📚 TABLE DES MATIÈRES
La lettre
Que les jours sont longs quand on les compte, mon cher Aza ! Le tems ainsi que l’espace n’est connu que par ses limites. Il me semble que nos espérances sont celles du tems ; si elles nous quittent, ou qu’elles ne soient pas sensiblement marquées, nous n’en appercevons pas plus la durée que l’air qui remplit l’espace.
Depuis l’instant fatal de notre séparation, mon ame & mon cœur également flétris par l’infortune restoient ensevelis dans cet abandon total (horreur de la nature, image du néant) les jours s’écouloient sans que j’y prisse garde ; aucun espoir ne fixoit mon attention sur leur longueur : à présent que l’espérance en marque tous les instans, leur durée me paroît infinie, & ce qui me surprend davantage, c’est qu’en recouvrant la tranquilité de mon esprit, je retrouve en même-tems la facilité de penser.
Depuis que mon imagination est ouverte à la joie, une foule de pensées qui s’y présentent, l’occupent jusqu’à la fatiguer. Des projets de plaisirs & de bonheur s’y succédent alternativement ; les idées nouvelles y sont reçues avec facilité, celles mêmes dont je ne m’étois point apperçue s’y retracent sans les chercher.
Depuis deux jours, j’entens plusieurs mots de sa Langue du Cacique que je ne croyois pas sçavoir. Ce ne sont encore que des termes qui s’appliquent aux objets, ils n’expriment point mes pensées & ne me font point entendre celles des autres ; cependant ils me fournissent déjà quelques éclaircissemens qui m’étoient nécessaires.
Je sçais que le nom du Cacique est Déterville, celui de notre maison flottante vaisseau, & celui de la terre où nous allons, France.
Ce dernier m’a d’abord effrayée : je ne me souviens pas d’avoir entendu nommer ainsi aucune Contrée de ton Royaume ; mais faisant réflexion au nombre infini de celles qui le composent, dont les noms me sont échappés, ce mouvement de crainte s’est bien-tôt évanoui ; pouvoit-il subsister long-tems avec la solide confiance que me donne sans cesse la vûe du Soleil ? Non, mon cher Aza, cet astre divin n’éclaire que ses enfans ; le seul doute me rendroit criminelle ; je vais rentrer sous ton Empire, je touche au moment de te voir, je cours à mon bonheur.
Au milieu des transports de ma joie, la reconnoissance me prépare un plaisir délicieux, tu combleras d’honneur & de richesses le Cacique bienfaisant qui nous rendra l’un à l’autre, il portera dans sa Province le souvenir de Zilia ; la récompense de sa vertu le rendra plus vertueux encore, & son bonheur fera ta gloire.
Rien ne peut se comparer, mon cher Aza, aux bontés qu’il a pour moi ; loin de me traiter en esclave, il semble être le mien ; j’éprouve à présent autant de complaisances de sa part que j’en éprouvois de contradictions durant ma maladie : occupé de moi, de mes inquiétudes, de mes amusemens, il paroît n’avoir plus d’autres soins. Je les reçois avec un peu moins d’embarras, depuis qu’éclairée par l’habitude & par la réflexion, je vois que j’étois dans l’erreur sur l’idolâtrie dont je le soupçonnois.
Ce n’est pas qu’il ne repéte souvent à peu près les mêmes démonstrations que je prenois pour un culte ; mais le ton, l’air & la forme qu’il y employe, me persuadent que ce n’est qu’un jeu à l’usage de sa Nation.
Il commence par me faire prononcer distinctement des mots de sa Langue. (Il sçait bien que les Dieux ne parlent point) ; dès que j’ai répeté après lui, oui, je vous aime, ou bien, je vous promets d’être à vous, la joie se répand sur son visage, il me baise les mains avec transport, & avec un air de gaieté tout contraire au sérieux qui accompagne l’adoration de la Divinité.
Tranquille sur sa Religion, je ne le suis pas entierement sur le pays d’où il tire son origine. Son langage & ses habillemens sont si différens des nôtres, que souvent ma confiance en est ébranlée. De fâcheuses réflexions couvrent quelquefois de nuages ma plus chere espérance : je passe successivement de la crainte à la joie, & de la joie à l’inquiétude.
Fatiguée de la confusion de mes idées, rebutée des incertitudes qui me déchirent, j’avois résolu de ne plus penser ; mais comment rallentir le mouvement d’une ame privée de toute communication, qui n’agit que sur elle-même, & que de si grands intérêts excitent à réfléchir ? Je ne le puis, mon cher Aza, je cherche des lumieres avec une agitation qui me dévore, & je me trouve sans cesse dans la plus profonde obscurité. Je sçavois que la privation d’un sens peut tromper à quelques égards, je vois, néanmoins avec surprise que l’usage des miens m’entraîne d’erreurs en erreurs. L’intelligence des Langues seroit-elle celle de l’ame ? Ô, cher Aza, que mes malheurs me font entrevoir de fâcheuses vérités ; mais que ces tristes pensées s’éloignent de moi ; nous touchons à la terre. La lumiere de mes jours dissipera en un moment les ténébres qui m’environnent.
La lettre IX se situe précisément pendant la traversée vers la France, juste après la période de choc et de désespoir initial de Zilia. À ce stade du récit, l’héroïne commence à émerger de sa détresse : sa santé s’est rétablie et Déterville s’efforce de la divertir et de lui enseigner quelques mots de français. La lettre IX est adressée, comme toutes les autres, à son cher Aza resté au pays – un destinataire absent qui ne lira probablement jamais ces lettres, ce qui renforce leur dimension de journal intime. Zilia ignore encore tout du sort réel d’Aza et entretient l’espoir intact de le retrouver bientôt. Cette neuvième lettre marque un tournant émotionnel : Zilia passe de l’abattement total à une confiance renaissante. Elle oscille toutefois entre joie et inquiétude, car si l’espoir revient, le mystère demeure sur l’endroit où on l’emmène et sur les intentions de Déterville.
Du point de vue de l’œuvre entière, cette lettre illustre parfaitement le procédé du regard extérieur cher aux philosophes des Lumières : Zilia, en étrangère candide, observe et interprète les comportements européens selon sa propre culture, ce qui permet une critique en filigrane des mœurs françaises. Si dans la lettre IX Zilia n’émet pas encore de jugement sévère sur la société française (elle n’a pas accosté), son désarroi culturel et ses malentendus avec Déterville préparent le terrain aux analyses plus satiriques des lettres suivantes. Le lecteur du XVIIIᵉ siècle, habitué à l’usage de la perspective exotique pour critiquer son propre monde, devine derrière l’innocence de Zilia une réflexion naissante sur la différence des coutumes et sur la nécessité de la communication pour comprendre l’Autre.
Thèmes principaux
Plusieurs thèmes majeurs se dégagent de la lettre IX, tissant un riche réseau de sens que Graffigny exploite pour toucher et faire réfléchir son lecteur :
- Le temps et l’espérance : Zilia explore la manière dont le temps est perçu différemment selon qu’on a de l’espoir ou non. Elle montre que l’attente dans l’espérance rend chaque jour interminable, alors qu’en l’absence d’espoir, le temps s’écoule insensiblement. Ce thème de l’attente amoureuse désespérée est central dans le roman et traduit la psychologie de Zilia, partagée entre impatience fébrile et abattement.
- L’opposition lumière/ténèbres (connaissance vs ignorance) : La lettre est traversée par le champ lexical de la clarté et de l’obscurité. Zilia dit chercher des « lumières » (c’est-à-dire des éclaircissements, du savoir) mais se trouver dans « la plus profonde obscurité ». Cette métaphore évoque l’ignorance dans laquelle elle se trouve du fait de la barrière de la langue et de l’inconnu qui l’entoure. La lumière symbolise ici la vérité, la compréhension – un clin d’œil aux Lumières du XVIIIᵉ siècle – tandis que l’obscurité renvoie à l’erreur, au doute et aux illusions qui assaillent l’héroïne.
- La barrière de la langue et de la culture : Ne parlant pas le français, Zilia interprète d’abord les gestes de Déterville avec son prisme inca. Cette incompréhension entraîne un quiproquo culturel amusant (elle le soupçonne de l’adorer comme une déesse, alors qu’il cherche simplement à lui témoigner de l’affection). La lettre montre comment Zilia commence à apprendre quelques mots de français, soulignant que sans langue commune, l’âme de l’autre demeure impénétrable. La question qu’elle se pose – « L’intelligence des langues serait-elle celle de l’âme ? » – traduit l’idée qu’il faut comprendre la langue de l’autre pour vraiment communiquer cœur à cœur.
- L’espoir et l’illusion : Zilia se raccroche à l’espoir de retrouver Aza et interprète tout signe en faveur de cette croyance (par exemple, le soleil qui brille comme une bénédiction divine). Son optimisme presque surnaturel (elle y voit la main du dieu Soleil) la pousse à écarter activement ses doutes. Ce thème interroge la frontière entre une espérance nécessaire pour survivre et une possible illusion naïve. La lettre IX laisse poindre une ironie dramatique : le lecteur moderne sait que la foi de Zilia en Aza sera trahie plus tard, ce qui donne une coloration tragique à son espoir obstiné.
- La gratitude et la vertu : Zilia éprouve une profonde reconnaissance envers Déterville. Elevée dans un code moral où la vertu mérite récompense, elle envisage déjà de rétribuer son sauveur en faisant en sorte qu’Aza le couvre d’honneurs. Ce passage met en avant les valeurs d’altruisme et de réciprocité : les bonnes actions de Déterville ne doivent pas rester sans retour. Mais il révèle aussi l’innocence de Zilia, qui ne voit pas que Déterville attend peut-être une autre récompense (son amour). On touche ici au thème du don et du contre-don : Déterville a tout donné à Zilia (sa liberté, sa protection, bientôt des cadeaux matériels), tandis qu’elle ne peut pour l’instant que promettre des remerciements et des richesses futures, manquant de réaliser que le « don » implicite attendu par le chevalier est sa main.
- L’exaltation amoureuse et la fidélité : Comme dans toutes ses lettres, Zilia exprime un amour absolu pour Aza, empreint de lyrisme. L’apostrophe récurrente « mon cher Aza » ponctue le texte et témoigne de la constance de son affection. Cette fidélité inébranlable de Zilia, idéalisant Aza comme « lumière de ses jours », est l’un des moteurs émotionnels du roman. Elle confère au personnage une dimension héroïque (la femme fidèle qui résiste à toutes les tentations) tout en soulevant une critique implicite de l’inconstance masculine à venir (puisqu’Aza, lui, manquera à sa promesse).
Après avoir identifié ces axes de lecture, il convient d’examiner de près le texte de la lettre IX pour voir comment Graffigny les met en œuvre. Passons donc à une analyse linéaire de la lettre, en suivant pas à pas sa progression.
Analyse linéaire
Ouverture de la lettre
Dès la première phrase, Zilia installe le ton élégiaque de sa lettre par une exclamation adressée à Aza : « Que les jours sont longs quand on les compte, mon cher Aza ! » Cette entrée en matière, sans guillemets dans le texte original, est une hyperbole qui traduit d’emblée la souffrance de l’attente. En affirmant que les jours lui semblent interminables, Zilia exprime combien son impatience de revoir Aza rend chaque moment pénible à traverser. Elle enchaîne avec une réflexion quasi philosophique : « le temps ainsi que l’espace n’est connu que par ses limites ». Autrement dit, sans repères ni événements marquants, le temps devient imperceptible, tout comme l’espace infini est inconcevable sans frontières. Cette idée profonde suggère que l’espoir joue le rôle de repère temporel : c’est l’espérance qui « marque » les instants et nous fait sentir la durée.
Zilia illustre ce concept en opposant deux états d’âme successifs. D’abord, le temps de la détresse sans espoir : « Depuis l’instant fatal de notre séparation, mon âme et mon cœur, également flétris par l’infortune, restaient ensevelis dans cet abandon total (horreur de la nature, image du néant) ; les jours s’écoulaient sans que j’y prisse garde ; aucun espoir ne fixoit mon attention sur leur longueur. » Ici, le lexique est sombre et négatif : « flétris », « infortune », « abandon total », « néant ». Les métaphores employées – l’âme et le cœur comparés à des fleurs fanées, l’absence d’espoir figurée comme un tombeau ou un néant – dépeignent un état de dépression profonde. Zilia était alors comme morte au monde, insensible à l’écoulement du temps. On note l’usage du mot « néant », extrêmement fort au XVIIIᵉ siècle, qui renvoie à l’anéantissement de soi, au vide existentiel. Graffigny traduit par là l’horreur absolue de la solitude et du désespoir amoureux.
Ensuite survient le retour de l’espoir : « À présent que l’espérance en marque tous les instants, leur durée me paraît infinie ». Le contraste est saisissant. Dès que Zilia retrouve une perspective positive – l’espoir de revoir Aza – elle redevient sensible au passage du temps, mais cette fois chaque heure lui semble interminable tant elle a hâte que l’attente finisse. Le terme « infinie » hyperbolise encore son impatience. Graffigny met ainsi en lumière une vérité psychologique simple et efficace : le moral influe sur la perception du temps. Ce passage initial, très introspectif, place le lecteur au cœur de la subjectivité de Zilia, soulignant combien son univers mental est entièrement centré sur Aza.
Enfin, Zilia souligne un effet collatéral de cette amélioration de son état d’esprit : « ce qui me surprend davantage, c’est qu’en recouvrant la tranquillité de mon esprit, je retrouve en même temps la facilité de penser. » La convalescence de son âme s’accompagne d’un réveil intellectuel. Graffigny insiste ici sur le lien entre émotions et capacités cognitives : dans le chagrin accablant, Zilia était comme engourdie, incapable de réfléchir clairement (« ensevelie » dans un abandon total). Maintenant que son esprit est apaisé par l’espoir, ses pensées foisonnent de nouveau. Elle décrit « une foule de pensées » qui occupent son imagination « jusqu’à la fatiguer ». Cette image d’un trop-plein d’idées qui se succèdent sans répit montre à quel point Zilia revit intérieurement : son esprit fertile se remet à fonctionner, peut-être même de manière excessive après ce long silence mental. L’enthousiasme perce dans son discours lorsqu’elle évoque « des projets de plaisirs et de bonheur » qu’elle anticipe. Zilia s’autorise à rêver à l’avenir aux côtés d’Aza, faisant mentalement des plans heureux – preuve que l’espoir a réellement ravivé sa volonté de vivre et d’aller de l’avant.
En somme, l’ouverture de la lettre IX campe une Zilia renaissante, passant du noir et blanc de la détresse à la couleur de l’espoir. Le style oscille entre l’emphase lyrique (exclamations, métaphores dramatiques) et le constat presque analytique (sa maxime sur le temps et l’espace). Cette double tonalité sentimentale et philosophique donne d’emblée une profondeur particulière à la lettre.
Les révélations du voyage
Fort de cette nouvelle clarté d’esprit, Zilia commence à prêter attention au monde extérieur, notamment à la langue de son protecteur français. Elle mentionne que « depuis deux jours, [elle] entend plusieurs mots de la langue du Cacique ». Cette précision temporelle (« depuis deux jours ») suggère qu’un déclic s’est produit récemment – sans doute parce qu’elle est plus réceptive et que Déterville s’applique à lui enseigner des termes. Bien qu’elle ne comprenne encore que des mots concrets désignant des objets, ces acquisitions lui apportent déjà des éclaircissements importants. Zilia énumère trois mots qu’elle a saisis : Déterville, vaisseau, France. Chacun de ces termes est porteur d’une information cruciale :
- Déterville est le nom propre du chevalier, jusqu’ici inconnu d’elle. L’apprendre, c’est en quelque sorte humaniser celui qu’elle appelait seulement « le Cacique ». Derrière le titre vague, il y a un individu avec un nom. Cette découverte peut sembler anodine, mais symboliquement, elle réduit un peu la distance entre eux.
- Vaisseau est le mot français pour désigner la « maison flottante » dans laquelle elle se trouve. Zilia utilise cette périphrase descriptive « notre maison flottante » pour parler du navire, faute d’en connaître le terme exact, ce qui traduit son regard étranger sur la réalité du bateau. En apprenant le mot « vaisseau », elle s’approprie un élément du vocabulaire maritime européen. C’est aussi un signe qu’elle commence à traduire mentalement le monde qui l’entoure dans cette nouvelle langue, réduisant peu à peu son sentiment d’étrangeté.
- France est le nom du pays vers lequel on la mène. C’est sans doute la révélation la plus décisive, et Zilia décrit aussitôt l’effet que ce mot produit sur elle : « Ce dernier m’a d’abord effrayée : je ne me souviens pas d’avoir entendu nommer ainsi aucune contrée de ton royaume. » Son réflexe est la crainte. En effet, dans sa vision du monde, Aza étant un prince inca, « son royaume » s’étend sur un grand nombre de contrées (probablement tout le Pérou et au-delà), mais France ne lui évoque rien. Zilia se demande si on ne l’emmène pas au-delà du monde connu. Cette angoisse de l’inconnu est très compréhensible : le mot « France » représente une terra incognita potentiellement hostile, puisqu’elle ne sait pas si cette terre appartient à l’empire de son fiancé ou à quelque ennemi.
Face à ce vertige, elle se ressaisit rapidement en rationalisant : « faisant réflexion au nombre infini de [contrées] qui le composent, dont les noms me sont échappés, ce mouvement de crainte s’est bien tôt évanoui. » Elle se convainc que France pourrait être simplement une province lointaine de l’empire inca dont elle aurait oublié le nom, étant donné qu’il y en a un « nombre infini ». L’expression exagérée « nombre infini » montre qu’elle se rassure par un raisonnement un peu forcé, signe d’un déni volontaire : elle préfère imaginer son propre monde plus grand que de concevoir qu’un autre grand pays existe en dehors de lui. Cette auto-persuasion illustre le mécanisme psychologique de défense de Zilia : face à une réalité inquiétante, elle choisit l’explication la plus rassurante, quitte à ce qu’elle soit improbable.
Le retour de son optimisme est confirmé par l’invocation fervente qu’elle fait immédiatement après : *« pouvait-il [ce doute] subsister longtemps avec la solide confiance que me donne sans cesse la vue du Soleil ? Non, mon cher Aza, cet astre divin n’éclaire que ses enfants ». Ici, Zilia puise dans ses croyances incas pour alimenter sa confiance. Le Soleil, divinité tutélaire de son peuple, est pour elle un guide et un protecteur. Le voir briller chaque jour sur elle est interprété comme un signe providentiel qu’elle reste sous la protection divine et donc sur le chemin du retour vers son bien-aimé. La phrase « cet astre divin n’éclaire que ses enfants » a des allures de proverbe ou de maxime religieuse : seuls les élus (les « enfants » du Soleil) bénéficient de sa lumière. Zilia s’inclut implicitement parmi ces privilégiés, ce qui renforce sa foi en son destin favorable. Elle va même jusqu’à dire : « Le seul doute me rendrait criminelle ». Cette hyperbole traduit l’intensité quasi religieuse de sa conviction : douter de revoir Aza équivaudrait à un péché de défiance envers la bienveillance du Soleil ou envers l’amour qu’elle voue à Aza. On voit combien chez Zilia la spiritualité solaire et l’amour se confondent en un même élan de foi.
La fin de ce passage est marquée par un élan triomphant : « Je vais rentrer sous ton Empire, je touche au moment de te voir, je cours à mon bonheur. » Graffigny utilise ici une gradation ascendante en trois segments brefs, séparés par des virgules, qui accélèrent le rythme. Chaque proposition franchit un pas de plus vers le bonheur rêvé : rentrer dans l’empire d’Aza (c’est-à-dire revenir sur une terre où il règne, donc se rapprocher géographiquement), puis toucher au moment de le voir (elle sent ce moment tout proche), puis courir à son bonheur (image d’une course exaltée vers la félicité retrouvée). Cette progression, couplée à l’utilisation du présent de narration (« je touche », « je cours » qui rendent la scène vivante comme si elle se déroulait maintenant), communique l’ivresse joyeuse de Zilia convaincue que la fin de ses peines approche. Le ton ici est lyrique et enthousiaste, contrastant fortement avec le début de la lettre : c’est le point culminant de son optimisme dans cette lettre.
La gratitude envers Déterville
Au milieu de ses transports de joie, Zilia ne manque pas d’exprimer sa reconnaissance envers le sauveur qui l’a arrachée aux Espagnols. Elle écrit : « la reconnaissance me prépare un plaisir délicieux ». Ce plaisir dont elle parle est celui d’imaginer la récompense que recevra Déterville. En effet, aussitôt, Zilia se projette dans l’avenir en présence d’Aza et prévoit : « tu combleras d’honneur et de richesses le Cacique bienfaisant qui nous rendra l’un à l’autre ». La formulation « combler d’honneur et de richesses » est très forte : combler implique une profusion extrême (on remplit au maximum, jusqu’à débordement). Honneurs et richesses, c’est tout ce qu’un bienfaiteur peut espérer de mieux. On voit ici Zilia fidèle aux valeurs aristocratiques et morales de son éducation : la vertu de Déterville (qualifié de « bienfaisant ») mérite les plus hautes récompenses matérielles et symboliques.
Zilia poursuit en imaginant les conséquences positives de cette récompense : « il portera dans sa province le souvenir de Zilia ; la récompense de sa vertu le rendra plus vertueux encore, et son bonheur fera ta gloire. » Ce passage est révélateur de l’idéalisme de Zilia. Dans son esprit, tout le monde serait gagnant :
- Déterville retournera chez lui comblé, en se souvenant de Zilia avec gratitude.
- En le récompensant, Aza encouragera encore plus la vertu de cet homme bon (« le rendra plus vertueux encore »), comme si la générosité engendrait un cercle vertueux.
- Enfin, le bonheur de Déterville rejaillira en « gloire » sur Aza lui-même. Cette idée peut sembler curieuse : pourquoi la joie d’un étranger ferait la gloire d’Aza ? En fait, cela reflète la vision d’une monarchie idéale où le souverain (Aza) se couvrirait de gloire en se montrant magnanime et juste envers ceux qui font le bien. Zilia transpose à Aza son modèle de prince parfait, dispensateur de justice et de récompenses, à l’opposé des conquistadors violents. Cela montre aussi qu’elle continue de vénérer Aza comme un être quasi sans faille, un prince exemplaire qui ne manquera pas de faire ce qu’il faut.
Derrière cet éloge de la gratitude et de la vertu, le lecteur peut percevoir un décalage ironique avec la réalité :
- D’une part, Zilia ne réalise pas que son souvenir est probablement ce que Déterville chérira le plus. Elle pense qu’il rentrera heureux chez lui, portant le souvenir d’elle comme d’une jeune femme qu’il a aidée – sans imaginer qu’il pourrait en être amoureux et vouloir rester auprès d’elle plutôt que de repartir.
- D’autre part, l’assurance avec laquelle elle prête à Aza le pouvoir de combler Déterville est tragiquement optimiste : historiquement, le royaume inca est détruit, et même si Aza est vivant, aura-t-il seulement les moyens ou l’occasion de remercier un officier français ? Zilia, par innocence, ne se doute pas de l’ampleur des bouleversements qui ont eu lieu avec la conquête. Ici, Graffigny fait appel à la connaissance du lecteur (qui sait bien que l’empire inca a été conquis par les Espagnols) pour créer un suspense dramatique : Zilia va-t-elle au-devant d’une cruelle désillusion ? Ce qui pour l’instant apparaît comme un doux rêve de reconnaissance risque de se heurter à la réalité coloniale.
Il n’en reste pas moins que ce passage présente Zilia sous un jour très noble : malgré ses propres tourments, elle pense à remercier son bienfaiteur. Son empathie et sa générosité de cœur transparaissent et la rendent d’autant plus attachante pour le lecteur. On comprend aussi que, dans son esprit, rendre justice à Déterville fait partie intégrante de son bonheur futur : elle dit bien que la reconnaissance « lui prépare » un plaisir, comme si elle ne pourrait être pleinement heureuse avec Aza qu’en ayant accompli ce devoir moral de gratitude. Cela ajoute une dimension altruiste à son amour, montrant que Zilia n’est pas seulement obsédée par son couple, mais qu’elle a le sens de l’honneur et de la justice.
Les égards de Déterville et la fin du malentendu religieux
Zilia enchaîne ensuite en décrivant à Aza le comportement exemplaire de Déterville à son égard. Elle s’émerveille : « Rien ne peut se comparer, mon cher Aza, aux bontés qu’il a pour moi ». Cette déclaration souligne que Déterville fait preuve d’une bienveillance sans égal. Elle détaille : « Loin de me traiter en esclave, il semble être le mien ». Le renversement est frappant – et peut-être un tacle implicite aux Espagnols qui, eux, la traitaient en prisonnière ou esclave. Déterville, en bon chevalier empreint de galanterie française, se met au service de Zilia. Elle renchérit : « j’éprouve à présent autant de complaisances de sa part que j’en éprouvais de contradictions durant ma maladie ». Autrement dit, lorsqu’elle était malade (sans doute déprimée et refusant de s’alimenter, ou souffrant du mal de mer), Déterville devait la contrarier pour son bien (la forcer à prendre des remèdes, etc., ce qu’elle percevait comme des « contradictions » à ses volontés). Désormais, il cède à toutes ses envies (« complaisances »). La symétrie de la phrase met en évidence un avant/après : on passe d’une relation un peu conflictuelle (pour la soigner malgré elle) à une relation harmonieuse où il ne cherche qu’à lui plaire.
Déterville est « occupé de [elle], de [ses] inquiétudes, de [ses] amusements », dit-elle, et « il paraît n’avoir plus d’autres soins ». Ce portrait flatteur insiste sur la dévotion du personnage masculin. Zilia reconnaît recevoir ces attentions « avec un peu moins d’embarras » qu’avant, car elle commence enfin à en comprendre la nature. En effet, elle explique que, « éclairée par l’habitude et par la réflexion », elle a réalisé qu’elle se trompait au sujet de « l’idolâtrie dont [elle] le soupçonnais ».
Ce passage fait référence à un quiproquo antérieur important : ne comprenant pas pourquoi Déterville la regardait avec tant de respect, lui baisait la main, s’agenouillait peut-être devant elle, Zilia avait imaginé qu’il la prenait pour une déesse ou une idole (d’où le terme « idolâtrie »). Ce malentendu repose sur la différence religieuse et culturelle : dans la culture de Zilia, l’adoration est réservée aux dieux, et un dieu (ou une déesse) reste silencieux et distant. Or, qu’a fait Zilia depuis son enlèvement ? Elle est restée muette (ne parlant pas la langue) et probablement vêtue à l’inca, ce qui a pu la faire paraître exotique et mystérieuse. Elle a pu croire que Déterville la vénérait comme une incarnation divine.
Grâce à l’observation et au temps passé auprès de lui, Zilia dissipe ce malentendu : « Ce n’est pas qu’il ne répète souvent à peu près les mêmes démonstrations que je prenais pour un culte ; mais le ton, l’air et la forme qu’il y emploie me persuadent que ce n’est qu’un jeu à l’usage de sa nation. » Ici, Zilia démontre son esprit d’analyse. Elle a noté que Déterville continue effectivement les mêmes gestes (lui baiser la main, la regarder intensément, etc., qu’elle avait interprétés comme des rituels religieux), mais elle a perçu des différences subtiles : le ton qu’il emploie, son air, la façon de faire, tout cela relève plus de la légèreté et de la gaieté que du recueillement solennel qu’on attend d’une prière. Elle en conclut qu’il s’agit d’« un jeu », c’est-à-dire d’un code social ludique typique de sa culture. Elle a donc intuitivement compris l’idée de galanterie à la française, même si elle n’a pas le mot pour le dire. Les Français du XVIIIᵉ siècle comprendraient en effet que Déterville adopte le comportement d’un soupirant respectueux et empressé auprès de la dame qu’il courtise. Pour Zilia, c’est un jeu culturel étrange, mais au moins elle n’y voit plus une offense à sa religion.
Zilia illustre son explication en décrivant précisément la petite scène qui se répète chaque jour : « Il commence par me faire prononcer distinctement des mots de sa langue (Il sait bien que les Dieux ne parlent point) ; dès que j’ai répété après lui, oui, je vous aime, ou bien, je vous promets d’être à vous, la joie se répand sur son visage, il me baise les mains avec transport, et avec un air de gaieté tout contraire au sérieux qui accompagne l’adoration de la Divinité. » Ce passage est riche en détails significatifs :
- Déterville « commence par [lui] faire prononcer » des mots français. On comprend qu’il lui apprend des phrases toutes faites. Le commentaire narquois de Zilia (« Il sait bien que les Dieux ne parlent point ») montre qu’elle a conscience qu’il ne la prend plus pour une déesse – du moins, c’est ce qu’elle se dit – et qu’il tient à ce qu’elle parle. Elle sous-entend également que s’il la croyait divine, il ne chercherait pas à lui faire dire quoi que ce soit, puisque dans sa conception, les dieux restent silencieux. Cela confirme la fin du quiproquo religieux.
- Les phrases qu’il lui fait répéter sont de véritables déclarations d’amour : « Oui, je vous aime », « Je vous promets d’être à vous ». Zilia les répète docilement « après lui », sans en saisir le sens amoureux. C’est là une forme de comédie ironique : le lecteur, lui, comprend le français et mesure l’écart entre l’innocence de Zilia et l’espoir secret de Déterville. Le chevalier profite gentiment de la situation pour faire dire à l’élue de son cœur ce qu’il rêve d’entendre. Il y a dans cette scène un mélange de tendresse et d’humour presque théâtral.
- La réaction de Déterville, une fois qu’elle a prononcé ces mots, est un pur ravissement : « la joie se répand sur son visage », il la couvre de baisers sur les mains, il rayonne de « gaieté ». Zilia note surtout que tout cela se fait dans un registre d’émotions léger, joyeux, absolument « contraire au sérieux » d’une adoration religieuse. Ce contraste l’a éclairée : on ne célèbre pas un culte de cette manière exubérante. Ici, l’écriture de Graffigny permet de visualiser la scène et d’en ressentir le comique : on imagine Zilia, très sérieuse, répétant des mots qu’elle ne comprend pas, et Déterville fou de joie croyant presque entendre une confession d’amour sincère, alors qu’il n’y a qu’imitation. Le malentendu n’est pas complètement levé – Zilia ne saisit toujours pas que Déterville est amoureux d’elle – mais elle a identifié correctement la nature profane de ses attentions.
Ce passage met en lumière un aspect important du roman : la rencontre de deux systèmes de codes. Ce que Zilia appelle un jeu national n’est autre que l’art de la courtoisie et de la séduction polie à l’européenne. En qualifiant cela de jeu, elle souligne que ce sont des conventions sociales réglées, un peu comme un rituel, mais sans la dimension sacrée. Graffigny, à travers le regard candide de son héroïne, propose ainsi une vision presque ethnologique des mœurs françaises : vues de l’extérieur, les pratiques galantes peuvent sembler aussi codifiées qu’une cérémonie religieuse, bien que leur but soit tout autre.
Pour Zilia, l’effet de cette découverte est apaisant : désormais « tranquille sur sa religion », dit-elle, c’est-à-dire rassurée que Déterville ne commet pas de blasphème en la divinisant, elle peut accepter ses gestes sans honte ni malaise. Cependant, elle ajoute aussitôt qu’elle n’est pas « entièrement [tranquille] sur le pays d’où il tire son origine ». Cette transition indique que, si un doute s’est dissipé, un autre demeure.
Crainte de l’inconnu et tourments intérieurs
Malgré toutes les attentions de Déterville et les progrès qu’elle a faits pour comprendre son univers, Zilia avoue que la différence profonde de langage et d’habillements continue à l’inquiéter quant à l’origine de cet homme. « Son langage et ses habillements sont si différents des nôtres, que souvent ma confiance en est ébranlée. » explique-t-elle. En d’autres termes, chaque fois qu’elle réalise à quel point tout est étranger chez Déterville (sa langue incompréhensible, ses vêtements européens), elle ne peut s’empêcher de douter : et si, malgré ses espoirs, elle ne retournait pas du tout chez elle, mais était emmenée dans un monde totalement étranger ? Le lecteur perçoit ici la persistance d’une angoisse de l’altérité. Le soulagement qu’elle a éprouvé en se persuadant que France était possiblement une province inca n’est pas complet : intimement, Zilia sent bien qu’elle évolue en terre inconnue.
Elle décrit très bien l’instabilité émotionnelle que cela provoque en elle : « De fâcheuses réflexions couvrent quelquefois de nuages ma plus chère espérance : je passe successivement de la crainte à la joie, et de la joie à l’inquiétude. » Cette phrase, grâce à l’image poétique des nuages couvrant son espérance (le ciel ensoleillé de son optimisme se voile soudain de nuages sombres quand de mauvaises pensées surviennent), et grâce à l’alternance antithétique crainte/joie/inquiétude, restitue fidèlement les va-et-vient de son cœur. Zilia est sur des montagnes russes émotionnelles : tantôt elle est euphorique à l’idée de revoir Aza, tantôt une pensée pessimiste (par exemple : « Et si France n’était pas son empire ? Et si je ne le retrouvais jamais ? ») la fait chuter en plein désarroi.
Cette oscillation est compréhensible et rend le personnage très humain et proche du lecteur : qui n’a jamais, dans l’attente d’un événement décisif, connu ces fluctuations entre confiance et doute ? Surtout, cela montre que Zilia n’est pas naïvement joyeuse du début à la fin de la lettre : Graffigny lui donne une psychologie nuancée où le doute rational conteste par moments l’espoir viscéral.
Zilia tente alors une stratégie pour mettre fin à cette torture mentale : « Fatiguée de la confusion de mes idées, rebutée des incertitudes qui me déchirent, j’avais résolu de ne plus penser. » L’emploi de participes passés « fatiguée… rebutée… » souligne combien elle est lassée, éreintée par ces pensées contradictoires. Elle décide donc de « ne plus penser », comme on déciderait de fermer les yeux pour ne plus voir le danger. Cette résolution indique un épuisement psychique : ne plus réfléchir du tout semble plus facile que de réfléchir sans cesse en tournant en rond. On sent presque poindre ici l’idée d’une abdication de la raison au profit d’une sorte de fatalisme, ou peut-être l’envie de se plonger dans une torpeur semblable à celle qu’elle a connue dans le désespoir (quand le temps passait sans qu’elle y prît garde).
Mais immédiatement, Zilia admet l’impossibilité de cet abandon intellectuel : « Mais comment ralentir le mouvement d’une âme privée de toute communication, qui n’agit que sur elle-même, et que de si grands intérêts excitent à réfléchir ? Je ne le puis, mon cher Aza… » Ces lignes sont particulièrement révélatrices. Zilia formule ici sa condition d’isolement absolu : son âme est « privée de toute communication ». Effectivement, elle ne peut pas dialoguer véritablement avec Déterville (à cause de la langue), et elle n’a aucun de ses compatriotes à qui se confier. Elle ne peut même pas envoyer ses lettres à Aza (on imagine mal qu’elles soient réellement expédiées en plein voyage). Cette absence de communication la condamne à ruminer intérieurement en vase clos. Son âme « n’agit que sur elle-même », dit-elle : c’est l’enfermement intérieur. De plus, « de si grands intérêts » (c’est-à-dire des enjeux aussi cruciaux que son avenir, son amour, sa patrie) la poussent malgré elle à réfléchir sans relâche. On comprend qu’il est tout simplement contre nature de cesser de penser dans une telle situation. Graffigny met ainsi en évidence le tiraillement entre le désir de paix intérieure et l’impossibilité de faire taire l’esprit quand l’affect est trop fort.
Zilia reprend alors son adresse à Aza (« mon cher Aza »), comme pour lui confier directement son dilemme insoluble : « je cherche des lumières avec une agitation qui me dévore, et je me trouve sans cesse dans la plus profonde obscurité. » Cette phrase magnifique, déjà évoquée plus haut dans les thèmes, condense son tourment intellectuel. La métaphore de la lumière et de l’obscurité y est pleinement développée : chercher des lumières c’est tenter d’obtenir des explications, des solutions claires, mais cette quête est menée avec agitation – on imagine Zilia tournant en rond en elle-même, fiévreuse, peut-être harcelant Déterville de questions qu’il ne comprend pas, ou passant brutalement d’une hypothèse à l’autre sans s’arrêter. Cette agitation la « dévore » : le terme indique que son activité mentale la consume, comme un feu intérieur alimenté par l’angoisse. Et au bout du compte, elle retombe toujours dans « la plus profonde obscurité », c’est-à-dire l’ignorance totale. L’adjectif « profonde » renforce l’idée qu’elle est plongée dans des ténèbres épaisses, métaphore de son incompréhension de la situation réelle.
Ici, Zilia fait presque acte de philosophie sceptique : elle reconnaît que ses sens mêmes l’ont trompée. Elle le dit un peu plus haut : « Je savais que la privation d’un sens peut tromper à quelques égards, je vois néanmoins avec surprise que l’usage des miens m’entraîne d’erreurs en erreurs. » C’est un constat digne de Descartes ou des empiristes : ne pas avoir la compréhension (ici la langue) équivaut à être victime d’illusions, même ses yeux et ses oreilles l’ont induite en erreur quant aux intentions de Déterville. Elle suggère que malgré tous les sens dont elle dispose (elle voit Déterville, l’entend, etc.), elle reste aveugle au vrai sens des événements sans le sens supplémentaire de la langue et de la culture. Cette réflexion nourrit la question qu’elle pose ensuite.
Clôture de la lettre
La tension dramatique de la lettre atteint son sommet lorsque Zilia formule une question rhétorique lourde de sens : « L’intelligence des Langues seroit-elle celle de l’âme ? » Autrement dit, comprendre la langue d’autrui est-ce le seul moyen de comprendre son âme (sa pensée, ses sentiments) ? En posant la question ainsi, Zilia semble admettre que tant qu’elle ne saura pas parler et comprendre le français, une part essentielle d’elle-même restera coupée de Déterville et du monde où elle se trouve. C’est comme si la clé de sa délivrance intellectuelle résidait dans l’apprentissage de la langue. Cette interrogation est très intéressante dans le contexte des Lumières : elle souligne l’importance de la langue dans la pensée (on entrevoit l’idée que le langage structure la compréhension du monde), et elle met en avant le thème du contact des cultures – la communication véritable passe par la langue, sans quoi on ne peut accéder à l’âme de l’autre. Zilia, personnage encore ignorant de la société française, en a l’intuition douloureuse : pour sortir de l’obscurité, il lui faudra maîtriser cette nouvelle langue et ces nouveaux codes.
Cependant, juste après avoir entraperçu cette « fâcheuse vérité » (comme elle dit que ses malheurs lui font entrevoir de tristes vérités), Zilia se reprend et décide de clore sa lettre sur une note résolument positive. Elle chasse d’un revers de pensée ces sombres réflexions : « Que ces tristes pensées s’éloignent de moi ». Cette injonction qu’elle se fait à elle-même marque un ultime effort pour écarter le doute et le chagrin. Zilia refuse de finir sur l’image de l’obscurité et de l’erreur. Et aussitôt, elle annonce une nouvelle concrète qui ravive son enthousiasme : « nous touchons à la terre. » L’arrivée est imminente ! On imagine qu’à ce moment, le rivage de France est en vue depuis le bateau. Ce détail réaliste a une forte portée symbolique : toucher la terre ferme la parenthèse incertaine de la traversée. Zilia va enfin mettre pied dans un lieu stable, où elle espère trouver des réponses.
La dernière phrase de la lettre est particulièrement émouvante et poétique : « La lumière de mes jours dissipera en un moment les ténèbres qui m’environnent. » Une fois de plus, l’image de la lumière intervient, mais cette fois ce n’est plus l’abstraite lumière de la connaissance qu’elle cherchait vainement ; c’est « la lumière de [ses] jours », c’est-à-dire Aza lui-même, qu’elle nomme ainsi de façon métaphorique. On peut comprendre cette expression comme « la lumière de ma vie ». Aza, pour Zilia, brille tel un soleil personnel qui éclaire son existence. Cette métaphore filée du soleil/amour est cohérente avec toute la lettre (et même avec l’ensemble du roman, où Aza est idéalisé). Zilia affirme donc que dès qu’elle retrouvera Aza (en un moment suggère l’instantanéité), toutes les « ténèbres » autour d’elle seront dissipées. Ces ténèbres, on l’a compris, représentent son ignorance, son incertitude, ses peurs. Elle est convaincue qu’en revoyant celui qu’elle aime, toutes ses questions trouveront une réponse, toutes ses angoisses s’évanouiront. C’est l’ultime triomphe de l’espoir sur le doute dans cette lettre.
Cette conclusion apporte une grande satisfaction émotionnelle au lecteur, car on y sent l’amour triomphant (du moins dans l’esprit de Zilia). Cependant, elle n’est pas dénuée de sous-texte dramatique pour qui connaît la suite : on sait qu’Aza, loin d’être la lumière éclatante qu’elle attend, sera une source de déception. Ce contraste entre l’attente confiante de Zilia et le destin réel crée une ironie tragique poignante, renforçant notre empathie envers elle. Graffigny fait ainsi de Zilia une héroïne à la fois forte dans sa foi et vulnérable par son ignorance, ce qui préfigure son douloureux parcours d’apprentissage à venir.
Sur le plan stylistique, la fin de la lettre IX boucle habilement la boucle avec le début :
- Elle avait commencé par constater son esprit plongé dans le « néant » et l’obscurité de la désespérance, et elle termine en évoquant la promesse d’une lumière radieuse qui va tout dissiper.
- Le texte s’ouvre sur une exclamation et se ferme sur une image rayonnante. Cette construction en miroir donne une unité à la lettre, tout en montrant l’évolution positive de l’état d’esprit de Zilia au fil de son écriture.
Conclusion
La lettre IX de Lettres d’une Péruvienne apparaît ainsi comme un moment charnière du roman où Zilia renaît à l’espoir et au monde qui l’entoure, tout en mesurant les zones d’ombre qui subsistent. Nous avons vu comment Graffigny y déploie des perspectives multiples : la confession intime d’une amoureuse séparée, le regard candide d’une étrangère sur des coutumes inconnues, et la réflexion d’un esprit en quête de compréhension. L’analyse linéaire a permis de souligner la richesse du style épistolaire de Graffigny, qui mêle avec finesse les élans lyriques (exclamations, métaphores du cœur et de la lumière) et les aperçus philosophiques (questions rhétoriques sur le langage, observation rationnelle du comportement de Déterville).
La lettre IX est particulièrement riche en contrastes : désespoir vs espoir, obscurité vs lumière, réalité vs illusion, culture inca vs culture française. Ces oppositions structurent le texte et reflètent le tiraillement intérieur de Zilia tout en préparant le lecteur aux thèmes majeurs du roman (le choc des cultures, l’éducation par l’expérience, l’émancipation intellectuelle et affective d’une femme). On y voit Zilia commencer à décoder le nouveau monde qui l’entoure – en apprenant des mots, en comprenant la galanterie – ce qui annonce son évolution future en femme plus éclairée. Mais on la voit aussi s’aveugler délibérément sur certains points par excès d’espérance, ce qui maintient le suspense sur la suite.
Zilia, dans cette lettre, est à l’aube d’une nouvelle étape : elle touche au but qu’elle s’est fixé (retrouver Aza), mais elle est aussi sur le point d’entrer en contact réel avec la civilisation française. Cette double attente fait toute la tension du texte. En refermant la lettre IX, le lecteur est partagé entre la joie communicative de Zilia et l’appréhension de ce qui l’attend. C’est dire si Graffigny a réussi, grâce à cette écriture empathique et intelligente, à nous attacher à son infortunée Péruvienne tout en nous invitant à une réflexion sur la connaissance de l’autre et sur les illusions de l’amour.

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