📑 TABLE DES MATIÈRES
- 📖 Le texte
- Introduction
- Une scène en chantier
- La marchandisation du désir
- Un microcosme social
- Portraits de femmes
📖 Le texte
On répète en costume, à l’X… une pantomime que les communiqués prévoient « sensationnelle ». Le long des couloirs qui fleurent le plâtre et l’ammoniaque, au plus profond de l’orchestre, abîme indistinct, circulent et se hâtent d’inquiétantes larves… Rien ne marche. Pas fini, le décor trop sombre qui boit la lumière et ne la rend pas ; mal réglés, les jeux de halo du projecteur, – et cette fenêtre rustique enguirlandée de vigne rousse, qui s’ouvre de bonne grâce, mais refuse de se clore !…
Le mime W… surmené, fait sa dame-aux-camélias, la main sur l’estomac pour contenir une toux rauque ; il tousse à effrayer, il tousse à en mourir, avec des saccades de mâchoires d’un dramatique !… Le petit amoureux s’est, dans son trouble, grimé en poivrot, nez rouge et oreilles blafardes, ce pour quoi il s’entend nommer, par l’organe expirant du mime W… « fourneau, cordonnier », et même « vaseline ». Rien ne marche, rien ne marchera !
Le patron est là, sur le plateau, le gros commanditaire aussi, celui qui ne se déplace que pour les « numéros » coûteux. Le compositeur – un grand type mou qui a l’air de n’avoir d’os nulle part, – laissant tout espérance, a dégoté, derrière un portant, le chaudron des répétitions, le piano exténué aux sonorités liquides de mustel, et se nettoie les oreilles, comme il dit, avec un peu de Debussy… « Mes longs cheveux descendent jusqu’au bas de la tour… » Quant aux musiciens de l’orchestre, ils s’occupent, à coup sûr, d’améliorer en France la race chevaline ; de la contrebasse à la flûte, le Jockey circule…
– Et Mme Loquette ? s’écrie le patron nerveux, on ne la voit pas souvent !
– Son costume n’est pas prêt, exhale le mime W… dans un souffle.
Le patron sursaute et aboie, au premier plan, la mâchoire tendue au-dessus de l’orchestre.
– Quoi ? qu’est-ce que vous dites ? Son costume pas prêt ? un costume à transformation, quand on passe ce soir ! C’est des coups à se faire emboîter, ça, mon petit !…
Geste d’impuissance du mime W…, geste peut-être d’adieu à la vie, il est si enrhumé !… Soudain, l’agonisant bondit comme un pelotari et retrouve une voix de bedeau pour beugler :
– N… de D… ! touchez pas à ça ! C’est mon lingue à jus de groseilles !
Avec des mains d’infirmière, il manie et essaie son poignard truqué, accessoire de précision qui saigne des gouttes sirupeuses et rouges…
– Ah ! voilà madame Loquette ! enfin !
On se précipite, avec des exclamations de soulagement, vers la principale interprète. Le gros commanditaire assure son monocle. Mme Loquette, qui a froid, frissonne des coudes, et serre les épaules sous son costume peut-être monténégrin, sans doute croate, à coup sûr moldovalaque, avec quelque chose de dalmate dans l’allure générale… Elle a faim, elle vient de passer quatre heures debout chez Landolff, elle bâille d’agacement…
– Voyons ce fameux costume !
C’est une déception. « Trop simple ! » murmure le patron. « Un peu sombre ! » laisse tomber le gros commanditaire. L’auteur de la musique, oubliant Pelléas, s’approche, onduleux et désossé, et dit pâteusement : « C’est drôle, je ne le voyais pas comme ça… Moi, j’aurais aimé quelque chose de vert, avec de l’or, et puis avec un tas de machins qui pendent, des… fourbis, des… des zédipoifs, quoi ! »
Mais le mime W…, enchanté, déclare que ce rouge-rose fait épatamment valoir les feuille-morte et les gris de sa défroque de contrebandier. Mme Loquette, les yeux ailleurs, ne répond rien et souhaite seulement, de toutes les forces de son âme, un sandwich au jambon, ou deux, – ou trois, – avec de la moutarde…
Silence soucieux.
– Enfin, soupire le patron, voyons le dessous… Allez-y, W…, prenez votre scène au moment où vous lui arrachez sa robe…
Le bronchité, le pneumonique se transforme, d’un geste de son visage, en brute montagnarde, et se rue, poignard levé, sur Mme Loquette, l’affamée Loquette devenue brusquement une petite femelle traquée, haletante, les griffes prêtes… Ils luttent un court instant, la robe se déchire du col aux chevilles, Mme Loquette apparaît demi-nue, le cou renversé offert au couteau…
– Hep ! … arrêtez-vous, mes enfants ! l’effet est excellent ! Pourtant, attendez…
Les hommes se rapprochent de la principale interprète. Silence studieux. Elle laisse, plus indifférent qu’une pouliche à vendre, errer leurs regards sur ses épaules découvertes, sur la jambe visible hors de la tunique fendue…
Le patron cherche, clappe des lèvres, ronchonne :
– Évidemment, évidemment… Ce n’est pas… Ce n’est pas assez… pas assez nu, là !
La pouliche indifférente tressaille comme piquée par un taon.
– Pas assez nu ! qu’est-ce qu’il vous faut ?
– Eh ! il me faut… je ne sais pas, moi. L’effet est bon, mais pas assez éclatant, pas assez nu, je maintiens le mot ! Tenez, cette mousseline sur la gorge… C’est déplacé, c’est ridicule, c’est engonçant… Il me faudrait…
Inspiré, le patron recule de trois pas, étend le bras, et, d’une voix d’aéronaute quittant la terre :
– Lâchez un sein ! crie-t-il.
* * *
Même cadre. On répète la Revue. Une revue comme toutes les revues. C’est l’internement, de 1 à 7 heures, de tout un pensionnat pauvre et voyant, bavard, empanaché, – grands chapeaux agressifs, bottines dont le chevreau égratigné bleuit, jaquettes minces qu’on « réchauffe » d’un tour de cou en fourrure…
Peu d’hommes. Les plus riches reluisent d’une élégance boutiquière, les moins fortunés tiennent le milieu entre le lad et le lutteur. Quelques-uns s’en tiennent encore au genre démodé du rapin d’opérette, – beaucoup de cheveux et peu de linge, mais quels foulards !
Tous ont, en passant de la rue glaciale au promenoir, le même soupir de détente et d’arrivée, à cause de la bonne chaleur malsaine que soufflent les calorifères… Sur le plateau, le chaudron des répétitions fonctionne déjà, renforcé, pour les danses, d’un violon vinaigré. Treize danseuses anglaises se démènent, avec une froide frénésie. Elles dansent, dans cette demi-nuit des répétitions, comme elles danseront le soir de la générale, ni plus mal, ni mieux. Elles jettent, vers l’orchestre vide, le sourire enfantin, l’œil aguicheur et candide dont elles caresseront, à la première, les avant-scènes… Une conscience militaire anime leurs corps grêles et durs, jusqu’à l’instant de revenir, le portant franchi, des enfants maigres et gaies, nourries de sandwiches et de pastilles de menthe…
Au promenoir, une camaraderie de prisonnières groupe les petites marcheuses à trois louis par mois, celles qui changeront six ou huit fois de costume au cours de la Revue. Autour d’un guéridon de bar, elles bavardent comme on mange, avec fièvre, avec gloutonnerie ; plusieurs tirent l’aiguille, et raccommodent des nippes de gosse…
L’une d’elles séduit par sa minceur androgyne. Elle a coiffé ses cheveux courts d’un feutre masculin, d’une élégance très Rat-Mort. Les jambes croisées sous sa jupe étroite, elle fume et promène autour d’elle le regard insolent et sérieux d’une Mademoiselle de Maupin. L’instant d’après, sa cigarette finie, elle tricote, les épaules basses, une paire de chaussons d’enfant… Pauvre petite Maupin de Montmartre, qui arbore un vice seyant comme on adopte le chapeau du jour. « Qu’est-ce que tu veux, on n’a pas de frais de toilette, avec deux galures et deux costumes tailleur je fais ma saison : et puis il y a des hommes qui aiment ça… »
Une boulotte camuse aux yeux luisants, costaude, courtaude, coud d’une main preste et professionnelle, en bavardant âprement. « Ils vont encore nous coller une générale à minuit et demi, comme c’est commode… Moi que j’habite au Lion de Belfort, parce que mon mari est ouvrier serrurier… Alors, vous comprenez, la générale finit sur les trois heures et demie, peut-être quatre heures, et je suis sûre de rentrer sur mes pattes, juste à temps pour faire la soupe à mon mari qui s’en va à cinq heures et demie, et puis, après, les deux gosses qu’il faut qu’ils aillent à l’école… » Celle-ci n’a rien d’une révoltée, d’ailleurs ; chaque métier a ses embêtements, n’est-ce pas ?
Dans une baignoire d’avant-scène, un groupe coquet, emplumé, fourré, angora, s’isole et tient salon. Il y a la future commère et la diseuse engagée pour trois couplets, et la petite amie d’un des auteurs, et celle du gros commanditaire… Elles gagnent, toutes, entre trois cents et deux mille francs par mois, mais on a des renards de deux cents louis, et des sautoirs de perles… On est pincées, posées, méfiantes. On ne joue pas à l’artiste, oh ! Dieu non. On ne parle pas de métier. On dit : « Moi, j’ai eu bien des ennuis avec mon auto… Moi, je n’irai pas à Monte-Carlo cet hiver, j’ai horreur du jeu ! Et puis, après la revue, je serai si contente de me reposer un peu chez moi, de ne pas sortir le soir ! Mon ami adore la vie de famille… nous avons une petite fille de quatre ans qui est un amour… »
Ici, comme à côté, l’enfant se porte beaucoup, légitime ou non. J’entends : « L’institutrice de Bébé… Mon petit Jacques qui est déjà un homme, ma chère ! » L’une d’elles renchérit et avoue modestement quatre garçons. Ce sont des cris, des exclamations d’étonnement et d’envie… La jeune pondeuse, fraîche comme une pomme, se rengorge avec une moue d’enfant gâtée.
En face d’elle, la plus jolie de toutes médite, les doigts taquinant son lourd collier de perles irisées, et fixe dans le vide un regard bleu mauve, d’une nuance inédite et sûrement très coûteuse. Elle murmure enfin : « Ça me fait songer que je n’ai pas eu d’enfant depuis deux ans… Il m’en faut un pour dans… dans quatorze mois. » Et comme on rit autour d’elle, elle s’explique, paisible : « Oui, dans quatorze mois. Ça me fera beaucoup de bien, il n’y a rien qui « dépure » le sang comme un accouchement. C’est un renouvellement complet, on a un teint, après !… J’ai des amies qui passent leur vie à se purger, à se droguer, à se coller des choses sur la figure… Moi, au lieu de çà, je me fais faire un enfant, c’est bien plus sain ! » (rigoureusement sic !)
En quittant le promenoir, je frôle du pied quelque chose qui traîne sur le tapis sale… Un peu plus, j’écrasais une main, une petite patte enfantine, la paume en l’air… Les petites Anglaises se reposent là, par terre, en tas. Quelques-unes, assises, s’adossent au mur, les autres sont jetées en travers de leurs genoux ou pelotonnées en chien de fusil, et dorment. Je distingue un bras mince, nu jusqu’au coude, une chevelure lumineuse en coques rousses au-dessus d’une délicate oreille anémique… Sommeil misérable et confiant, repos navrant et gracieux de jeunes bêtes surmenées… On songe à une portée de chatons orphelins, qui se serrent pour se tenir chaud…
Introduction
Lorsqu’en 1886 Édouard Marchand conçoit la première revue de music-hall aux Folies Bergère, il ne sait peut-être pas encore qu’il vient d’inaugurer un genre qui marquera durablement l’imaginaire collectif. Sur scène, les femmes s’élèvent, littéralement et symboliquement, portées par les plumes, les strass et les projecteurs. Elles deviennent à la fois le centre du spectacle et le produit d’un regard. L’élégance des chorégraphies, la légèreté apparente des numéros et l’humour parfois irrévérencieux des revues parviennent à faire oublier — du moins pour les spectateurs — les longues heures de répétitions, les exigences physiques, les humiliations quotidiennes. Loin des dorures visibles, les coulisses du music-hall sont peuplées de sueur, d’attente, de tensions, de corps fatigués et de voix rauques. C’est justement cet envers-là que choisit de montrer Colette dans sa nouvelle Music-Halls, publiée en 1908 dans le recueil Les Vrilles de la vigne. Ce court récit, au réalisme tranchant, jette une lumière crue sur l’envers du décor, révélant une radiographie sociale et humaine du monde du spectacle — et plus encore, du spectacle vu à travers le prisme de la condition féminine.
En 1908, Colette a trente-cinq ans et n’est plus l’épouse soumise du sulfureux Willy. Elle s’est affranchie de son mari, tant dans sa vie personnelle que dans sa trajectoire littéraire. Après avoir contribué anonymement aux Claudine, elle affirme désormais sa propre voix, sensible, audacieuse, ironique et d’une acuité redoutable. C’est une époque où elle mène une double vie d’écrivaine et d’artiste de scène. Elle monte sur les planches, fréquente les coulisses, connaît les techniciens, les figurants, les vedettes d’un soir et les oubliées du lendemain. Elle connaît leurs angoisses, leurs corps soumis aux volontés de l’industrie du divertissement, leur humour comme mécanisme de défense, leur solitude sous les paillettes. Music-Halls n’est donc pas un regard extérieur : c’est une écriture qui part de l’intérieur, d’un savoir vécu, incarné, transformé par la langue.
Le texte s’ouvre sur une répétition. Rien ne fonctionne. Le décor absorbe la lumière au lieu de la refléter, les accessoires dysfonctionnent, les interprètes sont malades ou mal préparés, le patron s’énerve, le commanditaire juge sans rien dire, et Mme Loquette, vedette attendue, frissonne sous un costume prétendument “croate”, mais manifestement importé sans conviction ni cohérence. Le théâtre que Colette nous donne à voir n’a rien de magique : il est un espace de tensions, de désillusions, de compromis boiteux entre le geste artistique et les attentes commerciales. Il est aussi un espace de pouvoir, où la femme, même actrice principale, reste soumise au jugement des hommes — du directeur, du costumier, du compositeur, du mécène — qui scrutent son corps comme un produit à calibrer. C’est au cœur de cette scène que surgit l’une des phrases les plus glaçantes de la nouvelle : “Lâchez un sein !”. Elle claque dans l’air comme un ordre militaire. Le nu n’est plus l’expression d’un choix, d’une esthétique ou d’un rôle dramatique : il est une condition de visibilité, une exigence du regard masculin, une norme de rentabilité du spectacle. La femme, dans cet univers, n’est jamais vraiment actrice de son image ; elle est surface d’exposition, chair à projecteurs.
Mais Colette ne se limite pas à une critique sociale. Ce qui fait la force de Music-Halls, c’est sa capacité à mêler observation minutieuse et tendresse désabusée. Loin de caricaturer ou de victimiser ses personnages, elle leur donne une voix, une complexité, une présence. Certaines femmes s’en sortent mieux que d’autres. Certaines intériorisent les règles du jeu pour mieux les détourner. Ainsi, cette jeune femme à la silhouette androgyne, coiffée d’un feutre masculin, qui cite presque Théophile Gautier en incarnant une “Mademoiselle de Maupin” de Montmartre : elle fume, elle provoque, elle tricote. Elle joue avec les codes de la virilité tout en affirmant sa propre stratégie de survie. D’autres, comme cette mère de famille au verbe cru, vivent une forme de double journée : générale à minuit, soupe à cinq heures, deux enfants à l’école, et “pas de frais de toilette”. La parole des femmes dans Music-Halls est plurielle, riche, contrastée. Elle dit la fatigue, l’espoir, la résignation parfois, l’humour souvent, et surtout la lucidité. Nulle plainte, mais un constat aigu : chaque métier a ses désagréments, celui-ci n’échappe pas à la règle.
Music-Halls déconstruit méthodiquement l’imagerie du spectacle telle qu’elle se popularise dans les affiches de Toulouse-Lautrec ou dans les fantasmes bourgeois de l’époque. Ce que Colette expose, ce ne sont pas des numéros, mais des êtres. Elle dévoile la mécanique usante de la performance continue, la pression du regard, la précarité maquillée en succès. Le rideau n’est pas ce qui cache le monde ; il est ce que l’on soulève pour le voir autrement. Et sous ce rideau, Colette ne trouve pas du rêve, mais une humanité épuisée, digne, contradictoire, cruellement réelle.
Cette capacité à conjuguer empathie et critique, à peindre des scènes d’un réalisme frappant sans jamais renoncer à l’élégance de la langue, fait de Colette une chroniqueuse unique de son temps. Son style mêle des notations presque journalistiques à une attention aiguë au détail, aux odeurs, aux gestes, aux inflexions de voix. L’univers qu’elle dépeint est sonore, visuel, tactile. Elle ne juge pas ; elle montre. Et ce qu’elle montre, c’est que sous les faux-semblants de la scène, se joue une vérité autrement plus complexe : celle de femmes qui, loin d’être réduites à des stéréotypes, affrontent chaque jour un monde qui les contraint tout en leur laissant des interstices pour exister.
En choisissant ce cadre du music-hall — lieu par excellence de la mise en scène de soi — Colette interroge aussi les mécanismes plus vastes de représentation : comment les femmes sont-elles vues ? Comment se voient-elles elles-mêmes dans ce monde qui leur demande d’être à la fois désirables, rentables, disponibles et silencieuses ? En quoi le spectacle, tel qu’il est décrit ici, devient-il une métaphore du monde social tout entier, où chacun joue son rôle, où la sincérité se niche dans les failles, et où le corps féminin, plus qu’aucun autre, devient un territoire à défendre ?
Music-Halls n’est pas une dénonciation : c’est une révélation. Une invitation à porter un autre regard sur celles que l’on croit voir quand elles sont sur scène, mais que l’on ne regarde jamais vraiment quand elles descendent du plateau. En cela, la nouvelle ne se contente pas de documenter une époque : elle questionne, encore aujourd’hui, notre façon de voir, de juger, de désirer et de raconter les femmes dans l’espace public.
Une scène en chantier
La première partie de « Music-Halls » de Colette s’ouvre sur un théâtre en effervescence, mais non pas dans le sens enthousiaste que l’on prête à cette expression. Il s’agit d’un désordre organique, profond, symptomatique de ce que l’autrice dépeint : une scène en chantier, au propre comme au figuré. Les répétitions se présentent ici non pas comme l’antichambre du spectacle, mais comme une comédie humaine en miniature, un lieu de tensions, de précarités, et de mises en scène de soi permanentes. Colette s’y fait ethnographe du réel artistique, traquant dans chaque dialogue, dans chaque posture, les marques d’une désillusion qui dépasse le simple cadre de la scène pour atteindre une portée sociale et humaine.
Tout commence dans un lieu souterrain : « Le long des couloirs qui fleurent le plâtre et l’ammoniaque, au plus profond de l’orchestre ». Dès cette entrée en matière, Colette déjoue l’attente d’un cadre enchanteur. Loin des décors féeriques que promet le genre du music-hall, ce sont les odeurs chimiques, les matières froides et les lieux fermés qui dominent. Le champ lexical choisi est presque clinique : on sent l’étouffement, la saleté, l’inconfort. La scène n’est pas un espace sacré ; elle est un lieu de bricolage, de tensions entre exigences artistiques et moyens dérisoires. Le décor « trop sombre qui boit la lumière » devient métaphore d’un théâtre qui échoue à briller, qui absorbe l’énergie au lieu de la redistribuer. La répétition, ici, n’est pas une promesse ; elle est un gouffre.
Dans ce chaos matériel, les corps sont tout aussi éprouvés. Le mime W…, figure tragico-burlesque, tousse, s’épuise, geint. Sa maladie n’est pas qu’un détail pittoresque : elle incarne une vérité du monde du spectacle, celle de l’usure physique, de la fragilité des artistes mis à rude épreuve. Il faut ici rappeler que Colette elle-même, à l’époque de l’écriture de cette nouvelle, montait sur scène tous les soirs, souvent malade, parfois harcelée par des créanciers ou des patrons de théâtre peu scrupuleux. Ce que le personnage de W… cristallise, c’est cette tension constante entre le devoir de performance et les limites du corps. Il joue malgré sa toux, il hurle malgré l’épuisement, il cherche à sauver la scène – et peut-être à sauver sa place, sa dignité, sa propre représentation. Le théâtre devient ici un espace de survie plus que de création.
Cette scène en chantier révèle également les rapports de pouvoir sous-jacents au monde du spectacle. Le « patron », silhouette autoritaire, nerveuse, omniprésente, règne sur la troupe avec une forme d’impatience agressive. À ses côtés, le « gros commanditaire » incarne la logique financière : il n’assiste qu’aux « numéros coûteux », sous-entendant une hiérarchie implicite entre les artistes, fondée non pas sur le talent mais sur l’investissement qu’ils représentent. Le metteur en scène, le compositeur, les techniciens : tous participent à un dispositif qui, loin d’être collaboratif, fonctionne selon des logiques de domination, d’urgence et de compétition. Chaque personnage tente de s’y insérer, de tirer parti de la situation, parfois en jouant un rôle – non plus sur scène, mais dans la réalité même de la répétition.
Dans cette logique, le théâtre devient aussi le lieu d’une mise en scène permanente de soi. L’artiste ne se contente pas de répéter un rôle : il performe sa propre place dans le système. Le mime W… en est encore un exemple frappant : il geint, pleurniche, joue à la diva, puis se transforme en brute montagnarde, poignard levé, dès qu’il le faut. Il alterne sans cesse entre jeu et réalité, entre comédie et survie. Ce phénomène atteint son paroxysme avec l’épisode de Mme Loquette. Arrivée en retard, affamée, gelée dans un costume que personne ne sait définir, elle devient immédiatement objet d’évaluation : on jauge sa tenue, son allure, sa capacité à provoquer un effet sur scène. Puis vient la scène-test : elle doit se faire arracher la robe, apparaître à moitié nue, offrir son cou à un faux couteau. Cette pseudo-répétition devient un rituel d’exposition, une épreuve de vérité dont l’objectif n’est pas artistique mais commercial. Ce n’est pas l’efficacité de la scène qui importe, mais son potentiel à choquer, à faire parler, à vendre.
Lorsque le patron, dans une injonction aussi absurde que brutale, ordonne : « Lâchez un sein ! », il condense en une phrase tout l’enjeu de cette scène : faire du corps féminin un argument de spectacle, une donnée marchande, un objet à modeler. Ce n’est plus du théâtre, c’est une vente aux enchères de l’intime. Et ce que Colette souligne ici avec une ironie mordante, c’est la complicité des différents maillons du système : tous – directeur, compositeur, technicien, public fantasmé – participent à ce processus de mise en chair du désir masculin.
La répétition, telle que décrite dans « Music-Halls », est donc bien plus qu’une étape vers la représentation finale : elle est déjà une scène en soi, avec ses décors, ses rôles, ses conflits. Elle est théâtre du réel, non parce qu’elle en serait le miroir, mais parce qu’elle en révèle les fondements : luttes de pouvoir, gestion de la visibilité, hiérarchisation des corps et des discours. Les artistes, au lieu d’y préparer une œuvre, y rejouent leur position sociale, leur place dans l’économie du spectacle, leur valeur aux yeux des autres.
Enfin, la désillusion transparaît dans chaque recoin du récit. Rien ne marche, et rien ne marchera, comme le répète le texte avec une forme de fatalisme joyeusement amer. Cette formule ne désigne pas uniquement les ratés techniques ou la mauvaise organisation : elle reflète une impasse plus large. L’idéal du spectacle, avec sa promesse d’évasion, d’élévation, de beauté, s’effondre dans la poussière des coulisses, dans le goût fade des sandwiches au jambon espérés comme une récompense dérisoire. Les artistes ne rêvent plus : ils endurent. Ils avancent par fatigue plus que par passion, par habitude plus que par foi.
Ce portrait désenchanté du théâtre en répétition n’est pas sans résonance contemporaine. Aujourd’hui encore, dans nombre de milieux culturels, la précarité structurelle, la dépendance aux financements, l’exploitation des corps et la mise en concurrence des artistes demeurent des réalités. Colette, en décrivant avec autant de précision les rouages de cette mécanique, anticipe bien des discours actuels sur la condition des travailleurs du spectacle.
En somme, la première partie de « Music-Halls » agit comme un révélateur : elle déconstruit la scène en la montrant dans son processus de fabrication, dans ses failles, ses maladresses, ses violences. Elle rappelle que le théâtre, loin d’être un monde à part, est un lieu d’affrontement symbolique, une miniature du social où s’expriment les tensions les plus profondes : entre corps et image, entre art et commerce, entre visible et invisible. Et dans ce théâtre du réel, Colette, en témoin lucide et implacable, donne la parole à ceux qu’on n’écoute pas, à celles qu’on regarde sans jamais les voir.
La marchandisation du désir
Il est des scènes brèves qui contiennent tout un monde. Dans Music-Halls, l’injonction apparemment burlesque du directeur de théâtre — « Lâchez un sein ! » — ne se limite pas à une pirouette triviale destinée à faire rire. Sous son apparente légèreté, elle cristallise des rapports de force, des enjeux sociaux, esthétiques et genrés profonds. Colette, qui savait manier l’ironie avec une précision redoutable, en fait le pivot d’une critique bien plus large : celle de la manière dont le corps féminin, dans le monde du spectacle, est capturé, fétichisé, découpé en fragments désirables, puis revendu sous la forme d’un divertissement.
La scène se déroule dans un moment de tension. La générale est pour le soir-même. Le décor est encore instable, les costumes inachevés, les artistes fatigués. Mme Loquette, figure centrale de cette répétition, vient à peine d’arriver, transie de froid, le ventre vide, et déjà scrutée de toutes parts. Son costume déçoit. Trop sobre, trop sombre, trop peu spectaculaire. Le commanditaire s’ajuste le monocle ; le directeur marmonne ; le compositeur imagine des fanfreluches en vert et or. Tous s’accordent : il manque quelque chose. Alors, au terme de ce moment d’agacement confus, le directeur a ce sursaut d’inspiration qui se veut génial : « Lâchez un sein ! ».
Ce cri de commande, lâché comme une formule magique, résume l’ensemble des logiques à l’œuvre dans cette scène. Le corps de Mme Loquette devient la variable d’ajustement du spectacle. Elle n’est plus sujet, mais surface. On ne demande pas son avis. Son costume, sa pudeur, sa fatigue, son confort — tout cela est balayé d’un revers de langue. Ce n’est pas à elle qu’on parle, c’est à son corps. Pire : ce n’est même pas à son corps dans son intégralité, mais à une partie précise de ce corps. On ne veut pas qu’elle soit « nue » ; on veut « un sein », un seul. Le détail suffit. Le fragment excède le tout. L’important n’est pas la scène, le jeu, la chorégraphie : c’est l’apparition fugace de cet élément du corps féminin devenu symbole de désir.
La fétichisation, ici, est évidente. Ce que Freud, puis les penseurs du féminisme comme Luce Irigaray ou Laura Mulvey théoriseront plus tard, Colette l’écrit avec la précision d’un scalpel. Le sein, isolé, devient un objet fétiche : ce n’est plus une partie d’un tout, mais un tout en soi, un raccourci érotique. Il n’a plus besoin de contexte, d’histoire, de justification. Il est là pour « l’effet », pour « l’éclat ». Il doit provoquer une réaction — non pas intellectuelle ou esthétique, mais instinctive. Le spectacle s’aligne sur les attentes supposées du regard masculin : une forme de consommation rapide, visuelle, sans nécessité de sens.
Ce regard, dans cette scène, est omniprésent. Il est d’abord masculin : ce sont des hommes — directeur, commanditaire, auteur — qui discutent, évaluent, tranchent. Mme Loquette, elle, reste silencieuse. Elle frissonne, elle baille, elle pense à un sandwich au jambon, mais elle n’a pas voix au chapitre. Ce n’est pas elle que l’on écoute, c’est son image que l’on manipule. Elle est présente, mais elle n’existe que dans la mesure où elle peut être regardée. Laura Mulvey a nommé cela le « male gaze », le regard masculin structurant l’image de la femme dans la culture populaire. Colette, bien avant ces théories, en donne ici une démonstration éclatante. La femme n’est pas montrée : elle est exhibée. Elle ne choisit pas son image : on la lui impose.
Ce pouvoir de représentation est au cœur de l’analyse. Dans le monde du music-hall, les femmes sont à la fois les vedettes et les objets. Elles occupent le centre de la scène, mais elles ne contrôlent pas leur rôle. Ce sont les hommes qui les mettent en scène, qui décident de leur tenue, de leurs gestes, de leur nudité. La question du nu, dans ce contexte, dépasse largement celle de l’esthétique. Elle devient un outil de domination. On ne demande pas à Mme Loquette de se déshabiller pour une raison dramatique, mais pour « améliorer l’effet ». Ce que l’on cherche, ce n’est pas une vérité théâtrale, mais une réaction du public, une excitation visuelle, un sursaut de désir.
Le nu dans le music-hall est donc fondamentalement social. Il n’a rien d’innocent, même quand il est intégré au spectacle. Il est codifié, régulé, marchandisé. On ne se déshabille pas pour se révéler, mais pour augmenter la valeur du numéro. Le corps devient une monnaie, un argument publicitaire, un levier économique. Colette montre bien comment cette logique commerciale infiltre la moindre décision artistique. Ce n’est pas le talent qui prime, mais la capacité à générer de l’attention. Et cette attention est presque toujours liée au dévoilement du corps féminin.
Mme Loquette, dans tout cela, est emblématique d’une forme de passivité contrainte. Elle ne proteste pas. Elle ne s’insurge pas. Elle obéit, en silence, fatiguée, résignée. Mais c’est justement cette absence de révolte qui rend la scène si violente. On comprend qu’il ne s’agit pas d’un incident exceptionnel, mais d’une norme. Ce n’est pas un dérapage, c’est la règle du jeu. Et cette règle n’est jamais remise en question. Le corps féminin est à disposition. Son exposition est implicite dans le contrat. Ce n’est pas l’artiste qu’on sollicite, mais la “petite femelle traquée”, comme la décrit Colette dans une phrase terrible. On attend qu’elle joue non pas un rôle, mais un fantasme.
Et pourtant, Colette ne se contente pas de dénoncer. Son ironie, son sens du détail, son refus de l’emphase donnent à cette scène une profondeur bien plus grande. Elle laisse le lecteur juger, elle ne surligne rien. Mais tout est là : la critique d’un monde où le spectacle devient marché, où le désir devient produit, et où la femme, pour être vue, doit consentir à être morcelée.
Ce “lâchez un sein” n’est pas qu’une phrase — c’est une radiographie. Elle révèle l’ossature idéologique du spectacle de l’époque, et d’une certaine manière, de bien des représentations contemporaines encore. Elle interroge notre rapport au corps, au regard, à la visibilité. Que faut-il montrer pour être regardé ? À quel prix ? Qui décide de ce qui est montrable ? Et surtout : que devient une femme dont le corps est utilisé sans qu’on lui demande ce qu’elle veut en faire ?
Un microcosme social
Le monde du spectacle décrit dans Music-Halls de Colette ne se réduit pas à une série de tableaux scéniques. Il fonctionne comme un miroir — parfois grossissant, souvent impitoyable — de la société française du début du XXᵉ siècle. Dans cette micro-société où chacun a sa fonction, son rang, son costume, Colette met en scène des figures diverses qui incarnent avec une acuité remarquable les rapports de classe, les hiérarchies de genre et les logiques de pouvoir. L’espace du théâtre devient un condensé du monde extérieur, où tout est représentation, mais où rien n’est jamais innocent.
La troupe n’est pas un collectif égalitaire. Tout y est hiérarchisé : les corps, les voix, les salaires, les horaires, les droits à la parole et au silence. Le texte donne à voir une véritable cartographie sociale du music-hall. Au sommet, les vedettes. Mme Loquette, en tant que « principale interprète », attire les regards, les jugements, les attentes. Elle a un costume à transformation, elle se bat en scène, elle se dénude — bref, elle concentre les enjeux du spectacle. Pourtant, même au sommet, sa position est fragile : jugée pour son apparence, son poids, son costume, son degré de nudité, elle ne décide rien. Sa notoriété est conditionnée à son docile effacement dans le regard des hommes. Être vedette, ici, ne signifie pas maîtriser son rôle : cela signifie être soumise à un rôle que d’autres ont écrit pour elle.
Autour de cette figure centrale gravitent les figurantes, danseuses anglaises disciplinées, et les « petites marcheuses » françaises, aux moyens modestes, mal logées, vêtues de costumes raccommodés. Les dialogues échangés dans le promenoir dévoilent leurs préoccupations : logement, enfants à nourrir, fatigue, horaires de répétitions absurdes. L’une d’elles, mariée à un ouvrier serrurier, raconte son quotidien avec une résignation calme, presque administrative. Il ne s’agit pas de dénoncer ou de se plaindre — simplement de dire. Chaque détail compte : la générale qui finit à quatre heures du matin, la soupe à préparer à cinq, les enfants à habiller à six. La scène est saisissante : elle ne verse jamais dans la pitié. Elle montre, sans fard, comment ces femmes jonglent avec deux sphères : la scène et la maison, la lumière et l’ombre, le glamour et la lessive.
À l’autre extrémité du spectre social, les commanditaires, les auteurs, les directeurs. Tous hommes. Tous vêtus de confortables certitudes. Le patron, nerveux, aboyeur, caricature du chef de troupe impatient, occupe l’espace sonore avec violence. Il ne parle jamais, il ordonne. À ses côtés, le commanditaire, obèse et monoclé, incarne une bourgeoisie discrète mais omnipotente. Il ne crée rien, mais finance tout. C’est lui qui décide, à demi-mot, de ce qui est « trop simple », « trop sombre », « pas assez nu ». L’auteur, quant à lui, semble flotter, littéralement, dans un corps « désossé » : il est là pour dire ce qu’il aurait « aimé », ce qu’il « verrait », sans jamais se confronter à la réalité physique des corps et des scènes.
Le contraste est brutal entre ceux qui regardent et ceux qui sont regardés, entre ceux qui parlent et ceux qu’on fait taire. Colette, en fine observatrice, ne prend jamais de gants pour exposer ces écarts. Elle ne les surligne pas, elle les donne à lire. Et ce qui frappe, c’est que ces écarts ne sont jamais remis en cause. Chacun accepte sa place dans ce théâtre social. La danseuse anglaise, qui dort sur les genoux de sa camarade, est aussi soumise à la répétition que l’ouvrière de banlieue qui parle de ses enfants. Et même la future commère, qui touche « de trois cents à deux mille francs par mois », se plie aux mêmes logiques : avoir « des renards de deux cents louis », mais aussi des sautoirs de perles pour se distinguer. Tout le monde joue un rôle : celui de la bourgeoise, celui de la révoltée silencieuse, celui de la petite Maupin de Montmartre, aux allures androgynes. Même le vice devient posture sociale.
Cette organisation sociale ne repose pas uniquement sur l’argent. Elle repose aussi, fondamentalement, sur le genre. Les hommes organisent, décident, commanditent. Les femmes exposent, obéissent, séduisent ou tentent de contourner les règles à leur manière. Le regard que l’on porte sur elles les classe immédiatement : la danseuse qui a « quatre garçons » devient une mère modèle, tandis que celle qui se donne des allures masculines trouble, séduit, déroute. Le pouvoir s’incarne dans le langage autant que dans l’argent. Et le langage des hommes n’est jamais neutre. Il est injonctif, normatif, presque médical. « Lâchez un sein », « pas assez nu », « faut du vert avec de l’or » : tout cela ne relève pas de la proposition artistique, mais du verdict commercial.
Face à cela, les dialogues féminins révèlent une tout autre parole : plus concrète, plus directe, parfois ironique, souvent désabusée. C’est par la voix des femmes que le lecteur entend ce qui se passe vraiment. Ce n’est pas dans le discours du directeur qu’on comprend les conditions de travail, mais dans celui de la danseuse qui rentre chez elle à quatre heures pour faire la soupe. Ce n’est pas dans les commentaires du commanditaire qu’on perçoit la réalité sociale, mais dans le murmure d’une artiste qui dit : « Avec deux galures et deux costumes tailleur je fais ma saison ». Ces voix-là n’ont pas le pouvoir, mais elles ont la vérité.
Colette, elle-même issue d’un milieu provincial modeste, formée dans l’ombre puis élevée à la lumière par la force de son écriture, sait ce que ces voix signifient. Elle leur donne une dignité rare, sans jamais les idéaliser. Elle montre la dureté de leur quotidien, mais aussi leur capacité à s’adapter, à ironiser, à rêver encore — même si ce rêve prend des formes pragmatiques : un sandwich au jambon, une robe qui ferme, une scène sans crise.
Le théâtre, dans Music-Halls, n’est donc pas seulement un espace de divertissement. Il est une métaphore sociale. Un miroir de la société française de la Belle Époque, avec ses fractures, ses classes, ses genres, ses statuts. Et Colette, sans jamais en faire un manifeste politique, en propose une lecture aiguë, subtile, terriblement contemporaine. En mettant en scène ces personnages et ces dialogues, elle donne à voir un monde où tout est rôle — mais où certains rôles coûtent plus cher que d’autres.
Portraits de femmes
Les femmes dans Music Halls ne sont ni des héroïnes tragiques, ni des caricatures de demi-mondaines : ce sont des êtres réels, lucides, souvent résignés, mais jamais dépourvus d’une forme d’ironie mordante. À travers elles, Colette esquisse une constellation de destins féminins où se mêlent travail, maternité, image de soi, usure du corps et stratégies de survie.
Au centre du récit, Mme Loquette incarne la figure paradoxale de la vedette. Elle arrive tard à la répétition, frigorifiée, affamée, usée par quatre heures passées chez le costumier. À peine sur place, elle devient le point focal de toutes les attentions, non pas pour ce qu’elle dit ou fait, mais pour ce qu’elle est censée représenter : une image, une promesse de spectacle, un corps à exhiber. Mme Loquette ne parle presque pas. Lorsqu’elle ouvre la bouche, c’est pour réclamer — en pensée seulement — un sandwich au jambon, ou deux, ou trois. Sa seule envie est de manger, de se réchauffer, de cesser de prétendre. Mais le texte la fige aussitôt dans un rôle. On évalue son costume, son décolleté, la qualité de sa nudité. Et quand la robe se déchire dans la scène de répétition, le verdict tombe : “Ce n’est pas assez nu, là !”. Le commentaire n’interroge ni sa prestation, ni son investissement, ni son bien-être. Il juge l’effet visuel, la valeur marchande de son corps.
Ce contraste entre ce que Mme Loquette ressent et ce que les hommes attendent d’elle est au cœur du portrait que brosse Colette. Elle n’est pas révoltée, mais lasse. Elle sait ce qu’on attend, elle n’en attend rien. Elle devient le symbole de cette tension entre lucidité et résignation. Elle accepte de jouer le jeu, mais n’est plus dupe. Sa seule revendication — alimentaire — suffit à dire toute l’ironie tragique de sa condition : elle est désirée en tant que silhouette, mais elle, tout ce qu’elle désire, c’est un repas chaud.
En miroir, Colette nous propose un autre portrait, celui d’une jeune femme androgynisée, “la Maupin de Montmartre”. Le surnom est tout sauf anodin. Il fait référence à Julie d’Aubigny, dite “La Maupin”, artiste lyrique et duelliste du XVIIe siècle, connue pour sa liberté de mœurs et son refus des normes. En attribuant ce surnom à une jeune artiste de Montmartre coiffée d’un feutre masculin et croisant les jambes d’un geste masculinisé, Colette met en lumière une autre figure féminine : celle qui tente de subvertir les attentes, de jouer avec les codes du genre. Cette Maupin moderne fume, regarde les autres d’un œil “insolent et sérieux”, puis, tout à coup, se met à tricoter des chaussons pour enfants, les épaules basses. Cette bascule entre provocation et domesticité n’est pas une contradiction : c’est une stratégie.
La Maupin de Montmartre est un personnage à la fois transgressif et profondément intégré dans son époque. Elle déclare sans détour : “Il y a des hommes qui aiment ça…”, à propos de son allure de garçon. Là encore, aucune illusion : elle ne se prend pas pour une révolutionnaire. Elle optimise ce qu’elle est, joue avec les attentes pour s’en sortir au mieux. Colette, en choisissant cette figure, montre que même dans un monde contraint, certaines femmes trouvent des brèches, des manières de se réapproprier leur image, même si cette reprise est imparfaite, partielle, ambiguë.
Plus loin, dans le promenoir, une autre voix s’élève : celle d’une mère de famille, mariée à un ouvrier serrurier, vivant au Lion de Belfort. Elle raconte son emploi du temps comme on ferait une liste de courses : la générale qui finit à quatre heures, la soupe à faire à cinq, les enfants à lever pour l’école. Elle n’attend pas de compassion. Elle ne réclame rien. Elle énonce. Colette la décrit avec précision, sans jamais verser dans le pathos. Elle travaille, elle coud d’une main, parle de l’autre, gère sa vie comme elle gère son costume. Le lecteur perçoit, derrière cette efficacité, une fatigue immense, mais aussi une forme de résistance : elle tient, elle avance. Elle n’a pas le choix, mais elle n’est pas soumise.
La maternité dans Music-Halls n’est pas sacralisée. Elle est fonctionnelle, presque mécanique. Une autre femme, belle, bien habillée, explique qu’elle “se fait faire un enfant” tous les deux ans pour “dépurer le sang”. Le mot est brutal, mais d’une logique redoutable. Pas de tendresse, pas de récit personnel : un calcul. Elle connaît les effets du corps, elle maîtrise ses cycles, elle parle de maternité comme d’une cure. Ce pragmatisme déstabilise, mais il révèle aussi une vérité : dans ce monde, le corps est un outil. Il faut savoir le gérer, l’optimiser. Là encore, pas de revendication féministe explicite, mais une lucidité tranchante.
Ce qui unit toutes ces femmes, c’est leur rapport particulier à la fatigue. Pas seulement la fatigue physique — bien que celle-ci soit omniprésente : jambes lourdes, visages pâles, corps tombés au sol — mais une fatigue existentielle. Fatigue d’être toujours regardées, toujours jugées, jamais consultées. Fatigue de devoir paraître, séduire, performer. Colette la montre partout, dans les gestes, les silences, les dialogues décousus. Les danseuses anglaises dorment à même le sol, “pelotonnées en chien de fusil”. Ce ne sont pas des femmes fatales ; ce sont des enfants épuisées, jetées là comme des objets oubliés. L’image est saisissante : pas de cris, pas de revendications. Juste des corps qui dorment pour tenir jusqu’à la prochaine répétition.
Colette ne romantise jamais cette fatigue. Elle ne la transforme pas en métaphore poétique. Elle la donne à voir dans sa brutalité : la peau froide, les yeux cernés, les mains abîmées. Mais ce regard n’est jamais cruel. Il est tendre, compatissant, profondément humain. Elle ne juge pas ces femmes. Elle ne les sauve pas non plus. Elle les regarde, et nous oblige à les regarder autrement.
Chroniqueuse, Colette l’est, mais pas au sens journalistique. Elle observe, note, restitue. Elle refuse la grandiloquence, la dénonciation spectaculaire. Son ironie n’est jamais moqueuse, mais elle perce les illusions. Elle voit les femmes telles qu’elles sont, dans leur force discrète, leur intelligence du quotidien, leur capacité à survivre dans un monde qui les instrumentalise. À travers elles, Music-Halls devient bien plus qu’un texte sur le théâtre : un texte sur la condition féminine, sur l’adaptation constante, sur le fait d’exister malgré tout.

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