📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. La lettre
  2. Analyse de la lettre
  3. autonomie et ambivalence
  4. Thèmes et enjeux
  5. Lecture linéaire de la lettre 32
  6. Zilia et Déterville : une relation complexe
  7. Conclusion

La lettre

Nos visites & nos fatigues, mon cher Aza, ne pouvoient se terminer plus agréablement. Quelle journée délicieuse j’ai passé hier ! combien les nouvelles obligations que j’ai à Déterville & à sa sœur me sont agréables ! mais combien elles me seront cheres, quand je pourrai les partager avec toi !

Après deux jours de repos, nous partimes hier matin de Paris, Céline, son frere, son mari & moi, pour aller, disoit-elle, rendre une visite à la meilleure de ses amies. Le voyage ne fut pas long, nous arrivâmes de très-bonne heure à une maison de campagne dont la situation & les approches me parurent admirables ; mais ce qui m’étonna en y entrant, fut d’en trouver toutes les portes ouvertes, & de n’y rencontrer personne.

Cette maison trop belle pour être abandonnée, trop petite pour cacher le monde qui auroit dû l’habiter, me paroissoit un enchantement. Cette pensée me divertit ; je demandai à Céline si nous étions chez une de ces Fées dont elle m’avoit fait lire les histoires, où la maitresse du logis étoit invisible ainsi que les domestiques.

Vous la verrez, me répondit-elle, mais comme des affaires importantes l’appellent ailleurs pour toute la journée, elle m’a chargée de vous engager à faire les honneurs de chez elle pendant son absence. Alors, ajouta-t-elle en riant, voyons comment vous vous en tirerez ? J’entrai volontiers dans la plaisanterie ; je repris le ton sérieux pour copier les complimens que j’avois entendu faire en pareil cas, & l’on trouva que je m’en acquittai assez bien.

Après s’être amusée quelque tems de ce badinage, Céline me dit : tant de politesse suffiroit à Paris pour nous bien recevoir ; mais, Madame, il faut quelque chose de plus à la campagne, n’aurez-vous pas la bonté de nous donner à dîner ?

Ah ! sur cet article, lui dis-je, je n’en sçais pas assez pour vous satisfaire, & je commence à craindre pour moi-même que votre amie ne s’en soit trop rapportée à mes soins. Je sçais un remede à cela, répondit Céline, si vous voulez seulement prendre la peine d’écrire votre nom, vous verrez qu’il n’est pas si difficile que vous le pensez, de bien régaler ses amies ; vous me rassurez, lui dis-je, allons, écrivons promptement.

Je n’eus pas plutôt prononcé ces paroles, que je vis entrer un homme vêtu de noir, qui tenoit une écritoire & du papier, déja écrit ; il me le présenta, & j’y plaçai mon nom où l’on voulut.

Dans l’instant même, parut un autre homme d’assez bonne mine, qui nous invita selon la coutume, de passer avec lui dans l’endroit où l’on mange.

Nous y trouvâmes une table servie avec autant de propreté que de magnificence ; à peine étions nous assis qu’une musique charmante se fit entendre dans la chambre voisine ; rien ne manquoit de tout ce qui peut rendre un repas agréable. Déterville même sembloit avoir oublié son chagrin pour nous exciter à la joie, il me parloit en mille manieres de ses sentimens pour moi, mais toujours d’un ton flatteur, sans plaintes ni reproches.

Le jour étoit serein ; d’un commun accord nous résolûmes de nous promener en sortant de table. Nous trouvâmes les jardins beaucoup plus étendus que la maison ne sembloit le promettre. L’art & la simétrie ne s’y faisoient admirer que pour rendre plus touchans les charmes de la simple nature.

Nous bornâmes notre course dans un bois qui termine ce beau jardin ; assis tous quatre sur un gazon délicieux, nous commencions déjà à nous livrer à la rêverie qu’inspirent naturellement les beautés naturelles, quand à travers les arbres, nous vîmes venir à nous d’un côté une troupe de paysans vêtus proprement à leur maniere, précédés de quelques instrumens de musique, & de l’autre une troupe de jeunes filles vêtues de blanc, la tête ornée de fleurs champêtres, qui chantoient d’une façon rustique, mais mélodieuse, des chansons, où j’entendis avec surprise, que mon nom étoit souvent répété.

Mon étonnement fut bien plus fort, lorsque les deux troupes nous ayant jointes, je vis l’homme le plus apparent, quitter la sienne, mettre un genouil en terre, & me présenter dans un grand bassin plusieurs clefs avec un compliment, que mon trouble m’empêcha de bien entendre ; je compris seulement, qu’étant le chef des villageois de la Contrée, il venoit me faire hommage en qualité de leur Souveraine, & me présenter les clefs de la maison dont j’étois aussi la maitresse.

Dès qu’il eut fini sa harangue, il se leva pour faire place à la plus jolie d’entre les jeunes filles. Elle vint me présenter une gerbe de fleurs ornée de rubans, qu’elle accompagna aussi d’un petit discours à ma louange, dont elle s’acquita de bonne grace.

J’étois trop confuse, mon cher Aza, pour répondre à des éloges que je méritois si peu ; d’ailleurs tout ce qui se passoit, avoit un ton si approchant de celui de la vérité, que dans bien des momens, je ne pouvois me défendre de croire (ce que néanmoins) je trouvois incroiable : cette pensée en produisit une infinité d’autres : mon esprit étoit tellement occupé, qu’il me fut impossible de proférer une parole : si ma confusion étoit divertissante pour sa compagnie, elle ne l’étoit guères pour moi.

Déterville fut le premier qui en fut touché ; il fit un signe à sa sœur, elle se leva après avoir donné quelques piéces d’or aux païsans & aux jeunes filles, en leur disant (que c’étoit les prémices de mes bontés pour eux) elle me proposa de faire un tour de promenade dans le bois, je la suivis avec plaisir, comptant bien lui faire des reproches de l’embarras où elle m’avoit mise ; mais je n’en eus pas le tems : à peine avions-nous fait quelques pas, qu’elle s’arrêta & me regardant avec une mine riante : avouez, Zilia, me dit-elle, que vous êtes bien fâchée contre nous, & que vous le serez bien davantage, si je vous dis, qu’il est très vrai que cette terre & cette maison vous appartiennent.

À moi, m’écriai-je ! ah Céline ! vous poussez trop loin l’outrage, ou la plaisanterie. Attendez, me dit-elle plus sérieusement, si mon frère avoit disposé de quelques parties de vos trésors pour en faire l’acquisition, & qu’au lieu des ennuieuses formalités, dont il s’est chargé, il ne vous eût reservé que la surprise, nous haïriez-vous bien fort ? ne pourriez-vous nous pardonner de vous avoir procuré (à tout événement) une demeure telle que vous avez paru l’aimer, & de vous avoir assuré une vie indépendante ? Vous avez signé ce matin l’acte authentique qui vous met en possession de l’une & l’autre. Grondez-nous à présent tant qu’il vous plaira, ajouta-t-elle en riant, si rien de tout cela ne vous est agréable.

Ah, mon aimable amie ! m’écriai-je, en me jettant dans ses bras. Je sens trop vivement des soins si généreux pour vous exprimer ma reconnoissance ; il ne me fut possible de prononcer que ce peu de mots ; j’avois senti d’abord l’importance d’un tel service. Touchée, attendrie, transportée de joie en pensant au plaisir que j’aurois de te consacrer cette charmante demeure ; la multitude de mes sentimens en étouffoit l’expression. Je faisois à Céline des caresses qu’elle me rendoit avec la même tendresse ; & après m’avoir donné le tems de me remettre, nous allâmes retrouver son frère & son mari.

Un nouveau trouble me saisit en abordant Déterville, & jetta un nouvel embarras dans mes expressions ; je lui tendis la main, il la baisa sans proférer une parole, & se détourna pour cacher des larmes qu’il ne put retenir, & que je pris pour des signes de la satisfaction qu’il avoit de me voir si contente ; j’en fus attendrie jusqu’à en verser aussi quelques-unes. Le mari de Céline, moins intéressé que nous, à ce qui se passoit, remit bientôt la conversation sur le ton de plaisanterie ; il me fit des complimens sur ma nouvelle dignité, & nous engagea à retourner à la maison pour en examiner, disoit-il, les défauts, & faire voir à Déterville que son goût n’étoit pas aussi sûr qu’il s’en flattoit.

Te l’avouerai-je, mon cher Aza, tout ce qui s’offrit à mon passage me parut prendre une nouvelle forme ; les fleurs me sembloient plus belles, les arbres plus verds, la simétrie des jardins mieux ordonnée.

Je trouvai la maison plus riante, les meubles plus riches, les moindres bagatelles m’étoient devenues intéressantes.

Je parcourus les appartemens dans une yvresse de joie, qui ne me permettoit pas de rien examiner ; le seul endroit où je m’arrêtai, fut dans une assez grande chambre entourée d’un grillage d’or, légérement travaillé, qui renfermoit une infinité de Livres de toutes couleurs, de toutes formes, & d’une propreté admirable ; j’étois dans un tel enchantement, que je croiois ne pouvoir les quitter sans les avoir tous lûs. Céline m’en arracha, en me faisant souvenir d’une clef d’or que Déterville m’avoit remise. Nous cherchâmes à l’employer, mais nos recherches auroient été inutiles, s’il ne nous eût montré la porte qu’elle devoit ouvrir, confondue avec art dans les lambris ; il étoit impossible de la découvrir sans en savoir le secret.

Je l’ouvris avec précipitation, & je restai immobile à la vue des magnificences qu’elle renfermoit.

C’étoit un cabinet tout brillant de glaces & de peintures : les lambris à fond verd, ornés de figures extrêmement bien dessinnées, imitoient une partie des jeux & des cérémonies de la ville du Soleil, telles à peu près que je les avois racontées à Déterville.

On y voyoit nos Vierges représentées en mille endroits avec le même habillement que je portois en arrivant en France ; on disoit même qu’elles me ressembloient.

Les ornemens du Temple que j’avois laissés dans la maison Religieuse, soutenus par des Piramides dorées, ornoient tous les coins de ce magnifique cabinet. La figure du Soleil suspendue au milieu d’un plafond peint des plus belles couleurs du ciel, achevoit par son éclat d’embellir cette charmante solitude : & des meubles commodes assortis aux peintures la rendoient délicieuse.

En éxaminant de plus près ce que j’étois ravie de retrouver, je m’apperçus que la chaise d’or y manquoit : quoique je me gardasse bien d’en parler, Déterville me devina ; il saisit ce moment pour s’expliquer : vous cherchez inutilement, belle Zilia, me dit-il, par un pouvoir magique la chaise de l’Inca, s’est transformée en maison, en jardin, en terres. Si je n’ai pas employé ma propre science à cette métamorphose, ce n’a pas été sans regret, mais il a fallu respecter votre délicatesse ; voici, me dit-il, en ouvrant une petite armoire (pratiquée adroitement dans le mur,) voici les débris de l’opération magique. En même-tems il me fit voir une cassette remplie de piéces d’or à l’usage de France. Ceci, vous le sçavez, continua-t-il, n’est pas ce qui est le moins nécessaire parmi nous, j’ai cru devoir vous en conserver une petite provision.

Je commençois à lui témoigner ma vive reconnoissance & l’admiration que me causoient des soins si prévenans ; quand Céline m’interrompit & m’entraîna dans une chambre à côté du merveilleux cabinet. Je veux aussi, me dit-elle, vous faire voir la puissance de mon art. On ouvrit de grandes armoires remplies d’étoffes admirables, de linge, d’ajustemens, enfin de tout ce qui est à l’usage des femmes, avec une telle abondance, que je ne pûs m’empêcher d’en rire & de demander à Céline, combien d’années elle vouloit que je vécusse pour employer tant de belles choses. Autant que nous en vivrons mon frère & moi, me répondit-elle : & moi, repris-je, je desire que vous viviez l’un & l’autre autant que je vous aimerai, & vous ne mourrez assurément pas les premiers.

En achevant ces mots, nous retournâmes dans le Temple du Soleil (c’est ainsi qu’ils nommerent le merveilleux Cabinet.) J’eus enfin la liberté de parler, j’exprimai, comme je le sentois, les sentimens dont j’étois pénétrée. Quelle bonté ! Que de vertus dans les procédés du frère & de la sœur !

Nous passâmes le reste du jour dans les délices de la confiance & de l’amitié ; je leur fis les honneurs du soupé encore plus gaiement que je n’avois fait ceux du dîner. J’ordonnois librement à des domestiques que je savois être à moi ; je badinois sur mon autorité & mon opulence ; je fis tout ce qui dépendoit de moi, pour rendre agréables à mes bienfaiteurs leurs propres bienfaits.

Je crus cependant m’appercevoir qu’à mesure que le tems s’écouloit, Déterville retomboit dans sa mélancolie, & même qu’il échappoit de tems en tems des larmes à Céline ; mais l’un & l’autre reprenoient si promptement un air serein, que je crus m’être trompée.

Je fis mes efforts pour les engager à jouir quelques jours avec moi du bonheur qu’ils me procuroient. Je ne pûs l’obtenir ; nous sommes revenus cette nuit, en nous promettant de retourner incessamment dans mon Palais enchanté.

Ô, mon cher Aza, quelle sera ma félicité, quand je pourrai l’habiter avec toi !


Analyse de la lettre

Écrite alors que Zilia a déjà séjourné en France et commence à maîtriser la langue, la lettre 32 relate une journée étonnante, où la jeune femme, invitée à la campagne par son amie Céline et son protecteur Déterville, se voit offrir une maison de campagne et des terres. Cette lettre est l’une des plus longues et des plus détaillées ; elle marque un tournant dans l’intrigue, car elle prépare la fin surprenante de l’œuvre. Ce qui se joue ici est à la fois matériel et symbolique : l’« acquisition » d’une demeure représente la possibilité pour Zilia d’avoir un lieu à elle, un espace où elle pourra penser et vivre sans dépendre d’un homme. Au‑delà du récit enchanteur, le don de la maison soulève des questions sur la générosité, la dette, le rapport de force entre bienfaiteur et bénéficiaire. Grâce à cette lettre, Graffigny construit un véritable « palais enchanté » qui concentre les aspirations et les tensions de son héroïne.

La lettre 32 commence sur un ton léger et enthousiaste. Zilia annonce à Aza combien ses visites et ses fatigues « se terminèrent agréablement » et raconte la « journée délicieuse » qu’elle a vécue. Dès le départ, le lecteur ressent la joie de l’héroïne. Après deux jours de repos, le petit groupe – Céline, son frère Déterville, le mari de Céline et Zilia – quitte Paris pour rendre visite à une amie. La maison de campagne qu’ils découvrent est magnifique, entourée d’une nature harmonieuse et de jardins ordonnés. Cependant, à leur arrivée, ils remarquent que toutes les portes sont ouvertes et que personne ne les accueille. Zilia, qui a été bercée en France par les histoires de fées, imagine qu’il s’agit peut‑être d’un enchantement. Elle interroge Céline pour savoir si la maîtresse de maison n’est pas une fée invisible. Cette entrée dans un lieu désert, trop beau pour être abandonné et pourtant vide, installe une atmosphère de conte. L’« enchantement » dont parle Zilia n’est pas anodin ; il prépare le lecteur à la mise en scène qui va suivre.

Céline explique que la propriétaire ne peut pas être là et que Zilia devra « faire les honneurs de la maison » en son absence. La jeune Inca, amusée, accepte de jouer le rôle de maîtresse de maison et d’imiter les compliments français. Cette plaisanterie crée un effet théâtral : les personnages se distribuent des rôles, et Zilia, qui a souvent observé la société française sans y prendre part, se voit donner pour la première fois la responsabilité d’accueillir. Elle se met en scène, reprend le ton sérieux et s’applique à copier les compliments entendus à Paris. Ce passage révèle non seulement sa capacité d’adaptation mais aussi sa conscience des codes sociaux, qu’elle peut reproduire avec ironie.

La farce continue lorsque Céline demande à Zilia de leur donner à dîner. L’Inca avoue son ignorance et craint de mal faire. On lui propose alors d’inscrire simplement son nom. Dès qu’elle a posé son nom sur une feuille, des domestiques apparaissent, un homme vêtu de noir avec une écritoire, un autre pour conduire les invités à table. La table est servie « avec autant de propreté que de magnificence », et une musique charmante résonne dans la pièce adjacente. La profusion de plats, le luxe et l’harmonie musicale confèrent au repas un air de féerie. À la campagne, loin des intrigues parisiennes, Zilia découvre un bonheur simple et raffiné. Ce tableau qui mêle nature et artifice dévoile la capacité de Déterville à créer un univers propice au plaisir et à la surprise.

Après le dîner, le groupe se promène dans les jardins. Zilia remarque que l’art et la symétrie sont au service des charmes de la nature. La promenade se termine dans un bois, où ils se reposent sur un gazon. C’est là que survient la première « scène » spectaculaire : deux cortèges s’avancent, des paysans vêtus « proprement à leur manière » avec des instruments de musique, puis des jeunes filles en blanc, la tête ornée de fleurs, qui chantent. Les chants, bien que simples, intègrent le nom de Zilia, ce qui la surprend. L’homme qui dirige la troupe des paysans s’agenouille et lui présente un bassin rempli de clés, en lui adressant un compliment qui la qualifie de « Souveraine ». La jeune fille la plus jolie des autres lui offre une gerbe de fleurs ornée de rubans et prononce un discours élogieux. Les hommages sont si appuyés que Zilia, confuse, ne parvient pas à répondre. Elle avoue plus tard que l’ensemble semble si proche de la vérité qu’elle est tentée d’y croire ; l’équivoque renforce le côté féerique. Le lecteur partage cette hésitation, d’autant que Zilia n’a pas encore compris le but de cette cérémonie.

Cette scène, à la fois touchante et spectaculaire, révèle l’attention de Déterville et de sa sœur pour la sensibilité de Zilia. Ils ont préparé un cérémonial capable de l’émerveiller et de la mettre au centre des regards. Mais elle se sent déconcertée par tant d’honneurs, car elle estime ne pas les mériter. La confusion de Zilia amuse sans doute les organisateurs, mais elle est réelle pour l’héroïne ; elle se demande si elle assiste à un jeu ou à une réalité. Cette hésitation montre une fois encore son innocence et sa franchise. Déterville est le premier à s’en émouvoir ; d’un geste, il demande à sa sœur d’arrêter la cérémonie. Celle‑ci donne des pièces d’or aux villageois et aux jeunes filles comme « prémices » de la générosité de Zilia, puis entraîne la Péruvienne à l’écart pour lui révéler la vérité.


autonomie et ambivalence

Céline conduit Zilia dans un coin du bois et, avec un sourire, lui annonce que la maison et la terre lui appartiennent réellement. Zilia croit d’abord à une plaisanterie malicieuse ; elle s’indigne, estimant qu’on pousse la plaisanterie trop loin. Céline devient plus sérieuse et lui explique que son frère a utilisé une partie des trésors de Zilia – dont la célèbre chaise d’or – pour acquérir cette propriété en son nom. Plutôt que de l’accabler des formalités juridiques, il a voulu lui réserver la surprise. Le papier qu’elle a signé le matin même était l’acte authentique de propriété. Au lieu de n’offrir que des promesses, Déterville lui offre une maison, un jardin et des terres, ainsi qu’une indépendance matérielle. La révélation bouleverse Zilia : elle se jette dans les bras de Céline, émue par tant de générosité. Sa première pensée est pour Aza : elle imagine déjà consacrer cette demeure à son fiancé et pouvoir la partager avec lui. La joie qui l’envahit est intense ; elle peine à exprimer sa reconnaissance.

Cette scène de dévoilement est capitale. D’une part, elle consacre le passage de Zilia du statut de protégée à celui de propriétaire. D’autre part, elle met en lumière l’ambivalence du don. Déterville et Céline affirment agir par pure bonté, en donnant à Zilia un endroit où elle pourra vivre libre. Pourtant, le lecteur, averti par la critique sociale présente dans l’œuvre, perçoit aussi l’inégalité qui se joue dans ce geste. La générosité crée une dette symbolique : Zilia devra‑t‑elle remercier Déterville en retour ? Le philosophe Marcel Mauss, dont les réflexions sur le don ont influencé de nombreux commentateurs, souligne que tout don entraîne une obligation de rendre. Dans la lettre 32, cette logique sous‑jacente transparaît : en offrant la maison, Déterville manifeste sa supériorité sociale et cherche peut‑être à obtenir l’amour ou au moins la reconnaissance de Zilia. L’héroïne, émue et reconnaissante, se sent redevable, même si elle ne souhaite pas se lier à son bienfaiteur par mariage. Graffigny, sans moraliser, met en scène cette tension entre altruisme et intérêt.

À la suite de la révélation, Zilia retourne auprès de Déterville. L’échange entre eux est délicat : elle lui tend la main en signe de gratitude, il la baise et détourne la tête pour cacher ses larmes. Le lecteur comprend que ces larmes mêlent la joie d’avoir pu faire plaisir et la peine de sentir que son amour restera probablement sans retour. Ce silence en dit long sur la pudeur des sentiments. Le mari de Céline, personnage plus détaché, remet la conversation sur un ton léger en invitant tout le monde à visiter la maison pour en repérer les défauts. Cette proposition permet de désamorcer l’émotion et de conduire la scène vers l’exploration du « palais enchanté ».

En pénétrant de nouveau dans la maison, Zilia voit tout avec des yeux renouvelés. Elle confie à Aza que les fleurs lui semblent plus belles, les arbres plus verts, la symétrie plus parfaite. Cette sensation renvoie à l’idée qu’un bien que l’on croit posséder prend une valeur sentimentale plus grande qu’un bien que l’on admire seulement. La visite de la demeure est décrite comme une véritable ivresse. Dans une grande chambre entourée d’un grillage d’or, Zilia découvre une bibliothèque qui contient des livres de toutes formes et de toutes couleurs, rangés avec une propreté admirable. Elle est fascinée par cet ensemble et souhaite en lire chaque volume. Cette attirance pour les livres s’inscrit dans la thématique de l’accès au savoir : Zilia, qui s’efforce de maîtriser le français, voit dans ces ouvrages l’occasion d’approfondir sa culture et de comprendre la société qui l’entoure. Françoise de Graffigny critique en effet l’éducation superficielle des femmes de son temps et met en scène une héroïne qui cherche à échapper à la frivolité en se cultivant.

La pièce la plus marquante est un petit cabinet, surnommé plus tard le « Temple du Soleil ». Ce cabinet est décoré de glaces et de peintures représentant des scènes de la civilisation inca, des vierges du Soleil, des cérémonies et des jeux que Zilia avait décrits à Déterville. Les lambris verts, les pyramides dorées, la figure du Soleil suspendue au plafond créent une atmosphère somptueuse qui rappelle la nostalgie de la patrie. Le mobilier est assorti aux peintures et donne à la pièce un charme à la fois exotique et raffiné. Zilia remarque cependant l’absence de la « chaise d’or », symbole du trône inca, qu’elle avait laissée au couvent. Elle n’ose pas en parler, mais Déterville anticipe sa question : il avoue avoir utilisé cette chaise pour financer l’achat de la maison et transformer ce bien inca en bien européen. Il en montre les « débris » sous forme de pièces d’or, soigneusement conservées. Ce geste a une forte portée symbolique : il montre comment les richesses de la culture inca sont converties en biens matériels en Europe. Zilia remercie vivement son protecteur, tout en ressentant sans doute une forme de déracinement : son héritage se trouve transformé pour s’adapter à la société française.

Céline, quant à elle, présente à Zilia de grandes armoires remplies d’étoffes, de linge et d’« ajustements », c’est‑à‑dire de vêtements à la mode française. La profusion fait rire la jeune Inca, qui s’étonne de la quantité de choses, et qui demande combien d’années il lui faudrait pour tout utiliser. Céline, toujours attentive, répond qu’elles vivront aussi longtemps qu’il faudra pour épuiser ce stock. Cette plaisanterie renforce la complicité entre les deux femmes et souligne l’aspect excessif de ce don. Elle permet également à Zilia de mettre de côté son embarras et d’exprimer ses sentiments avec plus de spontanéité.

Dans le cabinet, baptisé « Temple du Soleil », Zilia retrouve la parole. Elle exprime sa gratitude et sa tendresse envers Céline et Déterville. Elle souligne les vertus de ses bienfaiteurs et l’ampleur de leur générosité. Le reste de la journée se déroule dans la confiance et l’amitié. Zilia, qui occupe désormais un rôle de maîtresse de maison, prépare le souper avec joie et plaisante sur son autorité et son opulence. Elle prend conscience que les domestiques lui obéissent, que les biens lui appartiennent, et cette réalisation la pousse à jouer son rôle avec humour. À travers ces scènes, Graffigny montre la capacité de Zilia à assumer un statut nouveau sans renier son identité. La lettre, en ce sens, esquisse l’ébauche d’un espace où la jeune femme pourra concilier culture d’origine et indépendance.

Cependant, des ombres passent au‑dessus de cette journée enchantée. Zilia remarque que, au fil du temps, Déterville retombe dans la mélancolie et que Céline laisse échapper quelques larmes. Leur tristesse est fugitive, car ils reprennent aussitôt un air serein. Mais l’héroïne sent qu’une tension persiste : sans doute ressentent‑ils l’approche d’une séparation ou la crainte d’un refus. Le lendemain, ils doivent retourner à Paris et laissent Zilia seule avec ses pensées. La lettre se clôt sur un appel à Aza : elle imagine le bonheur de vivre avec lui dans ce « palais enchanté » et espère pouvoir un jour partager cet endroit avec son fiancé. Cette conclusion exprime la fidélité indéfectible de Zilia à Aza et montre que, malgré la gratitude qu’elle éprouve pour Déterville, son cœur reste tourné vers son amour d’enfance. Par son désir d’associer son espace nouveau à la mémoire d’Aza, Zilia fait de cette maison non pas le symbole d’un transfert d’amour mais celui d’une indépendance qu’elle souhaite partager avec son bien‑aimé.


Thèmes et enjeux

La lettre 32 met en scène un don exceptionnel : offrir une maison et des terres à une jeune femme étrangère est un geste d’une rare ampleur. Loin d’être anodin, ce cadeau souligne le pouvoir économique de Déterville et la gratitude qu’il attend. Les critiques ont montré que la générosité répétée de cet officier français envers Zilia crée une asymétrie : il libère la jeune femme des Espagnols, lui offre des vêtements, l’introduit à la société française et finalement lui attribue une demeure. À chaque fois, le présent s’accompagne d’une attente implicite. Comme l’explique la théorie du don de Marcel Mauss, celui qui offre se place en position de supériorité, et celui qui reçoit se trouve en devoir de rendre. Le roman de Graffigny exploite cette tension : Déterville multiplie les cadeaux, et Zilia ne peut répondre que par des paroles ou des marques d’amitié. La maison et le jardin représentent le summum de cet échange inégal. Zilia, reconnaissante, éprouve une dette morale. Elle lui tend la main, prononce des mots d’affection qui ressemblent à un engagement, mais elle ne lui promet jamais son amour. Le lecteur comprend que le don risque d’être perçu comme un achat d’amour, ce que Zilia refuse. Dans la lettre 32, l’Inca oscille entre gratitude et prudence, consciente qu’accepter un tel cadeau pourrait lier son destin à celui de son bienfaiteur. Graffigny nuance ainsi la générosité, en dévoilant les dessous d’un geste apparemment désintéressé.

Ce thème rejoint une réflexion plus générale sur l’économie des sentiments dans le roman. Les lettres illustrent comment les échanges matériels et symboliques façonnent les relations sociales. Déterville, bien qu’animé de bonnes intentions, applique sans le vouloir un modèle où l’argent et le don servent à conquérir. Zilia oppose à cette logique la valeur de l’amitié et de la loyauté. Dans la lettre 15, elle explique déjà qu’elle conserve les cadeaux pour les offrir à Aza comme tribut, considérant que le cacique Déterville n’est que le vassal du roi Inca. Cette remarque rappelle que, selon la conception inca, le don s’inscrit dans une hiérarchie spirituelle ; Aza est le seul à pouvoir recevoir ces présents. Dans la lettre 32, la transformation de la chaise d’or en maison peut être interprétée comme un détournement : les richesses incas financent l’émancipation européenne de Zilia. Ce geste, bienveillant, entérine aussi une appropriation culturelle.

La réception de la maison et la visite du « Temple du Soleil » revêtent une importance particulière pour la condition féminine. Les lettres de Graffigny dénoncent la superficialité de l’éducation réservée aux femmes françaises du XVIIIᵉ siècle, une éducation qui se limite à l’ornement et aux « mouvements du corps ». Zilia, en revanche, aspire à une instruction profonde. Lorsqu’elle découvre la bibliothèque remplie de volumes multicolores, elle se sent « dans un tel enchantement » qu’elle souhaite les lire tous. Ce désir de savoir constitue un fil conducteur du roman : l’héroïne ne veut pas rester cantonnée à la frivolité et cherche dans la lecture un moyen de s’élever. La maison offerte par Déterville devient ainsi un lieu d’étude et de réflexion, un espace retiré du monde où Zilia pourra « développer le goût de l’étude », que Graffigny décrit comme « la clé du bonheur des femmes ». Le « Temple du Soleil » n’est pas seulement décoratif ; il symbolise un savoir authentique qui relie Zilia à ses origines et à sa quête de sens.

La lettre 32 souligne aussi la question de l’autonomie économique des femmes. À l’époque, les femmes ne peuvent pas posséder librement des biens sans être sous la tutelle d’un mari ou d’un père. En offrant une maison à Zilia, Déterville détourne cette règle, mais il le fait par procuration : c’est lui qui achète, c’est lui qui gère les formalités, et c’est par son intermédiaire que Zilia devient propriétaire. L’héroïne est alors dépendante d’un bienfait masculin. Ce paradoxe n’est pas sans rappeler les réalités de l’époque : la femme peut s’affranchir, mais souvent grâce à la fortune ou à la protection d’un homme. Zilia le sait, et son objectif reste d’acquérir une indépendance qui ne l’oblige pas à se marier. L’épisode prépare la décision finale de l’héroïne, qui choisira de rester seule dans cette maison plutôt que de céder à la pression sociale et d’épouser Déterville. La lettre 32, en ce sens, anticipe la fin subversive de l’œuvre où Zilia refuse l’union et privilégie la « jouissance d’être ».

Ce passage s’inscrit dans une réflexion plus large sur la condition féminine au siècle des Lumières. Graffigny souligne les limites imposées aux femmes en matière d’éducation, de mariage et de liberté financière. Par la voix de Zilia, elle critique l’obligation de plaire et la réduction de la femme à un rôle décoratif. Zilia, étrangère et femme, subit un double exil ; elle est regardée comme différente par les Français et les Françaises, et elle sait qu’on la considère comme un objet de curiosité. Pourtant, elle se réapproprie cette altérité pour affirmer sa voix. Elle s’étonne que toutes les femmes se maquillent de la même manière et répètent les mêmes phrases, et elle se distingue par son désir de comprendre et de critiquer la société qui l’entoure. La maison offerte devient l’espace où elle pourra se définir par elle‑même et non par les yeux des autres.

Tout au long du roman, Zilia observe la société française comme une étrangère. Dans son « Avertissement », Graffigny affirme qu’elle utilise le « regard étranger » comme un outil de critique. Ce procédé permet de mettre à nu les incohérences et les injustices sans que les propos soient attribués directement à l’autrice, ce qui aurait été jugé indécent pour une femme. La lettre 32 renforce cet aspect. Lorsque Zilia arrive à la maison de campagne, elle la compare à un enchantement et à un conte de fées, car elle n’en saisit pas les codes. Elle remarque la mise en scène, la politesse, la cérémonie, et elle s’étonne de la disproportion entre les apparences et la réalité. Cette naïveté feinte est un moyen de mettre en lumière les normes françaises : comment expliquer qu’il suffit d’écrire son nom pour qu’on lui serve un dîner ? Que signifient ces paysans qui chantent son nom et lui offrent des clés ? Zilia voit dans ces coutumes une théâtralité qui cache un système de dépendance.

La lettre 32 offre également à Zilia l’occasion d’exprimer son attachement à sa culture d’origine. Le « Temple du Soleil » est un hommage à ses racines, et la découverte de ce lieu montre que Déterville a écouté attentivement ses récits et a voulu les reproduire. Ce souci du détail et de la mémoire est touchant, mais il inscrit aussi la culture inca dans un décor européen. Les objets sacrés transportés depuis le couvent – pyramides dorées, ornementations du temple – se retrouvent au milieu des lambris, transformés en objets décoratifs. Ce mélange d’authenticité et de mise en scène questionne la place de la culture colonisée dans l’espace colonisateur. Zilia trouve du réconfort en retrouvant ces symboles, mais elle est aussi confrontée à la récupération de sa culture. La transformation de la chaise d’or en maison illustre le passage de la valeur spirituelle à la valeur matérielle. Zilia doit apprendre à naviguer entre ces deux mondes, à préserver sa mémoire tout en s’adaptant à son environnement. La maison devient ainsi un lieu de métissage où se rencontrent les rituels du Soleil et les codes français.


Lecture linéaire de la lettre 32

Pour saisir toutes les nuances de la lettre 32, il est utile d’en proposer une lecture linéaire, c’est‑à‑dire de suivre le texte pas à pas en commentant sa progression narrative et stylistique. Cette méthode met en évidence la construction du récit et l’évolution des émotions de Zilia.

La lettre s’ouvre sur une exclamation jubilatoire : Zilia s’adresse à Aza en exprimant la douceur de ses visites et la gratitude qu’elle éprouve envers Déterville et sa sœur. Elle annonce une « journée délicieuse ». L’emploi d’un vocatif affectueux (« mon cher Aza ») et l’emploi de phrases exclamatives traduisent l’enthousiasme. Ce ton engageant prépare le lecteur à un récit positif. Dès la deuxième phrase, Zilia évoque son désir de partager ces moments avec Aza, confirmant que son amour reste son référent principal.

Zilia décrit ensuite le départ de Paris et l’arrivée dans une maison de campagne dont « la situation et les approches » lui paraissent admirables. Le recours au vocabulaire de l’admiration (« admirables », « trop belle ») installe une atmosphère idyllique. Toutefois, cette admiration se mêle à l’étonnement : la maison est vide, toutes les portes sont ouvertes, personne ne les accueille. Zilia s’interroge : comment une demeure si belle peut‑elle être abandonnée ? Elle invente l’hypothèse d’un enchantement et pense aux contes de fées que Céline lui a fait lire. Le recours à l’énumération et aux oppositions (« trop belle pour être abandonnée, trop petite pour cacher le monde ») souligne la perplexité. Cette hésitation prépare le dénouement : le jeu n’est pas un enchantement surnaturel mais une comédie orchestrée par Céline.

Lorsque Céline lui demande de « faire les honneurs » de la maison, Zilia entre dans le jeu avec aisance. Elle imite les compliments appris à Paris et s’acquitte de cette tâche avec succès. Ce passage montre sa capacité d’assimilation linguistique. La fille qui ne parlait pas un mot de français au début du roman maîtrise désormais les codes de la politesse mondaine. Dans la phrase où elle reprend « le ton sérieux », le contraste entre la plaisanterie et la gravité montre qu’elle comprend l’importance du langage en France. Graffigny poursuit la scène en montrant que la politesse française ne suffit pas à la campagne ; il faut aussi offrir un repas. Cette remarque renforce l’idée que les codes varient selon les contextes et que Zilia doit sans cesse s’adapter.

La magie opère lorsque Zilia écrit son nom. La description du domestique en noir, de l’écritoire et du papier prêt, puis l’arrivée du maître d’hôtel, crée un effet de surprise. La rédaction du nom devient un acte performatif : écrire, c’est déclencher la réalité. Le repas est décrit avec un sens du détail : la table est servie avec propreté et magnificence, la musique charme les convives, tout contribue à rendre le repas agréable. Zilia souligne que même Déterville, habituellement mélancolique, semble oublier ses soucis pour partager la joie. Cette observation révèle la qualité de l’atmosphère créée et la volonté de Déterville de plaire.

Après le repas, le groupe décide de se promener. Les jardins sont décrits comme plus vastes que ce qu’annonçait la maison. L’art et la symétrie sont admirés pour la manière dont ils servent la nature. Cette réflexion s’inscrit dans le discours esthétique du siècle des Lumières : le jardin à la française se veut un compromis entre nature et architecture. Arrivés dans un bois, les personnages s’assoient sur un gazon délicieux et se laissent aller à la rêverie. C’est alors que surgissent les deux troupes. Zilia note la beauté simple des paysans et des jeunes filles, leur simplicité rustique qui contraste avec la magnificence du repas précédent. La répétition de son nom dans les chansons la surprend et l’inquiète, car elle ne comprend pas encore le sens de cet hommage. Le genou à terre du chef des villageois, la présentation des clés dans un grand bassin, l’agenouillement et la harangue qu’elle n’entend pas bien en raison de son trouble, tous ces éléments rappellent les cérémonies de couronnement ou d’hommage. La confusion de Zilia est palpable, et elle l’avoue : « j’étois trop confuse pour répondre à des éloges que je méritois si peu ». Son trouble est à la fois émotif et intellectuel ; elle ne sait pas si elle doit croire à la réalité ou à une plaisanterie.

Céline interrompt la cérémonie en donnant de l’argent aux villageois et en les renvoyant. Elle emmène Zilia à l’écart et lui révèle la vérité. Le dialogue qui suit est marqué par l’exclamation et la surprise. Zilia ne veut pas y croire (« À moi ! m’écriai‑je ») et redoute qu’on se moque d’elle. Céline, avec douceur, explique que Déterville a acheté cette maison en son nom, en utilisant une partie de ses trésors, et qu’elle a signé l’acte en écrivant son nom. Les phrases sont longues, ponctuées de questions rhétoriques qui expriment l’incrédulité et la joie. Zilia, submergée d’émotions, se jette dans les bras de son amie. Son langage devient plus expressif : elle emploie des verbes forts (« je sens », « je faisois »), et son style se rapproche de la confidence. Elle s’imagine déjà offrir cette demeure à Aza et partage avec Céline un moment de tendresse : les caresses qu’elles échangent traduisent la solidarité féminine. Cette intimité contraste avec les manières apprises à Paris et souligne la profondeur de leur amitié.

La scène suivante montre l’échange silencieux entre Zilia et Déterville. Le geste de lui tendre la main est un compromis entre la réserve et l’affection. La réaction de Déterville – baiser la main et détourner le regard pour pleurer – trahit ses sentiments. Les larmes de Céline, puis leur disparition rapide, suggèrent la complexité de leurs émotions. On ressent l’impossibilité pour Déterville d’exprimer pleinement son amour, respectueux de la fidélité de Zilia à Aza.

La visite de la maison est décrite avec profusion de détails. Zilia confie qu’elle voit tout sous un nouveau jour. Le simple fait de posséder transforme sa perception : les objets deviennent intéressants, même les « moindres bagatelles ». La découverte de la bibliothèque est une scène de ravissement. Les livres sont de toutes couleurs, de toutes formes, rangés avec soin. Zilia, fascinée par cet éventail de savoirs, se sent incapable de les quitter. Ce passage confirme sa volonté d’apprendre, et sa curiosité intellectuelle. Vient ensuite la visite du cabinet aux glaces et aux peintures. Les descriptions sont précises : les lambris verts, les figures bien dessinées, les pyramides dorées, la figure du Soleil suspendue au plafond. Ce cabinet est un hommage à la civilisation inca et offre à Zilia un espace de mémoire. Elle s’y sent comme au Temple du Soleil, d’où l’appellation donnée par ses amis. La découverte des armoires remplies d’étoffes et de linge montre la générosité matérielle de Céline. Le dialogue qui suit est léger et plein d’humour : Zilia demande combien d’années il faudrait pour tout utiliser, Céline répond qu’elles vivront longtemps, et Zilia souhaite qu’ils vivent autant qu’elle les aimera.

La fin de la lettre décrit une soirée joyeuse et détendue. Zilia fait les honneurs du souper avec assurance et amuse ses amis en plaisantant sur son autorité et sa richesse. Elle se surprend à commander les domestiques et à se comporter en propriétaire. Cette autodérision montre qu’elle ne prend pas son rôle trop au sérieux. Elle souhaite rendre leurs propres bienfaits agréables à ses bienfaiteurs, preuve de sa délicatesse. Pourtant, elle remarque que la mélancolie rattrape Déterville et Céline. Le lecteur comprend que les sentiments non partagés et la perspective d’une séparation pèsent sur eux. La dernière phrase, adressée à Aza, exprime le désir ardent de partager ce « palais enchanté » avec lui. L’adjectif « enchanté » rappelle le thème du conte et renvoie à la dimension magique de cette journée. Ce terme annonce également le futur lieu d’émancipation où Zilia s’installera seule, transformant la demeure en espace de méditation et de création.


Zilia et Déterville : une relation complexe

La lettre 32 révèle la complexité de la relation entre Zilia et Déterville. Depuis le début du roman, cet officier français s’est imposé comme un protecteur. Il a racheté Zilia, l’a soustraite aux Espagnols, lui a enseigné le français et l’a introduite à la société parisienne. Il est clairement amoureux d’elle, mais il respecte ses sentiments et n’ose pas lui déclarer son amour ouvertement. Dans la lettre 32, il cherche à lui offrir un cadre de vie stable et à lui prouver qu’elle peut compter sur lui. En achetant cette maison, il espère peut‑être susciter un attachement plus profond. Pourtant, il garde une réserve pudique : lorsqu’il remet à Zilia les clés, il ne prononce pas de discours grandiloquent. Au contraire, il laisse les paysans et les jeunes filles orchestrer la cérémonie. L’aveu qu’il a transformé la chaise d’or en maison est fait avec délicatesse, et il insiste sur le fait qu’il a gardé des pièces d’or pour ses besoins. Ce geste de transparence montre qu’il respecte l’indépendance de Zilia et qu’il ne veut pas être soupçonné de voler son trésor.

Du côté de Zilia, la gratitude est réelle. Elle reconnaît les bienfaits de Déterville, elle lui tend la main avec émotion et elle le remercie sincèrement. Mais son cœur reste fidèle à Aza. Elle refuse de confondre gratitude et amour, ce qui la place dans une situation délicate. Elle ne veut pas blesser son bienfaiteur, mais elle ne peut pas lui offrir ce qu’il attend. La lettre 32 illustre ce dilemme : Zilia manifeste son affection, mais elle ne prononce pas de mots d’amour. Elle se réjouit de son indépendance, mais elle maintient une distance qui protège sa liberté. Elle a conscience que sa nouvelle fortune pourrait être interprétée comme une acceptation implicite de l’amour de Déterville. Pour éviter tout malentendu, elle réaffirme que son bonheur serait complet uniquement avec Aza. Ce rappel est la preuve de son intégrité.

Le rapport entre Zilia et Déterville est aussi marqué par la différence culturelle. Il représente l’Occident, la civilisation française, la rationalité et la générosité teintée d’intérêt, tandis que Zilia incarne l’Altérité, la sagesse inca, la fidélité et la vertu. La maison de campagne qui lui est offerte est située à la frontière de ces deux mondes : elle est un havre rural qui mêle la symétrie française et les ornements incas. Déterville se montre capable de comprendre une partie de sa culture en reproduisant le Temple du Soleil, mais il la modifie pour l’insérer dans son univers. Cette ambivalence se reflète dans leurs sentiments : la compréhension et l’amitié sont présentes, mais la fusion est impossible. La lettre 32 montre que, malgré la générosité de Déterville, Zilia restera en marge de la société française et conservera une forme d’autonomie identitaire.


Conclusion

La lettre 32 des Lettres d’une Péruvienne n’est pas qu’un intermède pastoral ou un conte de fées. Elle est l’une des clés de l’architecture du roman. En offrant à Zilia un « palais enchanté », Déterville et Céline lui procurent les moyens matériels et intellectuels de choisir son destin. Ce cadeau, qui semble généreux, porte en lui la marque du don intéressé : il crée une dette morale et soulève la question de la réciprocité. Zilia, consciente de cette ambivalence, remercie ses amis mais refuse de se laisser enfermer dans un lien amoureux non désiré. En contemplant sa maison et son jardin, elle se sent à la fois émue et perplexe. La transformation de la chaise d’or en propriété montre comment les valeurs spirituelles incas sont converties en richesses matérielles européennes. Ce transfert symbolise l’acculturation et la récupération des cultures colonisées par l’Occident.

La lettre 32 prépare le dénouement du roman. Elle annonce le choix final de Zilia de rester seule dans sa maison, préférant l’indépendance à un mariage qui la priverait de liberté. Elle contribue également à la réflexion sur la condition féminine : en donnant à Zilia un espace d’étude et de réflexion, Déterville lui offre, involontairement, la possibilité d’atteindre la connaissance qui lui était refusée. Le « Temple du Soleil » devient le lieu où elle pourra écrire, penser et élaborer une pensée critique. Ce faisant, Graffigny anticipe les revendications des femmes sur l’accès au savoir et sur la liberté d’écrire. La lettre 32 marque enfin l’évolution du personnage : la jeune princesse enlevée et dépendante est devenue une femme instruite, capable d’apprécier un cadeau sans être dupée par les obligations qu’il implique.

Dans l’ensemble des Lettres d’une Péruvienne, cette lettre charnière illustre la finesse de l’écriture de Graffigny. À travers un récit joyeux et riche en détails, elle aborde des thèmes profonds : la générosité et ses pièges, la condition féminine, l’auto‑apprentissage, l’altérité culturelle. Elle mêle la légèreté du conte à la gravité de la critique sociale. Pour les élèves qui étudient ce texte, la lettre 32 offre un excellent exemple de la manière dont un récit peut en dire plus qu’il ne semble. C’est un moment où l’on perçoit l’évolution de Zilia, sa capacité à s’intégrer sans se perdre, et la générosité ambivalente de Déterville. Ce « palais enchanté » n’est pas seulement un décor somptueux ; il est le symbole d’une conquête de soi et d’une revendication d’indépendance qui résonnent encore aujourd’hui.


Laisser un commentaire