler d’héritage, devient d’humeur changeante, parlant de « sang et de vol ». On doit le renfermer plus souvent.
Ce chapitre 10 se referme sur la désillusion totale des héritiers Vabre. L’immeuble lui-même, mis en vente aux enchères, sera racheté par un spéculateur extérieur – adieu le patrimoine familial. Octave, lui, a gagné en influence : par son calme et son aide logistique, il a conquis la confiance d’Auguste comme d’autres. On commence à dire en ville que « Mouret est l’âme de la maison Vabre ». Octave s’en félicite tout en plaignant d’un air affable les illusions perdues de ses patrons. Au fond, il entrevoit dans cette débâcle une opportunité future : Au Bonheur des Dames, son ancien magasin, ne manquera pas de profiter du faible capital d’Auguste pour l’écraser commercialement. Qui sait si un jour, Octave ne pourrait pas… Mais chaque chose en son temps. Pour l’heure, l’hypocrisie bourgeoise vacille, et Octave s’y faufile plus agile que jamais.
Chapitre 11
Le chapitre 11 poursuit les conséquences de la mort du père Vabre, en montrant comment chacun se débat avec la nouvelle donne et comment la maisonnée se remodèle dans l’hypocrisie.
Clotilde Duveyrier, humiliée par l’héritage fantôme et plus dévote que jamais, s’enfonce dans une ferveur exaltée. Le salon Duveyrier, autrefois lieu de musique, se transforme en cénacle de piété : Clotilde organise désormais des prières groupées et impose à son mari la présence constante de l’abbé Mauduit. Duveyrier, lui, exsude une amertume cynique. Depuis la fuite de Clarisse, il rumine sa solitude et la ruine partielle de ses espérances d’héritage. Sa santé nerveuse décline : on le voit somnoler au tribunal, s’emporter pour rien, boire en cachette. Octave surprend un jour une conversation entre Duveyrier et le docteur Juillerat : le magistrat, désabusé, confie qu’il ne croit plus en rien et songe parfois à en finir. Juillerat l’engage à se reposer, craignant une neurasthénie. Duveyrier hausse les épaules : « À quoi bon ? Ma vie est manquée… ». Ces paroles glaçantes courent les couloirs. L’abbé Mauduit, affolé d’une telle déchéance morale chez un homme de loi, redouble de visites. Il sermonne Clotilde d’être plus aimante envers son mari, mais Clotilde ne songe qu’à sauver son âme à elle – Duveyrier n’a qu’à se confesser, dit-elle. Un fossé se creuse plus profond entre ces époux : l’une, murée en religion haineuse, l’autre, s’abandonnant au désespoir.
Théophile Vabre et Valérie voient leurs conflits conjugaux s’aggraver. La scène de l’église, qu’ils passent sous silence en public, empoisonne leur intérieur. Valérie, vexée d’avoir été publiquement mise en cause, prend en grippe son mari avec une cruauté froide. Elle continue ses liaisons – Octave apprend par les bonnes que Valérie reçoit un nouveau soupirant, le jeune Lieutenant Hector (ami de Gueulin), les jeudis après-midi. Théophile, malgré sa surveillance, ne peut tout voir. Un jour, rentrant à l’improviste, il trouve Hector caché derrière un rideau. Valérie feint l’indignation qu’il ose la soupçonner, fait semblant de s’évanouir encore. Lassé, Théophile ne la confronte même plus : il noie son chagrin dans l’éther (il en inhale pour calmer ses crises de nerfs). Le couple ne se parle presque plus. Ils n’ont pour lien que leur petit Camille, deux ans, qui pleurniche souvent sans comprendre. C’est Adèle, la bonne, qui s’occupe de l’enfant – fort mal d’ailleurs. Un épisode symbolique survient : Adèle, excédée, laisse le bambin faire ses besoins sur le plancher de la cuisine et déclare à Valérie que « ça ne se ramassera pas tout seul ». Valérie, écœurée, veut la renvoyer, mais Adèle la menace de révéler ses rendez-vous. Contrainte, Valérie tolère Adèle et nettoie elle-même. Cette anecdote, colportée, amuse beaucoup les autres domestiques : « Ça ne vole pas haut chez les Vabre ! » se moque-t-on.
Auguste et Berthe s’enfoncent dans un climat conjugal délétère. La ruine de l’héritage a rendu Auguste plus rigide que jamais. Ses affaires, de plus, souffrent de la concurrence du Bonheur des Dames, en pleine expansion. Il rentre chaque soir taciturne, calculant sa caisse, et reproche tout à Berthe : sa mauvaise gestion de la maison, l’impolitesse de sa bonne Rachel, la hausse du prix de la viande, etc. Berthe, blessée, prend de l’assurance dans l’aigreur : elle répond du tac-au-tac. Elle est devenue la digne fille de sa mère : disputes quotidiennes, portes qui claquent. On l’entend crier sur Rachel, comme Mme Josserand sur Adèle. « C’est de famille ! » ironise Octave en son for intérieur. En effet, comme souvent chez Zola, Berthe reproduit le tempérament maternel : frustrée par un mari qu’elle ne respecte plus, elle adopte une attitude tyrannique, exigeant de lui toujours plus d’argent pour tenir son rang. Un jour, elle ose même lui lancer : « Si tu n’avais pas les moyens de me donner une vie décente, pourquoi m’avoir épousée ? ». Auguste, outré, lève la main sur elle mais ne la frappe pas. « Tu me prends pour ton commis ! » hurle-t-il. « Et toi, tu me prends pour ta servante ! » réplique-t-elle. La fissure est béante. Les voisins commencent à entendre leurs querelles à travers le plancher.
Dans ce contexte, Octave Mouret apparaît presque comme un ange de paix. Il continue à travailler chez Auguste, mais son rôle a glissé au-delà du commerce. Voyant l’état du ménage, il décide d’aider Berthe à arrondir les angles. En secret, il se charge de quelques dépenses du couple sur ses propres deniers (ses épargnes et quelques pistons qu’il a). Par exemple, il paie l’épicier en retard d’un mois sans le dire à Auguste, ou offre un cadeau prétendument de la part d’Auguste à Berthe (un col en dentelle qu’elle convoitait). Berthe devine peu à peu ces attentions qui viennent en réalité d’Octave. D’abord, elle en est confuse, puis touchée. Octave se montre envers elle prévenant, la consolant de quelques mots quand Auguste a été trop dur. Il la croise souvent dans l’escalier quand elle va pleurer chez sa mère ; il la raccompagne alors, calmant son chagrin par de doux propos. Un nouveau lien se tisse, dangereux mais réel. Berthe, sevrée d’affection, s’appuie de plus en plus sur cet ami discret. Octave, quant à lui, commence à entrevoir en Berthe une femme désirable et accessible. Elle n’est plus la jeune fille un peu hautaine de jadis : elle s’est embourgeoisée, sa beauté s’est épanouie par le mariage (Zola note qu’elle a pris un peu d’embonpoint, ce qui la rend encore plus appétissante aux yeux d’Octave). Un soir d’automne, rentrant tard du magasin, Octave trouve Berthe seule dans l’arrière-boutique en train de raccommoder du linge d’Auguste. Il la complimente sur sa patience et lui prend doucement la main pour enfiler l’aiguille. Le geste dure une seconde de trop : leurs regards se croisent, entendus. Quelque chose bascule : sans un mot, Octave porte la main de Berthe à ses lèvres. Elle ne la retire qu’après un léger soupir. À partir de ce jour, un flirt tacite s’installe.
Berthe, tel un papillon pris au piège, se débat peu contre l’attrait d’Octave. Elle justifie en elle-même ces élans : « Rien que de bien innocent… Il est mon ami, mon soutien… ». De son côté, Octave se persuade qu’il rattrape ainsi l’injustice du destin envers Berthe : Auguste la rend malheureuse, lui la consolera de la meilleure manière. Il se flatte même d’agir en gentleman, puisqu’il veille à ne pas se faire surprendre et donc à épargner l’honneur de Berthe. Ce jeu de séduction feutrée dure quelques semaines. Octave offre à Berthe de petites fleurs « trouvées en trop au magasin », ou un roman anglais « que Mme Hédouin m’a donné, lisez-le, Madame », etc. Berthe accepte tout, les joues rosies. Rachel, la bonne, les observe du coin de l’œil ; elle n’est pas dupe et commence à calculer ce qu’elle pourrait gagner de cette intrigue.
Pendant ce temps, Mme Josserand devine quelque chose du rapprochement de sa fille et de Mouret. Elle s’en amuse presque : « Ce Mouret aura donc tourné la tête de toutes les femmes ici ? » dit-elle à Hortense en ricanant (pensant à Marie Pichon, à Valérie qu’il courtisait, et maintenant à Berthe). Hortense enrage : « Berthe me vole tout, même le soupirant de mes refus ! » (elle évoque qu’Octave lui avait fait quelques compliments autrefois sans suite). Mme Josserand sermonne sa cadette de ne pas faire d’éclat si elle s’aperçoit de quelque chose : « C’est déjà assez mal engagé comme ça… Il ne manquerait plus qu’un scandale ! ». Hortense boude, mais obéit. Elle prépare quant à elle son propre mariage, enfin trouvé – un vieux fonctionnaire du Mont-de-Piété nommé M. Verdier, qu’elle épousera prochainement sans amour, par dépit. Mme Josserand, éreintée par les espoirs déçus et les dettes, a fini par accepter ce parti médiocre pourvu qu’il la décharge d’une bouche à nourrir. « Toutes mes filles seront mal mariées… Au moins ce sera fait », soupire-t-elle, vaincue par la vie.
Ce chapitre 11 se referme sur un calme apparent. Chaque ménage de l’immeuble a intégré ses catastrophes et affiche une façade de résignation. Chez les Duveyrier, plus de soirées musicales, on dit que Monsieur travaille trop pour en donner. Chez Théophile, on n’entend plus un bruit – le couple vit côte à côte dans l’indifférence polie. Chez Auguste et Berthe, étonnamment, les disputes se sont tues : Auguste, épuisé et désabusé, n’a plus l’énergie de se quereller ; Berthe, tout occupée de ses rendez-vous secrets avec Octave, reste étrangement douce. Rachel rapporte aux autres bonnes un mot de sa maîtresse : « Tant que j’aurai le nécessaire, je ne ferai plus de scène… ». Et en effet, Octave veille à ce qu’elle ait le nécessaire, voire plus. L’abbé Mauduit, bon observateur, confie à l’oreille du docteur Juillerat : « Nos ouailles traversent une crise de torpeur morale… Ils semblent calmés, mais c’est le calme du marais. » Le médecin opine : « L’instinct de conservation, cher abbé. Après l’orage, la boue se dépose au fond : l’eau redevient lisse, quoique croupie. » Cette image résume l’état de l’immeuble après tant de drames : tout paraît rentré dans l’ordre, mais quel ordre fétide ! Sous le silence se terrent rancœurs, trahisons latentes et compromis ignobles.
Dans l’ombre, Octave Mouret, lui, continue à tisser sa toile, persuadé qu’il peut tirer parti de cette accalmie hypocrite pour cueillir les fruits de ses calculs. Et en premier lieu, le fruit sucré qu’est devenue Berthe Vabre…
Chapitre 12
Le chapitre 12 est le début d’une nouvelle tempête : la liaison entre Octave et Berthe s’y consomme et les conséquences ne tardent pas.
Le contexte est posé dès les premières lignes : depuis quelque temps, les rencontres discrètes d’Octave et Berthe se multiplient. Sous prétexte d’affaires ou de courses, Berthe s’échappe certains après-midis pour rejoindre Octave dans un lieu neutre. Le couple adultère a élu leur nid dans la chambre louée d’un ami complaisant de Trublot, rue de la Michodière. Ces escapades, d’abord brèves et tremblantes, se font de plus en plus audacieuses. Berthe, mordue par la passion, prend goût au risque. Octave, plus maître de lui, veille néanmoins à la prudence absolue. Rachel, la bonne, couvre leurs absences en trouvant des alibis (moyennant quelques billets de Berthe).
Ce qui devait arriver arrive : « Octave et Berthe consomment leur amour ». Zola, dans un style feutré, laisse deviner une après-midi où, dans la petite chambre mansardée, Octave délace la robe de Berthe et l’entraîne sur le lit. On imagine la tension mêlée de soulagement – pour Berthe c’est une revanche sur ses frustrations, pour Octave l’aboutissement calculé de son désir. L’adultère est désormais un fait. Berthe, rentrée chez elle tard ce soir-là, flotte sur un nuage. Elle prend conscience de ce qu’elle a fait (trahi son mari), mais se convainc que c’était inévitable et presque légitime vu comment Auguste la traite. Elle se promet de rester prudente et de ne pas s’attacher outre mesure. Mais son émotion la trahit : ce soir-là, Auguste la trouve bien gaie en préparant le dîner ; elle chantonne, ce qu’elle n’avait plus fait depuis un an. Il s’en étonne, mais elle élude en disant avoir croisé une ancienne amie dans l’après-midi, ce qui l’aurait égayée.
Rachel, la servante, remarque immédiatement le changement – un éclat dans l’œil de sa maîtresse, une insouciance dans son port. Elle comprend que c’est fait. Son esprit mercantile flaire l’opportunité : elle pourrait faire chanter Madame, ou Monsieur, ou les deux, qui sait ? Elle hésite sur la cible. Observant son maître Auguste ces derniers temps, elle le voit préoccupé ailleurs (affaires). Peut-être tardera-t-il à deviner. Il vaudrait mieux approcher Madame d’abord. Alors, dès le lendemain, Rachel commence ses petites extorsions. Elle réclame abruptement une augmentation de gages. Berthe, d’abord interloquée, refuse net. Mais Rachel s’approche d’elle et chuchote un mot salissant sur un ruban de chapeau oublié dans une certaine chambre qu’elle a retrouvé en vidant les poches de Madame. Berthe pâlit. Rachel fixe ses yeux de fouine : « Faut bien acheter mon silence, Madame », dit son regard. Mme Vabre cède aussitôt : elle consent à augmenter le salaire de Rachel de 20 francs par mois, et lui achète son silence. Rassurée mais dégoûtée, Berthe se dit qu’il faudra se méfier désormais de cette fille.
Octave est mis au courant le soir-même par Berthe, lors d’une rencontre furtive dans l’arrière-boutique. Il fronce les sourcils : Rachel peut être un danger. Il envisage de l’acheter plus sûrement ou de la faire renvoyer sans bruit. Berthe craint qu’en la chassant, Rachel ne se venge en tout dire au mari. Octave reconnaît le risque. Ils décident de maintenir Rachel dans l’immédiat en la tenant bien payée. Ce sera un chantage permanent, mais il faudra s’y résigner. Octave bouillonne intérieurement contre cette servante qui malmène sa conquête. « C’est la guerre, songe-t-il, il faudra la gagner autrement. »
Hélas, une autre menace bien plus sérieuse se profile, qu’ils n’ont pas vue venir : Saturnin. Le pauvre fou, enfermé depuis le mariage, a été relâché récemment pour bonne conduite (et parce que Mme Josserand ne payait plus l’asile, faute d’argent). Saturnin a réintégré le domicile maternel, calmé en apparence. Mais il n’a pas oublié sa Berthe. Il sait qu’elle est mariée, il la voit moins souvent, mais son obsession reste intacte. Un soir, alors que Berthe rejoint Octave dans sa chambre de la rue de Choiseul pour une étreinte rapide (ils ont osé se voir chez lui, profitant de l’absence de M. Campardon en voyage), Saturnin, par un hasard fatal, l’aperçoit montant l’escalier du quatrième côté cour. Intrigué, il guette. Quand Berthe, une heure plus tard, redescend décoiffée et rougissante par le même escalier, il comprend tout. Sa folie couve un volcan de jalousie meurtrière.
Zola narre dans ce chapitre la montée de la tension. Saturnin ne dit rien d’abord à personne, il rumine. Mme Josserand note simplement qu’il a l’air agité. Une nuit, Saturnin disparaît de la chambre familiale. Mme Josserand, inquiète, fait chercher partout. On le retrouve à l’aube, errant près de la boutique de soieries, un grand couteau de cuisine caché sous sa blouse. Il avait l’intention d’en découdre avec Auguste – car dans son esprit brouillé, Auguste fait du mal à Berthe et il faut la “sauver”. On le ramène à la maison. Mme Josserand, effarée par ce regain de démence, se borne à l’enfermer à clé dans sa chambre la nuit. Erreur fatale : Saturnin réussit à crocheter la serrure (il a toujours sa manie de serrures).
Et survient le drame. Un soir (début du chapitre 13 peut-être, mais la scène commence en 12), Auguste, de plus en plus suspicieux sans se l’avouer, remarque une absence inexpliquée de Berthe. Elle a dîné chez ses parents, dit-elle en rentrant tard. Or le cocher de Mme Josserand qu’Auguste a croisé par hasard lui a dit que non. Un doute affreux envahit Auguste : et si Théophile avait eu raison, si sa femme le trompait réellement (non pas avec Octave peut-être, mais avec quelqu’un) ? Dans son bureau, il fouille et retrouve un petit mot que Rachel a laissé traîner exprès pour semer la zizanie (Rachel, double jeu, commence à suggérer anodinement à son maître que Madame sort beaucoup ces temps-ci). Ce mot est un rendez-vous anodin pour Berthe écrit de la main d’Octave (il l’avait griffonné pour elle pour un achat commun). La fêlure de confiance s’élargit. Auguste décide d’agir. Ce soir-là, il feint d’aller se coucher, puis se relève et épie. Vers minuit, il voit la porte de communication de leur chambre se rouvrir et Berthe en sortir en châle et jupon. Elle croyait son mari endormi. Auguste jaillit : « Où vas-tu ? ». Paniquée, Berthe bredouille une excuse grotesque (une voisine souffrante à secourir). Auguste, blême, la traite de menteuse et la saisit par le bras. Berthe se débat et lui échappe, courant dans l’escalier. Auguste s’élance à sa poursuite, fou de douleur et de colère. Berthe, affolée, se dirige instinctivement vers l’étage d’Octave au-dessus. Elle tambourine à sa porte. Octave, qui justement rentrait tard du café, lui ouvre en sursaut. Elle se jette dans ses bras en pleurant : « C’est fini, il sait tout ! ». Octave la fait entrer précipitamment.
À l’étage en dessous, Auguste a entendu la porte d’Octave se refermer. Son sang ne fait qu’un tour : sa femme est chez Mouret ! La confirmation de la trahison le transperce. Il monte d’un trait, et se jette sur la porte d’Octave en hurlant : « Ouvrez ! Je vous tue, scélérat ! ». Dedans, Octave barricade la porte et exhorte Berthe à fuir par l’autre issue (il y a une porte vers l’escalier de service). Berthe, hors d’elle, refuse de se sauver seule : « Non, je reste ! Qu’il me tue, tant pis ! ». Octave tente de la raisonner, quand soudain un cri atroce retentit de l’autre côté : « Rends-la-moi, ou je te saigne comme un cochon ! ». C’est Saturnin ! Profitant du vacarme, le fou s’est échappé de chez sa mère et a gravi quatre à quatre pour sauver Berthe. Le hasard veut qu’il tombe sur Auguste, qui frappait toujours la porte de Mouret. Saturnin, armé de son couteau de cuisine, bondit sur le mari effaré. « Où l’as-tu fourrée ? Rends-la-moi, ou je te saigne comme un cochon ! » hurle-t-il en plaquant Auguste au sol, lame sur la gorge. Auguste, arraché de sa fureur jalouse, se trouve en posture de victime. En chemise de nuit, terrifié, il se débat faiblement tandis que Saturnin rugit. D’un coup, Saturnin cale le cou d’Auguste sur un seau (cuvette) et s’apprête à l’égorger comme un porc, hurlant : « Je te saigne, je te saigne… ».
Heureusement, les bruits ont alerté du monde. Trublot, rentrant d’une sortie, et M. Josserand, qui loge ce soir-là chez les Campardon, accourent. Avec l’aide d’Octave qui a ouvert en entendant la lutte, ils se jettent sur Saturnin à trois et lui arrachent Auguste avant qu’il n’ait eu le temps de l’égorger. Saturnin est maîtrisé après une lutte folle : il mord et griffe, il faut l’assommer à demi pour le ligoter. On l’enferme de force dans un fiacre vers l’asile cette fois définitive. Mme Josserand, arrivée affolée, ne dit mot en voyant son fils cinglé hurlant traîné par des agents. Elle sait que c’est fini pour lui.
Sur le palier du quatrième reste Auguste, effondré contre la rampe, tremblant de peur et de rage impuissante. On l’aide à se relever. Duveyrier, sorti en robe de chambre, prend la situation en main. « Allons, Auguste… Rentrons chez toi ! » Auguste repousse son beau-frère : « Non, j’aurais mieux aimé me battre (en duel)… On ne peut pas se défendre contre un fou. Quelle rage a-t-il donc de vouloir me saigner, ce brigand, parce que sa sœur m’a fait cocu ! Ah ! j’en ai assez, mon ami, parole d’honneur, j’en ai assez ! » sanglote-t-il finalement. Ces mots retentissent dans la cage d’escalier silencieuse : tout le monde a entendu la confession : Berthe a trompé Auguste.
De Berthe, justement, point de trace : profitant de la confusion après l’attaque, elle s’est enfuie pieds nus par l’escalier de service. Ni Octave ni Mme Josserand n’ont pu la rattraper. Errant comme une somnambule, recouverte d’un vieux châle, elle a descendu marche après marche, le cœur vide de terreur et de honte. À mi-chemin, elle s’est réfugiée dans la première porte ouverte qu’elle a trouvée – c’est l’appartement des Pichon. Marie Pichon, entendant quelqu’un pleurer dans le noir, a découvert Berthe affalée dans son couloir, livide, murmurant « Cachez-moi… Je suis perdue… ». Marie l’a immédiatement prise sous son aile. Elle fait chauffer du thé sucré, borde Berthe dans son propre lit et la garde contre elle jusqu’à l’aube. Ces deux femmes, autrefois rivales inconscientes (Marie devinait la liaison de son amant avec cette Madame Vabre qu’il mentionnait), se serrent l’une contre l’autre en silence dans le malheur partagé des trompées et des fautives.
Ce chapitre 12 finit sur l’effondrement de toutes les apparences. Les voisins murmurent dans le noir des conjectures sur le scandale de la nuit : M. Mouret est mêlé à un adultère et un fou a failli tuer M. Vabre. Les portes claquent, on se calfeutre. Zola note que, dans l’escalier désert, flotte encore l’écho du cri sanguinaire de Saturnin, comme un symbole de la violence latente qui couvait sous la respectabilité. Tout est sens dessus dessous. L’hypocrisie n’a pas su tout endiguer : le destin a frappé, brutalement. Quelle sera la suite ?
Chapitre 13
Le chapitre 13 continue sur la lancée de la nuit tragique. Au matin qui suit, tout l’immeuble est au courant : les couloirs bruissent du récit du scandale. Les domestiques se chargent d’en colporter la moindre bribe. Mme Gourd, la concierge, raconte à qui veut l’entendre comment « M. Saturnin a failli égorger M. Vabre dans la chambre de ce dévergondé de Mouret ». Les imaginations s’enflamment : on ajoute, on déforme. En ville, on parle déjà « d’une orgie chez un locataire avec la femme du soyeux, terminée par un coup de couteau ». Le voisinage accourt glaner des détails ; la concierge filtre les curieux avec componction, savourant son rôle.
Les principaux intéressés, eux, s’organisent pour gérer la crise : la bourgeoisie affolée se rassemble chez Duveyrier en conseil de famille. Auguste Vabre, en état de choc, a passé la fin de la nuit chez son beau-frère Duveyrier (Clotilde s’étant réfugiée chez l’abbé Mauduit). Au matin, il veut à tout prix venger son honneur par un duel avec Octave. Il l’exige en tremblant à Duveyrier : « Je le tuerai, je le tuerai… ou il me tuera, tant pis, mais je ne peux vivre ainsi ! ». Duveyrier, qui tient encore à étouffer le scandale, tente de le raisonner : un duel public ferait pire éclat, laissons plutôt la justice punir Saturnin et éloignons Berthe. Rien n’y fait : Auguste, la tête bandée (il a une coupure superficielle), est buté sur la satisfaction de sa haine. Mme Josserand, présente, lance au magistrat : « Soit, qu’ils se battent ! Au moins mon gendre ne passera pas pour un lâche… Et Mouret mérite une balle, ce misérable ! ». Au fond d’elle pourtant, Mme Josserand tremble pour sa fille, dont elle n’a toujours pas de nouvelles.
Octave Mouret est introuvable : après la catastrophe, il a tout bonnement quitté l’immeuble à l’aube pour disparaître. Certains disent l’avoir vu prendre la diligence pour Versailles. D’autres assurent qu’il se cache chez un ami en attendant que ça se tasse. Trublot l’a brièvement croisé : Octave lui a dit qu’il attendrait l’invitation en duel et qu’il l’accepterait. Mais par prudence, il se soustrait pour l’heure aux arrestations éventuelles (il craint qu’Auguste n’ait porté plainte, or c’est Saturnin qui a frappé). Duveyrier, prudent, n’a pas notifié la police du volet « adultère » ; seule l’agression de Saturnin est sur le rapport, sans mention du motif. C’est déjà assez compliqué ainsi.
Le conciliabule piétine toute la matinée. M. Josserand, honteux, est présent mais mutique. Il ose à peine croiser le regard d’Auguste. Théophile est là aussi : derrière son ressentiment envers son frère (il enrage qu’Auguste ait engrossé une femme volage), il savoure un peu qu’Auguste soit humilié à son tour. Valérie, cynique, chuchote à sa belle-sœur Clotilde : « C’était écrit, ils sont tous fous ou vicieux dans cette famille ! » Clotilde, outrée, fait le signe de croix. Le notaire Bichon, convié pour calmer les choses, propose timidement que « Madame Berthe soit envoyée en voyage discret, chez des cousins, pour calmer le jeu… Un accord financier entre époux peut éviter le divorce aux torts… ». Auguste l’interrompt net, très rouge : « Jamais je ne la reprendrai ! Jamais ! » Les regards se tournent vers Mme Josserand, en pleurs contenues. Elle éclate : « Vous parliez comme ça, vous, quand elle pleurait au couvent, abandonnée par Prullière ! Vous juriez l’aimer, la protéger, et voilà comment vous la traitez ! » (Prullière était un précédent soupirant coureur de dot mentionné dans la saga, humilié par le rejet ; Mme Josserand rappelle qu’Auguste se présentait alors en sauveur). Auguste, piqué, hurle : « Je ne suis pas un saint ! C’est elle la fautive, que Dieu me damne ! Elle me dégoûte maintenant… Qu’elle crève ! ». L’abbé Mauduit, entré à pas feutrés, blêmit à ces mots. « Mon fils, modérez-vous… ».
Soudain, un fiacre se présente à la porte : Berthe est de retour, escortée par Marie Pichon. Marie, qui a soigné son aînée tout le jour précédent, a convaincu Berthe de revenir affronter la famille au lieu de se laisser mourir de honte. Hortense, appelée en renfort, les accueille. Mme Josserand se précipite et serre sa fille contre elle en silence, la respirant comme un enfant retrouvé. Berthe, très pâle, garde la tête basse. On la fait entrer au salon. Un frisson parcourt l’assistance : la femme adultère est là, brisée. Duveyrier s’éclaircit la gorge pour entamer un discours d’arrangement, mais Auguste l’interrompt d’une voix blanche : « Inutile, M. Duveyrier. Cette femme sait ce qui lui reste à faire. » Allusion au suicide (pratique “honneur” extrême). Un murmure de réprobation parcourt la salle – on ne dit pas cela publiquement. Clotilde glapit qu’il blasphème, Bichon toussote d’émoi.
Berthe, relevant un peu la tête, dit d’une voix faible : « Je ferai tout ce que vous voudrez… Pardon… pardon… » Cela achève Auguste : le voir si soumise alors qu’il l’aimait altière le rend plus furieux. « Bien ! D’abord, on va divorcer ! Vous entendez, divorce ! » tonne-t-il. Étonnement autour : le divorce n’existe pas (nous sommes sous le Concordat, seul la séparation de corps existe). On comprend qu’Auguste veut au moins la chasser. Mme Josserand retombe en larmes : sa fille retournera donc sous son toit, déshonorée, sans mari ? Quel fiasco pour ses manigances de dot !
L’abbé Mauduit s’avance alors. D’une voix grave, il supplie Auguste de ne pas sombrer dans le scandale public d’une séparation : « Dieu pardonne aux pécheurs qui se repentent, mon fils. Votre épouse est prête à l’expiation. Ne brisez pas ce que Dieu a uni. » Auguste ricane nerveusement, mais le prêtre poursuit : « En huit mois de deuil, Mme Josserand a réfléchi… L’honneur de vos familles est le plus précieux. Pensez-y. » Duveyrier appuie : « Il faut éviter l’éclat, Auguste. Vous serez ridicule sinon, tout le quartier le colportera… ». C’est l’argument clé pour Auguste, très soucieux du “qu’en dira-t-on” in fine. Il hésite, tremble, puis craque : « Soit ! Je… je réfléchirai. » Ce semblant de concession ravit tout le monde. Aussitôt Maître Bichon propose une transaction : Berthe sera renvoyée provisoirement chez ses parents, Auguste ne donnera pas suite en justice contre Octave ni ne claironnera l’adultère. Si plus tard, l’honneur est recouvert, on peut imaginer une réconciliation ou un arrangement discret. Tous acquiescent.
Cette trêve scellée, Berthe est reconduite chez ses parents en fiacre, flanquée de sa mère et de l’abbé, tel une pécheresse encadrée. Auguste n’a pas prononcé un mot en la voyant partir, mais au dernier moment, en croisant son regard noyé, il s’est enfoui le visage dans les mains. On devine qu’il a pleuré. Valérie Vabre, qui observait en coulisse, souffle alors à Trublot : « Eh bien, mon bon, je crois que cette fois, plus personne ne nous embêtera avec des serments de fidélité ! » Trublot éclate d’un rire franchement gaulois qui fait sursauter l’abbé. Sur cette note cynique, se clôt le chapitre 13 : le scandale a été étalé au grand jour, mais la machine bourgeoise commence déjà à tisser autour ses filets d’oubli et de silence.
Chapitre 14
Le chapitre 14 décrit l’immédiat après-scandale, centré sur les personnages “exclus” à la suite des événements précédents. Il suit notamment Berthe dans la maison paternelle et Octave dans sa fuite provisoire, tout en exposant la réaction du microcosme face à l’adultère révélé.
Berthe, donc, est retournée vivre chez ses parents. Mme Josserand l’a installée dans l’ancienne chambre d’Hortense, devenue entre-temps Madame Verdier (mariage sans faste peu avant). Hortense a quitté le logis conjugal ce matin-là ; ses commentaires acerbes sur “la punition de Berthe” n’ont pas entamé la lourde atmosphère. M. Josserand, profondément attristé, n’adresse plus guère la parole à sa fille adultère ; il passe son temps au bureau, la mine sombre. Mme Josserand, après un éclat initial (où elle a traité Berthe de “malheureuse” et de “cause de la mort sociale de son père”), adopte une attitude glaciale. Elle enferme littéralement Berthe : « Cachez-vous, ne paraissez plus… Vous tueriez votre père. » dit-elle en la jetant dans la chambre et en claquant la porte. Berthe, atterrée, obéit sans un mot. Cette dureté calculée vise à éviter une confrontation violente (Mme Josserand sent que si son mari parlait à leur fille, il pourrait la maudire et en tomber malade). Berthe reste donc cloîtrée, comme une enfant punie. Elle pleure toute la journée sur le lit d’Hortense, refusant de s’alimenter. Pas un cri, pas une révolte ; sa récente audace s’est évanouie, la ramenant aux terreurs de son adolescence.
Hortense, avant de partir avec son époux, passe un moment par charité dans la chambre. Elle découvre Berthe prostrée, couverte d’un vieux châle, des yeux bouffis. « Qu’as-tu donc fait ? » demande l’aînée froidement, presque curieuse. Berthe refuse de parler : « Plus tard… je ne peux dire… » Hortense hausse les épaules, puis, un rien radoucie par l’état pitoyable de sa sœur, lui cède un flacon de sels et un de ses anciens peignoirs. Ce sera tout son réconfort ; elle part ensuite, soulagée sans doute de ne plus vivre ce drame de près.
Mme Josserand interdit à toute connaissance de voir Berthe. Quand Valérie Vabre se risque à venir aux nouvelles sous prétexte de rendre une visite, la mère l’éconduit sèchement. Seule la bonne Adèle entre dans la chambre, portant un plateau de soupe. Berthe repousse d’abord toute nourriture, mais au bout de deux jours, affamée, finit par boire avidement le petit dîner qu’Adèle lui apporte en cachette. Adèle, qui ne portait pas Berthe dans son cœur, est attendrie de la voir ainsi brisée. « Ne vous faites donc pas de bile, Madame, prenez des forces… Tant qu’il n’y a pas de mort, il n’y a pas de mal. » dit la rude servante, véritable trait de sagesse populaire. Berthe ouvre de grands yeux : ces mots simples « pas de morts, donc ce n’est pas si grave » la surprennent ; un espoir ténu l’effleure. Elle interroge Adèle, qui se fait un plaisir de raconter en détail « la journée entière, le duel manqué, ce qu’avait dit M. Auguste, ce qu’avaient fait les Duveyrier et les Vabre ». Berthe écoute, retenant son souffle, se sentant renaître en apprenant que tout semble se tasser, que les autres paraissent déjà consolés. Elle réalise qu’elle pleure plus qu’il ne faut, alors que la vie continue pour chacun. Ce pragmatisme du petit peuple, incarné par Adèle, agit sur Berthe comme une révélation salutaire.
Le soir venu, elle sèche ses larmes. Quand Hortense revient la voir (ce qu’elle fit finalement par curiosité après l’installation chez Verdier, accompagnée de son mari), elle trouve Berthe calmement attablée dans la chambre, prenant du bouillon. M. Verdier reste au salon, Hortense s’attendait à la consoler ; au lieu de quoi Berthe l’accueille gaiement, les yeux secs. « Tiens, tu vas mieux ! » s’étonne Hortense. « Mais oui… Je ne vais pas en mourir, après tout, les autres sont déjà consolés ! » réplique Berthe en haussant légèrement les épaules. Sa réaction amuse Hortense ; les deux sœurs, à voix basse, rient même un peu du ridicule de certaines scènes (Berthe moque son oncle Bachelard qui parlait de saigner Octave lui-même puis s’esquiva). Elles étouffent leurs rires, complices comme petites filles retrouvées. Hortense en profite pour refiler à Berthe d’anciens vêtements (faute de bagage, celle-ci n’a presque rien). Berthe essaie une robe de chambre d’Hortense, trop étroite à la poitrine ; elles en plaisantent – « Mariée, ta gorge a enflé, tu vas tout craquer ! », glousse Hortense. La scène se termine sur une note de tendre dérision ; la communion sororale est restaurée.
Pendant ce temps, Octave Mouret vit sa propre chute en coulisses. Après sa fuite, il a erré dans Paris puis a fini par trouver refuge dans une gargote sordide du quartier Latin. Il y traîne plusieurs jours, sous un nom d’emprunt, complètement coupé de ses anciennes relations. Son esprit bouillonne de regrets mêlés de calcul : regrets d’avoir ruiné si vite sa situation, calculs pour rebondir. « Quel sot j’ai été de m’attaquer à une femme mariée dans ce milieu ! » se répète-t-il, conscient qu’il a peut-être brûlé ses chances sur un coup de désir. Pourtant, la chance va lui sourire.
Mme Hédouin, son ancienne patronne du Bonheur des Dames, veuve depuis peu, n’a pas oublié Octave. Elle a appris le scandale (tout Paris en parle modérément, car Duveyrier a su contrôler la presse locale ; on mentionna l’histoire du fou Saturnin de manière édulcorée). Le nom de Mouret circulant, elle comprend que son ex-employé était mêlé à une affaire d’adultère. Or Caroline Hédouin, femme fière et ayant toujours tenu Octave en amitié, voit là une opportunité inattendue : elle cherche un associé fiable pour la gestion de son magasin (depuis la mort de son mari, elle a du mal à tout superviser). Elle se dit qu’Octave, tombé en disgrâce mais compétent, serait à ramasser à bas prix, donc très loyal ensuite. Elle a du flair commerçant.
Ainsi, Caroline Hédouin envoie un de ses commis de confiance chercher Octave. Ce dernier, abasourdi, accepte un entretien secret. La veuve lui propose ni plus ni moins de devenir son bras droit dans la direction du Bonheur des Dames. Octave, la gorge serrée, y voit l’offre providentielle. « Je n’ose croire, Madame, mériter votre confiance après… » Caroline l’interrompt : « Bah, tout cela, c’est d’un ordre privé. En affaires, je ne regarde qu’à la compétence. Et vous l’avez, cher M. Mouret. » Elle ajoute en baissant la voix : « Et puis, nous nous rendrons service. Un mariage réglera bien des choses. Je suis libre, et vous… vous sortirez de l’ombre ainsi. » Octave, stupéfait, comprend qu’elle lui propose un mariage de raison. En clair, Caroline Hédouin veut l’épouser pour en faire le gérant solide de son empire commercial, et, en même temps, offrir à Octave une rédemption sociale (de coureur volage à mari respectable). C’est un calcul certes, mais Octave triomphe intérieurement. C’est plus que ce qu’il aurait osé rêver ! Sans hésiter, il accepte.
Le chapitre 14 se conclut sur cette perspective de renaissance pour Octave. Alors que Berthe et Auguste semblent irrémédiablement détruits et que toute la moralité bourgeoise vacille, Octave ressort miraculeusement du bourbier : il va épouser Caroline Hédouin, retrouver l’estime publique en devenant commerçant marié, et asseoir sa fortune. Le contraste est cinglant entre sa réussite inattendue et la chute de tant d’autres. Au fond, cette pirouette du destin illustre le cynisme naturaliste de Zola : les plus habiles comme Octave retombent sur leurs pieds, la société ne les punit pas longtemps ; ce sont les faibles ou les trop sincères (Berthe, Duveyrier, etc.) qui payent durablement.
Chapitre 15
Le chapitre 15 couvre la journée suivant la nuit du scandale, où divers personnages s’agitent pour conclure ou abandonner l’idée de duel, et où d’autres révélations éclatent (notamment autour de la maîtresse Clarisse et du rôle de Bachelard).
On commence par suivre Auguste Vabre à l’aube. Après l’attaque de Saturnin et le départ de Berthe, Auguste n’a quasiment pas dormi. « Il avait passé la nuit blanche à ressasser sa honte et sa rage, tournant comme un fou dans l’appartement vide ». Vers 5h du matin, il a décidé fermement de provoquer Octave en duel dès que possible, question d’honneur. Il lui faut un témoin de duel influent. Duveyrier, présent la veille, a manœuvré pour apaiser. Auguste, furieux de ce qu’il estime un étouffement de son droit, se tourne alors vers Bachelard. L’oncle Narcisse Bachelard, qui se terrait depuis l’affaire de dot, a été réveillé en sursaut par Auguste venu frapper à son hôtel particulier. Bachelard, bien que engourdi de sa nuit de beuverie, est flatté qu’Auguste vienne à lui « comme à un homme d’action ». Haletant, Auguste lui explique qu’il « veut se battre en duel avec Mouret » et qu’il a besoin de lui comme témoin. Bachelard s’enflamme aussitôt : « Ton Mouret, laisse-moi faire ! Je le retrouverai et je te l’apporterai en brochette s’il le faut ! ». Il s’imagine déjà pistolet en main, posture héroïque. Ils sautent dans un fiacre, direction le quartier latin où Bachelard connaît des repaires. Toute la matinée, on les voit, ce duo improbable, écumer cafés et brasseries interlopes à la recherche d’Octave. Bien sûr, ils ne le trouvent pas (Octave a déjà rencontré Caroline Hédouin en secret). Vers midi, exténués, ils prennent un verre dans un bar. Bachelard commence à larmoyer sur la « déchéance de la famille » dont il se dit innocent (il jure qu’il allait payer la dot, mais que les circonstances…). Auguste, au bout du rouleau nerveux, réalise soudain l’absurdité de cette quête : Mouret reste introuvable et probablement protégé par plus malin ; le duel tourne au ridicule. Son envie s’émousse, surtout après un second verre offert par Bachelard pour se donner du courage.
C’est alors qu’ils tombent sur un spectacle saisissant : Duveyrier lui-même, en complet débraillé, sortant hagard d’un hôtel garni. Derrière lui, un camionneur descendu d’un fiacre l’apostrophe : « Monsieur, y avait plus rien ! Elle s’est fichue de vous, la Clarisse ! ». Bachelard tire Auguste du coude : oh oh, Duveyrier parlait la veille d’aller punir Clarisse (sa maîtresse) ; apparemment, il l’a cherchée et constaté sa fuite. Auguste se joint par bravade : « Alors, Monsieur le juge, en route matinale ? » Duveyrier, humilié, les toise d’un œil vitreux sans répondre et tente de monter en fiacre. Bachelard l’en empêche : « Ah, mon cher, tout le monde a son tour ! » ricane-t-il vulgairement. Fou de honte, Duveyrier craque : « Lâchez-moi ou je vous casse la figure ! » et dans un accès, il se jette sur Bachelard. Ce dernier, dodu mais agile, évite un coup de poing et pan ! en décoche un à Duveyrier. Le conseiller Duveyrier s’écroule au sol, une dent cassée. Bachelard lève le poing prêt à continuer. Auguste, épouvanté du scandale qui se profile (passants s’arrêtant), sépare tout le monde. Il hisse Duveyrier dans le fiacre et crie au cocher de filer. Puis il houspille Bachelard : « Vous êtes fou ! Vous avez frappé un magistrat devant témoins ! ». Bachelard jure et éructe qu’il « ne regrette rien ! Ce bouffi de Duveyrier collait sa Clarisse sous son nez tantôt ! » (Allusion incomplète ; on comprend confusément dans la bagarre qu’il y a une histoire : Clarisse l’avait invité un jour sans Duveyrier, etc. Zola laisse supposer une légère rancune personnelle de Bachelard envers Duveyrier).
La bagarre a complètement calmé Auguste. Ramenant l’oncle ivre chez lui, il a un moment de lucidité : « Cette nuit a suffi. Je n’en puis plus. Qu’ils le gardent, leur honneur ! » pense-t-il en fixant le ciel gris. Il annonce à Bachelard qu’il renonce au duel : « Que Mouret aille au diable ! Je ne me salirai pas plus les mains. ». Bachelard tente de l’en dissuader (il adorait l’idée de jouer du pistolet), mais Auguste, d’une voix lasse, cloue : « Non, mon oncle, c’est fini. Je n’ai plus de force pour me battre. Rentrez vous reposer. ». Bachelard comprend qu’il n’y aura ni duel ni vengeance flamboyante. Il rentre en bougonnant, plus pâle qu’après un saut de lit en plein matin ; la bagarre l’a secoué (et son dentier claque, se moque Zola).
Auguste revient donc chez ses parents Josserand. Il apprend que Berthe s’y trouve cachée. L’émotion le reprend un instant : il imagine passer cette porte et la voir. Mme Josserand se poste devant : « Vous ne la verrez pas. Vous l’avez tuée hier, moralement, c’est assez ! ». Auguste n’insiste pas. Il demande simplement d’un ton sec ce qui va se passer maintenant. M. Josserand, malade (il s’est alité avec de la fièvre), fait dire par Adèle qu’il refuse d’avoir un gendre assassin (il dramatise ; entendez qu’il s’oppose à toute confrontation). On discute du sort de Berthe. Mme Josserand ne veut plus la garder trop longtemps (son mari en mourrait). On envisage un exil en province chez un cousin lointain, le temps d’apaiser les rumeurs. Auguste écoute à peine : il tourne les talons en disant : « Faites ce que vous voulez. C’est votre fille maintenant. ».
La fin de ce chapitre 15 montre un Auguste épuisé décidant de quitter Paris quelques semaines pour se ressaisir. Il fait ses bagages et s’en va à Lyon, officiellement pour affaires (vérifier une succursale). En secret, il espère se changer les idées et réfléchir à froid. Au moment de monter dans le train, il croise Trublot venu lui dire adieu (Trublot, complice de tous, a pitié de lui). Ce dernier glisse un mot : « Sais-tu que Mouret va se marier avec Mme Hédouin ? Tout Paris commence à en parler ! » Auguste reste bouche bée quelques secondes, puis éclate d’un rire amer, presque hystérique, en s’engouffrant dans le wagon. Ce rire, c’est la conclusion cruelle : « Le coquin s’en sort mieux que nous tous… »
Zola finit ce chapitre sur le rail du train qui s’éloigne, comparant la fuite d’Auguste à une capitulation résignée.
Chapitre 16
Le chapitre 16 montre les suites plusieurs mois après les scandales. Il sert de retombée, où l’on voit comment l’hypocrisie bourgeoise triomphe finalement en recouvrant tout de son vernis et en rétablissant l’ordre social, même au prix de compromis immondes.
Quelques mois passent. C’est le printemps. Dans l’immeuble de la rue de Choiseul, de nouveaux commérages agitent les couloirs : « On parle du prochain mariage de M. Octave Mouret avec Mme Hédouin ». L’ancienne pension de M. Campardon a été repeinte, tout flambant neuf, et Caroline Hédouin elle-même est venue y habiter, officialisant par là le transfert d’Octave (qui a réintégré son ancien logement conjugalement). On prétend qu’elle a exigé d’Octave de ne plus revoir aucune de “ses anciennes connaissances” de l’immeuble. Ce dernier s’y plie sans peine : il rase les murs, ne s’attarde plus à parler aux ex-voisins. Il montre une face respectable, très occupé à gérer le magasin immense du Bonheur des Dames (on le voit partir tôt, rentrer tard).
Berthe, de son côté, a vécu ces mois en province chez une vieille tante. Son père M. Josserand est tombé malade peu après l’affaire ; son état a empiré (Zola parle de “fluxion de poitrine”). Mme Josserand a rappelé Berthe, pour que la fille dise adieu à son père. M. Josserand meurt en effet, emporté par une congestion un an après les événements. Sur son lit de mort, paraît-il, il a pardonné d’un geste à Berthe (il ne parlait plus). La famille, en deuil, s’unit dans une dernière tragédie silencieuse.
Madame Josserand, désormais veuve, observe un deuil rigoureux et très public pendant huit mois (usage). Huit mois sans sortir ni recevoir sauf la famille proche. Au bout de cette période, elle consent à reparaître en société. La première fois est un soir de décembre, lors d’une soirée de charité. On la voit arriver tout en noir, très digne, encore un peu amaigrie. Son flair de stratège n’a pourtant pas cessé : elle s’est promis de recaser Berthe quoi qu’il en coûte. Et pour cela, elle a ménagé Auguste, lui écrivant de temps en temps des nouvelles cordiales.
Auguste Vabre, en effet, n’a pas divorcé ni rien ; il s’est muré dans le silence après son retour de Lyon. Il a repris Berthe dans son domicile – mais pas comme épouse, juste comme présence. Ce fut d’abord sur suggestion de Duveyrier, soucieux de faire taire les potins. Auguste a cédé en se disant qu’une femme sous son toit sans intimité, ce serait un mal pour un bien : ça rassurerait ses clients (pas de rumeur de séparation). Il a cependant imposé des conditions humiliantes : ils font chambre à part (Berthe dort dans l’ancienne petite chambre de bonne contiguë), ils ne sortent jamais ensemble, et il lui parle à peine. Berthe, qui avait repris goût à la vie, accepte ce traitement comme un châtiment passager. Sa mère la soutient : « C’est l’instinct de conservation, ma fille. Fais la morte jusqu’à ce qu’il cède… ».
Ainsi, le ménage Vabre a réintégré l’immeuble, vivant comme deux étrangers poliment. Rachel, la bonne, avait été congédiée (après avoir menacé de tout dire, elle a accepté une indemnité confortable d’Octave pour s’en aller à Rouen – Zola laisse entendre qu’il l’a payée via Caroline Hédouin). À présent, Auguste a engagé une vieille cuisinière revêche qui n’écoute rien. Duveyrier publie un communiqué en société glissant que « M. et Mme Vabre se sont réconciliés, l’affaire Mouret n’était que méprise ». Et la vie a repris son cours. Auguste, ruiné de cœur et de presque de finances, travaille d’arrache-pied. Son magasin souffre de la concurrence du Bonheur des Dames (Octave y a fait flamber les prix). On pressent qu’il va devoir vendre ou déposer le bilan tôt ou tard. Mais il tient bon par orgueil pour l’instant.
Théophile et Valérie, eux, ont trouvé un modus vivendi hypocrite : après l’affaire Berthe, ils ont cessé de se chamailler. On murmure dans l’immeuble qu’en fait, Valérie a fait épouser sa bonne au cousin Gueulin, en lui donnant 50 000 francs (celui de la dot Bachelard promise) – entendez qu’elle a payé l’amant d’alors pour qu’il devienne honnête. « Ah, c’est propre, le petit Gueulin joue les mariés dotés maintenant ! » s’indigne un jour Duveyrier face à Bachelard, qui rougit (car c’est lui, Bachelard, qui a fourni en secret les 50k francs pour marier Clarisse ! – Clarisse avait fait du chantage, on comprend ; ou alors Bachelard a placé ailleurs la dot de Berthe, en tout cas l’argent de la dot a servi à marier la maîtresse de Duveyrier au jeune Gueulin, neveu de Bachelard). Ce potin de coulisse d’ailleurs est glissé comme une rumeur par Zola : Bachelard vendit la mèche involontairement ivre un soir ; il a donné la dot de Berthe à Clarisse pour se faire pardonner de n’avoir pas tenu sa promesse (c’est flou mais on devine un arrangement scabreux). Valérie n’en est pas moins leste avec d’autres. Cependant, plus jamais ces choses ne filtrent en public. Théophile, affaibli par sa fluxion chronique, ferme les yeux ; il ne cherche plus de billets suspects, il trouve plus confortable d’ignorer. Leur petit garçon Camille grandit, injustement gâté ; il sera sans doute un autre petit être hypocrite.
Duveyrier, après la baffe de Bachelard et l’épisode Clarisse, a connu quelques semaines noires. Un soir, humilié par Clarisse et par la dent cassée, il a voulu en finir. Zola décrit sa tentative de suicide ratée : il a avalé une bouteille de laudanum et s’est couché. Clotilde, revenant de l’église, l’a trouvé inanimé, le front moite. Paniquée, elle appelle un médecin ; on le sauve de justesse (il avait vomi une partie du poison). À son chevet, l’abbé Mauduit pleure : « C’est l’horrible déchéance morale de notre société ! ». Duveyrier, honteux mais vivant, promet de rentrer dans le rang. La reconquête de la respectabilité commence : Clotilde, pétrifiée mais soulagée, adoucit un peu son austérité ; elle passe un accord avec son mari : s’il redevient le bon époux rangé, elle tachera d’être plus affectueuse (au sens platonique, car Clotilde est désormais pour la continence). Duveyrier, vidé, accepte. On les revoit donner à nouveau des soirées musicales comme autrefois ; tout comme dit la rumeur : « Les fêtes chez les Duveyrier continuent ». Clarisse, de son côté, jouit de ses meubles avec son jeune mari ; Duveyrier jure ne plus jamais la revoir, par fierté, mais soupire parfois d’une nostalgie trouble. De fait, il revoit Clarisse en secret à distance ; c’est atténué, sans éclat (il repasse devant son ex-appartement, voit la vie modeste qu’elle mène, s’en attriste).
Enfin, revenons au dernier plan du roman sur les domestiques. Elles ont, plus que tous, digéré l’affaire. Le nouveau personnel se plaît à souligner que « c’est plein de cochonneries sur les gens comme il faut » (disait déjà Mme Gourd). La bonne Adèle, sur laquelle Zola s’attarde, a elle aussi bouclé son propre drame. Pendant ces mois, on l’a vue grossir : elle était tombée enceinte (fruit probable de ses escapades, peut-être avec un cocher ou Saturnin, nul ne sait). Elle a accouché clandestinement au cœur de la nuit, toute seule dans sa soupente, d’un enfant qu’elle a aussitôt abandonné à la porte de l’hospice. Personne ne l’a vue faire ; le lendemain elle a repris le travail comme si de rien n’était. Ce bébé abandonné, dernier secret de cuisine, n’a donc pas existé aux yeux du monde. Adèle reste en place chez Mme Josserand, plus aigrie mais toujours là ; on ne se doute de rien.
Dans les dernières lignes, Zola décrit la maison retombée dans son calme trompeur : « L’escalier désert s’endormait dans une chaleur lourde… la maison retomba dans la solennité des ténèbres, anéantie dans la décence de son sommeil. Rien ne restait, la vie reprenait son niveau d’indifférence et de bêtise. » L’ironie grinçante est palpable : tout recommence comme avant, comme si rien ne s’était passé. Les illusions brisées sont recollées de force, d’autres se mentiront à nouveau, la machine sociale continue. Dans la toute fin, Zola fait entendre les voix de la servante Lisa et de la cuisinière Julie se parlant d’une fenêtre à l’autre, reprenant la conclusion fataliste : « Mon Dieu ! mademoiselle, celle-ci ou celle-là, toutes les baraques se ressemblent… C’est cochon et compagnie. ». La boucle est bouclée : la pourriture morale reste à l’œuvre sous les dehors châtiés, et ce n’était là qu’un épisode d’une cuisine ordinaire, un pot-bouille de la vie bourgeoise qui fume d’une odeur fade et persistante. En refermant le roman, on entend presque le soupir méprisant de l’auteur face à ce « cycle vicieux des apparences » qui va perdurer, immuable jusqu’à la prochaine explosion.

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