📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. La lettre
  2. Résumé de la lettre
  3. Un regard critique sur la société et la condition féminine
  4. La question du langage
  5. Les tensions autour de la reconnaissance
  6. L’émancipation
  7. Analyse linéaire de la lettre
  8. Conclusion

La lettre

Je crois, mon cher Aza, qu’il n’y a que la joie de te voir qui pourroit l’emporter sur celle que m’a causé le retour de Déterville ; mais comme s’il ne m’étoit plus permis d’en goûter sans mélange, elle a été bientôt suivie d’une tristesse qui dure encore.

Céline étoit hier matin dans ma chambre quand on vint mistérieusement l’appeller, il n’y avoit pas longtems qu’elle m’avoit quittée, lorsqu’elle me fit dire de me rendre au Parloir ; j’y courus : Quelle fut ma surprise d’y trouver son frere avec elle !

Je ne dissimulai point le plaisir que j’eus de le voir, je lui dois de l’estime & de l’amitié ; ces sentimens sont presque des vertus, je les exprimai avec autant de vérité que je les sentois.

Je voyois mon Libérateur, le seul appui de mes espérances ; j’allois parler sans contrainte de toi, de ma tendresse, de mes de desseins, ma joie alloit jusqu’au transport.

Je ne parlois pas encore françois lorsque Déterville partit, combien de choses n’avois-je pas à lui apprendre ? combien d’éclaircissemens à lui demander, combien de reconnoissances à lui témoigner ? Je voulois tout dire à la fois, je disois mal, & cependant je parlois beaucoup.

Je m’apperçus que pendant ce tems-là Déterville changeoit de visage ; une tristesse que j’y avois remarquée en entrant, se dissipoit ; la joie prenoit sa place, je m’en applaudissois, elle m’animoit à l’exciter encore. Hélas ! devois-je craindre d’en donner trop à un ami à qui je dois tout, & de qui j’attens tout ! cependant ma sincerité le jetta dans une erreur qui me coûte à présent bien des larmes.

Céline étoit sortie en même-tems que j’étois entrée, peut-être sa présence auroit-elle épargné une explication si cruelle.

Déterville attentif à mes paroles, paroissoit se plaire à les entendre sans songer à m’interrompre : je ne sçais quel trouble me saisit, lorsque je voulus lui demander des instructions sur mon voyage, & lui en expliquer le motif ; mais les expressions me manquerent, je les cherchois ; il profita d’un moment de silence, & mettant un genouil en terre devant la grille à laquelle ses deux mains étoient attachées, il me dit d’une voix émue, À quel sentiment, divine Zilia, dois-je attribuer le plaisir que je vois aussi naïvement exprimé dans vos beaux yeux que dans vos discours ? Suis-je le plus heureux des hommes au moment même où ma sœur vient de me faire entendre que j’étois le plus à plaindre ? Je ne sçais, lui répondis-je, quel chagrin Céline a pû vous donner ; mais je suis bien assurée que vous n’en recevrez jamais de ma part. Cependant, répliqua-t-il, elle m’a dit que je ne devois pas espérer d’être aimé de vous. Moi ! m’écriai-je, en l’interrompant, moi je ne vous aime point !

Ah, Déterville ! comment votre sœur peut-elle me noircir d’un tel crime ? L’ingratitude me fait horreur, je me haïrois moi-même si je croiois pouvoir cesser de vous aimer.

Pendant que je prononçois ce peu de mots, il sembloit à l’avidité de ses regards qu’il vouloit lire dans mon ame.

Vous m’aimez, Zilia, me dit-il, vous m’aimez, & vous me le dites ! Je donnerois ma vie pour entendre ce charmant aveu ; hélas ! je ne puis le croire, lors même que je l’entends. Zilia, ma chère Zilia, est-il si bien vrai que vous m’aimez ? ne vous trompez-vous pas vous-même ? votre ton, vos yeux, mon cœur, tout me séduit. Peut-être n’est-ce que pour me replonger plus cruellement dans le désespoir dont je sors.

Vous m’étonnez, repris-je ; d’où naît votre défiance ? Depuis que je vous connois, si je n’ai pû me faire entendre par des paroles, toutes mes actions n’ont-elles pas dû vous prouver que je vous aime ? Non, répliqua-t-il, je ne puis encore me flatter, vous ne parlez pas assez bien le françois pour détruire mes justes craintes ; vous ne cherchez point à me tromper, je le sçais. Mais expliquez-moi quel sens vous attachez à ces mots adorables Je vous aime. Que mon sort soit décidé, que je meure à vos pieds, de douleur ou de plaisir.

Ces mots, lui dis-je (un peu intimidée par la vivacité avec laquelle il prononça ces dernieres paroles) ces mots doivent, je crois, vous faire entendre que vous m’êtes cher, que votre sort m’intéresse, que l’amitié et la reconnoissance m’attachent à vous ; ces sentimens plaisent à mon cœur, & doivent satisfaire le vôtre.

Ah, Zilia ! me répondit-il, que vos termes s’affoiblissent, que votre ton se refroidit ! Céline m’auroit-elle dit la verité ? N’est-ce point pour Aza que vous sentez tout ce que vous dites ? Non, lui dis-je, le sentiment que j’ai pour Aza est tout différent de ceux que j’ai pour vous, c’est ce que vous appellez l’amour… Quelle peine cela peut-il vous faire, ajoutai-je (en le voyant pâlir, abandonner la grille, & jetter au ciel des regards remplis de douleur) j’ai de l’amour pour Aza, parce qu’il en a pour moi, & que nous devions être unis. Il n’y a là-dedans nul rapport avec vous. Les mêmes, s’écria-t-il, que vous trouvez entre vous & lui, puisque j’ai mille fois plus d’amour qu’il n’en ressentit jamais.

Comment cela se pourroit-il, repris-je ? vous n’êtes point de ma nation ; loin que vous m’ayez choisie pour votre épouse, le hazard seul nous a joints, & ce n’est même que d’aujourd’hui que nous pouvons librement nous communiquer nos idées. Par quelle raison auriez-vous pour moi les sentimens dont vous parlez ?

En faut-il d’autres que vos charmes & mon caractère, me répliqua-t-il, pour m’attacher à vous jusqu’à la mort ? né tendre, paresseux, ennemi de l’artifice, les peines qu’il auroit fallu me donner pour pénétrer le cœur des femmes, & la crainte de n’y pas trouver la franchise que j’y desirois, ne m’ont laissé pour elles qu’un goût vague ou passager ; j’ai vécu sans passion jusqu’au moment où je vous ai vue ; votre beauté me frappa, mais son impression auroit peut-être été aussi légère que celle de beaucoup d’autres, si la douceur & la naïveté de votre caractère ne m’avoient présenté l’objet que mon imagination m’avoit si souvent composé. Vous sçavez, Zilia, si je l’ai respecté cet objet de mon adoration ? Que ne m’en a-t-il pas couté pour résister aux occasions séduisantes que m’offroit la familiarité d’une longue navigation. Combien de fois votre innocence vous auroit-elle livrée à mes transports, si je les eusse écoutés ? Mais loin de vous offenser, j’ai poussé la discrétion jusqu’au silence ; j’ai même exigé de ma sœur qu’elle ne vous parleroit pas de mon amour ; je n’ai rien voulu devoir qu’à vous-même. Ah, Zilia ! si vous n’êtes point touchée d’un respect si tendre, je vous fuirai ; mais je le sens, ma mort sera le prix du sacrifice.

Votre mort ! m’écriai-je (penetrée de la douleur sincère dont je le voyois accablé) hélas ! quel sacrifice ! Je ne sçais si celui de ma vie ne me seroit pas moins affreux.

Eh bien, Zilia, me dit-il, si ma vie vous est chere, ordonnez donc que je vive ? Que faut-il faire ? lui dis-je. M’aimer, répondit-il, comme vous aimiez Aza. Je l’aime toujours de même, lui répliquai-je, & je l’aimerai jusqu’à la mort : je ne sçais, ajoutai-je, si vos Loix vous permettent d’aimer deux objets de la même maniere, mais nos usages & mon cœur nous le défendent. Contentez-vous des sentimens que je vous promets, je ne puis en avoir d’autres, la vérité m’est chère, je vous la dis sans détour.

De quel sang froid vous m’assassinez, s’écria-t-il ! Ah Zilia ! que je vous aime, puisque j’adore jusqu’à votre cruelle franchise. Eh bien, continua-t-il après avoir gardé quelques momens le silence, mon amour surpassera votre cruauté. Votre bonheur m’est plus cher que le mien. Parlez-moi avec cette sincérité qui me déchire sans ménagement. Quelle est votre espérance sur l’amour que vous conservez pour Aza ?

Hélas ! lui dis-je, je n’en ai qu’en vous seul. Je lui expliquai ensuite comment j’avois appris que la communication aux Indes n’étoit pas impossible ; je lui dis que je m’étois flattée qu’il me procureroit les moyens d’y retourner, ou tout au moins, qu’il auroit assez de bonté pour faire passer jusqu’à toi des nœuds qui t’instruiroient de mon sort, & pour m’en faire avoir les réponses, afin qu’instruite de ta destinée, elle serve de régle à la mienne.

Je vais prendre, me dit-il, (avec un sang froid affecté) les mesures nécessaires pour découvrir le sort de votre Amant, vous serez satisfaite à cet égard ; cependant vous vous flateriez en vain de revoir l’heureux Aza, des obstacles invincibles vous séparent.

Ces mots, mon cher Aza, furent un coup mortel pour mon cœur, mes larmes coulerent en abondance, elles m’empêcherent long-tems de répondre à Déterville, qui de son côté gardoit un morne silence. Eh bien, lui dis-je enfin, je ne le verrai plus, mais je n’en vivrai pas moins pour lui ; si votre amitié est assez généreuse pour nous procurer quelque correspondance, cette satisfaction suffira pour me rendre la vie moins insupportable, & je mourrai contente, pourvû que vous me promettiez de lui faire savoir que je suis morte en l’aimant.

Ah ! c’en est trop, s’écria-t-il, en se levant brusquement : oui, s’il est possible. Je serai le seul malheureux. Vous connoîtrez ce cœur que vous dédaignez ; vous verrez de quels efforts est capable un amour tel que le mien, & je vous forcerai au moins à me plaindre. En disant ces mots, il sortit & me laissa dans un état que je ne comprends pas encore ; j’étois demeurée debout, les yeux attachez sur la porte par où Déterville venoit de sortir, abîmée dans une confusion de pensées que je ne cherchois pas même à démêler : j’y serois restée long-tems, si Céline ne fût entrée dans le Parloir.

Elle me demanda vivement pourquoi Déterville étoit sorti si-tôt. Je ne lui cachai pas ce qui s’étoit passé entre nous. D’abord elle s’affligea de ce qu’elle appelloit le malheur de son frère. Ensuite tournant sa douleur en colere, elle m’accabla des plus durs reproches, sans que j’osasse y opposer un seul mot. Qu’aurois-je pû lui dire ? mon trouble me laissoit à peine la liberté de penser ; je sortis, elle ne me suivit point. Retirée dans ma chambre, j’y suis restée un jour sans oser paroître, sans avoir eu de nouvelles de personne, & dans un désordre d’esprit qui ne me permettoit pas même de t’écrire.

La colere de Céline, le désespoir de son frère, ses dernieres paroles auxquelles je voudrois & je n’ose donner un sens favorable, livrerent mon ame tour à tour aux plus cruelles inquiétudes.

J’ai cru enfin que le seul moyen de les adoucir étoit de te les peindre, de t’en faire part, de chercher dans ta tendresse les conseils dont j’ai besoin ; cette erreur m’a soutenue pendant que j’écrivois ; mais qu’elle a peu duré ! Ma lettre est écrite, & les caracteres ne sont tracés que pour moi.

Tu ignores ce que je souffre, tu ne sçais pas même si j’éxiste, si je t’aime. Aza, mon cher Aza, ne le sçauras-tu jamais !


Jusqu’alors, Zilia apprenait le français, découvrait Paris et se formait un regard critique sur une société du paraître et de l’artifice. Elle avait résisté à l’éloquence passionnée du chevalier Déterville, dont l’amour n’était pas encore pleinement explicite. La lettre 23 est la première occasion où Zilia peut s’exprimer librement dans la langue de ses hôtes, sans l’aide de Céline. Elle attend avec impatience le retour de son protecteur pour lui exposer ses projets et obtenir de l’aide pour retrouver Aza. Dès l’ouverture, elle confie à Aza que « il n’y a que la joie de te voir qui pourroit l’emporter sur celle que m’a causé le retour de Déterville ». L’ambivalence de cette phrase annonce la tension dramatique de l’ensemble : la joie de retrouver un allié se mêle à la tristesse de constater que ce même allié nourrit une passion incompatible avec la fidélité qu’elle doit à son fiancé. En quelques pages, Graffigny propose une scène d’aveu et de quiproquo qui cristallise les enjeux sentimentaux du roman. La lettre 23 n’est donc pas un simple intermède amoureux, mais un pivot entre l’espoir du retour au Pérou et la prise de conscience qu’aucun retour n’effacera la transformation intérieure de l’héroïne.

Le contexte de publication renforce la portée de cette correspondance. Dans l’édition originale de 1747, l’histoire s’arrête sur un dénouement volontairement ambigu : Zilia, toujours en France, n’a pas revu Aza, et le lecteur ne sait quel avenir l’attend. Ce final a déconcerté certains contemporains, habitués à des intrigues où la femme revient toujours dans le giron d’un homme. Devant le succès du livre, Graffigny décide en 1752 d’ajouter plusieurs lettres pour offrir une suite à son héroïne. Ces lettres supplémentaires développent les conséquences du quiproquo de la lettre 23 : le chevalier persiste dans sa passion, Zilia continue de chercher un moyen d’envoyer des quipus à Aza, et la situation se complexifie avec l’arrivée d’Aza en Europe. La lettre 23 se trouve ainsi au centre de deux versions : elle clôt la première partie d’un roman d’attente et ouvre sur la seconde où l’héroïne affirme son autonomie. La réception critique souligne la modernité de ce choix narratif : Graffigny refuse de boucler l’intrigue sur un mariage arrangé et laisse son héroïne dans l’incertitude. La structure même du roman, fondée sur des lettres sans réponse, oblige le lecteur à s’interroger sur l’interprétation des signes et sur l’incomplétude du savoir, thèmes chers au siècle des Lumières. 

En choisissant la forme épistolaire, Graffigny s’inscrit dans une tradition littéraire florissante mais la renouvelle par son point de vue féminin et exotique. Alors que Montesquieu faisait dialoguer des Persans pour critiquer la monarchie française, elle place une princesse inca au centre du dispositif et donne à ses lettres une dimension autobiographique. L’authenticité des émotions y est primordiale, et chaque missive devient un acte de mémoire et de projection. La lettre 23 offre un aperçu particulièrement frappant de cette double temporalité : Zilia raconte en temps présent la scène vécue avec Déterville tout en s’adressant à Aza dans un temps suspendu. Le lecteur est témoin de cet effort d’auto-traduction : la jeune femme traduit non seulement ses pensées, mais également les gestes et les mots de son interlocuteur. La narration épistolaire rend ainsi palpable l’écart entre l’expérience et son récit, entre la parole prononcée et la parole écrite.


Résumé de la lettre

Au début de la lettre 23, Zilia se réjouit du retour du chevalier Déterville et court au parloir après l’appel de Céline. Elle voit alors celui qu’elle appelle avec reconnaissance son libérateur : il l’a arrachée aux mains des Espagnols, l’a protégée durant la traversée et l’a introduite à la société française. La jeune femme exprime sans détour l’estime et l’amitié qu’elle lui voue. Ces sentiments sont nobles, explique-t-elle, et n’appartiennent pas encore à ce que les Français nomment l’amour. À travers ces propos, Graffigny souligne l’importance de la reconnaissance : dans la cosmologie sociale qu’elle imagine, l’héroïne veut établir une séparation claire entre gratitude et passion, entre amitié et désir. Pourtant, en parlant avec effusion, la Péruvienne remarque que l’expression de sa joie illumine le visage de Déterville et chasse sa tristesse initiale. Elle s’en félicite, ne soupçonnant pas que cette gaieté nourrit un malentendu funeste. Ici, Graffigny montre avec finesse combien la parole, même sincère, peut être interprétée à la lumière de l’affect de l’autre. La narratrice, encore mal à l’aise dans une langue qu’elle ne maîtrise pas, utilise l’expression « je vous aime » au sens d’estime et de reconnaissance. Ce choix terminologique, qui renvoie au lexique latino-américain et incarne la fidélité à Aza, est interprété par Déterville comme une déclaration amoureuse. L’autrice joue sur l’ambiguïté du verbe « aimer » en français, qui recouvre l’amitié, l’affection et l’amour passionnel.

Lorsque le chevalier s’agenouille devant la grille, la scène prend des allures théâtrales. La posture de suppliant et la phrase qu’il prononce – « À quel sentiment, divine Zilia, dois-je attribuer le plaisir que je vois aussi naïvement exprimé dans vos beaux yeux que dans vos discours ? » – exposent le renversement des rôles : l’homme aristocrate se met au pied de la femme étrangère et sollicite sa reconnaissance. La conversation qui suit est un crescendo de passion et de tension. Le chevalier se déclare prêt à mourir si Zilia ne l’aime pas ; il la presse d’expliquer ce qu’elle entend par « Je vous aime ». Zilia, avec candeur, répond que ces mots signifient qu’il lui est cher, que son sort l’intéresse et que l’amitié et la reconnaissance l’attachent à lui. Elle distingue ensuite avec fermeté l’amour qu’elle nourrit pour Aza, né d’une promesse de mariage, de l’amitié reconnaissante qu’elle offre au chevalier. L’incompréhension s’accroît : Déterville se croit mille fois plus amoureux qu’Aza et oppose la passion à la raison ; Zilia rappelle que le hasard a réuni leurs destins et que le chevalier n’est pas de sa nation. Face à la déclaration d’une fidélité indéfectible à Aza, l’homme exprime son désespoir et menace de mourir. L’héroïne, bouleversée par cette souffrance sincère, tente de concilier son devoir et sa compassion. Elle propose à son protecteur de se contenter de son amitié ; il s’exclame alors que son amour surpassera sa cruauté et qu’il sacrifiera son propre bonheur pour le sien. 

La scène culmine lorsqu’il promet de prendre des mesures pour découvrir le sort d’Aza, tout en affirmant que des obstacles invincibles séparent les deux amants. Ce mélange de générosité et de jalousie ébranle Zilia, dont les larmes abondantes témoignent de la violence de l’épreuve. Elle préfère vivre pour Aza sans espérer le revoir plutôt que de trahir sa promesse, et demande seulement la faveur d’échanger des « nœuds » (quipos) pour rester en lien. Déterville sort alors, déclarant qu’il sera le seul malheureux et qu’il prouvera la grandeur de son amour. Zilia reste hébétée au parloir jusqu’à l’arrivée de Céline, qui, apprenant ce qui s’est passé, passe de la compassion à la colère. L’héroïne, accablée par la confusion, se retire dans sa chambre et choisit d’écrire cette lettre à Aza pour chercher une consolation dans l’écriture.

Cette lettre résume ainsi trois axes dramatiques : la différence des sentiments, l’incompatibilité des cultures et la question de la reconnaissance. Graffigny y met en scène le premier choc frontal entre la fidélité amoureuse et la gratitude, tout en ancrant son intrigue dans une réflexion philosophique sur la liberté des femmes et l’égalité des échanges. Le lecteur y voit se dessiner le destin tragique de trois personnages qui s’aiment différemment mais s’affrontent sur le sens de l’amour.

Avant d’arriver à cette scène, les lettres précédentes ont posé les bases du dilemme. Dans les premières missives, Zilia décrit son enlèvement par les conquistadors et l’attaque du navire espagnol par un vaisseau français. Déterville la sauve et lui offre sa protection. Elle se sert alors des quipus, ces cordelettes colorées qui servent de support à l’écriture chez les Incas, pour envoyer des messages à Aza. La différence des systèmes d’écriture est déjà un motif métaphorique : l’héroïne passe d’un langage de nœuds, porteur d’une mémoire collective, à l’alphabet latin, symbole de la connaissance occidentale. Peu à peu, elle apprend le français auprès de Céline et se rend compte que chaque mot recèle une vision du monde. Les lettres 11 à 20 la montrent découvrant la ville, la mode, le théâtre et la vie mondaine. Elle s’étonne de la frivolité parisienne et de l’obsession du paraître ; elle remarque que les Parisiens s’empressent de juger tout ce qui est différent et ne supportent pas la simplicité. Elle éprouve également un profond attachement à ses origines et reproche à la société française de traiter les femmes comme des objets de décoration. La lettre 22, qui précède celle qui nous occupe, relate un entretien avec un prêtre qui l’exhorte à renoncer à Aza au nom de la vertu. Ébranlée par cette accusation d’inceste, elle se réfugie dans la conviction que la fidélité est la première des vertus. 

La lettre 23 s’inscrit donc dans une progression qui combine exploration physique et exploration morale. Zilia a acquis suffisamment de vocabulaire pour s’exprimer sans l’aide d’un interprète. Elle ne compte plus seulement sur Céline pour faire passer ses messages ; elle peut désormais parler directement à Déterville. Ce changement linguistique libère la parole mais ouvre aussi la porte aux malentendus. L’héroïne, confiante dans son amitié sincère, se livre à un long récit qui mêle gratitude et affection. La fluidité de sa conversation contraste avec son appréhension lors des premières lettres, quand elle ne maîtrisait pas encore la langue. Cette progression témoigne de sa curiosité et de son intelligence. Mais elle ne se doute pas que les mots qu’elle utilise portent un poids différent pour son interlocuteur. La lettre 23 marque ainsi le point où l’acquisition d’une langue étrangère cesse d’être un outil d’intégration pour devenir un piège. 

Les événements qui suivent cette lettre montrent l’ampleur des conséquences du quiproquo. Dans les lettres 24 et 25, Déterville met en œuvre sa promesse de découvrir le sort d’Aza. Zilia apprend alors que son fiancé a été recueilli par les Espagnols, qu’il s’est converti au catholicisme et qu’il s’apprête à épouser une jeune femme espagnole. Cette révélation la plonge dans le désespoir et confirme l’ironie tragique annoncée par les paroles de Déterville. La jeune femme, qui avait refusé l’amour du chevalier par fidélité à un fiancé idéal, se voit trahie à distance. Elle continue néanmoins d’écrire à Aza et choisit de conserver sa liberté plutôt que de se jeter dans les bras de celui qui l’aime. La lettre 23 est donc le moment où se scellent les incompréhensions et où se nouent les destins.


Un regard critique sur la société et la condition féminine

Graffigny utilise la lettre 23 pour illustrer son regard critique sur la société française et la condition féminine du XVIIIᵉ siècle. L’héroïne y découvre des comportements qui heurtent sa sensibilité péruvienne. Dans les lettres précédentes, elle s’est étonnée de la façon dont les Français boivent une liqueur rouge et se livrent à des danses bruyantes, soulignant leur goût pour la fête et l’excès. Elle avait observé que la capitale est dominée par le spectacle et la superficialité : les maisons sont immenses, les bijoux et les meubles brillent, mais tout est fait pour tromper l’œil. La scène du parloir reproduit en miniature cette société du paraître : Déterville, figure de l’aristocratie, utilise une rhétorique galante pour persuader Zilia de céder à ses avances, tandis que Céline, la femme française, se permet d’exprimer sa colère lorsque la gratitude n’est pas payée en retour. Graffigny dénonce ainsi une société où la passion n’est pas seulement une affaire de cœur, mais aussi un langage codé qui sert à maintenir des rapports de pouvoir.

L’esprit critique de Zilia se manifeste à travers ses comparaisons constantes entre les coutumes françaises et celles de son pays. Elle observe que les Français attachent une importance disproportionnée aux objets et aux signes extérieurs de richesse. Lorsqu’on lui offre des étoffes et des bijoux, elle se sent humiliée plutôt qu’honorée, car ces présents lui rappellent sa dépendance. Elle remarque également que les femmes françaises sont maintenues dans un état d’ignorance volontaire et encouragées à la frivolité, ce qui les empêche de développer leur esprit. Dans la lettre 23, ces observations prennent forme à travers la réaction de Céline. Alors même qu’elle a été l’amie et la professeure de Zilia, Céline la réprimande lorsque la Péruvienne refuse l’amour de son frère. La violence de cette réaction souligne la pression sociale qui pèse sur les femmes : la solidarité cède la place à la défense de l’honneur familial. La scène met en lumière l’intériorisation par les femmes des normes patriarcales qui les enferment dans un rôle d’objets de transaction. 

Le roman ne se contente pas de critiquer la société française ; il propose en filigrane une réflexion sur la condition féminine dans l’Empire inca. Zilia est une prêtresse du Temple du Soleil, un lieu sacré où les jeunes filles sont préparées au mariage avec l’Inca. L’organisation sociale péruvienne diffère fortement de la française : les unions entre cousins y sont courantes, la fidélité est exaltée et la place des femmes dans la religion leur confère une autorité morale. En soulignant ces différences, Graffigny ne cherche pas à idéaliser une civilisation au détriment d’une autre. Elle se sert du regard de Zilia pour montrer que chaque culture a ses propres hypocrisies. Ainsi, l’héroïne reconnaît que le système de castes incas impose également des contraintes aux femmes, mais elle apprécie la cohérence entre les valeurs proclamées et les pratiques. Par contraste, la France se révèle pleine de contradictions : les prêtres prêchent la vertu mais défendent l’ingratitude, les hommes vantent l’égalité tout en exigeant une obéissance totale, et les femmes jouent parfois malgré elles le rôle de gardiennes du patriarcat.

Cette lettre souligne aussi la façon dont l’écriture permet de contester l’ordre social. En écrivant à Aza, Zilia crée un espace sûr où elle peut analyser les comportements qu’elle observe sans craindre la censure immédiate. L’écriture devient un moyen d’autonomie. La formulation soignée et la syntaxe réfléchie de la lettre 23 montrent qu’elle a acquis non seulement la langue mais aussi l’art de la persuasion. Elle raconte ses expériences, souligne ses sentiments et justifie ses décisions. À travers ce récit, elle déploie une subjectivité pleine et complexe qui tranche avec les portraits simplistes de femmes exotiques courants à l’époque. La présence d’une voix féminine réfléchie et critique est en elle-même une prise de position sociale. 

Enfin, l’adhésion de Graffigny aux idées des Lumières transparaît dans la dimension politique de la lettre. La scène du parloir met en question le concept de contrat social : peut-on exiger une contrepartie en échange d’une protection ? La posture genou fléchi de Déterville devant la grille renverse temporairement la hiérarchie sociale, donnant l’illusion que le chevalier se place en position d’infériorité. Pourtant, sa déclaration d’amour vise à obtenir un consentement qui restituera la relation de domination. Le dialogue entre Zilia et Déterville met ainsi en tension des idéaux d’égalité et de liberté avec les pratiques sociales, invitant le lecteur à réfléchir aux limites du discours éclairé lorsque les sentiments entrent en jeu. 
Au-delà du drame sentimental, la lettre 23 offre un portrait saisissant des mœurs françaises et des inégalités de l’époque. Zilia découvre une société où la galanterie masculine est un art et où la passion se confond avec le langage. Dans cette scène, Déterville incarne le stéréotype du chevalier français : passionné, éloquent, prêt à sacrifier sa vie pour un amour qu’il idéalise. Graffigny ne fait pas de lui un libertin cynique mais un homme sincère qui souffre. Pourtant, c’est par cette sincérité même qu’il tente de contraindre l’héroïne ; sa demande qu’elle l’aime comme elle aime Aza revient à exiger qu’elle renonce à sa fidélité et à ses coutumes. La question de l’égalité des sexes apparaît ici dans toute sa complexité. Zilia, malgré sa reconnaissance et son affection, refuse l’amalgame entre amour et gratitude. Elle affirme que la vérité lui est chère et qu’elle ne cédera pas à la pression sentimentale. Ce refus constitue un geste de liberté peu commun dans la littérature de l’époque, où l’héroïne choisit souvent entre l’amour et la raison. En choisissant la fidélité à son fiancé absent, Zilia revendique aussi son droit à rester maîtresse de son destin malgré sa dette.

La lettre témoigne aussi des différences de perception de la vertu. Le chevalier, catholique et européen, ne comprend pas la promesse d’union entre cousins, pratique inca que Zilia considère comme légitime. Dans une lettre précédente, elle raconte la discussion avec un prêtre qui lui a dit que son amour pour Aza était incompatible avec la vertu, une observation que l’article critique met en avant. Déterville, bien que plus tolérant, reste influencé par la morale française : il ne peut concevoir qu’une jeune femme engage sa tendresse sans la convertir en mariage. Zilia, au contraire, sépare la tendresse de l’obligation matrimoniale et invente un vocabulaire pour exprimer cette distinction. La lettre 23 révèle donc une tension entre deux conceptions de la vertu et de l’honneur : l’une, chrétienne et française, qui associe la reconnaissance à un retour concret sous forme de mariage ; l’autre, péruvienne et personnelle, qui place la fidélité au-dessus des attentes sociales. Ces nuances enrichissent l’analyse morale proposée par Graffigny, qui observe que la société ordonne la reconnaissance mais semble prescrire l’ingratitude.

En laissant son héroïne affirmer sa liberté, Graffigny s’inscrit dans une lignée féministe avant la lettre. La fin du roman, où Zilia refuse aussi bien Déterville qu’Aza, choque les lecteurs du XVIIIᵉ siècle. Cependant, dès la lettre 23, on voit l’émergence de cette revendication : la jeune femme ne se définit pas uniquement par sa relation à un homme, qu’il soit fiancé ou bienfaiteur. Elle aspire à s’épanouir intellectuellement, à voyager, à écrire et à découvrir sa propre identité. L’indépendance d’esprit de Zilia, mise en valeur dans cette lettre, contribue à faire du roman un texte incontournable des études sur la condition féminine au siècle des Lumières.


La question du langage

Le malentendu central de la lettre 23 provient de l’intersection entre deux langues et deux univers culturels. Dans la civilisation inca, la transmission du savoir repose en partie sur les quipus, ces cordelettes nouées dont les couleurs et les nœuds constituent une syntaxe visuelle et tactile. Les messages qu’on y inscrit ne sont pas des discours amoureux ou passionnels, mais des archives économiques, historiques ou religieuses. L’apprentissage de l’écriture alphabétique, emblème de la culture européenne, constitue donc pour Zilia un passage d’une mémoire communautaire à une mémoire personnelle. Ce passage a des conséquences sur la perception des sentiments. Dans sa langue maternelle, il existe des mots distincts pour l’amour filial, l’amour d’une divinité et l’amour conjugal. La traduction française gomme ces nuances et place sous un même terme des réalités diverses. Ce problème de traduction n’est pas seulement linguistique, il est également culturel. Lorsque Zilia dit « je vous aime » au chevalier, elle cherche à lui signifier sa gratitude. Les Incas expriment leur reconnaissance par un vocabulaire qui renvoie à la dévotion et au respect. Le français du XVIIIᵉ siècle, lui, associe immédiatement l’expression d’amour à la passion amoureuse, au désir et au projet de mariage. Ainsi, un mot qui, pour la Péruvienne, exprime un sentiment d’estime et de dette morale se transforme, pour l’homme français, en promesse érotique.

L’épisode permet à Graffigny d’explorer la dimension performative du langage. Le simple énoncé « je vous aime » déclenche une cascade d’événements : l’agenouillement du chevalier, sa déclaration de passion, la souffrance qui en découle et, plus tard, la mise en œuvre d’une enquête sur le sort d’Aza. La parole agit sur la réalité car elle fait naître une attente. Déterville, convaincu d’avoir entendu un aveu, projette immédiatement un avenir amoureux et exige une clarification. Zilia, quant à elle, découvre que les mots qu’elle prononce peuvent être réinterprétés contre son gré et la placer dans une situation périlleuse. Elle comprend que le langage n’est pas seulement un outil de communication, mais également un instrument de pouvoir et de manipulation. La difficulté est d’autant plus grande que la langue française est chargée d’un vocabulaire galant cultivé par la littérature des salons et des romans sentimentaux. Elle doit apprendre à manier ces codes pour se défendre des interprétations qu’ils favorisent.

Graffigny use aussi de la lettre 23 pour réfléchir au statut de la traduction. L’héroïne joue le rôle d’interprète de ses propres sentiments : elle tente d’expliquer à Déterville la différence entre l’amour qu’elle éprouve pour Aza et l’amitié reconnaissante qu’elle ressent pour lui. Elle traduit ainsi des concepts incas dans une langue européenne et se heurte aux limites de cette traduction. La difficulté d’exprimer « reconnaissance » et « tendresse » sans y mêler « amour » prouve que la langue peut forcer à penser ce que l’on n’a pas l’intention de dire. Cette tension est visible dans la manière dont Zilia redéfinit les mots. Lorsqu’elle dit au chevalier que son sort l’intéresse et que son amitié la lie à lui, elle crée des équivalents français de catégories sentimentales péruviennes. Elle tente de naturaliser des valeurs étrangères à travers une langue qui ne leur est pas entièrement adaptée. La scène montre ainsi que traduire, c’est nécessairement trahir un peu, mais que cette trahison peut être créatrice : en cherchant à se faire comprendre, Zilia invente des usages nouveaux et introduit une forme de pluralité sémantique dans la langue française.

L’analyse de la scène révèle également l’importance de la communication non verbale. Zilia note l’avidité des regards de Déterville, son changement d’expression, son pâlissement et ses gestes de désespoir. Ces éléments sont autant de signes qu’elle tente d’interpréter. Or, pour une personne étrangère, la signification de ces signes n’est pas évidente. Un Français qui lève les yeux au ciel peut implorer le Ciel ou exhaler sa souffrance ; pour Zilia, ces gestes doivent être décodés. La relation entre le corps et la parole constitue un autre champ interculturel où les interprétations peuvent diverger. Graffigny insiste sur cette dimension pour montrer que le malentendu n’est pas seulement affaire de mots, mais d’ensemble de pratiques langagières et culturelles.

Enfin, la lettre 23 expose la capacité de Zilia à réfléchir sur la langue elle-même. Elle s’interroge sur le sens qu’attache son interlocuteur à l’expression « je vous aime » et entreprend d’en proposer une définition. Cette démarche métalinguistique est remarquable pour une héroïne que l’on pourrait croire naïve. Loin de subir passivement la violence de l’interprétation, elle la confronte en explicitant ses référents. En cela, la lettre constitue une leçon de dialogue interculturel : elle montre que les malentendus peuvent être dépassés si l’on accepte de mettre à plat les significations et de créer de nouvelles passerelles entre les cultures. Zilia pose ainsi les bases d’une réflexion anthropologique avant l’heure, en constatant que chaque langue porte en elle une vision du monde et que comprendre l’autre implique de comprendre sa langue.
La lettre 23 illustre de manière exemplaire les malentendus linguistiques au cœur du roman. Zilia apprend le français en observant et en déchiffrant les signes ; elle passe des nœuds de quipo aux lettres alphabétiques. Sa maîtrise progressive de la langue est un enjeu majeur du récit : l’acquisition d’un nouvel idiome lui ouvre un « nouvel univers ». Toutefois, cette maîtrise est aussi source de quiproquos, car les mêmes mots ne portent pas les mêmes sens selon les cultures. Dans sa culture, exprimer son attachement et sa reconnaissance à un ami n’implique pas de sentiment amoureux. Le verbe aimer a une portée vaste et ne se restreint pas à la passion érotique. Le français du XVIIIᵉ siècle, en revanche, use d’un vocabulaire galant où l’amour, la déclaration et la promesse d’une union sont étroitement liés. Déterville est donc saisi par la déclaration spontanée de Zilia et l’interprète dans le registre de la passion. L’autrice montre ici que le langage structure l’expérience et que, sans métalangage, il est difficile d’expliquer ses propres émotions.

Dans son empressement, Zilia emploie des termes que son interlocuteur relit à travers sa culture. L’instant où elle prononce « L’ingratitude me fait horreur, je me haïrois moi-même si je croiois pouvoir cesser de vous aimer » représente le cœur du malentendu : elle entend par là « je vous estime et je ne veux pas vous faire de mal », alors que Déterville comprend « j’ai de la passion pour vous ». Ce glissement sémantique s’aggrave lorsque le chevalier la force à détailler ce qu’elle attache à ces mots. Comme l’analyse le critique Olivier Delers, Zilia redéfinit alors la notion d’amour en y mêlant intérêt, amitié et reconnaissance. Elle veut que la relation soit placée sous le signe d’une affection désintéressée qui n’implique pas d’échange marchand ni de réciprocité obligatoire. Dans cet « assemblage complexe », pour reprendre la formule du critique, Graffigny souligne que le lexique des sentiments est ancré dans des structures sociales et économiques ; il ne suffit pas de traduire les mots, il faut aussi traduire les concepts.

Le quiproquo de la lettre 23 repose ainsi sur l’hybridité linguistique et sur la collision de deux systèmes symboliques. Zilia, parce qu’elle est péruvienne et parce qu’elle vient d’un monde où les rapports humains sont régis par d’autres codes, emploie les mots avec une naïveté sincère. Déterville, en bon Français, investit ces mots d’une valeur amoureuse et se sent trahi lorsque la jeune femme les retire de son champ amoureux. La scène met en lumière la nécessité d’une translation culturelle pour éviter la violence de l’interprétation. Elle annonce la suite du roman, où Zilia, plus aguerrie, prendra soin d’expliciter ses sentiments pour éviter les confusions. Par ailleurs, le roman critique l’ethnocentrisme : l’homme européen suppose que la jeune femme, en prononçant des mots de son vocabulaire, souscrit à ses catégories. Or, Zilia démontre qu’elle peut emprunter un lexique tout en y insufflant un sens qui lui est propre.


Les tensions autour de la reconnaissance

Si la lettre 23 s’articule autour d’un malentendu amoureux, elle est également le théâtre d’une réflexion profonde sur le don et la dette. Dans la société française décrite par Graffigny, la générosité revêt des formes multiples : elle peut être sincère, instrumentale, ou les deux à la fois. Déterville incarne cette ambivalence. À première vue, il est un bienfaiteur désintéressé : il sauve Zilia, la nourrit, la loge et lui offre des vêtements. Mais ces cadeaux créent un lien asymétrique. Comme le souligne l’analyse d’Olivier Delers, le don dans Lettres d’une Péruvienne est porteur d’une obligation implicite de retour. Ce retour peut être matériel, symbolique ou affectif. Dans la lettre 23, le chevalier exige sans l’exprimer clairement un contre-don amoureux : il estime que ses services lui donnent des droits sur le cœur de la jeune femme. Ce qui pourrait être un simple échange de politesse devient un marché : l’amour en échange de la liberté et de la sécurité.

La réponse de Zilia à cette logique révèle sa compréhension des mécanismes du don. Elle est reconnaissante, mais elle refuse que la gratitude entraîne l’abandon de sa liberté. Pour elle, certains biens ne peuvent ni être donnés ni être reçus dans une logique marchande. Sa tendresse pour Aza, sa fidélité, son amour propre et sa volonté sont des biens inaliénables. Lorsqu’elle explique à Déterville qu’elle ne peut l’aimer comme elle aime son fiancé, elle établit une hiérarchie des sentiments qui échappe à la logique de l’échange. En même temps, elle propose un autre type de rapport : elle est prête à rester son amie, à s’intéresser à son sort, à témoigner de la reconnaissance par des actions qui ne l’engagent pas dans une union. Cette distinction montre qu’il existe des formes de contre-don non matrimoniales, basées sur l’empathie et l’assistance morale.

Le malaise de la scène s’explique par le fait que les personnages n’ont pas la même conception de la réciprocité. Déterville, influencé par la société française, voit dans ses biens l’expression tangible de ses sentiments. Chaque cadeau est un signe visible de son amour. Zilia, formée dans une autre tradition, associe la générosité à l’honneur et à la dignité. Dans son univers culturel, celui qui reçoit s’honore autant que celui qui donne, et la honte ne naît que lorsque l’on reçoit inutilement. Elle se sent humiliée parce qu’on lui fait des présents dont elle n’a pas besoin, qui servent surtout à la parer selon les codes français. Ces présents deviennent des attributs d’un statut social qui n’est pas le sien. La lettre 23 laisse donc entrevoir une critique du luxe et de la consommation ostentatoire. 

Graffigny, en montrant les tentatives de Zilia pour échapper à l’emprise du don, participe à un débat social et moral qui traverse le XVIIIᵉ siècle. Les philosophes des Lumières analysent la relation entre intérêt et vertu, et les sociologues modernes, comme Pierre Bourdieu, verront dans le don une opération ambiguë qui masque les rapports de domination. Le roman anticipe ces analyses en représentant un monde où la générosité est à la fois une marque de noblesse et un instrument de pouvoir. La lettre 23 souligne que ce pouvoir est particulièrement fort lorsqu’il s’exerce sur une femme étrangère et sans ressources. La présence d’une grille entre les interlocuteurs symbolise cette asymétrie : la jeune femme est prisonnière d’une situation où elle ne peut ni partir seule ni subvenir à ses besoins sans l’aide de son protecteur. Le chevalier, en la plaçant devant un ultimatum sentimental, se sert de sa dépendance comme d’un levier. 

Pourtant, la lettre ne condamne pas entièrement le don. Elle suggère qu’il existe des formes de générosité authentiques, fondées sur la compassion et la compréhension. Lorsque Déterville, au terme de la discussion, propose de découvrir le sort d’Aza et de procurer à Zilia une correspondance avec lui, il fait preuve d’un geste désintéressé. Il transforme son amour en engagement : il promet d’utiliser ses ressources pour satisfaire le désir de l’héroïne, même si cela doit la rapprocher d’un rival. Ce tournant atténue la dimension oppressive du don et montre que la générosité peut s’accomplir sans exiger un retour. Graffigny suggère ainsi que l’éthique du don réside dans le refus d’associer l’aide à une demande spécifique. La possibilité d’une véritable amitié entre l’homme et la femme est évoquée, mais elle reste fragile dans un monde régi par les conventions sociales.

En dressant ce tableau, la lettre 23 rappelle que la reconnaissance doit être librement consentie pour avoir du sens. Forcer quelqu’un à aimer en retour revient à dévaloriser le geste qui a suscité la gratitude. Zilia, en défendant son droit à choisir la manière dont elle rendra ses devoirs, défend aussi une vision de la communauté où les échanges sont basés sur le respect et non sur l’obligation. Cette vision utopique se heurte à la réalité et à l’intériorisation des schémas de domination ; pourtant, elle ouvre la voie à une réflexion sur la possibilité d’un lien social égalitaire où le don n’emprisonnerait plus.
Le don traverse toute l’œuvre de Graffigny, et la lettre 23 en offre une illustration poignante. Depuis sa libération par Déterville, Zilia reçoit sa protection, des vêtements et des bijoux ; ces présents, faits sans attente apparente, créent néanmoins une dette symbolique et morale. Le critique Olivier Delers souligne que le roman construit une logique de don et de contre-don qui enferme l’héroïne dans une relation de dépendance. La générosité du chevalier n’est pas purement désintéressée : elle suppose un retour équivalent, que ce retour soit l’amour ou, à défaut, la main de la jeune femme. Dans la lettre 23, cette tension éclate lorsque Déterville, après avoir énuméré ses sacrifices et ses sentiments, demande une réciprocité affective qui justifierait les bienfaits offerts. Il rappelle combien de fois sa discrétion a contenu ses transports pendant la navigation et combien de cadeaux il aurait pu offrir, renforçant ainsi l’idée qu’il mérite un retour. 

Zilia refuse ce marché. Sa réponse est claire : elle le remercie pour ses bienfaits mais affirme que l’amour ne peut être un produit d’échange. Elle raconte qu’au Pérou, le don n’humilie pas, car il n’y a pas d’asymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit. Elle propose de lui offrir sa tendresse amicale en échange de sa protection et de son aide, mais refuse d’assimiler cette tendresse au sentiment qui la lie à Aza. Cette distinction entre don et échange prend un sens encore plus fort lorsque le chevalier annonce qu’il va enquêter sur la situation d’Aza mais qu’il doute qu’elle revoie un jour son fiancé. En d’autres termes, il accepte de rendre un service, mais sous-entend qu’il ne garantit pas le résultat. 

L’article de Delers note que le roman insiste sur l’ambivalence du don : il a l’apparence de la générosité mais abrite une logique d’intérêt et de pouvoir. En lettres plus avancées, Zilia critique cette logique en refusant des tissus et des bijoux offerts par Céline et le chevalier. Elle y voit une humiliation qui rappelle sa dépendance et son statut d’étrangère. Dans la lettre 23, elle n’a pas encore rejeté les cadeaux, mais elle se rend compte que l’attitude de Déterville est une forme de don intéressé : la ferveur de l’homme est sous-tendue par la volonté de la posséder. La jeune femme se débat alors pour dissocier le don de l’obligation, pour faire en sorte que sa reconnaissance soit purement morale et ne la contraigne pas à entrer en amour. Cette lutte pour préserver l’autonomie du sentiment est au cœur de la scène et renforce la critique implicite de la société française, où la générosité peut être un outil de domination.


L’émancipation

La lettre 23 nous offre un aperçu précieux des débats sur la condition féminine au siècle des Lumières. Dans la société que découvre Zilia, la place des femmes se situe entre deux pôles contradictoires : d’une part, elles règnent sur les salons, influencent les hommes par leur esprit et façonnent la conversation ; d’autre part, elles restent dépendantes du mariage pour leur statut et leur sécurité. L’héroïne perçoit rapidement cette contradiction. Elle constate que la liberté dont jouissent certaines Parisiennes ne va pas jusqu’à l’autonomie financière ou affective. Leurs opinions doivent flatter les hommes, et leurs choix sentimentaux sont souvent dictés par la famille. Dans la lettre 23, Céline, pourtant amie proche de Zilia et initiatrice de son apprentissage linguistique, se range du côté de son frère contre l’étrangère. Ses reproches viennent rappeler qu’une femme qui refuse un bienfaiteur transgresse la norme. Ce basculement souligne la fragilité des alliances féminines dans une société où la survie dépend du soutien des hommes.

Graffigny met ainsi en lumière l’intériorisation de la domination masculine. Le roman ne se contente pas de peindre des hommes qui imposent leur volonté ; il montre des femmes qui surveillent et punissent la transgression. Lorsque Céline parle de la « cruelle franchise » de son amie, elle reprend les termes mêmes de son frère, montrant que l’injonction à être reconnaissante est intériorisée comme une vertu féminine. Cette intériorisation est d’autant plus forte que la culture française valorise la sensibilité et la compassion chez les femmes. Or, Zilia, en préférant la vérité à la complaisance, refuse de jouer ce rôle. Son honnêteté est perçue comme un affront parce qu’elle remet en cause l’ordre établi : pour une femme dépendante, exprimer un désaccord revient à se mettre en danger.

La comparaison avec la société inca permet à l’héroïne d’ouvrir une brèche critique. Dans sa culture d’origine, les femmes du Temple du Soleil jouissent d’une certaine autonomie spirituelle ; leur éducation, bien que limitée, est orientée vers la préparation d’une union sacrée avec le souverain. La fidélité y est une valeur centrale, et l’amour est considéré comme un engagement public. Les différences qui apparaissent au contact de la France permettent à Zilia de relativiser les normes qui lui sont imposées. Elle constate que l’amour galant européen ne se soucie pas de la constance : les hommes jurent fidélité et se découragent rapidement, et les femmes jouent un jeu de séduction sans toujours croire aux promesses. Pour une jeune Péruvienne éduquée dans un cadre religieux rigoureux, cette légèreté est déroutante. Elle le dit à plusieurs reprises : elle ne comprend pas les codes de la galanterie, et la liberté apparente des femmes françaises lui semble un masque qui cache la fragilité de leur position. 

L’émancipation de Zilia se construit dans cette tension. Elle s’approprie le vocabulaire français pour nommer ses sentiments, mais elle refuse d’adopter les comportements associés à ce vocabulaire. Elle se forge un espace personnel entre deux cultures, empruntant les éléments qui lui permettent de penser son autonomie tout en rejetant ceux qui la soumettraient. Dans la lettre 23, ce processus se voit à travers sa maîtrise de la langue et sa capacité à argumenter face à un homme qui l’aime. Elle ne baisse pas les yeux, ne se soumet pas et ne se contente pas d’opiner pour satisfaire son interlocuteur. Cette attitude marque un tournant dans le roman, car elle montre qu’une femme peut s’adresser à un homme en égal, même si la société ne l’autorise pas. 

La situation de Zilia reflète celle de Graffigny. L’autrice a elle-même souffert d’un mariage violent et s’est émancipée en s’installant à Paris pour vivre de ses écrits. Elle connait les contraintes imposées aux femmes et sait combien il est difficile de concilier indépendance et respectabilité. En donnant à son héroïne la possibilité de choisir son destin, Graffigny propose à ses lecteurs un modèle alternatif. La lettre 23 est l’une des premières étapes de ce cheminement : le refus d’épouser un homme par gratitude, la réaffirmation d’une fidélité choisie et l’aspiration à l’indépendance préparent la conclusion finale du roman, où Zilia optera pour une vie d’étude et de méditation plutôt que pour une soumission conjugale. 

La portée moderne du texte tient également à la manière dont l’autrice interroge le consentement. Déterville se veut vertueux, il rappelle qu’il n’a pas profité des moments où Zilia était vulnérable pour l’assujettir, et il se pose en homme respectueux. Pourtant, il met son amie dans une situation où elle se sent obligée de justifier ses sentiments. Ce déséquilibre témoigne des limites du consentement dans une relation où l’un des deux a un pouvoir matériel sur l’autre. En revendiquant sa liberté de dire non sans être accusée d’ingratitude, Zilia anticipe les débats contemporains sur l’autonomie des femmes et la dissociation entre don et obligation. La lettre 23, en ce sens, résonne avec les combats féministes actuels pour l’égalité et l’auto-détermination.
Dans la lettre 23, Graffigny aborde également la condition féminine et les limites imposées aux femmes. Zilia, bien que princesse inca, est capturée, déplacée et dépendante de la protection masculine. Son destin se joue entre deux hommes : Aza, son fiancé et souverain, et Déterville, son sauveur. Pourtant, l’héroïne se distingue par sa capacité à négocier ces relations. Elle refuse de considérer l’amour comme un devoir. Face aux avances du chevalier, elle n’hésite pas à dire : « Contentez-vous des sentiments que je vous promets, je ne puis en avoir d’autres, la vérité m’est chère, je vous la dis sans détour ». Cette affirmation montre qu’elle se reconnaît une autorité morale et affective propre. Elle ne se sent pas tenue de donner plus que ce qu’elle veut donner, malgré la dette qu’elle a contractée. Graffigny offre ainsi à son personnage une voix qui conteste la norme patriarcale selon laquelle la femme doit être reconnaissante à l’homme qui la protège en se soumettant à ses désirs.

La réaction de Céline à la fin de la lettre est révélatrice du regard social porté sur cette attitude. La sœur de Déterville commence par plaindre son frère, puis se tourne contre Zilia et l’accable de reproches. Cela illustre l’internalisation des attentes patriarcales : les femmes elles-mêmes participent à la condamnation de celles qui refusent de répondre aux avances d’un bienfaiteur. Le roman montre ainsi que la solidarité féminine est entravée par la pression sociale et par la peur de l’ingratitude. Zilia se trouve isolée, faute d’un réseau qui comprendrait ses choix. C’est précisément cette solitude qui la conduit à écrire à Aza pour chercher conseil et consolation. L’acte d’écriture devient un acte de résistance et d’affirmation de soi : en s’adressant à un fiancé absent, la jeune femme crée un espace où ses paroles échappent au jugement immédiat. Elle se réapproprie la narration de sa vie et refuse d’être réduite au rôle de créature redevable.

L’émancipation féminine se manifeste également dans la capacité de Zilia à prendre conscience de ses désirs et de ses droits. Elle ne se contente pas d’être fidèle par devoir ; elle répète qu’elle aime Aza parce qu’il l’aime et qu’ils devaient être unis. Ce choix repose sur une réciprocité des sentiments, non sur un principe d’obéissance ou de soumission. Elle ne récuse pas l’amour mais affirme qu’il doit être librement partagé. Dans cette perspective, la scène de la lettre 23 est aussi une leçon de consentement. Déterville ne manque pas d’arguments : il se dit né tendre, paresseux et ennemi de l’artifice ; il souligne qu’il n’a pas profité des occasions où Zilia aurait pu lui être livrée. Cependant, tous ces arguments, bien qu’ils témoignent de sa vertu, ne suffisent pas à persuader l’héroïne d’entrer dans une relation qu’elle ne désire pas. La femme ne cède pas devant les sacrifices de l’homme, car ceux-ci ne créent pas de droits sur elle. La lettre rejoint ainsi les débats du XVIIIᵉ siècle sur la liberté des femmes et sur la légitimité des mariages imposés. En refusant de se laisser contraindre par la dette, Zilia incarne une figure de femme autonome, annonçant les héroïnes de la littérature des siècles suivants.

Enfin, la lettre 23 anticipe la conclusion surprenante du roman, où Zilia choisit de se retirer dans un couvent plutôt que d’épouser l’un ou l’autre des prétendants. Déjà, elle montre qu’elle envisage une vie hors du mariage, centrée sur l’étude et la méditation. Cette perspective est inédite à l’époque et ouvre la voie à une redéfinition du bonheur féminin. Graffigny, en imaginant un personnage féminin qui préfère la solitude à la soumission, se démarque des schémas narratifs habituels et propose une vision pré-féministe où la femme peut choisir sa voie.


Analyse linéaire de la lettre

La lecture détaillée du texte révèle la finesse stylistique de Graffigny et la richesse des niveaux de sens. La première phrase, longue et sinueuse, mêle plusieurs propositions et joue sur les nuances de sentiments. L’emploi du conditionnel (« pourroit ») marque l’hypothèse et la subjectivité, tandis que les virgules scandent les pulsations du cœur de l’héroïne. L’autrice privilégie le présent de narration pour donner à l’événement une immédiateté et une intensité qui plongent le lecteur dans l’instant. La juxtaposition de la joie et de la tristesse crée un effet de contraste qui prépare le lecteur à la scène d’incompréhension. Cet effet est accentué par l’allitération en « j » et en « t » de la phrase, qui imite la hésitation et le tremblement de la voix.

L’importance de la focalisation interne est également manifeste. Zilia raconte la scène du parloir en insistant sur ses propres perceptions et sensations. Elle décrit ses pensées (« je voulus lui demander des instructions ») et ses sentiments (« je m’apperçus »), mais elle observe aussi finement les réactions de Déterville : ses yeux avides, son pâlissement, ses gestes désespérés. Cette double focalisation permet au lecteur de percevoir l’écart entre ce que vit la narratrice et ce qu’elle interprète. Graffigny utilise le discours rapporté pour restituer les paroles exactes des protagonistes, mais elle ajoute des commentaires qui guident l’interprétation. Par exemple, après avoir rapporté les mots du chevalier, elle note qu’ils furent prononcés « avec un sang froid affecté ». Cette précision traduit la méfiance de Zilia : elle soupçonne un calcul derrière les paroles de son interlocuteur. Ainsi, la linéarité apparente du récit est sans cesse enrichie par des informations psychologiques qui épaississent les personnages.

Le recours aux champs lexicaux est un autre outil d’analyse. Le champ lexical de l’amour et de la passion est présent à travers des termes tels que « transport », « joie », « amour », « mort », « cruauté ». Ces mots, utilisés alternativement par Zilia et Déterville, traduisent la montée en tension. Le champ lexical de l’obsession et de la souffrance se manifeste dans les expressions « pâlir », « se lever brusquement », « regards remplis de douleur ». Le vocabulaire de la raison et de l’argumentation (expliquer, motif, sens, raison) est employé surtout par Zilia pour défendre sa position. Ce contraste lexical révèle la dualité de la scène : l’homme parle en termes d’affect, la femme répond avec des catégories morales et intellectuelles. L’autrice joue sur ce contraste pour illustrer la lutte entre le cœur et la raison.

La syntaxe des phrases prononcées par Déterville est souvent elliptique et exclamative. Il multiplie les interrogations rhétoriques (« est-il si bien vrai que vous m’aimez ? », « n’est-ce point pour Aza que vous sentez tout ce que vous dites ? »), qui ont pour but d’obtenir un aveu. Ces interrogations sont accompagnées de modalités affectives (« Ah ! » « Hélas ! »), accentuant leur intensité. En revanche, les phrases de Zilia sont plus structurées, comportant des propositions subordonnées et des connecteurs logiques (« Parce que », « Par quelle raison »). Cette différence syntaxique traduit la volonté de l’héroïne d’exposer clairement ses idées face à l’emportement. L’on voit ainsi se profiler un modèle de communication où la femme, souvent caricaturée comme irrationnelle dans la littérature galante, adopte ici un raisonnement rigoureux. Graffigny renverse subtilement les stéréotypes en attribuant à son personnage féminin la rationalité et à son personnage masculin l’emportement.

Le passage où Déterville raconte son propre comportement est instructif. Il insiste sur le fait qu’il est né tendre et paresseux, qu’il abhorre l’artifice et qu’il a vécu sans passion jusqu’au moment de sa rencontre avec Zilia. Il invoque la franchise et la naïveté de la Péruvienne pour justifier son amour. Ce discours de l’authenticité vise à rassurer l’héroïne : il n’est pas libertin, il respecte les règles de la bienséance. Toutefois, la multiplication des hyperboles et des superlatifs (« mille fois plus d’amour », « jusqu’à la mort ») brouille ce discours de modération. La figure de style dominante est l’hyperbole, qui sert à exprimer l’excès de sentiment. En retour, Zilia se montre prudente, voire sceptique, face à ces déclarations. Elle demande des raisons (« Par quelle raison auriez-vous pour moi les sentiments dont vous parlez ? ») et oppose la réalité des faits à l’exagération. Les procédés de persuasion à l’œuvre dans la lettre traduisent ainsi un duel oratoire où chaque protagoniste tente de convaincre l’autre.

L’art du suspense est également présent. Lorsque Zilia rapporte les paroles du chevalier concernant les « obstacles invincibles » qui la séparent de son fiancé, elle crée une attente chez le lecteur. Ces obstacles ne sont pas précisés, ce qui laisse libre cours à l’imagination : s’agit-il de barrières géographiques, de lois sociales, de la mort d’Aza ? Cette ouverture narrative contribue à maintenir l’attention et à préparer les rebondissements à venir. La lettre se termine sur un passage introspectif où Zilia confie son désarroi : elle a l’impression que les caractères qu’elle trace ne seront jamais lus par Aza. Cette conclusion mélancolique ajoute une dimension d’ironie dramatique : le destinataire n’est pas en mesure de répondre, et la lettre pourrait rester sans destinataire. Graffigny rappelle ainsi la fragilité des communications humaines et l’incertitude qui pèse sur tous les échanges épistolaires. 

L’analyse linéaire de la lettre 23 met en lumière l’habileté de l’autrice à utiliser des outils variés – métaphores, antithèses, hyperboles, syntaxe contrastée – pour rendre compte des états d’âme de ses personnages. Elle révèle aussi une structure narrative efficace, qui combine descriptions, dialogues, analyses et confessions, et invite le lecteur à s’impliquer dans l’interprétation des signes. 
Dans cette dernière partie, une lecture linéaire permet de suivre pas à pas l’évolution de la scène et de mettre en relief les procédés stylistiques de Graffigny. La lettre commence par une exclamation qui associe joie et tristesse : « Il n’y a que la joie de te voir qui pourroit l’emporter sur celle que m’a causé le retour de Déterville ; mais comme s’il ne m’étoit plus permis d’en goûter sans mélange, elle a été bientôt suivie d’une tristesse qui dure encore ». La construction antithétique et l’emploi du terme « mélange » préparent le lecteur à un récit où les émotions se brouillent. Le registre lyrique se manifeste par l’utilisation d’interjections (« Hélas ! ») et d’apostrophes (« Ah, Déterville ! ») qui traduisent l’intensité affective. Dès les premières lignes, la voix de Zilia se caractérise par une sincérité spontanée, propre à émouvoir et à attirer la sympathie du destinataire.

La scène au parloir est décrite avec précision. Zilia détaille la posture de Déterville, les expressions de son visage et l’attitude de Céline. Elle souligne l’aisance avec laquelle elle parle désormais français : elle « voulait tout dire à la fois », confesse qu’elle « disait mal, et cependant elle parlait beaucoup ». Ce paradoxe montre son désir d’expression malgré une maîtrise imparfaite de la langue. La mention du visage de Déterville qui s’illumine annonce la future confusion. Les verbes au passé simple accentuent la progression de l’action (« Je m’aperçus », « se dissipa », « prenoit »), tandis que les imparfaits (« paroissoit », « étoit ») suggèrent la durée et l’installation du malentendu.

Le cœur de la scène repose sur les dialogues rapportés. Graffigny reproduit fidèlement les paroles des protagonistes, ce qui confère une dimension théâtrale. L’agenouillement du chevalier devant la grille est un geste de supplication qui rappelle les codes de la tragédie amoureuse. La rhétorique de Déterville est marquée par des hyperboles : il se dit prêt à mourir, il parle de « plus heureux des hommes », il répète le mot « charmant aveu ». Ces formules créent une intensité dramatique et révèlent l’emphase galante typique du XVIIIᵉ siècle. Zilia, en réponse, adopte un ton plus rationnel : elle explique le sens de ses mots, elle précise qu’elle distingue l’amour de l’amitié et de la reconnaissance. Ce contraste entre la passion lyrique et l’analyse raisonnable structure l’échange.

L’utilisation d’arguments et de contre-arguments révèle la capacité de Graffigny à allier narration et réflexion. Déterville invoque la puissance des charmes de Zilia et son propre caractère pour justifier son amour. Il rappelle qu’il a résisté à des tentations pendant leur navigation, créant ainsi une image de fidélité et de respect. Ce discours vise à persuader l’héroïne que la sincérité de son amour mérite une réciprocité. En face, Zilia interroge la logique de cette passion : elle note qu’ils ne sont pas de la même nation, que le hasard les a unis, et que leur interaction libre est récente. Sa question rhétorique (« Par quelle raison auriez-vous pour moi les sentiments dont vous parlez ? ») fait vaciller le discours du chevalier et introduit un raisonnement rationaliste. La jeune femme ne nie pas la valeur du sentiment mais demande les conditions d’un attachement durable.

La scène atteint son paroxysme lorsque Zilia compare son amour pour Aza et l’amitié pour Déterville. La phrase « le sentiment que j’ai pour Aza est tout différent de ceux que j’ai pour vous, c’est ce que vous appelez l’amour… » marque la frontière. La suspension avant le mot « amour » et les points de suspension traduisent son hésitation. Déterville réagit avec véhémence et affirme qu’il a « mille fois plus d’amour » que son rival absent. La juxtaposition de ce superlatif hyperbolique et de la modération de Zilia accentue le fossé entre eux. Cette divergence se fait sentir jusque dans la syntaxe : le chevalier multiplie les exclamations et les injonctions (« Que mon sort soit décidé ») ; la Péruvienne emploie des subordonnées, des justifications et des interrogations.

La fin de la lettre conserve la charge émotionnelle mais ajoute une dimension politique. Lorsque Déterville évoque les obstacles invincibles qui séparent Zilia d’Aza, il devient l’oracle d’une fatalité qui dépasse sa volonté. Ses paroles annoncent l’échec futur de l’amour entre Zilia et Aza et invitent l’héroïne à se résigner. Celle-ci, pourtant, refuse le désespoir total : elle promet de vivre pour Aza et de mourir en l’aimant, demandant seulement une correspondance qui la relierait à sa patrie. Cette demande de correspondance, symbolisée par les nœuds de quipo, renvoie au dispositif épistolaire du roman et rappelle l’importance de l’écriture comme lien. La sortie brusque de Déterville, la stupeur de Zilia et l’arrivée de Céline produisent un coup de théâtre qui clôt la scène sur un suspense. L’héroïne, enfermée dans sa chambre, médite sur la colère de Céline, le désespoir de son frère et l’énigme de ses dernières paroles. L’écriture de la lettre devient alors catharsis et tentative de reprendre le contrôle sur un événement qui la dépasse.

Cette lecture linéaire révèle l’habileté de Graffigny à entrelacer drame intime et réflexion sociale. Les niveaux de langue, les registres émotionnels et les stratégies argumentatives y sont minutieusement orchestrés pour susciter l’empathie du lecteur tout en l’amenant à s’interroger sur la signification du don, de l’amour et de la liberté.


Conclusion

La lettre 23 de Lettres d’une Péruvienne est une pièce maîtresse de la construction romanesque de Graffigny. Elle condense les thèmes de l’amour, de la reconnaissance, de la fidélité et de la liberté en une scène émouvante et complexe. Au-delà de l’anecdote sentimentale, elle sert de miroir à la société française du XVIIIᵉ siècle et soulève des questions universelles sur la dette morale, la différence culturelle et l’autonomie des femmes. Par la voix de Zilia, l’autrice offre une analyse subtile de la façon dont le langage façonne les relations humaines et comment l’usage des mots peut déterminer le destin des personnes. La jeune princesse y apparaît comme une figure de résistance et de lucidité, refusant que la gratitude se transforme en servitude. Le chevalier, quant à lui, incarne une passion sincère mais prisonnière d’un système de valeurs où le don appelle un retour. L’échec de leur rencontre annonce l’issue inouïe du roman : la recherche d’une voie personnelle au-delà des obligations et des attentes sociales.

Cette lettre a également une portée philosophique. Elle interroge la possibilité d’un amour désintéressé et la nature de la liberté individuelle. Peut-on aimer quelqu’un sans vouloir rien recevoir en retour ? La générosité est-elle compatible avec le désir ? Graffigny ne propose pas de réponse univoque ; elle montre au contraire la complexité des sentiments humains et la difficulté de concilier les intérêts personnels avec les exigences morales. La lettre 23 met en scène un choix cornélien qui résonne encore aujourd’hui : faut-il sacrifier ses rêves pour honorer une dette ? Faut-il se libérer de ses attaches pour s’épanouir pleinement ? Les réponses de Zilia, empreintes de sincérité et de courage, montrent la voie d’une fidélité à soi-même comme critère de liberté.

Enfin, la lettre 23 a une dimension programmatique pour l’histoire de la littérature. En plaçant une femme étrangère au centre d’un dilemme moral, Graffigny inaugure une manière de faire entendre les voix minoritaires qui sera reprise par de nombreux écrivains. La perspective de Zilia, à la fois extérieure et intérieure, préfigure les récits postcoloniaux et les romans de formation dans lesquels l’identité se construit à travers l’expérience de l’altérité. La critique de la société française qui émane de cette lettre s’inscrit dans le mouvement des Lumières tout en le dépassant : elle anticipe les débats sur l’universalité des valeurs et la relativité des normes culturelles. En ce sens, la lettre 23 demeure un texte d’une étonnante modernité, qui continue d’inspirer les lecteurs par sa profondeur et sa sensibilité.


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