📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- Analyse linéaire détaillée
- Les thèmes principaux
- Les procédés littéraires et le style de Graffigny
- La portée philosophique
La lettre
Si je continuois, mon cher Aza, à prendre sur mon sommeil le tems que je te donne, je ne jouirois plus de ces momens délicieux où je n’existe que pour toi. On m’a fait reprendre mes habits de vierge, & l’on m’oblige de rester tout le jour dans une chambre remplie d’une foule de monde qui se change & se renouvelle à tout moment sans presque diminuer.
Cette dissipation involontaire m’arrache souvent malgré moi à mes tendres pensées ; mais si je perds pour quelques instans cette attention vive qui unit sans cesse mon ame à la tienne, je te retrouve bientôt dans les comparaisons avantageuses que je fais de toi avec tout ce qui m’environne.
Dans les différentes Contrées que j’ai parcourues, je n’ai point vû des Sauvages si orgueilleusement familiers que ceux-ci. Les femmes sur-tout me paroissent avoir une bonté méprisante qui révolte l’humanité & qui m’inspireroit peut-être autant de mépris pour elles qu’elles en témoignent pour les autres, si je les connoissois mieux.
Une d’entr’elles m’occasionna hier un affront, qui m’afflige encore aujourd’hui. Dans le tems que l’assemblée étoit la plus nombreuse, elle avoit déja parlé à plusieurs personnes sans m’appercevoir ; soit que le hazard, ou que quelqu’un m’ait fait remarquer, elle fit, en jettant les yeux sur moi, un éclat de rire, quitta précipitamment sa place, vint à moi, me fit lever, & après m’avoir tournée & retournée autant de fois que sa vivacité le lui suggera, après avoir touché tous les morceaux de mon habit avec une attention scrupuleuse, elle fit signe à un jeune homme de s’approcher & recommença avec lui l’examen de ma figure.
Quoique je répugnasse à la liberté que l’un & l’autre se donnoient, la richesse des habits de la femme, me la faisant prendre pour une Pallas, & la magnificence de ceux du jeune homme tout couvert de plaques d’or, pour un Anqui ; je n’osois m’opposer à leur volonté ; mais ce Sauvage téméraire enhardi par la familiarité de la Pallas, & peut-être par ma retenue, ayant eu l’audace de porter la main sur ma gorge, je le repoussai avec une surprise & une indignation qui lui firent connoître que j’étois mieux instruite que lui des loix de l’honnêteté.
Au cri que je fis, Déterville accourut : il n’eut pas plûtôt dit quelques paroles au jeune Sauvage, que celui-ci s’appuyant d’une main sur son épaule, fit des ris si violens, que sa figure en étoit contrefaite.
Le Cacique s’en débarassa, & lui dit, en rougissant, des mots d’un ton si froid, que la gaieté du jeune homme s’évanouit, & n’ayant apparemment plus rien à répondre, il s’éloigna sans répliquer & ne revint plus.
Ô, mon cher Aza, que les mœurs de ce pays me rendent respectables celles des enfans du Soleil ! Que la témérité du jeune Anqui rappelle cherement à mon souvenir ton tendre respect, la sage retenue & les charmes de l’honnêteté qui régnoient dans nos entretiens ! Je l’ai senti au premier moment de ta vue, cheres délices de mon ame, & je le penserai toute ma vie. Toi seul réunis toutes les perfections que la nature a répandues séparément sur les humains, comme elle a rassemblé dans mon cœur tous les sentimens de tendresse & d’admiration qui m’attachent à toi jusqu’à la mort.
La Lettre XIII des Lettres d’une Péruvienne de Madame de Graffigny marque l’arrivée de Zilia à Paris, une étape cruciale où ses espoirs de réconfort sont rapidement anéantis par la désillusion. Confrontée à une ville démesurée et étrangère, à l’accueil glacial de la famille de Déterville, et à l’absence persistante de son bien-aimé Aza, Zilia sombre dans un profond désespoir. La lettre explore avec acuité les thèmes de l’exil, du choc culturel, de la condition féminine et de l’amour contrarié, le tout à travers le prisme du regard critique d’une étrangère sur la société française du XVIIIe siècle.
Analyse linéaire détaillée
La lettre 14 s’ouvre sur une tension fondamentale qui structure l’ensemble du récit : l’opposition entre la vie intérieure, riche et délicieuse, que Zilia consacre à son amour pour Aza, et la vie sociale imposée, source de dissipation et d’aliénation. Cette introduction pose immédiatement les enjeux de la lettre, qui sera celle d’une confrontation violente entre l’intimité de la protagoniste et les codes superficiels de la société parisienne. Le ton est d’emblée intime et confidentiel, s’adressant directement à Aza, son fiancé et roi, dans un élan de tendresse qui contraste violemment avec la description de l’environnement hostile qui l’entoure. Cette tension entre l’intérieur et l’extérieur, entre le moi profond et le monde social, est le moteur de la réflexion de Zilia et le fondement de sa critique des mœurs françaises.
Le premier paragraphe de la lettre établit immédiatement le cadre de la contrainte sociale. Zilia écrit : « On m’a fait reprendre mes habits de vierge, & l’on m’oblige de rester tout le jour dans une chambre remplie d’une foule de monde qui se change & se renouvelle à tout moment sans presque diminuer ». L’expression « on m’a fait » et « l’on m’oblige » souligne la passivité de Zilia, qui subit les décisions d’autrui. Le retour aux « habits de vierge » est une forme de régression, une tentative de la part de ses hôtes de la replacer dans une catégorie sociale qu’ils comprennent, celle de la jeune fille pure et innocente, mais qui est en réalité une forme de contrôle. Cette contrainte est d’autant plus pesante qu’elle est constante : la foule est ininterrompue, se renouvelant sans cesse, empêchant toute forme de solitude ou de recueillement. Cette situation est vécue comme une prison dorée, où l’apparence de la protection cache une forme de surveillance et d’emprisonnement social.
La présence constante de cette foule a un effet direct sur la vie intérieure de Zilia. Elle parle de « dissipation involontaire » qui l’ « arrache souvent malgré moi à mes tendres pensées » . Le terme « dissipation » évoque une dispersion de l’énergie et de l’attention, une perte de soi dans le tumulte du monde extérieur. Cette dissipation est « involontaire » , soulignant une fois de plus le caractère subi de la situation. L’obstacle principal n’est pas physique mais mental : il s’agit de la difficulté à maintenir une concentration sur l’être aimé, Aza, dans un environnement qui ne cesse de la distraire. Cette lutte pour préserver son espace intérieur est au cœur de la lettre. Zilia se bat pour maintenir vivante la flamme de son amour, face à un monde qui cherche à l’éteindre en l’entraînant dans des frivolités. La perte de ces « momens délicieux où je n’existe que pour toi » est vécue comme une forme de mort spirituelle, une aliénation de son être véritable.
Pour lutter contre cette dissipation, Zilia a recours à une stratégie mentale : celle de la comparaison. Elle écrit : « si je perds pour quelques instans cette attention vive qui unit sans cesse mon ame à la tienne, je te retrouve bientôt dans les comparaisons avantageuses que je fais de toi avec tout ce qui m’environne ». Cette pratique des « comparaisons avantageuses » est un moyen de réaffirmer la supériorité d’Aza et, par extension, la valeur de son propre amour. En comparant Aza à tout ce qu’elle voit autour d’elle, elle non seulement maintient son image présente dans son esprit, mais elle renforce aussi sa propre identité et ses valeurs. Cette comparaison devient un outil de résistance, une manière de refuser l’influence du monde extérieur en réaffirmant la supériorité de son monde intérieur. C’est cette stratégie qui la mène à la critique acerbe des mœurs françaises qui constitue le cœur de la lettre. Aza devient ainsi une référence absolue, un idéal contre lequel tout est jugé et trouvé déficient.
Après avoir posé le cadre de sa contrainte sociale, Zilia développe une critique en règle des mœurs françaises, en s’appuyant sur son regard d’étrangère. Cette critique est fondée sur une inversion du regard : ceux qu’elle considère comme des « Sauvages » sont les Français eux-mêmes. Cette inversion est d’autant plus percutante qu’elle vient d’une Inca, d’une représentante d’une civilisation que les Européens de l’époque considéraient comme « sauvage ». Le regard de Zilia déstabilise les catégories culturelles établies et met en lumière l’arrogance et la superficialité de la société parisienne. Cette section de la lettre est essentielle car elle établit les bases de la critique sociale de l’œuvre, en utilisant l’altérité comme un miroir déformant qui révèle les défauts de la société française.
Zilia commence sa critique par une observation générale, qui frappe par sa force et son paradoxe : « Dans les différentes Contrées que j’ai parcourues, je n’ai point vû des Sauvages si orgueilleusement familiers que ceux-ci ». L’expression « Sauvages » est ici appliquée aux Français, ce qui constitue une véritable provocation. Le terme « orgueilleusement familiers » est une oxymore qui capture parfaitement l’attitude des Parisiens : une familiarité qui n’est pas une marque de chaleur ou de simplicité, mais une forme d’arrogance déguisée. Ils se permettent des familiarités qui, pour Zilia, sont le signe d’une absence totale de respect et de bienséance. Cette familiarité est « orgueilleuse » car elle s’accompagne d’un sentiment de supériorité, d’un droit qu’ils s’arrogent de tout examiner et de tout juger. Ce regard initial pose les bases de la critique qui va suivre, en établissant une opposition radicale entre les mœurs françaises et les valeurs de Zilia.
Zilia cible ensuite plus particulièrement les femmes françaises, qu’elle juge encore plus sévèrement : « Les femmes sur-tout me paroissent avoir une bonté méprisante qui révolte l’humanité ». L’expression « bonté méprisante » est une autre oxymore, qui révèle l’hypocrisie des femmes du monde. Leur « bonté » n’est qu’une façade, qui cache un profond mépris pour les autres. Cette hypocrisie est d’autant plus révoltante pour Zilia qu’elle est le signe d’une absence totale d’humanité. Le terme « révolte l’humanité » montre à quel point Zilia est choquée par cette attitude, qui va à l’encontre de ses propres valeurs de respect et de dignité. Cette critique est d’autant plus forte qu’elle vient d’une femme, qui s’attendrait à une forme de solidarité féminine, mais qui ne trouve que de la condescendance et de la cruauté. Cette observation prépare le terrain pour la scène de l’affront, qui sera l’illustration concrète de ce « mépris ».
Face à ce mépris, Zilia envisage une réaction en miroir : « qui m’inspireroit peut-être autant de mépris pour elles qu’elles en témoignent pour les autres, si je les connoissois mieux ». Cette phrase est ambiguë et révélatrice. D’une part, elle montre la tentation du ressentiment, de la réciprocité du mépris. Zilia est humaine, et elle ressent le besoin de se défendre contre l’hostilité qu’elle subit. D’autre part, la conditionnelle « si je les connoissois mieux » introduit une nuance. Elle suggère que son mépris n’est pas encore total, qu’il y a encore une possibilité de compréhension. Mais elle laisse aussi entendre que plus elle les connaîtra, plus son mépris sera justifié. Cette ambiguïté est caractéristique du regard de Zilia : elle est à la fois juge et observatrice, passionnée et rationnelle. Elle ne se contente pas de condamner, elle cherche à comprendre, mais ce qu’elle comprend ne fait que renforcer son jugement négatif.
La deuxième partie de la lettre est consacrée à la narration d’un incident précis, qui illustre de manière dramatique la critique générale des mœurs françaises. Cette scène, que Zilia qualifie d’ « affront » , est le cœur de la lettre. Elle est décrite avec une grande précision, presque au ralenti, pour en souligner toute la violence et l’humiliation. Cette scène n’est pas seulement un épisode anecdotique, elle est une révélation : elle met en lumière la nature profonde des rapports sociaux dans le monde parisien, fondés sur la superficialité, l’objectivation de l’autre et la violence des codes sociaux. C’est à travers cette humiliation que Zilia affirme sa propre dignité et ses propres valeurs.
Zilia situe la scène dans un contexte précis : « Dans le tems que l’assemblée étoit la plus nombreuse ». L’adverbe « précipitamment » et le verbe « quitta » traduisent une soudaineté, une rupture dans le cours normal de la conversation. L’entrée en scène de la femme est marquée par un « éclat de rire » , qui est d’emblée une forme d’agression. Ce rire n’est pas une expression de joie, mais un signe de moquerie et de supériorité. Il est le déclencheur de l’affront, le signal que Zilia est perçue non comme une personne, mais comme un objet de curiosité, voire de ridicule. La femme, qui n’avait pas fait attention à Zilia auparavant, la voit soudainement et réagit avec une violence contenue dans ce rire, qui est le prélude à l’examen physique qui va suivre.
L’humiliation atteint son paroxysme dans la description de l’examen auquel Zilia est soumise. La femme « me fit lever, & après m’avoir tournée & retournée autant de fois que sa vivacité le lui suggera, après avoir touché tous les morceaux de mon habit avec une attention scrupuleuse ». Les verbes « tourner » et « retourner » répétés, ainsi que l’adverbe « scrupuleuse », soulignent le caractère minutieux et objectif de cet examen. Zilia est traitée comme une chose, un objet qu’on manipule et qu’on inspecte. Le fait qu’elle soit obligée de se lever et de se soumettre à cet examen est une atteinte à sa dignité. Cette scène est une illustration parfaite de la « familiarité orgueilleuse » et de la « bonté méprisante » évoquées plus tôt. La femme agit avec une assurance qui masque une profonde absence de respect pour la personne de Zilia.
L’humiliation est aggravée par l’intervention d’un jeune homme, appelé par la femme. L’examen devient alors une activité collective, un spectacle auquel Zilia est contrainte de participer. La situation dégénère lorsque le jeune homme, « enhardi par la familiarité de la Pallas, & peut-être par ma retenue », a « l’audace de porter la hand sur ma gorge » . Cette intrusion physique est une véritable agression. Le mot « audace » montre que l’acte est perçu comme une transgression, une violation. La « retenue » de Zilia, qui était jusqu’alors une marque de sa dignité, est interprétée comme une faiblesse, une invitation à aller plus loin. Cette scène est extrêmement violente, car elle montre comment la politesse et la retenue peuvent être perverties et utilisées contre celui qui les pratique. C’est le moment de basculement, où l’humiliation verbale devient une agression physique.
Face à cette agression, Zilia réagit avec une force et une dignité qui marquent un tournant dans la lettre. Elle « le repoussai avec une surprise & une indignation qui lui firent connoître que j’étois mieux instruite que lui des loix de l’honnêteté ». Cette réaction est double. D’une part, il y a la réaction physique, le geste de repousser l’agresseur, qui est une affirmation de son intégrité corporelle. D’autre part, il y a la réaction morale, l’expression d’une « indignation » qui est le signe d’une conscience aiguë de l’injustice. C’est cette indignation qui donne à Zilia sa force. Elle ne se contente pas de se défendre, elle affirme sa supériorité morale. Le fait qu’elle soit « mieux instruite que lui des loix de l’honnêteté » est une véritable révolution. L’étrangère, la « sauvage », devient l’instructrice, celle qui rappelle à l’ordre les représentants d’une civilisation qui se prétend supérieure. C’est le moment où Zilia passe de la victime à l’actrice, en affirmant ses propres valeurs.
La réaction de Zilia déclenche une intervention extérieure, celle de Déterville, le capitaine français qui l’a recueillie. Son arrivée marque la fin de l’affront et le retour à un certain ordre social. Cette intervention est importante car elle montre le rôle de Déterville comme protecteur, mais aussi les limites de cette protection. La scène se conclut sur le départ du jeune homme, humilié à son tour, ce qui restaure provisoirement la dignité de Zilia. Cette séquence met en scène les dynamiques de pouvoir et de protection dans la société française, où la réputation et le statut social jouent un rôle crucial.
Le cri que pousse Zilia est un appel à l’aide, mais aussi une expression de son indignation. C’est ce cri qui attire Déterville. Son arrivée est immédiate : « Au cri que je fis, Déterville accourut ». Il est présenté comme un chevalier servant, venu au secours de la demoiselle en détresse. Son intervention est d’autant plus efficace qu’elle est brève et autoritaire. Il ne discute pas, il ne négocie pas, il agit. Il suffit de « quelques paroles » qu’il adresse au jeune Sauvage pour que la situation change. Cette efficacité souligne son statut social et son autorité. Il est le maître des lieux, et son intervention est un rappel à l’ordre social. Cependant, cette intervention est aussi révélatrice de la dépendance de Zilia. Elle ne peut se défendre seule, elle a besoin d’un protecteur masculin pour faire valoir ses droits.
La réaction du jeune homme à l’intervention de Déterville est intéressante. Il ne répond pas verbalement, mais par un rire « si violens, que sa figure en étoit contrefaite » . Ce rire est une forme de défense, une manière de minimiser la gravité de son acte et de se moquer de la réprimande. Cependant, ce rire est de courte durée. Le Cacique (Déterville) lui parle « en rougissant, des mots d’un ton si froid, que la gaieté du jeune homme s’évanouit » . Le fait que Déterville rougisse est important. Il est gêné, il ressent de la honte pour le comportement de son compatriote. Son ton froid est une marque de son autorité. Il ne crie pas, il ne se fâche pas. Il use de son pouvoir social pour faire taire le jeune homme. Celui-ci, « n’ayant apparemment plus rien à répondre, il s’éloigna sans répliquer & ne revint plus ». L’ordre est restauré, mais c’est un ordre fondé sur la peur et la soumission, pas sur la reconnaissance de la faute.
Le départ du jeune homme marque la fin de la scène de l’affront. Il s’éloigne « sans répliquer » , ce qui montre la puissance de l’autorité de Déterville. La restauration de l’ordre est provisoire. Elle ne résout pas le problème fondamental de la violence sociale et de l’hypocrisie des mœurs françaises. Elle la gère, elle ne la supprime pas. Le jeune homme s’en va, non pas parce qu’il a compris qu’il avait tort, mais parce qu’il ne peut pas lutter contre l’autorité de Déterville. Cette fin de scène laisse une impression mitigée. D’une part, la dignité de Zilia est restaurée. D’autre part, la dépendance de Zilia envers un protecteur masculin est soulignée, ce qui pose la question de la condition féminine dans cette société.
La lettre se termine sur une exaltation de l’amour d’Aza et des valeurs péruviennes. Cette conclusion est la réponse affective et morale à l’humiliation subie. Face à la violence et à la superficialité du monde français, Zilia se réfugie dans l’idéalisation de son amour et de sa culture d’origine. Cette apologie est une forme de résistance, une manière de préserver son intégrité morale face à l’adversité.
Zilia établit un contraste saisissant entre les mœurs françaises et celles de son peuple, les « enfans du Soleil » . Elle affirme : « Ô, mon cher Aza, que les mœurs de ce pays me rendent respectables celles des enfans du Soleil ! ». Cette phrase est une condamnation sans appel de la société française. L’humiliation qu’elle a subie lui fait prendre conscience de la valeur de sa propre culture, qu’elle avait peut-être prise pour acquise. Les mœurs des « enfans du Soleil » sont présentées comme un modèle de vertu et de décence, en opposition directe avec la barbarie des Français. Ce contraste est le fondement de sa critique sociale et de sa construction identitaire.
Zilia évoque avec nostalgie les qualités d’Aza, qui contrastent violemment avec le comportement des Français. Elle se souvient de son « tendre respect » et de sa « sage retenue » . Ces expressions définissent l’idéal masculin et amoureux de Zilia. Le respect et la retenue sont les fondements de l’honnêteté, la valeur cardinale qui guide sa vie. L’audace et la familiarité du jeune Français ne sont que l’antithèse de ces qualités. En évoquant Aza, Zilia se crée un refuge mental, un espace de pureté et de tendresse où elle peut échapper à la corruption du monde qui l’entoure.
La lettre se termine par une hyperbole qui exprime l’absoluité de l’amour de Zilia pour Aza : « Toi seul réunis toutes les perfections que la nature a répandues séparément sur les humains, comme elle a rassemblé dans mon cœur tous les sentimens de tendresse & d’admiration qui m’attachent à toi jusqu’à la mort ». Cette hyperbole est une forme de dépassement de l’humiliation. En exaltant Aza au rang de perfection absolue, Zilia transcende la réalité douloureuse de son expérience. Son amour devient une force qui lui permet de résister à l’adversité et de préserver son intégrité. Cette conclusion est une affirmation de la victoire de l’amour et de la vertu sur la violence et la vulgarité.
Les thèmes principaux
Dans la lettre 14, l’amour de Zilia pour Aza n’est pas seulement un sentiment romantique, c’est une force vitale, un refuge contre l’hostilité du monde qui l’entoure. Face à l’humiliation publique qu’elle subit, c’est la pensée d’Aza qui lui permet de garder sa dignité et de ne pas sombrer dans la haine. L’amour est présenté comme un espace intérieur sacré, inviolable, où Zilia peut se réfugier pour échapper à la violence et à la superficialité de la société française. Cette fonction de refuge est essentielle pour comprendre la résilience de Zilia. Elle ne se laisse pas briser par l’adversité, car elle possède en elle une source de force et de pureté qui la transcende. L’amour pour Aza est donc une arme de résistance, un rempart contre la corruption morale.
La fidélité de Zilia envers Aza est un principe moral absolu, qui guide ses actions et ses jugements. Elle se bat pour préserver la pureté de son amour, face à une société qui ne comprend pas cette valeur. La fidélité n’est pas seulement une question de constance affective, c’est une vertu qui s’oppose à la légèreté et à l’infidélité des mœurs françaises. Zilia se considère liée à Aza par un lien sacré, et elle refuse de le trahir, même si elle est séparée de lui par des milliers de kilomètres. Cette fidélité est une forme d’intégrité morale, qui la pousse à rejeter les avances de Déterville et à se méfier des hommes français. Elle incarne ainsi un idéal de vertu qui contraste avec la réalité de la société parisienne.
L’idéalisation d’Aza est une réaction directe à l’hostilité et à la vulgarité du monde français. Plus Zilia est confrontée à la violence et à l’hypocrisie des Français, plus elle exalte les qualités de son fiancé. Aza devient le symbole de tout ce que la société française n’est pas : le respect, la tendresse, la sincérité, la retenue. Cette idéalisation est une stratégie de survie psychologique, qui lui permet de maintenir une distance critique vis-à-vis de son environnement. En créant un idéal parfait, elle se crée un point de référence qui la protège de la désillusion et de la corruption. Cette idéalisation n’est pas une fuite de la réalité, mais une manière de la transcender, de ne pas se laisser abattre par elle.
Dans la lettre, Zilia se positionne en tant qu’observatrice privilégiée des mœurs françaises, un rôle qui est au cœur de la démarche de l’ensemble des Lettres d’une Péruvienne. Son regard d’étrangère, dénué des préjugés et des habitudes de la société parisienne, lui permet de percevoir avec une acuité particulière les incohérences, les hypocrisies et les absurdités de ce monde qui lui est étranger. Cette position d’altérité est fondamentale, car elle permet à Graffigny de mettre place une critique sociale subtile mais percutante. Zilia n’est pas simplement une spectatrice passive ; elle est une analyste qui compare constamment ce qu’elle observe avec ses propres repères culturels, incarnés par les valeurs de son pays natal, le Pérou, et par l’idéal qu’elle se fait de son fiancé Aza. Cette comparaison permanente est le moteur de sa réflexion et de son jugement. Elle ne se contente pas de décrire, elle interprète, et c’est cette capacité d’interprétation qui fait d’elle un personnage éclairé, un esprit critique en devenir. Son altérité, qui pourrait être une faiblesse, devient ainsi une force, un outil d’analyse qui lui permet de déconstruire les codes sociaux français et de les exposer dans leur nudité la plus crue. Cette fonction d’observatrice est d’autant plus puissante qu’elle est assumée par une femme, une jeune fille de plus, ce qui renforce la dimension féministe de l’œuvre en donnant la parole à une voix qui, dans la société française du XVIIIe siècle, est censée être silencieuse et soumise.
L’un des procédés les plus saisissants de la lettre 14 est l’inversion radicale du regard colonial. Zilia, la Péruvienne, regarde les Français et les qualifie de « Sauvages » . Ce renversement sémantique est lourd de sens et constitue une critique virulente de la prétendue civilisation française. En utilisant le terme « Sauvages », Zilia applique aux Parisiens les mêmes catégories que les Européens utilisent pour désigner les peuples autochtones des Amériques, qu’ils considèrent comme barbares et non civilisés. Elle leur reproche une « orgueilleuse familiarité » qui trahit un manque total de respect et de politesse, des qualités qu’elle associe à sa propre culture. Cette inversion est d’autant plus percutante qu’elle est formulée avec une apparente naïveté, qui est en réalité une arme rhétorique redoutable. Zilia ne se livre pas à une diatribe violente ; elle constate, elle compare, et c’est le contraste entre ses observations et les préjugés européens qui crée l’effet de critique. Les Français, si fiers de leur raffinement et de leur politesse, sont présentés comme des êtres grossiers, violents et dénués de la moindre sensibilité. Cette inversion du regard est un défi lancé à l’ethnocentrisme européen, une démonstration que la civilisation n’est pas le monopole de l’Occident et que les critères du beau, du bien et du vrai peuvent être ailleurs. Cette critique est d’autant plus audacieuse qu’elle est formulée par une femme, une Péruvienne, qui se trouve dans une position de dépendance vis-à-vis de ses « hôtes » français.
L’identité de Zilia, et par extension l’identité culturelle péruvienne qu’elle incarne, se construit de manière négative, par contraste avec ce qu’elle rejette dans la société française. Elle ne définit pas son identité en énumérant les caractéristiques de sa culture, mais en opposant ses valeurs à celles qu’elle observe chez les Français. L’honnêteté, le respect, la retenue, la tendresse, autant de qualités qu’elle associe à Aza et à son monde natal, sont mises en avant comme des antidotes aux défauts qu’elle perçoit dans le monde qui l’entoure. La scène de l’affront est à cet égard révélatrice : la violence physique et morale des Français fait ressortir par contraste la dignité et la sensibilité de Zilia. Son refus de se soumettre à l’examen public, sa réaction de surprise et d’indignation face à l’intrusion du jeune homme, sont autant d’affirmations de sa propre identité, fondée sur le respect du corps et de la pudeur. Cette construction identitaire par contraste est un processus dynamique. Au fur et à mesure que Zilia découvre les mœurs françaises, elle affine sa propre conscience de ce qu’elle est et de ce qu’elle n’est pas. Elle se découvre Péruvienne, non pas par un sentiment nationaliste, mais par une prise de conscience critique des différences culturelles. Cette construction identitaire est également une forme de résistance. En affirmant ses valeurs, Zilia refuse de se laisser assimiler par une culture qu’elle juge inférieure sur le plan moral, même si elle en est fascinée sur d’autres plans. Elle affirme son droit à la différence, son droit à être une Autre, et c’est là l’une des forces les plus modernes du personnage.
La lettre 14 offre une critique acerbe de la superficialité et de l’affectation qui, selon Zilia, caractérisent la société parisienne. L’incident central de la lettre, la scène de l’affront, est une parfaite illustration de cette critique. L’examen auquel Zilia est soumise par la femme et le jeune homme n’est pas motivé par un désir de connaissance ou d’amitié, mais par une curiosité malsaine et une volonté de juger sur l’apparence. La femme, décrite comme une « Pallas » en raison de la richesse de ses habits, et le jeune homme, un « Anqui » couvert de plaques d’or, sont des figures de la vanité et de l’ostentation. Leur intérêt pour Zilia se limite à son apparence, à ses vêtements, à sa « figure ». Ils la traitent comme un objet, un curieux specimen qu’il faut examiner, toucher, commenter. Cette attitude révèle une société où l’apparence prime sur l’être, où la richesse et le statut social sont les seuls critères de valeur. Zilia, qui vient d’un monde où l’honnêteté et la vertu sont les valeurs cardinales, est profondément choquée par cette superficialité. Elle perçoit la vanité des Français comme une forme de barbarie, une absence de sensibilité et de respect pour l’individu. Cette critique de la superficialité est un thème central des Lumières, qui prônent le retour à la nature, à la simplicité, à l’authenticité. Graffigny, à travers le regard de Zilia, s’inscrit pleinement dans ce courant en dénonçant les artifices et les faux-semblants de la société mondaine.
La lettre met en lumière l’hypocrisie de la politesse française et la violence larvée qui règne dans les salons. Zilia est consternée par la « bonté méprisante » des femmes françaises, une politesse de façade qui masque un profond mépris pour l’autre. Cette hypocrisie est d’autant plus insupportable qu’elle est perpétuée dans un lieu, le salon, qui est censé être un espace de sociabilité et de raffinement. L’incident de l’affront est une manifestation extrême de cette violence. L’examen public de Zilia est une forme d’humiliation, une agression psychologique qui vise à la rabaisser, à la mettre en position d’infériorité. Le rire de la femme, la familiarité brutale du jeune homme, sont des actes de violence symbolique qui révèlent la cruauté et l’insensibilité de ce monde. Zilia, qui a été élevée dans un code de l’honnêteté fondé sur le respect et la pudeur, est incapable de comprendre ces codes sociaux pervers. Elle perçoit la violence des salons comme une forme de sauvagerie, une barbarie masquée sous les atours de la civilisation. Cette critique de la violence des salons est une critique de la société de cour, où l’intrigue, la médisance et l’humiliation sont des armes courantes. Graffigny, qui a elle-même fréquenté ces cercles, dénonce ici la perversion des rapports humains dans un monde où l’apparence et le jeu social priment sur la sincérité et la bienveillance.
La lettre 14 contient aussi une critique implicite mais profonde de la condition féminine dans la société française du XVIIIe siècle. Zilia, en tant que femme, est doublement étrangère : étrangère à la culture française et étrangère à la condition de femme telle qu’elle est vécue en France. Son regard d’observatrice lui permet de percevoir la subordination et l’objectification dont les femmes sont victimes. La scène de l’affront est une illustration criante de cette objectification. Zilia est traitée comme un objet, un corps qu’on examine, qu’on touche, sans son consentement. L’audace du jeune homme qui porte la main sur sa gorge est une agression sexuelle symbolique qui révèle la précarité de la position des femmes dans ce monde. Zilia, qui vient d’une société où les femmes sont respectées, est horrifiée par cette familiarité brutale et ce manque de respect. Elle perçoit la condition des femmes françaises comme une forme d’esclavage, une soumission à des codes sociaux qui les réduisent au silence et à l’obéissance. Cette critique de la condition féminine est d’autant plus subtile qu’elle est formulée par une femme qui, paradoxalement, est en position de force par rapport aux autres femmes du récit. Zilia, en tant que princesse péruvienne, a une dignité et une assurance qui lui permettent de résister à l’humiliation et d’affirmer sa propre valeur. Cette position de force relative permet à Graffigny de mettre en lumière les injustices dont les femmes françaises sont victimes, sans tomber dans une dénonciation frontale qui aurait pu choquer les lecteurs de l’époque.
Ensuite, la notion d’honnêteté est un enjeu central, une valeur cardinale qui sert de repère moral à Zilia pour juger les mœurs françaises. Pour Zilia, l’honnêteté n’est pas une simple question de bienséance ou de politesse, c’est un principe fondamental de respect de l’autre, fondé sur la pudeur, la retenue et la tendresse. Cette conception de l’honnêteté est profondément enracinée dans sa culture d’origine, incarnée par les valeurs de son peuple, les « enfans du Soleil », et par l’idéal qu’elle se fait de son fiancé Aza. L’honnêteté, telle que Zilia la conçoit, est une vertu qui se manifeste dans les gestes, les paroles et les attitudes. C’est le « tendre respect » et la « sage retenue » qui caractérisaient ses entretiens avec Aza. C’est le refus de toute intrusion dans l’intimité de l’autre, le respect du corps et de la pudeur. Cette conception de l’honnêteté est universelle, elle transcende les cultures et les époques. C’est une loi morale naturelle que tout être sensé devrait être capable de comprendre et de respecter. C’est cette conception de l’honnêteté qui guide le comportement de Zilia et qui lui permet de résister à la pression sociale et de défendre sa dignité face à l’affront.
La lettre est une démonstration de l’inobservance flagrante des lois de l’honnêteté par les Français. Zilia est consternée par le manque de respect, la familiarité brutale et l’hypocrisie de ceux qu’elle rencontre. La scène de l’affront est l’illustration la plus frappante de cette inobservance. L’examen public auquel elle est soumise, la familiarité déplacée de la femme, l’audace du jeune homme, sont autant de violations de la loi de l’honnêteté telle qu’elle la conçoit. Zilia perçoit les Français comme des êtres qui ont perdu le sens de l’honnêteté, qui sont prisonniers d’un code social artificiel et pervers qui les pousse à transgresser les lois naturelles de la pudeur et du respect. Elle est choquée par leur « orgueilleuse familiarité » , qui est le contraire de la retenue et de la modestie qu’elle valorise. Cette inobservance des lois de l’honnêteté est pour Zilia une preuve de la barbarie et de la décadence de la société française. Elle les juge avec une sévérité implacable, les considérant comme des « Sauvages » qui ont oublié les principes fondamentaux de l’humanité. Cette critique de l’inobservance de l’honnêteté est une critique de la société de cour, où l’apparence et le jeu social priment sur la sincérité et la vertu.
Cela pose aussi la question de l’universalité de la valeur d’honnêteté. Pour Zilia, l’honnêteté est une valeur universelle, une loi morale naturelle qui devrait être partagée par tous les peuples. Elle est convaincue que les principes de respect, de pudeur et de retenue qu’elle a appris au Pérou sont valables partout. C’est pourquoi elle est si choquée par le comportement des Français, qu’elle juge non seulement impoli, mais moralement répréhensible. Cette conviction de l’universalité de l’honnêteté est ce qui lui donne la force de résister à l’humiliation et de défendre sa dignité. Elle sait qu’elle a raison, qu’elle est du côté de la loi morale, même si elle est seule face à une assemblée qui se moque d’elle. Cependant, la lettre 14 suggère également que l’honnêteté est une valeur culturelle, qui peut prendre des formes différentes selon les sociétés. Zilia définit l’honnêteté à travers le prisme de sa propre culture, incarnée par les valeurs de son peuple et de son fiancé. C’est une honnêteté fondée sur la pudeur, la retenue et le respect de l’autre. Les Français, eux, semblent avoir une conception différente de l’honnêteté, fondée sur la politesse de façade, les règles de bienséance et le jeu social. Cette tension entre l’universalité et la relativité culturelle de la valeur d’honnêteté est au cœur de la réflexion philosophique de la lettre. Elle interroge le lecteur sur la nature de la morale et sur la possibilité de définir des valeurs universelles dans un monde de diversités culturelles.
Les procédés littéraires et le style de Graffigny
Le ton de la lettre 14 est d’emblée intime et confidentiel. Zilia s’adresse directement à Aza, son fiancé, en utilisant des expressions de tendresse comme « mon cher Aza ». Ce ton crée une proximité immédiate avec le lecteur, qui se trouve dans la position d’un confident. La lettre est un espace de liberté où Zilia peut exprimer ses sentiments les plus profonds, ses frustrations et ses révoltes, sans crainte du jugement. Ce ton intime est essentiel pour faire ressentir la violence de l’humiliation subie. Le contraste entre la douceur de la voix de Zilia et la brutalité de l’incident qu’elle raconte accentue l’effet de choc.
La lettre 14 est construite selon une progression dramatique très nette. Elle commence par une introduction calme, centrée sur la vie intérieure de Zilia. Puis, elle passe à une critique générale des mœurs françaises. La tension monte progressivement jusqu’à la scène de l’affront, qui constitue le point culminant de la lettre. La description de l’humiliation est minutieuse, presque au ralenti, ce qui accentue la violence de l’acte. Après la réaction de Zilia et l’intervention de Déterville, la tension retombe, et la lettre se termine sur une note d’exaltation amoureuse. Cette structure dramatique permet à Graffigny de maintenir l’attention du lecteur et de faire passer son message critique avec une grande efficacité.
L’utilisation du temps narratif est également très habile. La lettre commence par une réflexion sur le présent, la contrainte sociale que Zilia subit. Puis, elle évoque un incident passé, l’affront de la veille. Cette utilisation du passé permet à Zilia d’analyser l’incident avec un certain recul, de le mettre en perspective. La conclusion de la lettre, qui évoque l’amour d’Aza, est une projection vers l’avenir, une affirmation de sa fidélité et de son espoir. Ce jeu sur les temps narratifs permet de créer une profondeur temporelle et de montrer l’évolution de la pensée de Zilia.
L’hyperbole est une figure de style centrale dans la lettre 14, surtout dans la conclusion. Zilia utilise l’hyperbole pour exprimer l’intensité de ses sentiments et pour idéaliser Aza. Elle affirme qu’Aza « réunis toutes les perfections que la nature a répandues séparément sur les humains ». Cette hyperbole n’est pas seulement une expression d’amour, c’est aussi une stratégie de résistance. En exaltant Aza, elle crée un idéal qui la protège de la réalité dégradante de son environnement. L’idéalisation est une forme de dépassement de l’humiliation, une manière de préserver sa propre dignité.
L’antithèse et le contraste sont des figures de style omniprésentes dans la lettre. Zilia oppose constamment le monde intérieur et le monde extérieur, l’amour et la société, Aza et les Français. Ces contrastes sont le fondement de sa critique sociale. L’antithèse entre la « bonté méprisante » des Françaises et la sincérité qu’elle valorise est un exemple frappant. Ces oppositions binaires permettent à Zilia de structurer sa pensée et de rendre sa critique plus percutante. Le contraste entre la violence de l’affront et la douceur de l’amour d’Aza crée un effet dramatique très puissant.
L’ironie et le sarcasme sont des armes rhétoriques redoutables dans la bouche de Zilia. Lorsqu’elle qualifie les Français de « Sauvages », c’est avec une ironie mordante. L’expression « orgueilleusement familiers » est également ironique, car elle met en évidence la contradiction entre l’apparence et la réalité. Le sarcasme est plus discret, mais il est présent dans la description de l’examen de Zilia, où l’« attention scrupuleuse » de la femme est en réalité une forme de violence. Cette utilisation de l’ironie permet à Graffigny de livrer une critique sociale subtile mais efficace.
Le lexique de la lettre 14 est riche en termes qui expriment l’émotion et la sensibilité. Zilia utilise des mots comme « tendres pensées » , « momens délicieux » , « surprise & une indignation » , « afflige » . Ce vocabulaire met en évidence la profondeur de sa sensibilité et la violence des émotions qu’elle ressent. Le contraste entre ce vocabulaire de la sensibilité et la description des actes brutaux qu’elle subit accentue l’effet de choc et de révolte.
L’usage des temps et des modes est très varié dans la lettre. Le présent est utilisé pour décrire la contrainte sociale. Le passé est utilisé pour raconter l’incident de l’affront. Le conditionnel est utilisé pour exprimer la tentation du mépris réciproque. L’imparfait est utilisé pour décrire les qualités d’Aza. Cette variété d’usages permet de créer une grande richesse narrative et de rendre compte de la complexité de la pensée de Zilia.
La construction des phrases est souvent longue et complexe, ce qui reflète le style épistolaire du XVIIIe siècle. Cependant, le rythme narratif varie. Les phrases sont parfois courtes et incisives, surtout dans la description de l’affront, ce qui crée un effet de tension dramatique. L’utilisation de la ponctuation, notamment les virgules, permet de marquer les pauses et de donner un rythme à la narration. La syntaxe de Zilia est fluide et élégante, ce qui contraste avec la grossièreté des actes qu’elle décrit.
La portée philosophique
La lettre 14 est une invitation à la réflexion sur le relativisme culturel. En inversant le regard et en qualifiant les Français de « Sauvages », Zilia remet en question l’idée d’une hiérarchie des civilisations. Elle montre que les critères du beau, du bien et du vrai ne sont pas universels, mais varient selon les cultures. Ce qui est considéré comme de la politesse en France peut être perçu comme une grossière familiarité au Pérou. Cette prise de conscience du relativisme des coutumes est une des grandes forces de l’œuvre. Elle pousse le lecteur à adopter un regard critique sur sa propre culture et à accepter la légitimité de l’altérité.
Il s’agit d’une critique virulente de l’universalisme occidental, cette idée que les valeurs de l’Europe sont les seules valables et doivent être imposées au reste du monde. Zilia, en tant que victime de cet universalisme, dénonce son arrogance et sa violence. Les Français se croient supérieurs et se permettent de juger et de contrôler Zilia selon leurs propres critères. Cette critique de l’universalisme occidental est d’autant plus audacieuse qu’elle est formulée au XVIIIe siècle, à l’apogée de l’expansion coloniale.
Malgré sa critique du relativisme culturel, la lettre 14 est aussi une quête d’une morale universelle. Zilia est convaincue que certaines valeurs, comme l’honnêteté, le respect et la dignité, sont universelles. Elle juge les Français à l’aune de cette morale universelle. Cette quête d’une morale commune à toutes les cultures est un thème central des Lumières. Graffigny, à travers Zilia, participe à ce débat en montrant que, malgré les différences culturelles, il existe des principes fondamentaux qui devraient régir les rapports humains.
La lettre 14 est un exemple remarquable de la construction de la subjectivité féminine. Zilia n’est pas une femme passive et soumise, elle est une femme qui pense, qui juge et qui agit. Elle a une conscience aiguë de sa propre dignité et elle refuse de se laisser faire. Sa voix, à travers la lettre, est une voix de femme qui s’affirme. Elle critique la société patriarcale, elle dénonce l’hypocrisie des femmes, elle défend ses principes. Cette affirmation de la subjectivité féminine est une des grandes innovations de l’œuvre.
Zilia, malgré son statut d’étrangère et de dépendante, affirme sa dignité face à l’humiliation. Elle refuse d’être traitée comme un objet, elle défend son corps et son espace personnel. Sa réaction de surprise et d’indignation est une affirmation de sa valeur en tant que femme. Cette affirmation de la dignité féminine est un acte de résistance contre une société qui cherche à réduire les femmes à des objets de spectacle.
Pour Zilia, la lettre est un outil de découverte du monde. C’est à travers l’écriture qu’elle analyse et comprend la société française. La lettre est un espace de réflexion, où elle peut mettre en ordre ses pensées, exprimer ses émotions et formuler ses jugements. C’est un outil d’apprentissage, qui lui permet de faire le point sur son expérience et de progresser dans sa compréhension du monde.
Nous pouvons aussi noter que dans cette missive il s’agit d’un exemple d’ apprentissage de la société française. Zilia, à travers ses observations et ses expériences, apprend les codes sociaux, les règles de bienséance, les dynamiques de pouvoir. Elle apprend aussi les travers de cette société : l’hypocrisie, la superficialité, la violence. Cet apprentissage est douloureux, mais il est aussi enrichissant, car il lui permet de mieux se connaître elle-même et de mieux comprendre sa propre culture.
Enfin, cette lettre est une formation du jugement. Zilia, au début de la lettre, est encore prudente dans ses jugements. Elle se retient de condamner les Français, car elle ne les connaît pas assez bien. Mais l’incident de l’affront est un moment de basculement. Elle formule alors un jugement tranchant et négatif sur la société française. Cette formation du jugement est un processus dynamique, qui montre l’évolution de Zilia d’une observatrice naïve à une analyste lucide et critique.

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