📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. La lettre
  2. De l’enlèvement au voyage en mer
  3. Une scène de bataille décrite comme une apocalypse
  4. L’héroïne au bord de la mort
  5. Le pouvoir de l’amour
  6. Conclusion

La lettre

C’est toi, chere lumiere de mes jours ; c’est toi qui me rappelles à la vie ; voudrois-je la conserver, si je n’étois assurée que la mort auroit moissonné d’un seul coup tes jours & les miens ! Je touchois au moment où l’étincelle du feu divin, dont le Soleil anime notre être, alloit s’éteindre : la nature laborieuse se préparoit déjà à donner une autre forme à la portion de matiere qui lui appartient en moi, je mourois ; tu perdois pour jamais la moitié de toi-même, lorsque mon amour m’a rendu la vie, & je t’en fais un sacrifice. Mais comment pourrai-je t’instruire des choses surprenantes qui me sont arrivées ? Comment me rappeller des idées déja confuses au moment où je les ai reçues, & que le tems qui s’est écoulé depuis, rend encore moins intelligibles ?

À peine, mon cher Aza, avois-je confié à notre fidéle Chaqui le dernier tissu de mes pensées, que j’entendis un grand mouvement dans notre habitation : vers le milieu de la nuit deux de mes ravisseurs vinrent m’enlever de ma sombre retraite avec autant de violence qu’ils en avoient employée à m’arracher du Temple du Soleil.

Quoique la nuit fût fort obscure, on me fit faire un si long trajet, que succombant à la fatigue, on fut obligé de me porter dans une maison dont les approches, malgré l’obscurité, me parurent extrêmement difficiles.

Je fus placée dans un lieu plus étroit & plus incommode que n’étoit ma prison. Ah, mon cher Aza ! pourrois-je te persuader ce que je ne comprends pas moi-même, si tu n’étois assuré que le mensonge n’a jamais souillé les lévres d’un enfant du Soleil !

Cette maison, que j’ai jugé être fort grande par la quantité de monde qu’elle contenoit ; cette maison comme suspendue, & ne tenant point à la terre, étoit dans un balancement continuel.

Il faudroit, ô lumiere de mon esprit, que Ticaiviracocha eût comblé mon ame comme la tienne de sa divine science, pour pouvoir comprendre ce prodige. Toute la connoissance que j’en ai, est que cette demeure n’a pas été construite par un être ami des hommes : car quelques momens après que j’y fus entrée, son mouvement continuel, joint à une odeur malfaisante, me causerent un mal si violent, que je suis étonnée de n’y avoir pas succombé : ce n’étoit que le commencement de mes peines.

Un tems assez long s’étoit écoulé, je ne souffrois presque plus, lorsqu’un matin je fus arrachée au sommeil par un bruit plus affreux que celui d’Yalpa : notre habitation en recevoit des ébranlemens tels que la terre en éprouvera, lorsque la Lune en tombant, réduira l’univers en poussiere. Des cris, des voix humaines qui se joignirent à ce fracas, le rendirent encore plus épouvantable ; mes sens saisis d’une horreur secrette, ne portoient à mon ame, que l’idée de la destruction, (non-seulement de moi-même) mais de la nature entiere. Je croyois le péril universel ; je tremblois pour tes jours : ma frayeur s’accrut enfin jusqu’au dernier excès, à la vûe d’une troupe d’hommes en fureur, le visage & les habits ensanglantés, qui se jetterent en tumulte dans ma chambre. Je ne soutins pas cet horrible spectacle, la force & la connoissance m’abandonnerent ; j’ignore encore la suite de ce terrible événement. Mais revenue à moi-même, je me trouvai dans un lit assez propre, entourée de plusieurs Sauvages, qui n’étoient plus les cruels Espagnols.

Peux-tu te représenter ma surprise, en me trouvant dans une demeure nouvelle, parmi des hommes nouveaux, sans pouvoir comprendre comment ce changement avoit pû se faire ? Je refermai promptement les yeux, afin que plus recueillie en moi-même, je pusse m’assurer si je vivois, ou si mon ame n’avoit point abandonné mon corps pour passer dans les régions inconnues.

Te l’avouerai-je, chère Idole de mon cœur ; fatiguée d’une vie odieuse, rebutée de souffrir des tourmens de toute espéce ; accablée sous le poids de mon horrible destinée, je regardai avec indifférence la fin de ma vie que je sentois approcher : je refusai constamment tous les secours que l’on m’offroit ; en peu de jours je touchai au terme fatal, & j’y touchai sans regret.

L’épuisement des forces anéantit le sentiment ; déja mon imagination affoiblie ne recevoit plus d’images que comme un léger dessein tracé par une main tremblante ; déjà les objets qui m’avoient le plus affectée n’excitoient en moi que cette sensation vague, que nous éprouvons en nous laissant aller à une rêverie indéterminée ; je n’étois presque plus. Cet état, mon cher Aza, n’est pas si fâcheux que l’on croit. De loin il nous effraye, parce que nous y pensons de toutes nos forces ; quand il est arrivé, affoibli par les gradations de douleurs qui nous y conduisent, le moment décisif ne paroît que celui du repos. Un penchant naturel qui nous porte dans l’avenir, même dans celui qui ne sera plus pour nous, ranima mon esprit, & le transporta jusques dans l’intérieur de ton Palais. Je crus y arriver au moment où tu venois d’apprendre la nouvelle de ma mort ; je me représentai ton image pâle, défigurée, privée de sentimens, telle qu’un lys desséché par la brûlante ardeur du Midi. Le plus tendre amour est-il donc quelquefois barbare ? Je jouissois de ta douleur, je l’excitois par de tristes adieux ; je trouvois de la douceur, peut-être du plaisir à répandre sur tes jours le poison des regrets ; & ce même amour qui me rendoit féroce, déchiroit mon cœur par l’horreur de tes peines. Enfin, reveillée comme d’un profond sommeil, pénétrée de ta propre douleur, tremblante pour ta vie, je demandai des secours, je revis la lumiere.

Te reverrai-je, toi, cher Arbitre de mon existence ? Hélas ! qui pourra m’en assurer ? Je ne sçais plus où je suis, peut-être est-ce loin de toi. Mais dussions-nous être séparés par les espaces immenses qu’habitent les enfans du Soleil, le nuage leger de mes pensées volera sans cesse autour de toi.


La lettre III se situe au début du roman, dans la partie relatant les aventures mouvementées de Zilia avant son arrivée en France. Dans la lettre I, Zilia a été enlevée lors du pillage de son temple par des soldats espagnols, et elle a exprimé sa terreur et sa tristesse de voir son monde détruit. La lettre II l’avait montrée pleine d’espoir après avoir eu des nouvelles qu’Aza était vivant, et elle avait confié à un messager fidèle le « dernier tissu de [ses] pensées » pour Aza. La lettre III reprend donc immédiatement après : Zilia est toujours captive et va subir un nouvel épisode dramatique de son voyage. Cette troisième lettre est centrale dans le récit d’aventures : elle décrit le transfert de Zilia sur un navire inconnu, une bataille navale violente, son sauvetage par de nouveaux venus, puis la crise de désespoir intense qui la pousse au bord de la mort.

Nous allons étudier comment Graffigny met en scène, à travers cette lettre, le choc des cultures et le point de vue naïf de l’héroïne face à l’inconnu, ainsi que l’expression d’une souffrance extrême mêlée d’amour. L’analyse sera à la fois linéaire (suivant le déroulement de la lettre pas à pas) et thématique, pour faire ressortir la progression des émotions de Zilia et les procédés littéraires employés. Nous verrons d’abord comment Zilia décrit son enlèvement nocturne et la traversée en mer comme une expérience effrayante et incompréhensible. Puis, nous analyserons la scène de bataille navale perçue par l’héroïne comme une véritable apocalypse. Ensuite, nous étudierons le réveil de Zilia chez ses sauveurs inconnus, son incompréhension et le profond désespoir qui l’envahit au point qu’elle rejette la vie. Enfin, nous montrerons comment le pouvoir de l’amour (son attachement à Aza) la ramène à la volonté de vivre, se concluant par une profession de foi amoureuse. Cette lettre riche en rebondissements et en émotions permet donc d’illustrer le style de Graffigny et les thèmes majeurs de l’œuvre, notamment la critique de la barbarie européenne et la force des sentiments féminins.


De l’enlèvement au voyage en mer

Au début de la lettre III, Zilia s’adresse directement à Aza dans un élan lyrique qui souligne à quel point l’amour donne un sens à sa survie. Elle l’appelle « chère lumière de mes jours », « chère Idole de mon cœur », « cher Arbitre de mon existence » – autant de périphrases qui font d’Aza un être quasi divin à ses yeux. Ces métaphores de la lumière et de la divinité (l’astre solaire, l’idole sacrée) sont cohérentes avec la culture inca de Zilia, où le Soleil est vénéré. Dès les premières lignes, le lecteur ressent l’intensité du lien qui unit Zilia à son fiancé : Aza est sa raison de vivre. Elle avoue même que sans la certitude que leurs destinées sont liées, elle n’aurait aucun désir de continuer à vivre : « voudrois-je la conserver [la vie], si je n’étois assurée que la mort auroit moissonné d’un seul coup tes jours & les miens ! ». Cette déclaration poignante révèle d’entrée de jeu que Zilia envisage la mort comme une délivrance possible de ses souffrances si son amant devait disparaître. Il y a une forme de fatalisme amoureux : sa vie et celle d’Aza lui semblent liées par un pacte implicite, comme s’ils ne formaient « que la moitié » l’un de l’autre. Cette ouverture pose donc le thème du sacrifice : Zilia affirme que si elle continue de vivre, c’est uniquement en sacrifice à son amour pour Aza. Le ton est empreint de tragique et annonce les dilemmes intérieurs à venir.

Juste après cette profession d’amour absolu, Zilia entreprend de raconter à Aza les événements extraordinaires qu’elle vient de traverser, bien qu’elle-même peine à les comprendre : « Comment me rappeller des idées déja confuses au moment où je les ai reçues… ? ». Par cette question rhétorique, elle souligne la difficulté de mettre en mots une expérience traumatisante et mystérieuse. Commence alors le récit, à la première personne, de son enlèvement nocturne et de son voyage en mer. Graffigny fait ici usage du décalage culturel : Zilia décrit avec ses propres références incas des réalités que le lecteur européen, lui, peut identifier. Elle raconte que « vers le milieu de la nuit deux de mes ravisseurs vinrent m’enlever de ma sombre retraite ». Le terme « ravisseurs » renvoie aux Espagnols qui l’avaient déjà kidnappée du temple. On comprend qu’elle était détenue dans une sorte de prison sombre, d’où on la tire violemment en pleine nuit. L’adverbe « à peine… que » en début de phrase indique la soudaineté : À peine avait-elle fini d’écrire la précédente lettre qu’un grand mouvement se produit dans leur camp. L’effet de surprise est total pour Zilia comme pour le lecteur.

Les ravisseurs la transportent avec hâte et brutalité vers un endroit inconnu. Elle note qu’ils lui font faire un « long trajet » en pleine obscurité. Le rythme du récit est haletant : la phrase s’étire, ponctuée par des virgules, traduisant l’épuisement croissant de Zilia. Le champ lexical de la fatigue apparaît (« succombant à la fatigue… on fut obligé de me porter »). Zilia est ainsi emmenée dans un lieu dont « les approches, malgré l’obscurité, [lui] parurent extrêmement difficiles ». Le lecteur devine qu’il s’agit de l’accès à un navire (peut-être une passerelle d’embarquement, ou la coque qu’on escalade), mais Zilia ne sait pas ce qu’elle éprouve. Cette incompréhension face à la réalité du bateau est un ressort important de la lettre : elle permet de montrer le décalage total de perspective entre l’héroïne et ses ravisseurs européens.

Zilia est ensuite « placée dans un lieu plus étroit & plus incommode » que sa prison précédente. Elle se retrouve donc enfermée dans un espace confiné, qui est en réalité la cale d’un navire. Elle tente de décrire cette étrange « maison… ne tenant point à la terre ». Graffigny insiste sur le caractère inconcevable du bateau pour quelqu’un qui n’en a jamais vu : « Cette maison […] étoit dans un balancement continuel. » L’image de la maison suspendue qui bouge sans arrêt souligne l’étrangeté de la situation. Zilia est complètement désorientée car elle a perdu son seul repère fixe : la terre ferme. Le lecteur, lui, comprend qu’elle est à bord d’un navire en mer, mais voit à travers ses yeux combien ce qui nous paraît normal (un bateau qui tangue sur les vagues) peut sembler surnaturel et effrayant à qui l’ignore.

Graffigny mobilise ici l’ironie dramatique : Zilia ignore où elle se trouve, alors que nous le devinons. Cette situation crée de l’empathie – on ressent sa confusion – et aussi une critique implicite de la violence culturelle qu’elle subit. Zilia qualifie d’ailleurs ce bâtiment mystérieux de « prodige » inexplicable et suppose qu’« cette demeure n’a pas été construite par un être ami des hommes ». Cette remarque naïve est en réalité lourde de sens : pour l’héroïne, quelque chose qui fait autant souffrir ne peut provenir d’une intention bienveillante. Elle subit en effet un violent mal de mer : « son mouvement continuel, joint à une odeur malfaisante, me causèrent un mal si violent, que je suis étonnée de n’y avoir pas succombé ». La sensibilité physique de Zilia est extrême ici, traduite par le terme « mal si violent » et l’idée qu’elle a failli en mourir. L’odeur nauséabonde qu’elle mentionne renvoie peut-être à l’air confiné de la cale ou aux émanations du bateau (goudron, cales humides), que Zilia perçoit comme « malfaisante ». La synesthésie (mouvement + odeur insupportables) renforce l’immersion du lecteur dans son calvaire sensoriel. En disant qu’elle est étonnée d’avoir survécu, elle souligne combien cette épreuve était inhumaine pour elle. Le bateau apparaît donc vraiment comme un enfer flottant conçu par un être mal intentionné – critique voilée de la part de Graffigny sur la brutalité des moyens de transport des colonisateurs, peut-être, ou plus largement sur une technologie non guidée par la compassion.

Ainsi, toute la première partie de la lettre dresse un tableau d’étrangeté radicale : Zilia, arrachée à son monde, est plongée dans un univers physique qu’elle ne comprend pas (le navire sur l’océan). Le lexique de l’inconnu et du mystère revient souvent (« prodige », « inconnu », « nouveau »…), marquant le désarroi de la narratrice. Cette situation introduit aussi le thème du choc culturel : ce qui est un simple voyage en bateau pour les Européens devient pour Zilia une expérience quasi surnaturelle, cause de souffrances. Le lecteur, par identification, est amené à regarder la civilisation occidentale du XVIIIème siècle avec un œil neuf et critique. On perçoit à travers Zilia combien le déracinement est douloureux et combien la domination des colonisateurs l’expose à des conditions indignes (emprisonnée, malade en cale). Cette empathie créée par le récit renforce la portée humaniste du roman : Graffigny donne une voix à l’indigène opprimée pour dénoncer, sans le dire explicitement, la cruauté coloniale.


Une scène de bataille décrite comme une apocalypse

Après un temps indéterminé passé à souffrir en mer, un nouveau bouleversement survient dans la lettre : « Un temps assez long s’étoit écoulé, je ne souffrois presque plus, lorsqu’un matin je fus arrachée au sommeil par un bruit plus affreux que celui d’Yalpa. » Zilia a fini par s’habituer quelque peu au roulis du navire (elle dit ne souffrir « presque plus »), mais elle est brusquement réveillée par un vacarme terrifiant. Elle le compare aussitôt au tonnerre (Yalpa est le nom qu’elle donne au tonnerre, déjà évoqué dans la lettre I pour désigner le bruit des fusils). Dire que ce bruit est « plus affreux que celui d’Yalpa » signifie qu’il dépasse tout ce qu’elle connaît de plus effrayant dans la nature. Graffigny use ici de la comparaison hyperbolique pour traduire l’intensité du choc sonore : on comprend qu’il s’agit probablement du fracas des canons ou des coups de feu d’une bataille navale. Zilia, elle, ne sait pas ce qui cause ce vacarme, ce qui renforce sa panique.

La suite de la description fait clairement allusion à un combat naval : « notre habitation en recevoit des ébranlements tels que la terre en éprouvera, lorsque la Lune en tombant, réduira l’univers en poussière. » Ici, la narratrice recourt à une image apocalyptique pour exprimer la violence des secousses. Elle imagine la fin du monde : dans sa mythologie, la Lune pourrait tomber du ciel et anéantir l’univers. La comparaison – « tels que… lorsque la Lune en tombant… » – témoigne de l’intensité cataclysmique de ce qu’elle vit. Le lecteur saisit qu’en réalité le navire est frappé par des projectiles ou aborde un autre navire, provoquant de violentes secousses. Mais du point de vue de Zilia, c’est comme si les éléments naturels se déchaînaient. On peut y voir aussi une allusion aux croyances incas : Zilia interprète ce qu’elle ne comprend pas à travers des mythes de destruction cosmique. Cela accentue la dimension exotique du récit tout en soulignant l’extrême détresse de l’héroïne, persuadée que « la nature entière » est peut-être en train de périr.

Dans ce passage, Graffigny utilise un registre épique et tragique. Les secousses du bateau sont assimilées aux tremblements de la terre lors d’un cataclysme final. Le vocabulaire traduit la peur panique : « un bruit affreux », « fracas épouvantable », « horreur secrète », « destruction de la nature entière ». Zilia confie que ses sens, « saisis d’une horreur secrète », ne lui transmettent plus qu’une idée : celle de la « destruction ». Elle perd tout repère rationnel, croyant à un « péril universel ». Il est frappant de noter qu’elle ne pense pas qu’à elle-même : « Je croyois le péril universel ; je tremblois pour tes jours. » Même en pleine terreur, Zilia pense à Aza et s’inquiète pour lui, croyant que la catastrophe est globale et pourrait l’atteindre lui aussi au loin. Ce réflexe révèle son altruisme amoureux : son amour est si fort qu’il surpasse l’instinct de survie individuel, elle craint pour la vie de l’être aimé plus que pour la sienne.

Le paroxysme de la scène survient lorsque Zilia voit surgir une « troupe d’hommes en fureur, le visage & les habits ensanglantés » qui envahissent sa cabine. Cette vision est digne d’un cauchemar : des inconnus couverts de sang, hurlant, pénètrent en masse. Il s’agit en réalité des soldats victorieux du navire assaillant (on comprendra plus tard que ce sont des Français ayant vaincu les Espagnols et venu la délivrer). Mais Zilia, à cet instant, ne peut que les percevoir comme une menace supplémentaire, pire encore que les premiers ravisseurs. Les adjectifs « en fureur » et « ensanglantés » peignent un tableau de violence extrême. Cette apparition soudaine de guerriers ensanglantés est d’autant plus terrifiante qu’elle survient dans l’espace exigu où Zilia était enfermée impuissante. On comprend aisément qu’elle « ne soutint pas cet horrible spectacle » : elle s’évanouit sous le coup du choc. Elle dit que « la force & la connoissance » l’abandonnèrent, indiquant qu’elle perd à la fois ses forces physiques et sa conscience (son esprit).

Ce passage de l’évanouissement marque une coupure dans le récit : Zilia avoue « j’ignore encore la suite de ce terrible événement. » Le fait qu’elle ne puisse raconter ce qui s’est passé ensuite souligne sa vulnérabilité totale. Pour le lecteur, ce blanc narratif suscite de la curiosité (que lui est-il arrivé une fois inconsciente ?) et anticipe la révélation qu’elle a été secourue. On est ici au cœur du drame : Zilia vient de traverser coup sur coup une situation de chaos indescriptible. Graffigny réussit à faire ressentir l’intensité de l’instant par l’emploi de phrases longues et imagées, parsemées d’exclamations (« Quel spectacle horrible ! » pourrait-on imaginer Zilia crier intérieurement) et de comparaisons cosmiques. Le registre de langue reste soutenu (Zilia s’exprime de manière noble même dans la panique, utilisant par exemple « je ne soutins pas » au lieu de « je n’ai pas supporté »), ce qui convient à son statut de princesse éduquée et donne une solennité tragique au récit.

Il faut souligner aussi la portée symbolique de cette scène. Aux yeux de Zilia, ces hommes en furie couverts de sang sont assimilés à des démons destructeurs. Or, il s’agit en réalité de ses sauveurs français. Graffigny joue sur le contraste entre apparence et réalité : ceux qui viennent libérer Zilia apparaissent d’abord comme des monstres, preuve que la violence, même exercée pour une « bonne cause », reste effrayante et barbare. Ce renversement de perspective amène le lecteur à réfléchir : la frontière entre civilisé et barbare est floue. Zilia qualifiait déjà les Espagnols de « barbares », et ici elle voit de nouveaux « Sauvages ». Le terme « Sauvages » qu’elle emploie pour désigner tous ces étrangers (Espagnols ou autres) est un renversement ironique du vocabulaire colonial de l’époque, qui traitait les Indigènes de sauvages. En mettant ce mot dans la bouche de Zilia à propos des Européens, Graffigny inverse le jugement ethnocentrique : ce sont les Européens qui, par leur violence incompréhensible, apparaissent comme des sauvages aux yeux d’une Inca civilisée. Cette inversion sert la critique des préjugés : elle invite le public à adopter le point de vue de l’autre et à reconnaître la barbarie dans les conquérants eux-mêmes.

En somme, la scène de la bataille navale dans la lettre III est décrite comme une véritable fin du monde du point de vue de Zilia. Le lecteur vit indirectement l’expérience traumatisante d’une captive ignorante des causes réelles du chaos. La maîtrise de Graffigny réside dans cette narration subjective et sensorielle qui rend la scène vivante et terrifiante. Au-delà de l’action, cette partie du texte offre un sous-texte critique fort : elle dénonce la violence guerrière et la terreur imposée aux victimes innocentes des conflits de pouvoir (ici Zilia, simple otage ballotée dans un combat qui la dépasse). La lettre, rappelons-le, s’adresse à Aza : Zilia lui raconte tout ceci, ce qui signifie qu’elle revit par l’écriture le traumatisme, en espérant peut-être trouver du réconfort ou de la compréhension de la part de son bien-aimé. Nous allons voir que cette narration va déboucher sur une profonde crise intérieure de l’héroïne, au réveil de son évanouissement.


L’héroïne au bord de la mort

Lorsqu’elle reprend conscience, Zilia se trouve « dans un lit assez propre, entourée de plusieurs Sauvages, qui n’étoient plus les cruels Espagnols. » Ce court passage narre son réveil après l’évanouissement. Plusieurs éléments frappent ici : d’abord, elle est étonnamment installée dans un lit propre, alors qu’avant elle croupissait dans un lieu sordide. Cela signale immédiatement un renversement de situation : elle est passée des mains des Espagnols à celles d’un autre groupe (en réalité les Français), qui manifestement la traitent mieux. Ensuite, elle note que les hommes autour d’elle « n’étaient plus » les Espagnols, ce qui implique qu’elle a changé de captifs/protecteurs. Néanmoins, elle les appelle toujours « Sauvages ». On sent sa méfiance instinctive : pour l’instant, Zilia ne sait pas si ces inconnus sont animés de bonnes intentions, et elle généralise en les considérant comme une autre peuplade de sauvages. Ce terme souligne qu’elle est toujours une étrangère entourée d’étrangers. Son réveil s’accompagne donc d’une confusion extrême : « Peux-tu te représenter ma surprise, en me trouvant dans une demeure nouvelle, parmi des hommes nouveaux, sans pouvoir comprendre comment ce changement avoit pu se faire ? » écrit-elle à Aza. La question rhétorique adressée à son fiancé vise à partager avec lui l’invraisemblance de la situation. En effet, du point de vue de Zilia, c’est comme si par magie elle avait été transportée ailleurs pendant son évanouissement.

Incapable de trouver une explication, elle en vient même à douter de la réalité : « je refermai promptement les yeux, afin que plus recueillie en moi-même, je pusse m’assurer si je vivois, ou si mon âme n’avoit point abandonné mon corps pour passer dans les régions inconnues. » Cette phrase montre qu’elle envisage l’hypothèse d’être morte. Elle se demande si son âme n’a pas quitté son corps – allusion à la croyance en une vie après la mort ou en un voyage de l’âme. L’expression « les régions inconnues » pour désigner l’au-delà traduit, encore une fois, son référentiel inca : elle imagine un possible monde des esprits où son âme pourrait errer. Ce doute sur son état manifeste l’ampleur du traumatisme : Zilia a du mal à distinguer le rêve de la réalité, la vie de la mort, tant les événements ont été extraordinaires. Le fait qu’elle referme les yeux volontairement pour faire le point souligne aussi son désir de se replier en elle-même, de chercher une cohérence intérieure face à l’incompréhensible.

Vient alors un aveu touchant : « fatiguée d’une vie odieuse, rebutée de souffrir des tourments de toute espèce, accablée sous le poids de mon horrible destinée, je regardai avec indifférence la fin de ma vie que je sentois approcher. » Dans ce segment, Zilia exprime son découragement absolu. Les adjectifs et participes passés s’accumulent : fatiguée, rebutée, accablée… Ces mots peignent une héroïne brisée, à bout de forces physiques et morales. Elle qualifie sa vie d’« odieuse », ses tourments de « toute espèce », et sa destinée d’« horrible ». Le lexique du dégoût et du fardeau illustre l’extrême intensité de sa détresse. Zilia, qui jusqu’ici luttait ou espérait, bascule ici dans la tentation de l’abandon. Elle avoue regarder la mort qui approche « avec indifférence ». Cette indifférence est plus effrayante qu’une peur ou une tristesse : elle traduit une perte totale de l’attachement à la vie, un état d’apathie désespérée. Le lecteur comprend que Zilia est prête à mourir, qu’elle n’a plus la force de se battre ni même de s’en soucier.

Elle précise d’ailleurs : « je refusai constamment tous les secours que l’on m’offroit ; en peu de jours je touchai au terme fatal, & j’y touchai sans regret. » Les « secours » offerts indiquent que les nouveaux personnages (probablement l’équipage français et le médecin) tentent de la soigner ou la nourrir, mais elle refuse toute aide. Cela montre sa détermination à se laisser mourir – une forme de suicide passif par abandon. L’expression « terme fatal » désigne la mort, et « sans regret » confirme qu’elle l’accueille même sereinement. Graffigny dresse ici un tableau poignant d’une femme qui, ayant tout perdu et ne comprenant plus rien à son sort, décide qu’il vaut mieux en finir. C’est un moment de climax émotionnel dans la lettre : après l’action violente, c’est le silence intérieur de Zilia qui parle, son envie de mourir.

Notons que cette attitude de Zilia illustre un trait fréquent dans la littérature sentimentale du XVIIIème : l’héroïne sensible et vertueuse, confrontée à des souffrances extrêmes (séparation, exil, persécution), en vient à souhaiter la mort comme échappatoire honorable. Ici, ce désespoir est décuplé par la dimension romantique – Zilia a perdu tout, sauf l’amour, mais même cet amour est source de douleur dans l’absence. On pourrait voir dans cette quasi-renonciation à la vie une préfiguration du mythe de l’héroïne sacrificielle, toutefois Graffigny ne la fera pas mourir (contrairement aux tragédies classiques).

La lettre se poursuit en décrivant de façon quasi clinique l’agonie lente de Zilia. Elle écrit : « L’épuisement des forces anéantit le sentiment ; déjà mon imagination affaiblie ne recevoit plus d’images que comme un léger dessein tracé par une main tremblante. » Ce magnifique passage, très visuel, compare les images qui lui viennent à l’esprit à un dessin pâle fait d’une main tremblante. Cela signifie que ses perceptions et pensées deviennent floues, ténues, comme estompées par la faiblesse. Graffigny parvient à faire ressentir au lecteur cet engourdissement de la conscience à l’approche de la mort. Zilia ajoute : « déjà les objets qui m’avoient le plus affectée n’excitoient en moi que cette sensation vague, que nous éprouvons en nous laissant aller à une rêverie indéterminée ; je n’étois presque plus. » Par cette phrase, elle décrit avec une grande finesse l’état de détachement du mourant : les choses autrefois cruciales (même ses plus grands chagrins) ne provoquent plus qu’une émotion diffuse, lointaine, comme quand on somnole en rêvassant. Le constat « je n’étois presque plus » est d’une simplicité tragique – elle sent son identité et sa vie la quitter progressivement.

Zilia commente alors cet état avec une certaine lucidité philosophique : « Cet état, mon cher Aza, n’est pas si fâcheux que l’on croit. De loin il nous effraye, parce que nous y pensons de toutes nos forces ; quand il est arrivé […] le moment décisif ne paroît que celui du repos. » Elle offre ici une réflexion sur la mort imminente. Vu de l’extérieur, mourir fait peur parce qu’on l’imagine avec intensité ; mais quand on y est presque, affaibli par les souffrances, le passage semble n’être qu’un soulagement paisible. Ces lignes révèlent l’élan philosophique de Graffigny : à travers la voix de Zilia, elle propose une méditation sur la mort, proche de certaines pensées stoïciennes ou épicuriennes sur l’extinction de la sensation de souffrance. Cela humanise encore davantage Zilia, qui apparaît capable de recul et de sagesse au seuil de la mort. Pour des lycéens, on pourrait rapprocher cette description d’une forme de lâcher-prise extrême et de sérénité tragique : Zilia, pensant mourir, se sent presque en paix.

Néanmoins, cette quiétude mortelle n’est pas la fin de l’histoire. Un « penchant naturel qui nous porte dans l’avenir, même dans celui qui ne sera plus pour nous, ranima mon esprit », écrit Zilia. C’est une phrase intrigante : elle suggère qu’il y a en l’être humain un élan vital, une projection vers l’avenir, qui subsiste même à l’agonie. Comme un instinct de vie résiduel, ou peut-être une simple curiosité de ce qui se passera après soi, qui rallume brièvement la conscience de Zilia. Cet élan de l’esprit la projette dans une sorte d’hallucination : « et [il] le transporta jusques dans l’intérieur de ton Palais. Je crus y arriver au moment où tu venois d’apprendre la nouvelle de ma mort. » Zilia imagine donc, comme dans un dernier rêve, qu’elle se rend en esprit au palais d’Aza au Pérou, pile à l’instant où l’on vient de lui annoncer sa mort à elle.

Commence alors une scène imaginée particulièrement émouvante, où Zilia visualise la réaction d’Aza à sa mort. Elle décrit « ton image pâle, défigurée, privée de sentiments, telle qu’un lys desséché par la brûlante ardeur du Midi. » Cette comparaison d’Aza à « un lys desséché par le soleil de midi » dépeint poétiquement la douleur et le choc qu’il ressentirait : le lys, symbole de pureté et de noblesse, flétri par une chaleur ardente, c’est-à-dire Aza anéanti par la douleur. L’image est très forte et témoigne de l’imagination empathique de Zilia : au bord de la mort, elle consacre ses dernières pensées à envisager le chagrin de son bien-aimé. On voit encore une fois combien son amour est au cœur de toutes ses émotions. Graffigny emploie ici le style indirect libre pour faire parler la conscience de Zilia dans son rêve : elle dit « Le plus tendre amour est-il donc quelquefois barbare ? » et raconte « Je jouissois de ta douleur, je l’excitois par de tristes adieux ; je trouvois de la douceur, peut-être du plaisir à répandre sur tes jours le poison des regrets… ». Ces phrases sont frappantes car elles révèlent une ambivalence troublante : Zilia éprouve une sorte de satisfaction cruelle à voir Aza souffrir de sa mort – « je jouissais de ta douleur » –, ce qu’elle qualifie elle-même de barbarie de l’amour. C’est que, dans son fantasme, la douleur d’Aza est la preuve tangible de l’intensité de son amour pour elle. Dans son état affaibli, Zilia éprouve une ultime tentation de l’orgueil amoureux : elle veut être pleurée intensément. C’est un moment psychologiquement très fin où l’autrice montre que même la plus vertueuse héroïne n’est pas exempte d’élans contradictoires. Zilia se décrit comme « féroce » d’infliger ce chagrin à Aza en imagination, et en même temps elle a « le cœur déchiré par l’horreur de [ses] peines ». Cette contradiction (jouir de la douleur de l’autre par amour, tout en en souffrant) traduit la complexité du sentiment amoureux poussé à l’extrême. L’amour véritable implique un partage de la souffrance, mais ici Zilia en vient à souhaiter que l’autre souffre de sa perte, pour confirmer qu’elle a compté pour lui – c’est à la fois tragique et humain.

Heureusement, cet épisode onirique ou hallucinatoire aboutit à un électrochoc salutaire. Zilia écrit qu’en sortant de cette sorte de rêve morbide, « réveillée comme d’un profond sommeil, pénétrée de ta propre douleur, tremblante pour ta vie, je demandai des secours, je revis la lumière. » Autrement dit, elle sort de sa torpeur mortelle soudainement, imprégnée de l’émotion qu’elle a éprouvée en voyant la souffrance d’Aza. Elle s’identifie tant à lui que c’est sa douleur à lui qui la ramène à la réalité (« pénétrée de ta propre douleur »). Mieux : elle se met « à trembler pour [sa] vie », c’est-à-dire qu’elle a peur qu’Aza ne se laisse mourir de chagrin s’il apprend sa mort (ou qu’il meure de désespoir). Cette perspective la remplit d’effroi et renverse totalement son intention initiale de mourir. Par amour, pour éviter à Aza ce sort funeste, Zilia soudain choisit de vivre. Elle demande des secours – sans doute appelle-t-elle enfin les gens autour d’elle, accepte-t-elle les remèdes ou la nourriture qu’elle repoussait. Et elle « revoit la lumière », formule métaphorique pour dire qu’elle revient à la vie, qu’elle ouvre les yeux sur le monde des vivants. Ce retour à la lumière s’oppose à l’obscurité dans laquelle elle sombrait (la mort est figurée comme un sommeil profond, la vie comme la lumière du jour). On peut y voir aussi une allusion symbolique : Zilia, prêtresse du Soleil, renoue avec la lumière, donc avec la faveur de l’astre et la vie, en retrouvant l’espoir.

Cette partie de la lettre, très introspective, montre la force rédemptrice de l’amour : l’amour qui la poussait à vouloir mourir se révèle aussi être ce qui la sauve in extremis. Graffigny exalte ainsi une forme d’héroïsme de l’âme féminine : Zilia, par la pureté de son attachement et son empathie, trouve le courage de surmonter la tentation du néant. C’est un message optimiste en filigrane, malgré la noirceur du tableau précédent. Notons aussi que cette séquence souligne le pouvoir de l’imagination et de l’écriture. En effet, c’est en imaginant la scène (et en la relatant dans sa lettre) que Zilia a traversé sa crise. L’écriture de la lettre est cathartique : elle permet à Zilia de comprendre elle-même ce qui l’a sauvée. Pour Aza (le destinataire fictif), lire ces confessions serait extrêmement émouvant, et pour le lecteur réel, cela donne un passage littéraire d’une grande intensité émotionnelle.


Le pouvoir de l’amour

La fin de la lettre III de Zilia est marquée par un mélange d’incertitude et d’espoir ténu. Après avoir raconté comment elle a finalement accepté de vivre, Zilia s’adresse de nouveau à Aza dans une sorte d’élan final : « Te reverrai-je, toi, cher Arbitre de mon existence ? Hélas ! qui pourra m’en assurer ? ». Ces interrogations directes traduisent son angoisse quant à l’avenir. Elle vient de surmonter la mort, mais réalise qu’elle est toujours perdue quelque part, séparée d’Aza. Le terme « Arbitre de mon existence » qu’elle emploie pour qualifier Aza (déjà utilisé au début de la lettre) signifie qu’il décide du sens de sa vie. Le fait de répéter cette appellation renforce l’idée que, malgré tout, Zilia reste dépendante de cet amour pour vouloir vivre. On mesure ici l’étendue du pathos : son destin demeure incertain, et cela la tourmente.

Elle poursuit : « Je ne sçais plus où je suis, peut-être est-ce loin de toi. » Cette phrase simple exprime son désarroi géographique et émotionnel. Elle ignore tout de sa localisation (en réalité, elle est quelque part sur un navire en route vers la France, très loin du Pérou). Ce loin de toi a une double résonance, à la fois concrète (distance physique) et affective (lointain par l’absence). Zilia mesure l’immensité qui la sépare possiblement de son fiancé. Elle évoque même l’hypothèse extrême : « dussions-nous être séparés par les espaces immenses qu’habitent les enfans du Soleil… ». Autrement dit, quand bien même un monde entier les séparerait (les « espaces immenses » renvoient aux continents, aux océans), elle affirme que « le nuage léger de mes pensées volera sans cesse autour de toi. » Cette métaphore finale est très poétique : elle compare ses pensées à un « nuage léger » qui volerait autour d’Aza en permanence. On imagine un petit nuage flottant dans le ciel, image de quelque chose d’impalpable mais de présent au-dessus de lui. Cela signifie que son esprit restera toujours auprès de lui malgré la distance. C’est une façon élégante de dire : tu es toujours dans mon cœur et dans mes pensées, où que je sois. On peut aussi y voir une allusion à la religion inca : les enfants du Soleil habitent de vastes espaces (peut-être l’Empire inca mythifié comme immensément grand), mais même à travers ces espaces, ses pensées le rejoindront telles des prières ou des offrandes portées par le vent.

Cette conclusion de la lettre III est à la fois douce et mélancolique. Zilia n’a aucune garantie de revoir Aza – son « Hélas ! » en suspens en témoigne – mais elle réaffirme son amour indéfectible. On ressent une résignation mêlée d’espoir : résignation quant au sort qui peut les garder séparés, espoir maintenu par la seule fidélité de la pensée. C’est un moment de grande sincérité émotive. Graffigny y met en valeur la qualité morale de Zilia : sa constance, sa loyauté et sa capacité à sublimer son amour en quelque chose de spirituel (les pensées qui volent, presque comme une prière ou une âme qui rôde). Littérairement, cette image du nuage léger qui s’envole autour de l’être aimé offre une chute lyrique très réussie à la lettre. Elle laisse le lecteur sur une impression de pureté et de tendresse infinie, après les tourments décrits plus tôt.

Il est intéressant de noter qu’à ce stade du roman, Zilia ignore complètement ce que l’avenir lui réserve (et nous aussi, si on se met à la place d’un lecteur qui découvre l’histoire lettre par lettre). Elle ne sait pas qu’elle est en route vers l’Europe, ni que les « Sauvages » autour d’elle sont français et en réalité bienveillants, ni qu’Aza a peut-être lui-même un destin incertain. Ce suspense narratif maintient l’intérêt de la lecture. La lettre III sert donc aussi de transition : elle clôt la partie purement aventure (en mer, sur le bateau, confrontation violente) et ouvre la partie suivante où Zilia, ayant survécu, va entamer un périple de compréhension (apprendre la langue, découvrir la France). Mais avant d’aborder ces aspects dans les lettres suivantes, Graffigny voulait manifestement creuser la psychologie de son héroïne. C’est ce qu’elle a fait magistralement dans la lettre III, en confrontant Zilia non seulement à un danger extérieur, mais à une crise intérieure existentielle.

Ainsi, la lettre se termine sur une note d’amour et de fidélité absolue, qui touche profondément le lecteur. On quitte Zilia alors qu’elle est toujours physiquement isolée et incertaine, mais son esprit, lui, a retrouvé une direction : penser à Aza, vivre pour Aza. Cette force intérieure recouvrée annonce que Zilia, malgré toutes les épreuves, n’abandonnera pas son lien spirituel avec son fiancé. C’est ce lien qui fera avancer tout le roman, puisque c’est pour Aza qu’elle va observer et critiquer la société française dans les lettres suivantes, et c’est l’espoir de le retrouver qui la soutient longtemps. On peut dire que dans cette lettre III, l’amour triomphe de la mort en quelque sorte : motif classique et émouvant, traité ici avec originalité par l’immersion dans la subjectivité d’une princesse inca perdue en mer.


Conclusion

La lettre III des Lettres d’une Péruvienne de Madame de Graffigny est un passage particulièrement riche en enjeux narratifs et émotionnels. À travers le récit de l’enlèvement sur le navire et de la bataille navale, Graffigny exploite le décalage de point de vue pour immerger le lecteur dans l’effroi d’une héroïne qui découvre malgré elle la violence du monde européen. La description naïve et imagée de Zilia – qui voit un bateau comme une maison suspendue ou une attaque navale comme la chute de la lune – permet une critique implicite de la barbarie coloniale et de la guerre. Le lecteur est amené à remettre en cause la prétendue civilisation des conquistadors en constatant, du regard de l’Autre, leur férocité et l’inhumanité de la situation.

Par ailleurs, la seconde moitié de la lettre offre une incursion bouleversante dans l’intimité psychologique de Zilia. Son désespoir profond, son désir de mourir puis son revirement grâce à l’amour, sont dépeints avec une finesse psychologique remarquable. Graffigny fait passer son héroïne par toute une palette d’émotions intenses – terreur, douleur, apathie, hallucination, cruauté involontaire, repentir, regain d’espoir – en l’espace de quelques pages, sans jamais briser la cohérence du personnage. Au contraire, Zilia apparaît plus humaine et attachante que jamais : on compatit à ses souffrances, on admire sa sensibilité et sa fidélité amoureuse.

Cette lettre illustre aussi le talent d’écriture de Graffigny, par son style à la fois élégant (ton noble de la lettre, références mythologiques incas, métaphores poétiques) et saisissant (vocabulaire fort, images frappantes, rythme narratif efficace). Le choix du genre épistolaire porte ses fruits : en s’adressant directement à Aza, Zilia ouvre son cœur sans détour, ce qui donne au texte une authenticité et une émotion presque palpables. Le lecteur a réellement l’impression de lire la confession d’une femme qui lutte entre la vie et la mort par amour. Cette sincérité et cette intensité ont largement contribué au succès de l’œuvre au XVIIIème siècle, et expliquent pourquoi on la trouve encore au programme des étudiants aujourd’hui.

Enfin, la lettre III prépare le terrain pour la suite du roman. Ayant survécu à cette épreuve, Zilia va devoir vivre dans un monde nouveau. Son « nuage léger de pensées » qui volera autour d’Aza symbolise sa détermination à rester elle-même (fidèle à son amour et à sa culture du Soleil) même en terre étrangère. On peut voir dans ce final la promesse que Zilia, héroïne vertueuse et désormais renforcée par l’amour, affrontera l’avenir avec courage. En filigrane, Graffigny propose déjà une figure de femme forte : Zilia a frôlé la mort, renoncé puis choisi la vie par sa propre volonté, sans l’intervention d’aucun homme. Ce libre arbitre et cette force d’âme annoncent l’évolution du personnage vers plus d’autonomie, jusqu’au choix final étonnamment émancipateur qu’elle fera à la fin du roman.


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