📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. La lettre
  2. Analyse de la lettre
  3. Panorama thématique de la lettre
  4. Analyse linéaire
  5. Les enjeux de l’amour trahi
  6. Religion, morale et société coloniale
  7. Identité, langage et altérité
  8. L’évolution des personnages et la dynamique des dons
  9. Signification littéraire
  10. Conclusion

La lettre

Au Chevalier Déterville.

à Malthe.



Si vous n’étiez la plus noble des créatures, Monsieur, je serois la plus humiliée ; si vous n’aviez l’ame la plus humaine, le cœur le plus compatissant, seroit-ce à vous que je ferois l’aveu de ma honte & de mon désespoir ? Mais hélas ! que me reste-t-il à craindre ? qu’ai-je à ménager ? tout est perdu pour moi.

Ce n’est plus la perte de ma liberté, de mon rang, de ma patrie que je regrette ; ce ne sont plus les inquiétudes d’une tendresse innocente qui m’arrachent des pleurs ; c’est la bonne foi violée, c’est l’amour méprisé qui déchire mon ame. Aza est infidéle.

Aza infidéle ! Que ces funestes mots ont de pouvoir sur mon ame… mon sang se glace… un torrent de larmes…

J’appris des Espagnols à connoître les malheurs ; mais le dernier de leurs coups est le plus sensible : ce sont eux qui m’enlevent le cœur d’Aza ; c’est leur cruelle Religion qui me rend odieuse à ses yeux. Elle approuve, elle ordonne l’infidélité, la perfidie, l’ingratitude ; mais elle défend l’amour de ses proches. Si j’étois étrangere, inconnue, Aza pourroit m’aimer : unis par les liens du sang, il doit m’abandonner, m’ôter la vie sans honte, sans regret, sans remords.

Hélas ! toute bizarre qu’est cette Religion, s’il n’avoit fallu que l’embrasser pour retrouver le bien qu’elle m’arrache (sans corrompre mon cœur par ses principes) j’aurois soumis mon esprit à ses illusions. Dans l’amertume de mon ame, j’ai demandé d’être instruite ; mes pleurs n’ont point été écoutés. Je ne puis être admise dans une société si pure, sans abandonner le motif qui me détermine, sans renoncer à ma tendresse, c’est-à-dire sans changer mon existence.

Je l’avoue, cette extrême sévérité me frappe autant qu’elle me révolte, je ne puis refuser une sorte de vénération à des Loix qui me tuent ; mais est-il en mon pouvoir de les adopter ? Et quand je les adopterois, quel avantage m’en reviendroit-il ? Aza ne m’aime plus ; ah ! malheureuse…

Le cruel Aza n’a conservé de la candeur de nos mœurs, que le respect pour la vérité, dont il fait un si funeste usage. Séduit par les charmes d’une jeune Espagnole, prêt à s’unir à elle, il n’a consenti à venir en France que pour se dégager de la foi qu’il m’avoit jurée, que pour ne me laisser aucun doute sur ses sentimens ; que pour me rendre une liberté que je déteste ; que pour m’ôter la vie.

Oui, c’est en vain qu’il me rend à moi-même, mon cœur est à lui, il y sera jusqu’à la mort.

Ma vie lui appartient, qu’il me la ravisse & qu’il m’aime…

Vous sçaviez mon malheur, pourquoi ne me l’aviez-vous éclairci qu’à demi ? Pourquoi ne me laissâtes-vous entrevoir que des soupçons qui me rendirent injuste à votre égard ? Eh pourquoi vous en fais-je un crime ? Je ne vous aurois pas cru : aveugle, prévenue, j’aurois été moi-même au-devant de ma funeste destinée, j’aurois conduit sa victime à ma Rivale, je serois à présent… Ô Dieux, sauvez-moi cette horrible image !…

Déterville, trop généreux ami ! suis-je digne d’être écoutée ? suis-je digne de votre pitié ? Oubliez mon injustice ; plaignez une malheureuse dont l’estime pour vous est encore au-dessus de sa foiblesse pour un ingrat.


Analyse de la lettre

La lettre XXXV intervient comme un point de bascule dans le récit. Zilia a appris à maîtriser la langue française et à décoder les mœurs de sa société d’accueil. Elle a entretenu l’espoir de retrouver Aza tout en repoussant les avances délicates de Déterville et en résistant à la violence symbolique des cadeaux qui l’enchaînent à son bienfaiteur. En quelques lignes, cette missive annonce la trahison de son fiancé et déclenche une crise intime qui redéfinit l’équilibre des forces entre les personnages. Le contexte narratif est essentiel : Zilia vient d’apprendre que son amant s’est converti au catholicisme et s’apprête à épouser une jeune Espagnole. Cette révélation est d’autant plus douloureuse que, jusqu’alors, la protagoniste considérait l’amour d’Aza comme une certitude inébranlable. Elle se retrouve confrontée à une société qui encourage l’ingratitude et l’infidélité au sein même de la famille.

L’importance du roman dans l’histoire de la littérature française dépasse l’anecdote sentimentale. Le texte a connu un succès considérable : plus de quarante éditions ont été publiées en cinquante ans et des traductions en italien et en anglais sont apparues dès le XVIIIᵉ siècle. Son héroïne a suscité un engouement tel que certaines femmes se faisaient « peindre à la péruvienne ». L’ouvrage se distingue aussi par une conclusion inédite pour l’époque : Zilia refuse d’épouser Déterville, conserve Aza dans son cœur malgré sa trahison et choisit l’amitié et l’indépendance. Cette fin lui valut des critiques virulentes mais a assuré sa postérité auprès des lectures féministes modernes qui voient dans le roman un geste pré‑féministe. La lettre XXXV, en révélant l’infidélité d’Aza, prépare cet embranchement final et dévoile les tensions entre amour, devoir et liberté.


Panorama thématique de la lettre

Cette lettre se distingue par la densité de ses motifs et par la complexité de ses affects. Zilia l’adresse au Chevalier Déterville, qu’elle considère comme un ami noble et compatissant. Dès l’ouverture, elle écrit que si le destinataire n’était pas la plus noble des créatures, elle serait la plus humiliée ; elle souligne la bonté de son interlocuteur pour justifier la confession de sa honte et de son désespoir. Elle se déclare perdue : ce n’est plus la perte de la liberté, du rang ou de la patrie qui la fait souffrir, mais la bonne foi violée et l’amour méprisé. Le constat central tient en trois mots : « Aza est infidèle ». Cette phrase, répétée et isolée, produit un choc poétique. Elle se prolonge par une élévation lyrique : « Que ces funestes mots ont de pouvoir sur mon âme… mon sang se glace… un torrent de larmes ».

L’annonce de l’infidélité provoque un examen critique de la religion et de la morale. Zilia accuse les Espagnols d’avoir corrompu Aza et d’avoir utilisé leur « cruelle Religion » pour le détourner. Elle décrit cette foi étrangère comme approuvant l’infidélité, la perfidie et l’ingratitude, tandis qu’elle défend l’interdit de l’amour entre proches. La narratrice met en scène un paradoxe : si elle était une étrangère, Aza pourrait l’aimer ; parce qu’ils sont du même sang, il a le devoir de l’abandonner et de lui ôter la vie sans honte. Il s’agit d’une critique incisive de la logique chrétienne européenne et de ses règles de parenté. Zilia rappelle qu’elle se sent prête à embrasser cette religion par amour, mais que l’institution refuse de la recevoir si elle ne renonce pas à ses sentiments. La lettre dénonce ainsi le double discours d’une religion qui prêche la charité tout en favorisant la trahison et en condamnant l’amour véritable.

L’écriture évoque ensuite l’idée de destin. Zilia voit dans l’infidélité d’Aza le coup le plus sensible des maux qu’elle a appris à connaître grâce aux Espagnols. Cette trahison représente pour elle la perte absolue ; elle se sent exclue du monde et livrée à la fatalité. La dimension tragique est renforcée par la récurrence des exclamations et des apostrophes (« hélas ! », « mon sang se glace », « ah ! malheureuse », « Ô Dieux »). Ces incises expriment la sincérité des émotions et la spontanéité de l’épanchement. L’auteure manie l’hyperbole et l’hypotypose pour rendre sensibles les affres de la passion.

Un autre motif majeur est celui du don et de la réciprocité. La bienveillance de Déterville envers Zilia, avec ses présents répétés, constitue une dette difficile à rembourser. Dans le roman, le don n’est jamais innocent ; il crée un déséquilibre entre le donneur et la receveuse. Un article universitaire souligne que la générosité apparente de Déterville, qui libère Zilia des Espagnols, lui offre une protection, un logement, des vêtements et une introduction dans la bonne société, est fondée sur l’asymétrie du don. Zilia ne peut répondre que par des paroles, ce qui crée une imposition et un lien de dépendance. Le même article montre que derrière l’altruisme se cache une logique marchande : l’officier espère obtenir l’amour de la princesse en échange. Dans la lettre XXXV, Zilia mesure cette dette et tente de séparer l’affection authentique de l’obligation sociale. Sa souffrance provient aussi de l’obligation de gratitude envers un homme qu’elle admire mais n’aime pas.

Les questions d’identité et de culture traversent la lettre. Zilia est péruvienne et inca ; elle se heurte aux moeurs européennes et à la religion catholique, qui l’excluent parce qu’elle est du même sang qu’Aza. La narratrice confronte ainsi deux conceptions du monde : la sienne, fondée sur la fidélité, la sincérité et le respect des liens du sang, et celle de la société coloniale, marquée par l’ambition, l’ingratitude et l’endoctrinement. En se déclarant prête à embrasser la religion de l’ennemi pour rester fidèle à son amant tout en refusant d’abandonner ses valeurs, Zilia souligne la complexité de la conversion et l’impossibilité de concilier son identité péruvienne avec les exigences européennes.

Enfin, le ton de la lettre oscille entre plainte et dignité. Zilia se reconnaît faible et humiliée, mais elle s’adresse à Déterville avec respect et estime. Elle lui reproche seulement de ne pas lui avoir révélé plus tôt la trahison d’Aza ; toutefois elle se reprend en affirmant qu’elle ne l’aurait pas cru. La lettre se termine par une demande de compassion : Zilia demande à son ami d’oublier son injustice et de plaindre une malheureuse dont l’estime pour lui reste supérieure à sa faiblesse pour un ingrat. Cette déclaration atteste la noblesse de son caractère et annonce son choix final de conserver l’amitié de Déterville plutôt que de se soumettre à un mariage forcé.


Analyse linéaire

Dans cette partie, nous proposons une lecture linéaire de la lettre XXXV afin de mettre en valeur la structure et les procédés employés par Graffigny.

La lettre s’ouvre par un apostrophe : « Si vous n’étiez la plus noble des créatures, Monsieur, je serais la plus humiliée ; si vous n’aviez l’âme la plus humaine, le cœur le plus compatissant, serait-ce à vous que je ferais l’aveu de ma honte et de mon désespoir ? ». Cette phrase conditionnelle exprime à la fois la reconnaissance et la honte de Zilia. En répétant le conditionnel (« si vous n’étiez », « si vous n’aviez »), la narratrice insiste sur la noblesse et la bonté de Déterville, qu’elle érige en interlocuteur idéal. Elle justifie par là l’effusion qui va suivre : seule la compassion de l’ami peut accueillir son désarroi. La phrase se termine par deux questions rhétoriques qui traduisent la crainte du jugement et la nécessité de la confession.

L’énoncé suivant, « Mais hélas ! que me reste-t-il à craindre ? qu’ai-je à ménager ? tout est perdu pour moi », marque la rupture entre les précautions oratoires et la révélation. Les exclamations et les interrogations montrent l’angoisse de Zilia qui se sent déjà destituée de tout. Elle annonce ensuite que son chagrin ne provient plus de la perte de sa liberté, de son rang ou de sa patrie ; les pleurs qui l’accablaient en raison de ses inquiétudes amoureuses cèdent la place à une douleur plus profonde : la violation de la bonne foi et le mépris de son amour. Ce passage distingue entre les souffrances matérielles (captivité, exil) et les souffrances morales, jugées plus graves encore.

Vient alors la phrase capitale : « Aza est infidèle ». Graffigny isole ces mots dans un paragraphe pour en souligner l’effet. La brièveté et la simplicité de la phrase accentuent le choc ; elle est suivie d’un développement lyrique qui détaille la réaction physique de la narratrice : « Que ces funestes mots ont de pouvoir sur mon âme… mon sang se glace… un torrent de larmes ». L’usage de l’ellipse (« … ») et des participes présents restitue la montée des émotions.

Le paragraphe suivant porte sur les responsables de la trahison. Zilia confesse avoir appris des Espagnols à connaître les malheurs, mais elle considère que leur dernier coup est le plus sensible, car ce sont eux qui lui enlèvent le cœur d’Aza et la rendent odieuse aux yeux de son amant. Elle dénonce la « cruelle Religion » qui approuve et ordonne l’infidélité, la perfidie et l’ingratitude, mais qui interdit l’amour des proches. Ce passage juxtapose l’accusation contre les Espagnols et la critique de la religion catholique. Graffigny met en avant la logique paradoxale d’un culte qui glorifie la trahison tout en condamnant l’amour entre cousins. La structure anaphorique (« Elle approuve, elle ordonne ») accentue l’absurdité des interdictions ; l’opposition entre « approver » et « défendre » renforce le sentiment d’injustice.

Dans le paragraphe suivant, Zilia raconte qu’elle aurait accepté de se convertir à cette religion si cela avait suffi à conserver l’amour d’Aza, à condition de ne pas corrompre son cœur par ses principes. Elle a demandé d’être instruite, mais ses pleurs n’ont point été écoutés. Elle ne peut être admise dans une société si pure qu’en renonçant à sa tendresse, c’est‑à‑dire en changeant d’existence. Cette section exprime la conscience des sacrifices imposés par la conversion religieuse ; elle oppose la pureté supposée de la religion au prix exorbitant de l’adhésion. Zilia comprend que pour embrasser la foi catholique, il faudrait renoncer à l’amour qui la motive ; c’est un paradoxe insoutenable.

Ensuite, elle avoue que cette sévérité la frappe et la révolte à la fois ; elle ne peut refuser une vénération à des lois qui la tuent, mais il ne lui est pas possible de les adopter ; et même si elle les adoptait, quel avantage en retirerait-elle puisque Aza ne l’aime plus. L’articulation de ces phrases, qui oscillent entre respect et révolte, souligne la tension morale. Zilia reconnaît la grandeur d’une loi qui lui impose l’abandon de son amant, mais elle refuse de sacrifier son identité pour un amour perdu.

À cette objection contre la religion succède la description du comportement d’Aza. Zilia raconte que le cruel Aza n’a conservé de la candeur de leurs mœurs que le respect pour la vérité, dont il fait un usage funeste. Séduit par les charmes d’une jeune Espagnole et prêt à s’unir à elle, il n’a consenti à venir en France que pour se dégager de la foi qu’il avait jurée à Zilia, pour lui retirer toute illusion et lui rendre une liberté qu’elle déteste. Ce passage montre la lucidité de l’héroïne : elle comprend que la franchise d’Aza est devenue un outil de cruauté. L’amant vient en personne pour la libérer de sa promesse et se délivrer du poids de son serment. Il transforme ainsi un acte de loyauté en un acte de destruction.

Zilia réplique : « Oui, c’est en vain qu’il me rend à moi‑même, mon cœur est à lui, il y sera jusqu’à la mort ». Elle exprime son attachement indéfectible : son identité et son cœur sont liés à Aza. Elle ajoute : « Ma vie lui appartient, qu’il me la ravisse et qu’il m’aime ». Cette phrase paradoxale révèle le désespoir de la protagoniste : elle est prête à mourir pourvu qu’Aza l’aime, ce qui montre la profondeur de sa passion et la difficulté d’une séparation.

La seconde partie de la lettre change de destinataire apparent. Zilia se tourne vers Déterville et lui reproche indirectement de ne pas lui avoir révélé plus tôt la vérité. Elle demande : « Vous saviez mon malheur, pourquoi ne me l’aviez-vous éclairci qu’à demi ? Pourquoi ne me laissâtes-vous entrevoir que des soupçons qui me rendirent injuste à votre égard ? ». Ces questions rhétoriques traduisent la frustration de l’héroïne, mais elles sont aussitôt suivies d’une interrogation : « Et pourquoi vous en fais-je un crime ? ». Zilia se reprend : elle reconnaît que, aveugle et prévenue, elle n’aurait pas cru ses avertissements et qu’elle aurait couru vers sa funeste destinée. La double adresse met en évidence la confiance et l’affection qu’elle porte à l’officier français, ainsi que le déchirement entre la gratitude et la douleur.

Elle évoque ensuite l’image insupportable de conduire elle‑même sa rivale à son destin ; cette image, qu’elle demande aux dieux d’effacer, souligne la cruauté de la situation. Enfin, la lettre se conclut sur un appel à la compassion : « Déterville, trop généreux ami ! suis-je digne d’être écoutée ? suis-je digne de votre pitié ? Oubliez mon injustice ; plaignez une malheureuse dont l’estime pour vous est encore au-dessus de sa faiblesse pour un ingrat ». La structure parallèle (« suis-je digne ? ») accentue l’imploration. Zilia affirme que son estime pour Déterville dépasse sa faiblesse pour Aza, ce qui préfigure le choix de l’amitié et marque une évolution psychologique importante.


Les enjeux de l’amour trahi

L’amour trahi constitue le cœur de cette lettre et un des thèmes majeurs du roman. La construction du personnage d’Aza, absent physiquement mais omniprésent par les lettres et par le souvenir, répond à une logique de mise en scène de l’attente. Dans les lettres précédentes, Zilia écrivait à son amant via les quipos et y exprimait sa fidélité inconditionnelle. Elle disait son désir de le retrouver et comptait les jours qui la séparaient de lui. La lettre XXXV fait éclater cette temporalité : le futur n’est plus possible, la promesse est brisée.

La douleur de la trahison est accentuée par la représentation physique de la souffrance. Graffigny utilise des métaphores du corps : le sang de Zilia se glace, un torrent de larmes l’inonde, son cœur demeure à Aza. Ces images expriment la perception corporelle de l’émotion dans la tradition sensibilité du XVIIIᵉ siècle. La narration embrasse le champ lexical de la maladie (glacer, déchirer, ravir la vie), ce qui illustre la violence du chagrin amoureux.

Cette lettre met aussi en avant la notion de serment et de parole donnée. Zilia a été élevée dans une culture où la parole a une valeur sacrée. La violation du serment d’Aza ébranle sa conception du monde. Elle accuse non seulement le fiancé mais aussi le système religieux qui justifie cette rupture. L’accusation contre la religion se double d’une méditation sur les liens du sang : Zilia souligne qu’unis par les liens du sang, ils sont condamnés par la religion à renoncer l’un à l’autre. Cette inversion du tabou (la religion interdit l’amour entre proches alors que Zilia y voit la source de la fidélité) révèle l’interprétation subversive des normes morales par Graffigny. Le motif de l’inceste fantasmé apparaît en filigrane : Aza et Zilia sont cousins, et la religion catholique interdit leur union ; mais pour la protagoniste, c’est une règle incompréhensible puisque leur culture autorise l’union royale intrafamiliale. L’autrice détourne ainsi les codes pour critiquer l’arbitraire des interdits européens.

La lettre souligne par ailleurs la dimension politique de la trahison. Aza, devenu catholique et espagnol, incarne l’assimilation forcée et la collaboration avec les colonisateurs. En rompant avec Zilia, il rompt aussi avec ses origines péruviennes. Son infidélité est perçue comme une infidélité à son peuple. Zilia se sent doublement trahie : en tant qu’amante et en tant que représentante de la culture inca. Sa souffrance est donc aussi une douleur collective.

Enfin, l’amour trahi se juxtapose à l’amour naissant de Déterville. La bienveillance de l’officier français, qui se manifeste par des dons et des attentions constantes, suscite la gratitude mais pas l’amour. La lettre XXXV exprime cette tension : Zilia reconnaît qu’elle devrait être touchée par la générosité de Déterville, mais son cœur reste invariablement attaché à Aza. Elle culpabilise de provoquer la souffrance de son ami mais ne peut changer ses sentiments. On voit se dessiner ici une réflexion sur la nature involontaire de l’amour et sur l’asymétrie des affections.

Le don crée un lien de dépendance et alimente le conflit intérieur de Zilia. Ainsi, la multiplication des cadeaux offerts par Déterville inscrit le corps de Zilia dans un système d’ornementation qui correspond à une société où règne l’apparence. Derrière l’altruisme se cache une attente d’une réciprocité. Cette logique marchande, soulignée par les théories du don, confère une profondeur sociologique au roman. La lettre XXXV se situe à l’instant où Zilia prend conscience de cette tension : elle doit choisir entre la fidélité à Aza et la reconnaissance envers Déterville. En proclamant son attachement indéfectible à Aza, elle refuse que les dons matérialisent une obligation amoureuse.


Religion, morale et société coloniale

La critique de la religion catholique européenne constitue un autre axe majeur de la lettre. Graffigny, en plaçant dans la bouche d’une étrangère la dénonciation de l’hypocrisie religieuse, suit une stratégie d’ironie et de distance propre aux « romans exotiques ». Le roman se situe dans la deuxième vague épistolaire qui donne la parole à un étranger observant la société française et en soulignant les décalages. Ce procédé permet d’évoquer des questions sensibles sans frontalement provoquer la censure.

Dans la lettre XXXV, Zilia affirme que la religion des Espagnols approuve l’infidélité et la perfidie tout en prohibant l’amour des proches. En dénonçant un dogme qui détruit l’affection en son nom, l’héroïne renverse le discours religieux. Elle accuse la religion de détourner Aza et de l’éloigner de ses racines. Cette critique s’inscrit dans une tradition philosophique des Lumières qui remet en question la superstition et les dogmes.

Zilia envisage la conversion comme un acte de soumission. Elle déclare qu’elle serait prête à embrasser la religion catholique si cela lui permettait de rester avec Aza sans corrompre son cœur. Elle souligne toutefois que la religion ne la considère pas digne d’y entrer sans qu’elle renonce à sa tendresse ; cette exigence la révolte. La conversion devient ainsi un sacrifice de soi : il ne s’agit pas seulement d’adopter de nouveaux rites, mais de renoncer à son identité et à son amour. L’auteure montre l’absurdité d’une foi qui se prétend universelle tout en excluant une femme en raison de ses sentiments.

L’enjeu religieux recoupe les questions de parenté. La législation catholique interdit le mariage entre cousins, tandis que la culture inca autorise, voire valorise, l’union royale intrafamiliale. Cette divergence illustre les différences culturelles et la relativité des mœurs. Zilia, en protestant contre l’interdit, met en relief l’arbitraire des lois et la violence du colonialisme moral.

La lettre propose également une critique de la société européenne sous l’angle de l’ingratitude et de la duplicité. Zilia voit dans l’attitude d’Aza, converti, un exemple de la perfidie encouragée par la religion espagnole. Elle interprète son abandon non comme une décision personnelle mais comme un résultat de l’endoctrinement. Ce discours s’inscrit dans une opposition entre la candeur inca et la corruption européenne.

Enfin, la lettre aborde implicitement le thème du don religieux. Dans la perspective de Marcel Mauss, la religion définit des obligations et des réciprocités ; la conversion implique un don de soi en échange du salut. Zilia refuse de se soumettre à cette logique parce qu’elle la juge injuste. En déclarant qu’elle ne pourrait pas être admise dans une société si pure sans abandonner son motif d’amour, elle critique la marchandisation de la foi.


Identité, langage et altérité

Tout au long du roman, Zilia découvre une nouvelle langue et de nouvelles coutumes qui transforment son regard. L’article d’Olivier Delers montre que la première transaction entre don et contre‑don se produit lors d’un quiproquo linguistique sur le navire : Déterville enseigne à Zilia des phrases françaises telles que « je vous aime » ou « je ne tiens qu’à vous » ; elle les répète pour lui exprimer sa reconnaissance et déclenche une incompréhension amusée. Ce malentendu révèle que le don crée une attente et une dépendance, et que la langue peut être un instrument de pouvoir. La scène souligne que l’expression des sentiments est encadrée par des codes que l’étrangère ne maîtrise pas.

La lettre XXXV montre au contraire que Zilia maîtrise parfaitement le français. Son style est fluide, riche en figures et en nuances ; elle utilise l’ellipse, l’hyperbole et l’antithèse avec élégance. Cette maîtrise linguistique est un moyen d’affirmer son autonomie. Le roman suggère que l’apprentissage de la langue française a permis à la protagoniste de comprendre les contradictions de la société européenne et d’accéder à une réflexion philosophique. L’article de Wikipédia indique que Zilia renforce son éducation personnelle et poursuit son apprentissage en France après avoir appris la trahison d’Aza. Le langage devient donc un outil d’émancipation.

Toutefois, l’usage de la langue européenne n’efface pas la différence culturelle. Zilia s’adresse à Déterville avec des termes respectueux propres à la noblesse française (« Monsieur », « chevalier »), mais son sens du monde reste péruvien. Elle continue d’évoquer les dieux et de se soucier des quipos ; elle juge la religion catholique à partir de la fidélité inca. La lettre illustre ainsi la coexistence de deux univers culturels dans une même conscience. Cette tension se manifeste dans le ton : Zilia adopte les codes de la politesse française tout en exprimant des idées subversives.

La question de l’identité se double d’un questionnement sur la position de la femme. Le roman a été reçu comme un récit pré‑féministe car il met en scène une héroïne qui refuse de se soumettre au mariage et qui revendique le droit à l’éducation. Dans la lettre 35, Zilia affirme son droit de ressentir de la honte et de la colère ; elle demande la compassion mais pas l’autorisation. Elle fait preuve d’une sensibilité aiguë, mais elle reste maîtresse de son discours. L’importance accordée à l’amitié et à l’estime souligne une conception alternative des relations, fondée sur le respect plutôt que sur la possession.

Le discours de Zilia sur l’infidélité d’Aza est également un discours sur la nature des femmes. L’héroïne se reproche parfois sa faiblesse, mais elle s’éloigne du stéréotype de la femme passionnée qui pardonne tout. Elle reconnaît la trahison et en tire des conclusions : elle décide de rester en France et d’accepter l’amitié d’un homme plutôt que de tomber dans l’illusion. Sa décision de se retirer du monde, mentionnée dans la lettre finale du roman, illustre une autonomie morale remarquable. La tension entre altruisme et obligation structure le récit et explique le choix de l’héroïne de se retirer du monde. La lettre XXXV marque le moment où cette tension devient insoutenable et pousse Zilia à choisir la liberté plutôt que l’amour.


L’évolution des personnages et la dynamique des dons

Les relations entre Zilia, Aza et Déterville sont organisées autour du don, du serment et de l’amour. À l’origine, Zilia et Aza sont promis l’un à l’autre ; leur union est un devoir sacré. Leur séparation est imposée par les Espagnols, et le roman suit les efforts de la princesse pour maintenir le lien par l’écriture. Ce lien, purement symbolique, résiste à l’éloignement grâce aux quipos. Lorsque Zilia apprend l’infidélité d’Aza, elle prend conscience que le serment était unilatéral. La rupture renverse la hiérarchie : elle n’est plus la fiancée fidèle d’un roi, mais une femme libre de choisir sa voie.

Déterville, quant à lui, incarne la figure du bienfaiteur européen. Il libère Zilia, la protège et lui offre des cadeaux. Cette générosité crée un déséquilibre et une obligation de reconnaissance. La lettre 35 vient briser l’espoir secret de Déterville : en apprenant l’infidélité d’Aza, il aurait pu croire que Zilia se tournerait vers lui. Or elle réaffirme son attachement à Aza, puis avoue que son estime pour Déterville dépasse sa faiblesse pour son amant. Ce paradoxe révèle que la gratitude et l’amitié peuvent être plus fortes que la passion.

Le personnage d’Aza apparaît indirectement comme l’incarnation de la loyauté perdue. Sa conversion et son mariage projeté avec une Espagnole symbolisent la collaboration avec l’oppresseur et l’abandon des valeurs incas. Graffigny construit ainsi une figure ambiguë : Aza est victime de l’endoctrinement et coupable d’ingratitude. La lettre 35 le dépeint comme quelqu’un qui vient en France uniquement pour se dégager de sa promesse et briser le cœur de Zilia. Cette représentation suscite l’indignation de la narratrice et du lecteur.

Sur le plan psychologique, la lettre marque une étape dans le parcours de Zilia. Avant, elle était animée par l’espoir et la nostalgie ; après la révélation, elle est confrontée à la perte et au besoin de se reconstruire. Elle exprime un désir de mourir, mais elle ne passe pas à l’acte. Au contraire, elle écrit à Déterville, manifeste de la lucidité, reconnaît sa propre injustice et finit par lui demander de l’estimer. La lettre montre donc un mouvement de déchirure et de réconciliation intérieure.

L’économie des dons structure le rapport entre les personnages. La société française du roman est régie par l’échange et le calcul. Les cadeaux de Déterville engendrent une dette, ce qui limite la liberté de Zilia. Le roman fait écho aux analyses de Marcel Mauss, pour qui le don crée un lien d’obligation et implique une supériorité du donateur. La lettre 35, en révélant l’échec de la fidélité amoureuse, met en lumière la force de ces liens matériels. Zilia se rend compte que sa survie dépend de Déterville, mais elle refuse de transformer cette dépendance en mariage. Paradoxalement, elle accepte certains dons (la protection, la maison) pour lui démontrer son estime et sa reconnaissance.

Un autre aspect de la dynamique des dons réside dans le symbolisme politique. Les quipos que Zilia envoie à Aza sont aussi des dons : ils matérialisent leur attachement et son identité culturelle. Ces présents culturels sont refusés par l’amant infidèle. La réciprocité n’existe plus, ce qui rompt le cercle du don. Par contraste, Déterville offre des objets matériels ; en acceptant ces cadeaux, Zilia accepte un lien de dépendance mais elle le transforme en un espace de dialogue où elle peut affirmer sa voix.


Signification littéraire

Lettres d’une Péruvienne se distingue des romans sentimentaux de l’époque par plusieurs éléments. D’abord, le récit adopte le point de vue d’une femme étrangère qui observe la société française et critique ses mœurs. Cette perspective permet à Graffigny de questionner l’eurocentrisme et de déployer un discours anthropologique avant l’heure. Le roman s’inscrit dans un courant qui attribue à «l’étranger » le rôle de miroir critique des coutumes françaises.

Ensuite, l’ouvrage propose une fin atypique. Plutôt que de conclure par un mariage conforme aux attentes du public, Graffigny choisit de laisser son héroïne libre, propriétaire d’une maison, et accompagnée d’amis fidèles. Ce dénouement a suscité des controverses, mais il a aussi inspiré des suites apocryphes qui cherchaient à « corriger » la fin en mariant Zilia avec Déterville ou avec Aza. Le choix de Graffigny anticipe des thèmes féministes en affirmant le droit à l’autonomie et à la solitude.

La lettre 35 est au cœur de cet enjeu. En annonçant l’infidélité d’Aza, elle prépare le lecteur à l’idée que l’histoire d’amour n’aura pas la résolution attendue. Elle transforme l’histoire en un récit d’apprentissage où l’héroïne apprend à se connaître, à reconnaître ses sentiments et à choisir sa liberté. Cette évolution a inspiré de nombreuses analyses qui soulignent la modernité de la représentation de la femme.

Par ailleurs, la lettre illustre la maîtrise littéraire de Graffigny. Les procédés stylistiques (anaphores, antithèses, interrogations rhétoriques, ellipses) donnent à la lettre une intensité dramatique. La juxtaposition de phrases courtes et de périodes longues crée un rythme qui reproduit les mouvements de l’âme. Le recours aux apostrophes et aux exclamations rapproche le texte de la tragédie classique, tandis que la présence de réflexions sur la religion, la morale et l’identité rattache l’œuvre au débat philosophique du siècle des Lumières.

Le succès du roman a été considérable, en France et à l’étranger. Le texte a été traduit en italien, en anglais et en allemand, et a inspiré des pièces de théâtre et des opéras. L’engouement du lectorat italien pour la production française était remarquable, et des adaptations comme La Peruviana de Goldoni ont remis en scène le personnage de Zilia. La popularité de l’œuvre souligne son universalité : le récit d’une femme prise entre deux cultures, trahie par son amant et sauvée par sa dignité, touche un public large.

Le roman a également une dimension sociologique. Les analyses contemporaines montrent que le don et la reconnaissance structurent la narration et reflètent les débats du XVIIIᵉ siècle sur l’économie morale. Le texte anticipe des réflexions ultérieures sur la nature de la générosité et la construction de la communauté. La lettre 35 met en relief ces enjeux en montrant que l’amour est pris entre le devoir de rendre et le désir d’être libre.

Enfin, l’œuvre s’inscrit dans une tradition littéraire qui accorde une place centrale aux lettres et à la correspondance. En adoptant une narration à sens unique, Graffigny produit un effet d’isolement et de subjectivité. Le lecteur ne reçoit que la voix de Zilia et doit imaginer les réponses d’Aza. Cette configuration renforce l’identification et accentue la solitude de l’héroïne. La lettre 35 est un sommet de cette esthétique : elle condense l’aveu, la critique et la confession dans un seul mouvement.


Conclusion

La lettre XXXV des Lettres d’une Péruvienne occupe une place cruciale dans l’économie du roman. Elle annonce la trahison de l’amant, dévoile la violence de la religion coloniale et engage la protagoniste sur la voie de l’autonomie. En quelques pages, Graffigny combine une réflexion morale, une critique sociale et une exploration intime. Zilia passe de l’espoir au désespoir, de la colère à la résignation, de la passion à l’amitié. Elle revendique sa dignité et son droit à être aimée pour ce qu’elle est, non pour ce qu’elle offre.

Le texte explore des thèmes universels : l’amour trahi, le pouvoir de la parole donnée, les contradictions de la religion, les échanges matériels et symboliques, la différence culturelle et la condition féminine. Il anticipe des débats modernes sur l’égalité des sexes, la liberté individuelle et l’émancipation des colonisés. La lettre 35, par sa force dramatique et sa profondeur philosophique, représente un moment clé de cette œuvre qui continue de fasciner les lecteurs. Graffigny y montre que la vraie liberté consiste à être fidèle à soi‑même, même lorsque l’autre trahit, et que l’amitié peut devenir un remède à l’amour trompé. Les analyses contemporaines voient dans cette lettre l’expression d’une pensée féminine et universaliste qui dépasse les frontières du XVIIIᵉ siècle. lecteurs et des lectrices d’aujourd’hui.


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  1. Avatar de Oriana
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    N’est-ce pas là cette pensée universelle de H.Balzac , le Père Goriot , à G. Flaubert , Mme Bovary ,…


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