📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- Analyse de la lettre
- Le thème du don et la générosité en question
- Mémoire, identité et recréation du Temple du Soleil
- Regard critique
- Analyse linéaire
La lettre
Depuis que je sçais mes Lettres en chemin, mon cher Aza, je jouis d’une tranquillité que je ne connoissois plus. Je pense sans cesse au plaisir que tu auras à les recevoir, je vois tes transports, je les partage, mon ame ne reçoit de toute part que des idées agréables, & pour comble de joie, la paix est rétablie dans notre petite société.
Les Juges ont rendu à Céline les biens dont sa mere l’avoit privée. Elle voit son amant tous les jours, son mariage n’est retardé que par les aprêts qui y sont nécessaires. Au comble de ses vœux elle ne pense plus à me quereller, & je lui en ai autant d’obligation que si je devois à son amitié les bontés qu’elle recommence à me témoigner. Quel qu’en soit le motif, nous sommes toujours redevables à ceux qui nous font éprouver un sentiment doux.
Ce matin elle m’en a fait sentir tout le prix par une complaisance qui m’a fait passer d’un trouble fâcheux à une tranquillité agréable.
On lui a apporté une quantité prodigieuse d’étoffes, d’habits, de bijoux de toutes espéces ; elle est accourue dans ma chambre, m’a emmenée dans la sienne, & après m’avoir consultée sur les différentes beautés de tant d’ajustemens, elle a fait elle-même un tas de ce qui avoit le plus attiré mon attention, & d’un air empressé elle commandoit déjà à nos Chinas de le porter chez moi, quand je m’y suis opposée de toutes mes forces. Mes instances n’ont d’abord servi qu’à la divertir ; mais voyant que son obstination augmentoit avec mes refus, je n’ai pu dissimuler davantage mon ressentiment.
Pourquoi (lui ai-je dit les yeux baignés de larmes) pourquoi voulez-vous m’humilier plus que je ne le suis ? Je vous dois la vie, & tout ce que j’ai, c’est plus qu’il n’en faut pour ne point oublier mes malheurs. Je sçais que selon vos Loix, quand les bienfaits ne sont d’aucune utilité à ceux qui les reçoivent, la honte en est effacée. Attendez donc que je n’en aye plus aucun besoin pour exercer votre générosité. Ce n’est pas sans répugnance, ajoutai-je d’un ton plus moderé, que je me conforme à des sentimens si peu naturels. Nos usages sont plus humains, celui qui reçoit s’honore autant que celui qui donne, vous m’avez appris à penser autrement, n’étoit-ce donc que pour me faire des outrages ?
Cette aimable amie plus touchée de mes larmes qu’irritée de mes reproches, m’a répondu d’un ton d’amitié, nous sommes bien éloignés mon frere & moi, ma chere Zilia, de vouloir blesser votre délicatesse, il nous siéroit mal de faire les magnifiques avec vous, vous le connoîtrez dans peu ; je voulois seulement que vous partageassiez avec moi les présens d’un frère généreux ; c’étoit le plus sûr moyen de lui en marquer ma reconnoissance : l’usage, dans le cas où je suis, m’autorisoit à vous les offrir ; mais puisque vous en êtes offensée, je ne vous en parlerai plus. Vous me le promettez donc ? lui ai-je dit. Oui, m’a-t-elle répondu en souriant, mais permettez-moi d’écrire un mot à Déterville.
Je l’ai laissé faire, & la gaïeté s’est rétablie entre nous, nous avons recommencé à examiner ses parures plus en détail, jusqu’au tems où on l’a demandée au Parloir : elle vouloit m’y mener ; mais, mon cher Aza, est-il pour moi quelques amusemens comparables à celui de t’écrire ! Loin d’en chercher d’autre, j’appréhende d’avance ceux que l’on me prépare.
Céline va se marier, elle prétend m’emmener avec elle, elle veut que je quitte la maison Religieuse pour demeurer dans la sienne ; mais si j’en suis crue…
. . . . . . . . . . . . . . . .
… Aza, mon cher Aza, par quelle agréable surprise ma Lettre fut-elle hier interrompue ? hélas ! je croiois avoir perdu pour jamais ce précieux monument de notre ancienne splendeur, je n’y comptois plus, je n’y pensois même pas, j’en suis environnée, je les vois, je les touche, & j’en crois à peine mes yeux & mes mains.
Au moment où je t’écrivois, je vis entrer Céline suivie de quatre hommes accablés sous le poids de gros coffres qu’ils portoient ; ils les poserent à terre & se retirerent ; je pensai que ce pouvoit être de nouveaux dons de Déterville. Je murmurois déjà en secret, lorsque Céline me dit, en me présentant des clefs : ouvrez, Zilia, ouvrez sans vous effaroucher, c’est de la part d’Aza.
La vérité que j’attache inséparablement à ton idée, ne me laissa point le moindre doute ; j’ouvris avec précipitation, & ma surprise confirma mon erreur, en reconnoissant tout ce qui s’offrit à ma vue pour des ornemens du Temple du Soleil.
Un sentiment confus, mêlé de tristesse & de joie, de plaisir & de regret, remplit tout mon cœur. Je me prosternai devant ces restes sacrés de notre culte & de nos Autels ; je les couvris de respectueux baisers, je les arrosai de mes larmes, je ne pouvois m’en arracher, j’avois oublié jusqu’à la présence de Céline ; elle me tira de mon yvresse, en me donnant une Lettre qu’elle me pria de lire.
Toujours remplie de mon erreur, je la crus de toi, mes transports redoublerent ; mais quoique je la déchifrasse avec peine, je connus bientôt qu’elle étoit de Déterville.
Il me fera plus aisé, mon cher Aza, de te la copier, que de t’en expliquer le sens.
Billet de Déterville.
« Ces trésors sont à vous, belle Zilia, puisque je les ai trouvés sur le Vaisseau qui vous portoit. Quelques discussions arrivées entre les gens de l’Équipage m’ont empêché jusqu’ici d’en disposer librement. Je voulois vous les présenter moi-même, mais les inquiétudes que vous avez témoignées ce matin à ma sœur, ne me laissent plus le choix du moment. Je ne sçaurois trop tôt dissiper vos craintes, je préférerai toute ma vie votre satisfaction à la mienne. »
Je l’avoue en rougissant, mon cher Aza, je sentis moins alors la générosité de Déterville, que le plaisir de lui donner des preuves de la mienne.
Je mis promptement à part un vase, que le hazard plus que la cupidité a fait tomber dans les mains des Espagnols. C’est le même (mon cœur l’a reconnu) que tes lévres toucherent le jour où tu voulus bien goûter du Aca préparé de ma main. Plus riche de ce trésor que de tous ceux qu’on me rendoit, j’appellai les gens qui les avoient apportés ; je voulois les leur faire reprendre pour les renvoyer à Déterville ; mais Céline s’opposa à mon dessein.
Que vous êtes injuste, Zilia, me dit-elle ! Quoi ! vous voulez faire accepter des richesses immenses à mon frère, vous que l’offre d’une bagatelle offense ; rappellez votre équité si vous voulez en inspirer aux autres.
Ces paroles me frapperent. Je reconnus dans mon action plus d’orgueil & de vengeance que de générosité. Que les vices sont près des vertus ! J’avouai ma faute, j’en demandai pardon à Céline ; mais je souffrois trop de la contrainte qu’elle vouloit m’imposer pour n’y pas chercher de l’adoucissement. Ne me punissez pas autant que je le mérite, lui dis-je d’un air timide, ne dédaignez pas quelques modèles du travail de nos malheureuses contrées ; vous n’en avez aucun besoin, ma priere ne doit point vous offenser.
Tandis que je parlois, je remarquai que Céline regardoit attentivement deux Arbustes d’or chargés d’oiseaux & d’insectes d’un travail excellent ; je me hâtai de les lui présenter avec une petite corbeille d’argent, que je remplis de Coquillages de Poissons & de fleurs les mieux imitées : elle les accepta avec une bonté qui me ravit.
Je choisis ensuite plusieurs Idoles des nations vaincues par tes ancêtres, & une petite Statue qui représentoit une Vierge du Soleil, j’y joignis un tigre, un lion & d’autres animaux courageux, & je la priai de les envoyer à Déterville. Écrivez-lui donc, me dit-elle, en souriant, sans une Lettre de votre part, les présens seroient mal reçus.
J’étois trop satisfaite pour rien refuser, j’écrivis tout ce que me dicta ma reconnoissance, & lorsque Céline fut sortie, je distribuai des petits présens à sa China, & à la mienne, j’en mis à part pour mon Maître à écrire. Je goûtai enfin le délicieux plaisir de donner.
Ce n’a pas été sans choix, mon cher Aza ; tout ce qui vient de toi, tout ce qui a des rapports intimes avec ton souvenir, n’est point sorti de mes mains.
La chaise d’or que l’on conservoit dans le Temple, pour le jour des visites du Capa-Inca ton auguste pere, placée d’un côté de ma chambre en forme de trône, me représente ta grandeur & la majesté de ton rang. La grande figure du Soleil, que je vis moi-même arracher du Temple par les perfides Espagnols, suspendue au-dessus excite ma vénération, je me prosterne devant elle, mon esprit l’adore, & mon cœur est tout à toi.
Les deux palmiers que tu donnas au Soleil pour offrande & pour gage de la foi que tu m’avois jurée, placés aux deux côtés du Trône, me rappellent sans cesse tes tendres sermens.
Des fleurs, des oiseaux répandus avec simétrie dans tous les coins de ma chambre, forment en racourci l’image de ces magnifiques jardins, où je me suis si souvent entretenue de ton idée.
Mes yeux satisfaits ne s’arrêtent nulle part sans me rappeller ton amour, ma joie, mon bonheur, enfin tout ce qui fera jamais la vie de ma vie.
Analyse de la lettre
La lettre 27 est adressée à Aza, le fiancé demeuré au Pérou. Elle intervient après une série de lettres dans lesquelles Zilia décrit son installation dans un couvent français sous la protection de Céline, sœur de Déterville. La jeune Inca a appris que ses précédentes lettres sont en route pour son pays natal et se réjouit de l’idée qu’Aza puisse lire son récit. Cette perspective lui procure une paix qu’elle croyait perdue. Elle évoque d’abord la satisfaction de voir les juges restituer à Céline les biens dont sa mère l’avait privée ; cet heureux dénouement permet à son amie de préparer son mariage dans la sérénité. Zilia se félicite surtout de retrouver la tranquillité d’une société apaisée et se dit « redevable » à ceux qui lui procurent des sentiments doux.
La scène suivante rompt cette harmonie apparente. On apporte à Céline une abondance d’étoffes et de bijoux ; la jeune femme sollicite l’avis de Zilia, puis décide de lui offrir les pièces qui ont retenu son attention. Refusant ces présents, Zilia tente d’expliquer son malaise. Elle rappelle qu’elle doit la vie à Céline et à son frère, et que selon les lois incas, un don n’est honorable que lorsqu’il est nécessaire : elle demande donc qu’on attende qu’elle n’ait plus besoin de rien pour exercer sa générosité. La jeune Inca souligne la différence entre les pratiques de sa culture, où celui qui reçoit s’honore autant que celui qui donne, et les usages français qui lui semblent humiliants. Malgré la douceur de ses propos, ses larmes traduisent une blessure profonde.
Céline, touchée plutôt que froissée, explique qu’elle voulait seulement partager les cadeaux de son frère. Elle promet de ne plus insister et demande à Zilia la permission d’écrire un mot à Déterville. Le climat se détend, et les deux femmes reprennent leur examen des parures jusqu’à ce que Céline soit appelée au parloir. Zilia, qui préfère écrire à Aza plutôt que de participer aux divertissements, conclut provisoirement sa lettre en exprimant ses craintes pour l’avenir : sa protectrice veut l’emmener vivre chez elle après son mariage, mais Zilia n’est pas certaine d’accepter.
Une interruption ponctuée de points de suspension annonce un événement imprévu. Le lendemain, la lettre reprend sur un ton exalté : la jeune femme raconte l’arrivée de quatre hommes porteurs de coffres. Pensant d’abord à un nouveau don de Déterville, elle s’apprête à s’indigner lorsque Céline lui remet des clefs en annonçant que les présents viennent d’Aza. L’attachement inconditionnel de Zilia à la vérité ne lui laisse pas le moindre doute : elle ouvre les coffres avec précipitation et découvre, bouleversée, les ornements sacrés du Temple du Soleil, pillés par les Espagnols lors de la conquête. Face à ces reliques, elle éprouve un mélange de tristesse, de joie, de plaisir et de regret. Elle se prosterne devant ces vestiges de son culte, les couvre de baisers et les arrose de larmes, oubliant la présence de Céline.
Ce moment d’extase est interrompu par la lecture d’un billet de Déterville. L’officier explique qu’il a trouvé ces trésors sur le navire espagnol qui transportait Zilia. Des querelles avec l’équipage l’ont empêché jusqu’alors de les restituer. Désireux de dissiper les inquiétudes qu’elle a exprimées le matin même, il renonce à l’emmener en personne et lui envoie immédiatement les biens qui lui appartiennent. Zilia avoue qu’elle ressent moins la générosité de Déterville que le plaisir de pouvoir lui prouver la sienne. Elle met à part un vase que ses lèvres ont jadis effleuré lorsqu’Aza, au Temple du Soleil, avait goûté une boisson qu’elle avait préparée. Ce souvenir symbolique lui est plus précieux que tous les trésors que l’on lui rend. Elle souhaite d’abord renvoyer l’ensemble des coffres à Déterville, mais Céline l’en dissuade en soulignant l’injustice d’un tel geste : comment accepter que son frère reprenne les richesses de Zilia alors que celle-ci refuse de recevoir une simple bagatelle?
Ce reproche fait vaciller Zilia. Elle reconnaît qu’elle cédait plus à l’orgueil et à la vengeance qu’à la véritable générosité : « Que les vices sont près des vertus ! » s’exclame-t-elle dans un retour sur soi. Elle demande pardon et se résout à offrir à Céline quelques pièces, notamment deux arbustes d’or chargés d’oiseaux et d’insectes, une corbeille d’argent remplie de coquillages et de fleurs, des idoles des peuples vaincus par les Incas, une statue représentant une vierge du Soleil et des figurines animales. Elle prend plaisir à donner, à choisir les objets et à les distribuer : elle en réserve pour sa servante et pour son maître à écrire. Surtout, elle conserve ceux qui ont un lien direct avec Aza : la chaise d’or destinée au Capa-Inca, une grande figure du Soleil arrachée par les Espagnols, les palmiers offerts en gage d’amour, les fleurs et les oiseaux d’or qui imitent les jardins de son pays.
À la fin de la lettre, Zilia décrit la transformation de sa chambre en un sanctuaire miniature. La chaise d’or, placée en forme de trône, lui rappelle la grandeur d’Aza. La figure du Soleil suspendue au-dessus de ce trône nourrit sa vénération. Les palmiers se dressent de part et d’autre comme un témoignage des serments échangés. Partout, des fleurs, des oiseaux et des objets sacrés créent une image en raccourci des jardins du Temple. Ce décor lui permet d’orienter tous ses regards vers le souvenir de son fiancé : ses yeux « ne s’arrêtent nulle part sans rappeler son amour ».
Cette longue lettre peut être décomposée en quatre mouvements narratifs qui scandent l’évolution de l’héroïne. Le premier temps est celui d’un soulagement intérieur : pour la première fois depuis son arrivée en Europe, Zilia se réjouit pleinement à l’idée que son fiancé recevra son courrier. La perspective de cette communication transatlantique allège son exil et apaise son cœur. Elle se figure Aza lisant les lettres, partageant ses émotions et rétablissant un lien qui traverse les océans. Ce début ouvre sur un horizon de bonheur imaginaire qui contraste avec l’isolement effectif de la jeune femme.
Le second mouvement correspond à la scène du refus. L’arrivée des cadeaux de Céline et l’offre qui en découle introduisent une tension dramatique : le lecteur assiste à un malentendu culturel. Ce passage met en lumière l’amitié naissante entre les deux femmes. Céline souhaite marquer sa reconnaissance à Zilia ; en proposant les bijoux et les étoffes qui ont séduit l’Inca, elle croit témoigner d’une attention délicate. Zilia, quant à elle, ressent dans ce geste une volonté involontaire de la placer en état d’obligée. Sa réaction révèle à la fois sa fierté et sa vulnérabilité. La jeune femme argumente sur les lois de son pays et sur l’idée que l’honneur est lié à la nécessité. Cette prise de parole, qui se déploie sur plusieurs lignes, constitue un moment de vérité dans la relation des deux femmes.
Le troisième mouvement est celui du retournement prodigieux : l’interruption, la surprise et la découverte des coffres. Au-delà de l’effet dramatique, l’arrivée des ornements sacrés est un choc identitaire. Ces objets ne sont pas de simples richesses ; ils incarnent tout un monde disparu. Leur apparition inattendue, présentée comme un cadeau d’Aza, réactive la mémoire de Zilia, qui revit mentalement les scènes du Temple du Soleil, les cérémonies, les offrandes et les promesses d’amour. La description vibrante de ses gestes, lorsqu’elle se prosterne, embrasse et pleure, témoigne de l’intensité de son attachement à sa culture et à son histoire. Ce moment marque une césure qui transforme le ton de la lettre.
Enfin, le dernier mouvement est celui de la redistribution et de la réappropriation. La lecture du billet de Déterville précise que les coffres sont en réalité une restitution des biens volés par les Espagnols. Cette révélation suscite un nouveau dilemme pour Zilia. Refuser les présents de Céline, c’était défendre sa dignité ; mais que faire face à des trésors qui lui appartiennent légitimement ? Elle oscille entre la gratitude, la reconnaissance et une certaine fierté blessée. Ce dilemme se résout par la recherche d’un équilibre : Zilia conserve les objets les plus sacrés, offre quelques pièces à Céline et renvoie certaines idoles à Déterville. Elle aménage ensuite sa chambre comme un temple miniature, mêlant la culture péruvienne à son nouvel environnement. Ce sanctuaire devient un lieu de mémoire et de méditation où elle peut éprouver son amour pour Aza et mesurer son attachement à ses origines.
Le thème du don et la générosité en question
Cette lettre met en scène la question du don et de la réciprocité, thème majeur du roman. Zilia, recevant des biens qu’elle n’a pas demandés, se trouve confrontée à des codes culturels contradictoires. Dans la première partie de la lettre, elle refuse les cadeaux de Céline par fierté, mais aussi par souci de préserver son honneur. Élevée dans une société où l’échange est strictement codifié, elle voit dans le don gratuit un signe d’humiliation. Les lois incas, explique-t‑elle, effacent la honte lorsqu’un bienfait est utile ; inversement, accepter des biens superflus la mettrait en position d’infériorité. Cette situation traduit ce que les anthropologues et sociologues désignent comme l’ambivalence du don : accepter, c’est contracter une dette et reconnaître l’ascendant de celui qui donne. La résistance de Zilia révèle une conception du don dans laquelle la dignité est préservée par la mutualité et la nécessité.
Le roman joue sur ce décalage. Dans la société aristocratique française que découvre Zilia, l’échange de présents est un signe de reconnaissance, un moyen de manifester l’amitié ou l’amour, voire d’exercer une forme de pouvoir. Céline cherche à témoigner sa gratitude en partageant les cadeaux reçus de son frère. Pour elle, il est naturel d’offrir à son amie des objets luxueux afin de sceller leur complicité. En refusant, Zilia réactive les hiérarchies et déstabilise le code social. La mise en tension culmine lorsque Céline, vexée par la réaction de l’Inca, souligne l’injustice de son attitude : comment Zilia peut-elle refuser des bagatelles et offrir ensuite des richesses immenses à son frère ? Cette réplique, citée et commentée par les critiques modernes, met en évidence la complexité du geste de Zilia.
Le billet de Déterville brouille encore les frontières entre don, restitution et obligation. L’officier déclare qu’il restitue les trésors trouvés à bord du navire espagnol, affirmant qu’ils appartiennent légitimement à Zilia. Il s’excuse de ne pas les avoir rendus plus tôt en raison de querelles avec l’équipage et ajoute qu’il préfère la satisfaction de la jeune femme à son propre plaisir. Ce geste s’apparente davantage à une restitution qu’à un don, car il s’agit de biens volés à l’Empire inca. Pourtant, la situation met Zilia dans l’embarras : en acceptant ces richesses, elle se sent redevable et craint que l’officier n’attende un contre-don affectif, à savoir son amour. La scène illustre ce que des chercheurs ont mis en lumière : la tension entre le discours sentimental et la logique intéressée des échanges. Le roman ne cesse de jouer sur ce paradoxe.
Face à ce dilemme, Zilia adopte une stratégie qui lui permet de rétablir l’équilibre. En offrant à Céline quelques objets symboliques et en renvoyant certains trésors à Déterville, elle transforme la restitution en un échange entre égaux. Elle prend soin de choisir des pièces qui n’ont pas de valeur d’usage pour la Française, afin que son geste ne paraisse pas intéressé. Elle cherche par là à annuler la dette implicite et à préserver sa dignité. Son aveu, à savoir qu’elle a ressenti davantage le plaisir de se montrer généreuse que la générosité de Déterville, constitue une lucide mise à nu de ses propres motivations.
Cette scène révèle aussi un apprentissage. Zilia découvre que la frontière entre vertu et vice est ténue : son désir de rendre tout à l’officier pouvait relever de l’orgueil et de la vengeance plutôt que d’un véritable sens de la justice. Céline, en l’accusant d’hypocrisie, l’oblige à reconnaître ses contradictions. L’héroïne comprend alors que la générosité doit se mesurer non seulement à la valeur des dons mais aux intentions qui les animent. Cette leçon participe à son évolution psychologique, elle qui, au fil des lettres, s’initie au labyrinthe des conventions sociales européennes.
Mémoire, identité et recréation du Temple du Soleil
L’arrivée des coffres remplis d’ornements marque un moment de rupture. Alors que Zilia vivait entre la nostalgie de son pays et l’apprentissage d’une nouvelle culture, voici que les objets sacrés de sa vie d’autrefois surgissent soudain. Ils incarnent son identité originelle et reconstituent le lien avec le Temple du Soleil, centre spirituel et politique de l’Empire inca. Zilia ne se contente pas de les posséder : elle les vénère, les embrasse et se prosterne devant eux. Ce geste, qui surprend Céline, manifeste la persistance d’une foi et d’une culture vivantes en dépit de l’exil.
Dans les derniers paragraphes de la lettre, Zilia décrit avec minutie la manière dont elle aménage sa chambre en un sanctuaire. Chaque objet est porteur de mémoire : la chaise d’or où s’asseyait le Capa-Inca représente la majesté d’Aza et la grandeur de son rang. La grande figure du Soleil arrachée par les Espagnols, suspendue au-dessus du trône, fait naître un sentiment de respect mêlé d’indignation. Les deux palmiers offerts au dieu symbolisent la foi jurée entre les amoureux. Les fleurs, les oiseaux et les idoles disposés avec symétrie évoquent les jardins somptueux du Temple et des palais incas. L’ordonnancement rigoureux de ces éléments rappelle la rigueur architecturale et l’harmonie des paysages sacrés que décrit la tradition.
Cet espace intérieur devient un lieu de résistance culturelle. À travers ces objets, Zilia reconstitue un microcosme du monde dont elle a été arrachée. Elle crée un refuge où son identité peut se déployer sans se dissoudre dans la société française. Ce décor est aussi une arme contre l’oubli : chaque regard posé sur un vase, un palmier ou une figure du Soleil renvoie à un moment partagé avec Aza, à une fête, à un serment. Le temps et l’espace se contractent : le passé glorieux de l’Empire inca s’invite dans la cellule d’un couvent européen. La jeune femme transcende la violence coloniale en réappropriant les objets spoliés.
Les commentateurs ont souligné la dimension politique de cette reconstruction. Le roman entier s’inscrit dans la veine des écrits qui utilisent la figure de l’Indienne pour dénoncer l’avidité et l’impérialisme européens. La lettre 27 illustre ce projet : Zilia reprend possession des trésors que les Espagnols avaient volés, révélant ainsi la nature prédatrice de la conquête. Le geste de Déterville, même s’il est présenté comme généreux, rappelle que ces richesses circulent entre des mains européennes avant de retrouver leur propriétaire légitime. La scène expose, en filigrane, les violences de l’histoire coloniale et la spoliation des cultures autochtones.
Dans le même temps, ce sanctuaire témoigne de l’évolution psychologique de l’héroïne. Au début de la lettre, Zilia affirmait trouver la tranquillité dans la perspective de communiquer avec Aza. Vers la fin, elle se crée un monde intérieur où l’amour se vit à travers des symboles. Ses yeux « ne s’arrêtent nulle part sans rappeler l’amour » : l’espace devient le miroir de son cœur. La transition de la correspondance à la contemplation suggère que la jeune femme commence à s’affranchir de l’attente de nouvelles d’Aza. Elle trouve en elle-même et dans l’environnement qu’elle se construit les moyens de maintenir le lien affectif. Cette prise d’autonomie prépare les évolutions ultérieures du roman, où l’héroïne choisira de ne plus se définir uniquement par rapport à son fiancé.
Regard critique
Au-delà de l’émotion, la lettre 27 offre un regard acéré sur la société française du XVIIIᵉ siècle. Zilia observe les pratiques de don, l’étalage de richesses et la vanité de l’apparat avec un mélange d’étonnement et de désapprobation. Dans la scène des coffres apportés à Céline, elle se dit amusée par la quantité prodigieuse d’étoffes, d’habits et de bijoux. La jeune Française ne choisit pas ce qui lui plaît pour elle-même, mais ce qui pourra être offert à Zilia, manifestant une logique du prestige qui confond générosité et démonstration sociale. Cette description évoque l’ostentation de la noblesse et la compétition qui sous-tend l’échange de cadeaux.
En refusant les présents, Zilia dévoile implicitement la hiérarchie qui se cache derrière la générosité. Céline et Déterville, en offrant sans attendre de contrepartie apparente, instaurent une relation de dépendance. Déterville, notamment, espère conquérir l’amour de la princesse par l’accumulation de bienfaits. Ses cadeaux successifs (des vêtements, des bijoux, une maison de campagne) sont autant de gages qui pèseront plus tard dans sa tentative de se faire aimer. La lettre 27 est emblématique de cette stratégie ; l’officier se hâte d’envoyer le trésor inca pour rassurer Zilia et consolider son ascendant. Les lecteurs modernes y voient la dénonciation d’une logique marchande où l’affection est monnayée.
Le contraste entre les règles incas et les pratiques françaises sert de ressort satirique. Zilia souligne que, dans sa culture, celui qui reçoit est honoré autant que celui qui donne et que les échanges reposent sur l’utilité. À l’inverse, les Français, selon elle, aiment donner des choses inutiles, par souci de paraître généreux. Cette observation renvoie aux critiques contemporaines de la cour louis‑quinzienne, souvent accusée de superficialité et de goût pour l’apparence. En relatant ses propres réticences, Zilia invite le lecteur à s’interroger sur ses propres pratiques sociales.
Par ailleurs, la lettre propose une réflexion sur la condition féminine. Céline, désormais restaurée dans ses droits, prépare son mariage avec enthousiasme et tente d’entraîner Zilia dans son avenir. La jeune Inca, quant à elle, redoute de quitter la « maison religieuse » et de se plier à un modèle conjugal qui l’éloignerait de son identité. Cette hésitation anticipe son choix final : rester libre plutôt que de s’enfermer dans un mariage de convenance. Au sein même de la scène des dons, l’intrusion des coffres du Temple du Soleil rappelle que les femmes peuvent être traitées comme des objets d’échange entre hommes et entre cultures. Graffigny dénonce ainsi les structures patriarcales qui transforment les richesses, mais aussi les femmes, en instruments de pouvoir.
Enfin, le cadre monastique joue un rôle critique. Zilia se sent plus à l’aise au couvent, où elle peut écrire à Aza et cultiver son jardin intérieur. Lorsque Céline propose de l’emmener vivre chez elle, la jeune femme anticipe que le monde extérieur sera rempli de divertissements vains. La suite du roman montrera que les fêtes, les jeux et les conversations frivoles des salons parisiens ne font qu’accroître sa nostalgie. Les descriptions ironiques de ces divertissements dans la lettre 28 confirment ce diagnostic : les rires éclatants où l’âme ne prend aucune part et les jeux régis par l’or révèlent l’artificialité d’un monde qui se nourrit de l’ostentation.
Analyse linéaire
Pour comprendre la richesse de cette lettre, il convient de suivre pas à pas son déroulement.
Ouverture et tranquillité retrouvée : les premières lignes. Zilia commence par partager avec Aza une « tranquillité » nouvelle. La perspective de savoir ses lettres en route apaise ses inquiétudes : écrire n’est plus un simple exutoire mais un moyen d’être entendue. Elle se projette dans la joie de son fiancé, se réjouissant par avance de ses « transports » et déclarant que son âme ne reçoit désormais que des idées agréables. Ce champ lexical de la paix et du contentement contraste avec les lettres précédentes, marquées par l’angoisse et la méfiance. La mention du rétablissement de la paix dans leur « petite société » élargit cette sérénité au cercle des personnages secondaires : les juges ont restitué les biens de Céline, mettant fin au conflit familial. Zilia en conclut qu’il faut être reconnaissant envers ceux qui procurent des sentiments doux, quel qu’en soit le motif. Cette remarque, d’apparence banale, prépare la réflexion sur le don : on est redevable même lorsque l’intention n’est pas pure.
La scène du refus des cadeaux. Vient ensuite un récit détaillé qui commence sur un ton léger. L’énumération hyperbolique, qui énumère « une quantité prodigieuse d’étoffes, d’habits, de bijoux de toutes espèces », souligne l’excès des richesses françaises. Zilia laisse transparaître sa curiosité lorsqu’elle se laisse entraîner dans la chambre de Céline pour admirer les ajustements. Mais la tournure change lorsqu’elle réalise que Céline souhaite lui offrir les pièces qui ont retenu son attention. La jeune Inca s’y oppose « de toutes ses forces », ce qui surprend son amie. Les « instances » de Zilia, d’abord sources d’amusement pour Céline, se transforment en colère lorsque l’obstination de cette dernière s’accroît. Les larmes baignent les yeux de la narratrice ; un long discours, ponctué de questions rhétoriques, expose son malaise. Elle rappelle à Céline qu’elle lui doit la vie et tout ce qu’elle possède, et que cela suffit à ne pas oublier ses malheurs. Les références aux lois incas sur les dons, aux usages « plus humains » de sa culture, et les interrogations indignées (n’était-ce donc que pour lui faire des outrages ?) tissent un plaidoyer pour la dignité. L’accumulation des conjonctions (« c’est plus qu’il n’en faut pour ne point oublier… », « ce n’est pas sans répugnance… ») accentue l’émotion. Le contraste entre la modération des propos (« d’un ton plus modéré ») et la violence de la blessure souligne la maîtrise de Zilia, qui cherche à exprimer son refus sans rompre l’amitié.
La réaction de Céline et la première réconciliation. La réponse de Céline, rapportée au discours indirect, se veut apaisante. Elle affirme qu’elle et son frère sont bien loin de vouloir blesser la délicatesse de Zilia et qu’il leur conviendrait mal de « faire les magnifiques » avec elle. Elle explique son intention : partager les présents d’un frère généreux pour lui marquer sa reconnaissance. Toutefois, face à l’offense ressentie, elle promet de n’en plus parler et demande seulement la permission d’écrire à Déterville. Cette intervention révèle la bienveillance de Céline et son adhésion aux normes de son milieu. La promesse qu’elle fait (« Je ne vous en parlerai plus ») montre qu’elle tient compte de la sensibilité de son amie, mais son sourire lorsqu’elle ajoute qu’elle veut écrire à son frère annonce qu’elle ne renonce pas entièrement à son projet.
L’interruption et le coup de théâtre des coffres. La lettre est ponctuée de points de suspension et d’une longue ligne de points, qui figurent l’interruption inattendue de l’écriture. Cette suspension crée un suspense : qu’est-il arrivé pour que la plume de Zilia s’arrête ainsi ? La reprise commence sur une exclamation adressée à Aza et exprime l’incrédulité : « par quelle agréable surprise ma lettre fut‑elle interrompue ? » La jeune femme avoue qu’elle croyait avoir perdu pour toujours « ce précieux monument » de leur ancienne splendeur. La répétition des verbes « je les vois, je les touche » et la négation (« j’en crois à peine mes yeux et mes mains ») traduisent la stupeur.
Le récit du déballage des coffres est marqué par la progression narrative : description de l’arrivée des hommes « accablés sous le poids de gros coffres », hypothèse d’un don de Déterville (« je murmurois déjà en secret ») et révélation que les présents viennent d’Aza. Cette séquence est un ressort dramatique. Zilia accorde à Aza une autorité telle que la simple mention de son nom suffit à dissiper les soupçons. L’ouverture précipitée et la reconnaissance des objets sacrés sont décrites avec un souffle lyrique : la narratrice parle d’« ornemens du Temple du Soleil » et de « restes sacrés de notre culte ». L’oxymore « confus, mêlé de tristesse et de joie, de plaisir et de regret » exprime la complexité de ses sentiments. La réaction physique (se prosterner, embrasser, pleurer) souligne la dimension rituelle de la scène.
Le billet de Déterville et le retournement de situation. La lecture du billet inséré dans la lettre crée un effet de réel, rappelant la nature épistolaire du roman. Déterville adopte un ton galant et respectueux. Il déclare que ces trésors appartiennent à Zilia et qu’il les a trouvés sur le navire. Il évoque les « discussions » avec l’équipage pour expliquer son retard et insiste sur sa volonté de dissiper les inquiétudes de la jeune femme. Son discours est performatif : il construit l’image d’un homme généreux et attentif. Pour Zilia, ce billet est l’occasion de reconnaître sa propre fierté. Elle avoue rougir à l’idée d’avoir plus de plaisir à prouver sa générosité qu’à recevoir celle de Déterville. Le lecteur perçoit ici la lucidité de l’héroïne et son désir de justice.
La redistribution des trésors et la leçon morale. La décision de Zilia de mettre à part un vase que ses lèvres ont touché renvoie à l’importance des souvenirs personnels. Ce choix intimiste contraste avec l’ampleur des trésors. Le geste de vouloir tout renvoyer à l’expéditeur est aussitôt contrecarré par Céline, qui l’accuse d’injustice. La réplique de la Française, mettant en parallèle la bagatelle qu’elle voulait offrir et les richesses que Zilia s’apprête à rendre, agit comme un révélateur moral. Zilia reconnaît sa faute, s’excuse et choisit finalement d’offrir certains objets. La manière dont elle décrit les arbustes d’or, la corbeille d’argent, les idoles et les statues atteste son goût pour les détails et sa fierté culturelle. Elle insiste sur la qualité du travail, sur la représentation des animaux et des divinités vaincues par ses ancêtres. L’ajout de figurines de tigres et de lions renvoie aux symboles de courage et de souveraineté des civilisations andines.
Le passage où Céline la prie d’écrire une lettre accompagnant les cadeaux montre la formalisation des échanges dans le monde français. Les présents ne se suffisent pas à eux-mêmes : un mot d’accompagnement est nécessaire pour en définir le sens. Zilia s’exécute, soulignant son désir de rétablir l’harmonie. Après le départ de son amie, elle distribue des petits présents à sa servante (« sa China ») et au maître à écrire. Cette distribution témoigne de son bonheur de donner et de son sens du partage.
La reconstitution du sanctuaire et la clôture de la lettre. Dans le dernier mouvement, Zilia décrit la transformation de sa chambre. Les objets sont nommés et placés avec soin. La chaise d’or devient un trône qui évoque la majesté d’Aza et la sacralité du Capa-Inca. La figure du Soleil, suspendue au-dessus, rappelle la religion inca et le rôle des Espagnols dans la profanation du Temple. Les palmiers offerts comme gage de fidélité sont disposés de part et d’autre du trône, rappelant l’acte cérémoniel par lequel Aza a lié son destin à celui de Zilia. Les fleurs et les oiseaux en or et en argent reproduisent en miniature les jardins du Temple et des palais. L’ensemble crée un espace sacré où chaque élément est une médiation vers le passé.
Ce décor est aussi un dispositif narratif. Au début de la lettre, Zilia cherchait la tranquillité dans l’idée d’être entendue ; à la fin, elle trouve la paix en entourant son quotidien d’objets chargés de sens. Le voyage en Europe l’a privée de tout repère matériel ; la restitution des trésors lui permet de se réancrer. En décrivant son environnement, elle décrit en réalité son monde intérieur. La lettre se clôt sur l’évocation de ses yeux satisfaits qui, en se posant sur ces trésors, ne peuvent s’empêcher de penser à Aza. Ce dernier lien, plus spirituel que charnel, annonce l’évolution de leur relation et la place grandissante de l’autonomie de Zilia.
La lettre 27 constitue ainsi un moment charnière du roman. Elle offre un récit complexe où se mêlent la description de la vie quotidienne, l’analyse psychologique, la critique sociale et la méditation sur l’identité. Par l’intermédiaire de Zilia, l’autrice explore la question du don et de la réciprocité, mettant en lumière les implications morales et sociales des échanges. Elle montre comment la générosité peut être perçue comme une humiliation lorsque la réciprocité est impossible et comment le déséquilibre des rapports de pouvoir se traduit dans les pratiques de don.
La scène de la restitution des trésors incas, au centre de la lettre, enrichit ces réflexions. La jeune héroïne y éprouve une joie mêlée de tristesse, de plaisir et de regret, car ces objets sacrés représentent à la fois la grandeur perdue de son peuple et l’amour qui la lie à Aza. En reconstituant un sanctuaire dans sa chambre, elle résiste à l’acculturation et réaffirme son identité. Cette reconstruction miniature du Temple du Soleil incarne la volonté de préserver une culture menacée par la colonisation.
Enfin, la lettre révèle le talent de Madame de Graffigny pour combiner la satire et la sensibilité. Le regard de Zilia sur la société française, en évoquant ses excès, ses jeux et ses valeurs superficielles, nourrit une critique implicite, tandis que ses doutes, sa dignité et sa lucidité touchent le lecteur. La finesse des observations et l’art de la narration épistolaire font de cette lettre une pièce emblématique du roman. Elle préfigure les choix que fera Zilia à la fin du récit : plutôt que de se laisser enfermer dans une relation de dépendance, elle choisira la liberté et l’épanouissement personnel, devenant ainsi l’une des premières héroïnes autonomes de la littérature française.

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