📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. La lettre
  2. Un regard neuf sur la civilisation française
  3. L’épisode du miroir : fascination et désillusion
  4. trouble et tentation
  5. Conclusion

La lettre

Je suis enfin arrivée à cette Terre, l’objet de mes desirs, mon cher Aza, mais je n’y vois encore rien qui m’annonce le bonheur que je m’en étois promis, tout ce qui s’offre à mes yeux me frappe, me surprend, m’étonne, & ne me laisse qu’une impression vague, une perplexité stupide, dont je ne cherche pas même à me délivrer ; mes erreurs répriment mes jugemens, je demeure incertaine, je doute presque de ce que je vois.

À peine étions-nous sortis de la maison flotante, que nous sommes entrés dans une ville bâtie sur le rivage de la Mer. Le peuple qui nous suivoit en foule, me paroît être de la même Nation que le Cacique, & les maisons n’ont aucune ressemblance avec celles des villes du Soleil : si celles-là les surpassent en beauté par la richesse de leurs ornemens, celles-ci sont fort au-dessus par les prodiges dont elles sont remplies.

En entrant dans la chambre où Déterville m’a logée, mon cœur a tressailli ; j’ai vû dans l’enfoncement une jeune personne habillée comme une Vierge du Soleil ; j’ai couru à elle les bras ouverts. Quelle surprise, mon cher Aza, quelle surprise extrême, de ne trouver qu’une resistance impénétrable, où je voyois une figure humaine se mouvoir dans un espace fort étendu !

L’étonnement me tenoit immobile les yeux attachés sur cette ombre, quand Déterville m’a fait remarquer sa propre figure à côté de celle qui occupoit toute mon attention : je le touchois, je lui parlois, & je le voyois en même tems fort près & fort loin de moi.

Ces prodiges troublent la raison, ils offusquent le jugement ; que faut-il penser des habitans de ce pays ? Faut-il les craindre, faut-il les aimer ? Je me garderai bien de rien déterminer là-dessus.

Le Cacique m’a fait comprendre que la figure que je voyois, étoit la mienne ; mais de quoi cela m’instruit-il ? Le prodige en est-il moins grand ? Suis-je moins mortifiée de ne trouver dans mon esprit que des erreurs ou des ignorances ? Je le vois avec douleur, mon cher Aza ; les moins habiles de cette Contrée sont plus savans que tous nos Ancutes.

Le Cacique m’a donné une China jeune & fort vive ; c’est une grande douceur pour moi que celle de revoir des femmes & d’en être servie : plusieurs autres s’empressent à me rendre des soins, & j’aimerois autant qu’elles ne le fissent pas, leur présence réveille mes craintes. À la façon dont elles me regardent, je vois bien qu’elles n’ont pas été à Cuzcoco. Cependant je ne puis encore juger de rien, mon esprit flotte toujours dans une mer d’incertitudes ; mon cœur seul inébranlable ne desire, n’espére, & n’attend qu’un bonheur sans lequel tout ne peut être que peines.


La lettre X constitue un moment clé du roman : Zilia vient d’arriver sur la terre française (il s’agit du port de Marseille) après une longue traversée, et elle relate à Aza ses premières impressions en Europe. Cette première lettre écrite depuis le sol occidental est marquée par le choc culturel : la jeune Péruvienne, encore imprégnée de sa vision du monde inca, est frappée d’émerveillement et d’incompréhension devant tout ce qu’elle voit. En particulier, elle fait l’expérience d’un objet inconnu pour elle : un miroir, dans lequel elle voit son propre reflet sans le reconnaître. À travers la description de cette découverte, Graffigny mêle le comique de la situation à une réflexion plus profonde sur l’illusion, la connaissance et l’identité. Enfin, la fin de la lettre dévoile le trouble intérieur de Zilia, déchirée entre l’attrait qu’exerce la nouvelle civilisation et la fidélité à son monde d’origine, symbolisée par l’amour constant qu’elle porte à Aza.


Ainsi, l’analyse de cette lettre mettra en évidence comment Zilia, observatrice candide venue du Nouveau Monde, porte un regard à la fois émerveillé et critique sur la France, et comment l’épisode du miroir marque symboliquement le début de sa transformation au contact de la société occidentale.



Un regard neuf sur la civilisation française


Dès le début de la lettre, Zilia exprime sa satisfaction d’avoir enfin atteint le nouveau continent. Son enthousiasme transparaît dans l’expression inattendue qu’elle emploie pour qualifier la France : elle la désigne comme l’objet de ses désirs. Cette métaphore amoureuse surprend le lecteur, car Zilia n’a a priori aucune raison d’aimer cette terre inconnue où on l’emmène de force. Graffigny crée ainsi une subtile ironie : la jeune femme colonisée s’imagine presque conquérante en posant le pied en France, comme si ce nouveau monde lui appartenait. Cependant, cette exaltation initiale est aussitôt tempérée. La conjonction mais vient briser cet élan, et Zilia avoue ne trouver pour l’instant aucun signe du bonheur qu’elle espérait. Aussitôt arrivée, la voilà désorientée : le contentement qu’elle s’était figuré laisse place au doute et à la perplexité.


Face à la ville portuaire où elle débarque, tout émerveille et déroute la jeune Péruvienne. Zilia multiplie les verbes traduisant la surprise : tout frappe, surprend, étonne son regard. Ce rythme ternaire insiste sur l’intensité de ses perceptions visuelles. Pourtant, cet émerveillement n’est pas un enchantement candide : il se teinte d’inquiétude. Zilia confesse qu’elle demeure incertaine et qu’elle doute presque de la réalité de ce qu’elle voit. Le récit fait abondamment appel au champ lexical de l’incertitude et de l’erreur (impression vague, perplexité, méprise, incertaine, douter…). Incapable de donner du sens à ce nouveau décor, la narratrice se sent trompée par ses sens, comme en proie à une illusion. Cette attitude de méfiance vis-à-vis des apparences évoque la démarche cartésienne du doute méthodique : à l’instar du philosophe Descartes, Zilia préfère suspendre son jugement tant qu’elle n’a pas les moyens d’expliquer ce qui l’entoure. Ainsi, dès les premières lignes, la naïveté du personnage s’accompagne d’une véritable réflexion rationnelle. Le regard de Zilia, si exotique soit-il, acquiert une portée critique et philosophique qui le rend d’autant plus respectable aux yeux du lecteur des Lumières.


Par ailleurs, pour décrire ce qu’elle découvre, Zilia s’appuie sur les repères de sa culture d’origine. Elle qualifie le navire qui l’a menée en Europe de maison flottante, et évoque les villes du Soleil pour parler des cités de l’Empire inca. Ces périphrases soulignent que son esprit est encore ancré dans l’univers péruvien : elle appréhende le réel à travers ses propres catégories. Ainsi, lorsqu’elle compare l’architecture locale à celle de son pays, Zilia remarque que les maisons françaises ne ressemblent en rien à celles qu’elle a connues. Elle concède que les demeures incas surpassaient les européennes en beauté grâce à leurs riches ornements extérieurs, mais ajoute que ces dernières sont bien supérieures par les merveilles qu’elles renferment à l’intérieur. Autrement dit, si la splendeur des cités du Soleil réside dans leur apparence (l’abondance décorative), la force des villes européennes vient des connaissances et techniques qu’elles abritent. Derrière cette comparaison s’esquisse un éloge du savoir occidental : la narratrice reconnaît la puissance des connaissances européennes, capables de produire de tels prodiges. Le lecteur du XVIIIe siècle, fier des avancées scientifiques de son époque, peut voir dans l’émerveillement de Zilia une confirmation de la supériorité matérielle de l’Europe sur le monde précolombien.


En même temps, Graffigny laisse poindre une méfiance vis-à-vis des apparences trompeuses. Les trésors dont regorgent les maisons françaises éblouissent Zilia, mais ils la plongent aussi dans la confusion. Lorsqu’elle est conduite à travers la foule de curieux massés sur son passage, la jeune étrangère est assaillie de visions nouvelles et déroutantes. On comprend que les habitants du port la dévisagent avec autant d’étonnement qu’elle en a à les observer. Cette scène de rencontre réciproque met en évidence la condition d’étrangère de Zilia : elle apparaît comme un objet exotique aux yeux des Français, tandis que, de son côté, elle peine à interpréter ce peuple si différent du sien. Pour l’instant, Zilia s’abstient de tout jugement hâtif, lucide sur ses propres lacunes. Son regard neuf sur la civilisation française oscille entre admiration et incompréhension, ce qui prépare le terrain pour la suite de la lettre, où un événement extraordinaire va accentuer encore le décalage entre les deux mondes.



L’épisode du miroir : fascination et désillusion


L’élément le plus marquant de cette lettre est sans doute la scène où Zilia découvre son propre reflet. En entrant dans la chambre où Déterville l’installe, la jeune Péruvienne aperçoit, dans un renfoncement, une figure féminine immobile vêtue comme une Vierge du Soleil. Pour Zilia, élevée dans la religion solaire des Incas, cette apparence familière est un choc : elle croit reconnaître une prêtresse de son peuple. Submergée par l’émotion, elle court spontanément vers cette inconnue les bras ouverts, espérant sans doute trouver enfin une présence amie dans ce monde étranger. Mais sa joie est de courte durée : elle se heurte brusquement à une surface froide et lisse. Ce qu’elle prenait pour une autre femme n’était qu’une illusion. Le miroir lui renvoie l’image d’elle-même, qu’elle ne pouvait pas identifier faute d’avoir déjà vu un tel objet. La surprise de Zilia est extrême – elle évoque une résistance impénétrable et même une ombre – tant le phénomène lui paraît surnaturel et inexplicable.


Graffigny joue ici sur un registre d’abord comique, puis plus inquiétant. La méprise initiale de l’héroïne prête à sourire : le lecteur, qui a compris qu’il s’agit d’un miroir, assiste à une scène d’ingénuité touchante. Zilia, dans son innocence, est persuadée de voir une autre personne et se précipite avec candeur pour l’accueillir. (Cette situation rappelle d’ailleurs certaines anecdotes rapportées par des voyageurs européens, décrivant des indigènes effarés découvrant leur reflet pour la première fois.) Cependant, le rire cède vite à l’inquiétude lorsque la « Vierge du Soleil » se révèle n’être qu’un simulacre. La narratrice, stupéfaite, reste immobile et interdite, les yeux fixés sur cette apparition insaisissable. Le terme ombre qu’elle emploie souligne l’aspect fantomatique et trompeur de l’image reflétée. L’objet-miroir apparaît comme un portail vers un monde parallèle et dérangeant où les êtres ne sont que des doubles sans consistance. Graffigny teinte ainsi le tableau d’une nuance presque fantastique, accentuant le désarroi de Zilia.


Le miroir revêt une dimension symbolique forte dans le récit. D’abord, il confronte l’héroïne à sa propre identité visuelle. Zilia se voit pour la toute première fois telle que les autres la voient, dans son apparence de Vierge du Soleil, c’est-à-dire de jeune femme péruvienne parée de sa tenue traditionnelle. Cette confrontation avec son double marque le début d’un dédoublement intérieur. On peut y lire le présage d’une fracture intime : d’un côté, la Zilia fidèle à la culture inca (incarnée par la figure de « vierge du Soleil » aperçue dans le miroir) et de l’autre, la jeune femme en devenir qui va être exposée aux tentations de la société française. Le miroir, objet central de la coquetterie au XVIIIe siècle, est souvent associé à l’amour-propre, c’est-à-dire au penchant pour la vanité et l’orgueil. En faisant entrer Zilia dans un univers où le miroir existe, Graffigny suggère qu’elle pénètre dans un monde nouveau régi par le culte de l’apparence. Jusqu’ici, l’héroïne vivait dans une simplicité presque primitive, sans artifices. Désormais, elle va évoluer dans une civilisation où le paraître tient une place prépondérante. Le miroir symbolise donc l’entrée de Zilia dans la modernité occidentale, avec ses attraits mais aussi ses dangers moraux.


Notons d’ailleurs que Françoise de Graffigny mêle habilement la dimension symbolique et l’intrigue sentimentale. En effet, durant cette scène, le chevalier Déterville se place aux côtés de Zilia de sorte à apparaître dans le miroir lui aussi. Autrement dit, l’héroïne voit soudain l’image de son protecteur tout près d’elle dans le miroir, alors même qu’il se tient à ses côtés. Cette vision simultanée de proximité et de distance crée une curieuse atmosphère : Zilia a l’impression de le voir en même temps tout proche d’elle et très éloigné, ce qui traduit bien l’étrangeté de la situation. Plusieurs sens sont convoqués simultanément (la vue, le toucher, l’ouïe) dans ce moment troublant. La jeune femme touche le bras de Déterville, l’entend lui parler, tout en le voyant à distance dans le miroir. Le résultat est un flou entre réalité et illusion qui la déstabilise profondément. Sur le plan narratif, cette proximité dans le reflet instaure aussi une intimité nouvelle entre Zilia et son sauveur français. Le miroir devient le lieu d’une rencontre symbolique entre ces deux personnages : l’Inca et l’Européen s’y trouvent réunis dans une même image. Cette mise en scène subtile préfigure l’attachement naissant de Déterville pour Zilia, et peut-être la tentation, encore inconsciente, pour l’héroïne de s’en remettre à ce protecteur du Vieux Continent.



trouble et tentation


Une fois l’étrange phénomène expliqué à Zilia (le cacique – ainsi nomme-t-elle Déterville – lui fait comprendre que cette mystérieuse figure n’est autre que son propre visage), la jeune femme ne retrouve pas son calme pour autant. Au contraire, elle reste frappée de stupeur et d’incompréhension. Elle reconnaît que cela ne l’instruit en rien et que le prodige n’en est pas moins grand. Ces questions rhétoriques traduisent sa frustration : savoir qu’elle a vu son reflet ne lui explique nullement le fonctionnement de cette machine ingénieuse. L’emploi du mot prodige (miracle) montre que Zilia assimile cette invention à un tour de magie ou à un phénomène surnaturel. Ne disposant d’aucune explication rationnelle, elle perçoit la science française du côté de la sorcellerie ou de la superstition. La Péruvienne mesure alors douloureusement à quel point ses connaissances sont dépassées. Elle admet avec amertume que les moins instruites de ce pays en savent plus long que les plus sages de son peuple. (Les Ancutes ou Amautas désignent les sages incas.) Par cette hyperbole, Zilia reconnaît l’avance immense que détiennent les Européens en matière de savoir sur son peuple. Cette prise de conscience est brutale et humiliante pour la princesse inca. Le champ lexical de la douleur et de la honte transparaît à travers des mots tels que mortifiée, erreur, ignorance, douleur. Zilia éprouve presque un sentiment de déchéance intellectuelle : elle qui appartenait à l’élite de son royaume se découvre aussi ignorante qu’une enfant dans cet univers technologique.


Pourtant, loin de la décourager, cette expérience aiguise en elle le désir d’apprendre. On pressent que l’héroïne cherchera désormais à combler ce retard – et de fait, le roman le confirmera par la suite, lorsque Zilia s’acharnera à étudier pour acquérir la culture européenne. Dans l’immédiat, cependant, Zilia se sent surtout perdue et vulnérable. Déterville, en bon guide et protecteur, tente de l’entourer de soins pour l’apaiser. Il lui attribue notamment une servante personnelle, que Zilia appelle une china, c’est-à-dire une jeune domestique. Cette attention la touche : Zilia avoue qu’il lui est très doux de retrouver la compagnie de femmes qui la servent. Après des semaines passées entourée exclusivement d’hommes, la captive retrouve le réconfort d’une présence féminine à ses côtés. Elle apprécie de pouvoir confier sa personne à des femmes attentives. (On retrouve là la sensibilité du XVIIIe siècle, qui juge naturel pour une femme d’être chaperonnée et soignée par d’autres femmes plutôt que livrée à des étrangers masculins.) Cependant, ce soulagement est mitigé par l’anxiété qui étreint encore l’héroïne. D’autres femmes viennent la voir, empressées de lui offrir leur aide, et cette sollicitude excessive l’effraie. Elle confie qu’elle aimerait autant qu’elles s’abstiennent, car leur présence réveille ses craintes. En les observant, Zilia comprend qu’elles la considèrent avec curiosité, peut-être même avec condescendance. Elle remarque avec ironie qu’à leur façon de la dévisager, ces femmes n’ont certainement jamais mis les pieds à Cuzco. Cette formule implicite signifie qu’elles n’ont aucune idée du monde dont vient Zilia, et qu’elles ne voient en elle qu’une étrangère exotique. Leur regard trahit un mélange de fascination et d’ignorance à son égard. La princesse se sent à nouveau réduite au rang de curiosité ; cette attention embarrassante ravive son sentiment de solitude au milieu de l’univers qui l’entoure.


La fin de la lettre met en évidence l’état d’esprit contrasté de l’héroïne après ces premières découvertes. Zilia avoue que son esprit flotte toujours sur une mer d’incertitudes. La métaphore marine rappelle qu’elle vient de traverser l’océan et suggère qu’en pensée elle se trouve encore entre deux rives. Son esprit, en effet, oscille entre le Pérou et l’Europe, perdu entre deux mondes. En revanche, précise-t-elle, elle affirme que seul son cœur reste inébranlable et qu’il n’espère plus qu’un seul bonheur. Par cette dernière affirmation, Zilia indique que malgré le tourbillon d’émotions et de nouveautés qui la submerge, son attachement à Aza demeure son seul véritable repère. Son cœur reste fidèle à l’amour de sa vie : le bonheur qu’elle attend n’est autre que le retour d’Aza auprès d’elle. Sans ce bonheur, tout le reste ne peut être que peine. Cette conclusion poignante, qui sonne presque comme une devise, ramène la dimension sentimentale au premier plan. Elle rappelle que l’expérience exotique, si extraordinaire soit-elle, ne comble pas le vide affectif que ressent l’héroïne arrachée aux siens. Zilia termine donc sa lettre en femme éplorée et loyale, pour qui les merveilles de l’Europe ne sauraient compenser l’absence de l’être aimé. Ainsi, après l’épisode édifiant du miroir et les réflexions qu’il a suscitées, on retrouve in fine la voix intime d’une jeune femme sensible qui ne vit que pour son amour perdu.



Conclusion


En somme, la lettre X des Lettres d’une Péruvienne offre un tableau saisissant de la première rencontre de Zilia avec la civilisation française. À travers le regard candide mais lucide de la jeune Inca, Graffigny nous fait ressentir le choc de la découverte d’un nouvel univers. L’épisode du miroir en particulier concentre les enjeux de cette confrontation culturelle : objet de curiosité, de surprise comique et de réflexion morale, le miroir symbolise l’entrée de Zilia dans un monde fondé sur l’apparence et le savoir technique. La protagoniste, émerveillée autant qu’humiliée, prend conscience de l’écart immense qui sépare son éducation de celle des Européens. Ce faisant, l’autrice critique subtilement la société occidentale – son amour des artifices, sa supériorité affichée – tout en suscitant l’empathie du lecteur pour cette étrangère déboussolée.


La lettre se termine sur un dilemme intérieur qui anticipe l’évolution à venir du personnage. Zilia est attirée par les douceurs et les merveilles de ce nouveau monde, mais elle reste fermement attachée à ses racines par l’amour fidèle qu’elle porte à Aza. Cette tension entre séduction de la modernité et fidélité au passé donne tout son intérêt au roman. Graffigny y montre comment une jeune femme arrachée à son milieu doit naviguer entre deux cultures, au prix d’une profonde remise en question. Le lecteur du XVIIIe siècle, sensible à la fois aux voyages exotiques et aux romans sentimentaux, trouve dans cette œuvre un double attrait : la critique piquante des mœurs françaises est portée par la voix sincère d’une héroïne touchante.


Ainsi, l’analyse de la lettre 10 révèle toute la richesse de ce passage charnière. Zilia y apparaît comme le miroir inversé de la société française : son incompréhension naïve fait ressortir l’étrangeté de nos propres coutumes, et sa lucidité met en évidence les limites du monde qui l’entoure. Quant au miroir réel, il agit comme un catalyseur narratif et symbolique, précipitant la prise de conscience de l’héroïne. Après la lettre X, Zilia ne sera plus tout à fait la même : l’expérience de l’altérité l’a ébranlée, préparant le chemin vers son émancipation finale. De ce fait, cette lettre illustre parfaitement le projet des Lettres d’une Péruvienne : divertir par l’exotisme tout en invitant à réfléchir sur la condition humaine, la relativité des cultures et la quête de liberté, notamment pour les femmes au siècle des Lumières.


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