📑 TABLE DES MATIÈRES
- 📖 Le texte
- Introduction
- Miroir des préoccupations féminines
- La tyrannie des apparences
- L’amitié : Entre bienveillance et lucidité
- Un style subtil
📖 Le texte
La guêpe mangeait la gelée de groseilles de la tarte. Elle y mettait une hâte méthodique et gloutonne, la tête en bas, les pattes engluées, à demi disparue dans une petite cuve rose aux parois transparentes. Je m’étonnais de ne pas la voir enfler, grossir, devenir ronde comme une araignée… Et mon amie n’arrivait pas, mon amie si gourmande, qui vient goûter assidûment chez moi, parce que je choie ses petites manies, parce que je l’écoute bavarder, parce que je ne suis jamais de son avis… Avec moi elle se repose ; elle me dit volontiers, sur un ton de gratitude, que je ne suis guère coquette, et je n’épluche point son chapeau ni sa robe, d’un œil agressif et féminin… Elle se tait, quand on dit mal de moi chez ses autres amies, elle va jusqu’à s’écrier : « Mes enfants, Colette est toquée, c’est possible, mais elle n’est pas si rosse que vous la faites ! » Enfin elle m’aime bien.
Je ressens, à la contempler, ce plaisir apitoyé et ironique qui est une des formes de l’amitié. On n’a jamais vu une femme plus blonde, ni plus blanche, ni plus habillée, ni plus coiffée ! La nuance de ses cheveux, de ses vrais cheveux, hésite délicatement entre l’argent et l’or, il fallut faire venir de Suède la chevelure annelée d’une fillette de six ans, quand mon amie désira les « chichis » réglementaires qu’exigent nos chapeaux. Sous cette couronne d’un métal si rare, le teint de mon amie, pour ne point en jaunir, s’avive de poudre rose, et les cils, brunis à la brosse, protègent un regard mobile, un regard gris, ambré, peut-être aussi marron, un regard qui sait se poser, câlin et quémandeur, sur des prunelles masculines, câlines et quémandeuses.
Telle est mon amie, dont j’aurai dit tout ce que je sais, si j’ajoute qu’elle se nomme Valentine avec quelque crânerie, par ce temps de brefs diminutifs où les petites noms des femmes, – Tote, Moute, Loche, – ont des sonorités de hoquet mal retenu…
« Elle a oublié », pensais-je patiemment. La guêpe, endormie ou morte de congestion, s’enlisait, la tête en bas, dans la cuve de délices… J’allais rouvrir mon livre, quand le timbre grelotta, et mon amie parut. D’une volte elle enroula à ses jambes sa jupe trop longue et s’abattit près de moi, l’ombrelle en travers des genoux, geste savant d’actrice, de mannequin, presque d’équilibriste, que mon amie réussit si parfaitement chaque fois…
– Voilà une heure pour goûter ! Vous êtes étonnante, vous qui vivez entre votre chien, votre chatte et votre livre ! vous croyez que Lelong me réussira des amours de robes sans que je les essaie ?
– Allons… mangez et taisez-vous. Ça ? c’est pas sale, c’est une guêpe. Figurez-vous qu’elle a creusé toute seule ce petit puits ! Je l’ai regardée, elle a mangé tout ça en vingt-cinq minutes.
– Comment, vous l’avez regardée ? Quelle dégoûtante créature vous êtes, tout de même ! Non, merci, je n’ai pas faim. Non, pas de thé non plus.
– Alors je sonne, pour les toasts ?
– Si c’est pour moi, pas la peine… Je n’ai pas faim, je vous dis.
– Vous avez goûté ailleurs, petite rosse ?
– Parole, non ! Je suis toute chose, je ne sais pas ce que j’ai…
Étonnée, je levai les yeux vers le visage de mon amie, que je n’avais pas encore isolé de son chapeau insensé, grand comme une ombrelle, hérissé d’une fusée épanouie de plumes, un chapeau feu d’artifice, grandes-eaux de Versailles, un chapeau pour géante qui eût accablé jusqu’aux épaules la petite tête de mon amie, sans les fameux chichis blond-suédois… Les joues poudrées de rose, les lèvres vives et fardées, les cils raidis lui composaient son frais petit masque habituel, mais quelque chose, là-dessous, me sembla changé, éteint, absent. En haut d’une joue moins poudrée, un sillon mauve gardait la nacre, le vernissé de larmes récentes…
Ce chagrin maquillé, ce chagrin de poupée courageuse me remua soudain, et je ne pus me retenir de prendre mon amie par les épaules, dans un mouvement de sollicitude qui n’est guère de mise entre nous…
Elle se rejeta en arrière en rougissant sous son rose, mais elle n’eut pas le temps de se reprendre et renifla en vain son sanglot…
Une minute plus tard, elle pleurait, en essuyant l’intérieur de ses paupières avec la corne d’une serviette à thé. Elle pleurait avec simplicité, attentive à ne pas tacher de larmes sa robe de crêpe de Chine, à ne point défaire sa figure, elle pleurait soigneusement, proprement, petite martyre du maquillage…
– Je ne puis pas vous être utile ? lui demandai-je doucement.
Elle fit « non » de la tête, soupira en tremblant, et me tendit sa tasse où je versai du thé refroidi…
– Merci, murmura-t-elle, vous êtes bien gentille… Je vous demande pardon, je suis si nerveuse…
– Pauvre gosse ! Vous ne voulez rien me dire ?
– Oh ! Dieu si. Ce n’est pas compliqué, allez. Il ne m’aime plus.
Il… son amant ! Je n’y avais pas songé. Un amant, elle ? et quand ? et où ? et qui ? Cet idéal mannequin se dévêtait, l’après-midi, pour un amant ? Un tas d’images saugrenues se levèrent, – se couchèrent – devant moi, que je chassai en m’écriant :
– Il ne vous aime plus ? Ce n’est pas possible !
– Oh ! si… Une scène terrible… (Elle ouvrit sa glace d’or, se poudra, essuya ses cils d’un doigt humide.) Une scène terrible, hier…
– Jaloux ?
– Lui, jaloux ? Je serais trop contente ! Il est méchant… Il me reproche des choses… Je n’y peux rien, pourtant !
Elle bouda, le menton doublé sur son haut col :
– Enfin, je vous fais juge ! Un garçon délicieux, et nous n’avions jamais eu un nuage en six mois, pas un accroc, pas ça !… Il était quelquefois nerveux, mais chez un artiste…
– Ah ! il est artiste ?
– Peintre, ma chère. Et peintre de grand talent. Si je pouvais vous le nommer, vous seriez bien surprise. Il a chez lui vingt sanguines d’après moi, en chapeau, sans chapeau, dans toutes mes robes ! C’est d’un enlevé, d’un vaporeux… Les mouvements des jupes sont des merveilles…
Elle s’animait, un peu défaite, les ailes de son nez mince brillantes de larmes essuyées et d’un commencement de couperose légère… Ses cils avaient perdu leur gomme noire, ses lèvres leur carmin… Sous le grand chapeau seyant et ridicule, sous les chichis postiches, je découvrais pour la première fois une femme, pas très jolie, pas laide non plus, fade si l’on veut, mais touchante, sincère et triste…
Ses paupières rougirent brusquement.
– Et… qu’est-ce qui est arrivé ? risquai-je.
– Ce qui est arrivé ? Mais rien ! On peut dire rien, ma chère ! Hier, il m’a accueillie d’un air drôle… un air de médecin… Et puis tout d’un coup aimable : « Ôte ton chapeau, chérie ! » me dit-il. « Je te garde… pour dîner, dis ? je te garde toute la vie si tu veux ! » C’était ce chapeau-ci, justement, et vous savez que c’est une affaire terrible pour l’installer et le retirer…
Je ne savais pas, mais je hochai la tête, pénétrée…
– … Je fais un peu la mine. Il insiste, je me dévoue, je commence à enlever mes épingles et un de mes chichis reste pris dans la barrette du chapeau, là, tenez… Ça m’était bien égal, on sait que j’ai des cheveux, n’est-ce pas, et lui mieux que personne ! C’est pourtant lui qui a rougi, en se cachant. Moi, j’ai replanté mon chichi, comme une fleur, et j’ai embrassé mon ami à grands bras autour du cou, et je lui ai chuchoté que mon mari était au circuit de Dieppe, et que… vous comprenez ! Il ne disait rien. Et puis il a jeté sa cigarette et ça a commencé. Il m’en a dit ! Il m’en a dit !…
À chaque exclamation, elle frappait ses genoux de ses mains ouvertes, d’un geste peuple et découragé, comme ma femme de chambre quand elle me raconte que son mari l’a encore battue.
– Il m’a dit des choses incroyables, ma chère ! Il se retenait d’abord, et puis il s’est mis à marcher en parlant… « Je ne demande pas mieux, chère amie, que de passer la nuit avec vous… (ce toupet !) mais je veux… je veux ce que vous devez me donner, ce que vous ne pouvez pas me donner !… »
– Quoi donc, Seigneur ?
– Attendez, vous allez voir… « Je veux la femme que vous êtes en ce moment, la gracieuse longue petite fée couronnée d’un or si léger et si abondant que sa chevelure mousse jusqu’aux sourcils. Je veux ce teint de fruit mûri en serre, et ces cils paradoxaux, et toute cette beauté école anglaise ! Je vous veux, telle que vous voilà, et non pas telle que la nuit cynique vous donnera à moi ! Car vous viendrez, – je m’en souviens ! – vous viendrez conjugale et tendre, sans couronne et sans frisure, avec vos cheveux épargnés par le fer, tout plats, tordus en nattes. Vous viendrez petite, sans talons, vos cils déveloutées, votre poudre lavée, vous viendrez désarmée et sûre de vous, et je resterai stupéfait devant cette autre femme !…
« Mais vous le saviez pourtant, criait-il, vous le saviez ! La femme que j’ai désirée, vous, telle que vous voilà, n’a presque rien de commun avec cette sœur simplette et pauvre qui sort de votre cabinet de toilette chaque soir ! De quel droit changez-vous la femme que j’aime ? Si vous vous souciez de mon amour, comment osez-vous défleurir ce que j’aime ?… »
Il en a dit, il en a dit !… Je ne bougeais pas, je le regardais, j’avais froid… Je n’ai pas pleuré, vous savez ! Pas devant lui.
– C’était très sage, mon enfant, et très courageux.
–Très courageux, répéta-t-elle en baissant la tête. Dès que j’ai pu bouger, j’ai filé… J’ai entendu encore des choses terribles sur les femmes, sur toutes les femmes ; sur l’ « inconscience prodigieuse des femmes, leur imprévoyant orgueil, leur orgueil de brutes qui pensent toujours, au fond, que ce sera assez bon pour l’homme… » Qu’est-ce que vous auriez répondu, vous ?
– Rien.
Rien, c’est vrai. Que dire ? Je ne suis pas loin de penser comme lui, lui, l’homme grossier et poussé à bout… Il a presque raison. « C’est toujours assez bon pour l’homme ! » Elles sont sans excuse. Elles ont donné à l’homme toutes les raisons de fuir, de tromper, de haïr, de changer… Depuis que le monde existe, elles ont infligé à l’homme, sous les courtines, une créature inférieure à celle qu’il désirait. Elles le volent avec effronterie, en ce temps où les cheveux de renfort, les corsets truqués, font du moindre laideron piquant une « petite femme épatante ».
J’écoute parler mes autres amies, je les regarde, et je demeure, pour elles, confuse… Lily, la charmante, ce page aux cheveux courts et frisés, impose à ses amants, dès la première nuit, la nudité de son crâne bossué d’escargots marron, l’escargot gras et immonde du bigoudi ! Clarisse préserve son teint, pendant son sommeil, par une couche de crème aux concombres, et Annie relève à la chinoise tous ses cheveux attachés par un ruban ! Suzanne enduit son cou délicat de lanoline et l’emmaillote de vieux linge usé… Minna ne s’endort jamais sans sa mentonnière, destinée à retarder l’empâtement des joues et du menton, et elle se colle sur chaque tempe une étoile en paraffine…
Quand je m’indigne, Suzanne lève ses grasses épaules et dit :
« Penses-tu que je vais m’abîmer la peau pour un homme ? Je n’ai pas de peau de rechange. S’il n’aime pas la lanoline, qu’il s’en aille. Je ne force personne. » Et Lily déclare, impétueuse : « D’abord, je ne suis pas laide avec mes bigoudis ! Ça fait petite fille frisée pour une distribution des prix ! » Minna répond à son « ami », quand il proteste contre la mentonnière : « Mon chéri, t’es bassin. Tu es pourtant assez content, aux courses, quand on dit derrière toi : « Cette Minna, elle a toujours son ovale de vierge ! » Et Jeannine, qui porte la nuit une ceinture amaigrissante !… Et Marguerite qui… non, celle-là, je ne peux pas l’écrire !…
Ma petite amie, enlaidie et triste, m’écoutait obscurément penser, et devina que je ne la plaignais pas assez. Elle se leva :
– C’est tout ce que vous me dites ?
– Mon pauvre petit, que voulez-vous que je vous dise ? Je crois que rien n’est cassé, et que votre peintre d’amant grattera demain à votre porte, peut-être ce soir…
– Peut-être qu’il aura téléphoné ? Il n’est pas méchant au fond… il est un peu toqué, c’est une crise, n’est-ce pas ?
Elle était debout déjà, tout éclairée d’espoir.
Je dis « oui » chaque fois, pleine de bonne volonté et du désir de la satisfaire… Et je la regardai filer sur le trottoir, de son pas raccourci par les hauts talons… Peut-être, en effet, l’aime-t-il… Et s’il l’aime, l’heure reviendra où, malgré tous les apprêts et les fraudes, elle redeviendra pour lui, l’ombre aidant, la faunesse aux cheveux libres, la nymphe aux pieds intacts, la belle esclave aux flancs sans plis, nue comme l’amour même…
Introduction
L’évolution des standards de beauté féminine à travers les siècles reflète bien plus qu’un simple changement de goût esthétique. Elle est le miroir des transformations culturelles, sociales et historiques de nos sociétés. Chaque époque impose ses critères, façonnant la perception du corps féminin, tantôt glorifié, tantôt contraint par des artifices ou des normes rigides. De la Vénus de Willendorf, symbole de fertilité préhistorique, aux silhouettes filiformes des années 1960 en passant par les corsets du XIXe siècle, la femme est modelée, scrutée, jugée à l’aune d’attentes parfois contradictoires. Colette, dans Belles-de-jour, s’empare de cette question avec une acuité remarquable, mettant en scène une femme dont l’identité oscille entre la femme désirée et la femme réelle.
Au tournant du XXe siècle, l’image féminine subit une véritable mutation. Jusqu’alors, la féminité s’incarnait dans des formes pleines, une peau diaphane et des atours raffinés destinés à séduire. La femme se devait d’être une créature éthérée le jour et une épouse accomplie la nuit, un paradoxe qui ne laissait guère de place à la spontanéité ou à l’authenticité. Les contraintes du corset, encore largement porté à l’époque de Colette, en sont une illustration frappante : il sculpte une taille fine, redresse le buste, accentue les courbes, mais impose une souffrance quotidienne aux femmes qui s’y soumettent. Pourtant, avec la Belle Époque et les années folles qui suivront, un vent de liberté commence à souffler sur la mode féminine. Les cheveux se raccourcissent, les silhouettes se fluidifient, et le maquillage, autrefois réservé aux actrices ou aux courtisanes, devient un accessoire quotidien.
C’est dans ce contexte que Colette évolue et forge son regard critique sur la condition féminine. Femme de lettres, artiste de music-hall, chroniqueuse acérée, elle observe avec un œil tantôt amusé, tantôt désabusé les artifices qui régissent les apparences féminines. Dans Belles-de-jour, la confrontation entre la narratrice et son amie Valentine cristallise cette question de la dualité entre le paraître et l’être. Valentine est l’incarnation parfaite d’une beauté travaillée, maîtrisée, offerte aux regards masculins comme une œuvre d’art. Elle porte un chapeau extravagant, des « chichis » soigneusement sélectionnés, une peau poudrée avec précision et des cils artificiellement bruns. Pourtant, sous cette façade impeccable se cache une femme blessée, trompée par l’illusion de son propre reflet. Lorsque son amant l’abandonne en lui reprochant de ne pas être la femme qu’il croyait aimer, la cruelle réalité des attentes masculines lui explose au visage : ce n’est pas elle, mais l’image d’elle-même qu’il désirait.
Cette opposition entre l’apparence et la vérité féminine est au cœur de la nouvelle. La beauté de Valentine est un masque, une illusion patiemment construite qui ne résiste pas à l’épreuve de l’intimité. Colette, à travers le regard de la narratrice, souligne l’ironie de cette situation : toute la société pousse les femmes à se parer, à s’embellir, à devenir une version idéalisée d’elles-mêmes, mais au moment où elles se dévêtent, elles déçoivent. Ce paradoxe cruel résonne encore aujourd’hui dans les injonctions contradictoires faites aux femmes : être naturelles mais parfaites, séduisantes mais pas artificielles, libres mais conformes aux canons de la mode.
Colette elle-même a longtemps joué avec ces codes. Dans sa jeunesse, mariée à Willy qui exploitait son talent littéraire, elle se pliait aux conventions. Puis, après son divorce, elle s’émancipe : elle coupe ses cheveux, s’affiche avec des femmes, se produit sur scène dans des tenues audacieuses. Son rapport au corps et à la féminité devient une revendication, une manière de se réapproprier ce que la société voulait lui imposer. Dans Belles-de-jour, elle projette cette expérience à travers Valentine, qui, bien qu’emprisonnée dans ses artifices, connaît un moment de vérité. Lorsqu’elle pleure, son maquillage se défait, et la narratrice découvre une femme plus simple, plus vulnérable, mais aussi plus authentique.
Ce huis clos entre deux amies n’est donc pas qu’une conversation anodine sur un amour déçu. Il est une réflexion sur le poids des apparences, sur l’imposture du désir masculin et sur la difficulté, pour une femme, d’exister en dehors du regard des autres. Colette, avec sa plume acérée et son humour discret, dépeint un monde où l’artifice est à la fois une protection et un piège, une arme et un mensonge. Belles-de-jour s’inscrit ainsi dans la continuité de son œuvre, où les figures féminines oscillent entre séduction et lucidité, entre contrainte et liberté. Une thématique qui, bien que née dans la Belle Époque, résonne avec une troublante modernité dans notre époque où les standards de beauté continuent d’évoluer, mais où le regard sur les femmes demeure, encore et toujours, un enjeu de société.
Miroir des préoccupations féminines
Dans Belles-de-jour, Colette transforme un simple goûter entre amies en une scène d’une grande profondeur psychologique et sociale. Ce qui pourrait n’être qu’un moment anodin – deux femmes qui se retrouvent pour discuter autour d’une tasse de thé – devient sous la plume de l’auteure une réflexion sur la condition féminine, les faux-semblants et l’écart entre les attentes sociales et la réalité intime.
L’une des forces de Colette réside dans sa capacité à transcender le quotidien. Contrairement à d’autres auteurs de son époque qui choisissent des sujets spectaculaires ou des intrigues complexes, elle ancre son récit dans des moments ordinaires : une promenade, une conversation, un goûter. Dans Belles-de-jour, le cadre est domestique, familier, presque insignifiant en apparence. La narratrice reçoit Valentine, son amie habituée des salons parisiens, et l’invite à partager une collation. La scène est décrite avec minutie, notamment à travers l’image de la guêpe qui, plongée dans la gelée de groseille, devient un symbole de gourmandise et d’enfermement. Cette description apparemment anodine prépare le lecteur à la suite du récit : tout comme l’insecte est englué dans sa friandise, Valentine est prisonnière de son apparence et des attentes qu’elle a intériorisées.
Le goûter, ce moment traditionnellement réservé aux enfants et aux instants de détente entre femmes, est ici détourné. Il ne s’agit pas simplement de savourer des douceurs, mais de confronter deux visions du monde féminin : celle de la narratrice, observatrice lucide et légèrement ironique, et celle de Valentine, incarnant la femme soumise aux diktats de la beauté et de la séduction. Ce cadre domestique devient alors un espace de confidences, mais aussi de révélations amères.
L’échange entre les deux femmes est au cœur de la nouvelle. Ce n’est pas tant l’intrigue qui importe que ce qui se joue dans leurs paroles, leurs silences et leurs sous-entendus. Valentine, en pleurs, raconte la scène qui a scellé la fin de sa relation : son amant, un peintre qu’elle admirait, lui reproche de ne pas être la femme qu’il croyait aimer. Ce reproche est fondamental, car il ne s’agit pas d’une simple déception sentimentale, mais d’un constat cruel sur la manière dont les hommes perçoivent les femmes.
Le dialogue met en évidence l’absurdité de cette perception masculine : l’homme aimait l’image que Valentine lui offrait, une femme sophistiquée, maquillée, mise en scène avec soin. Mais dès qu’elle se dévoile dans son intimité, sans artifices, il ne la reconnaît plus. Ce paradoxe est au cœur de la réflexion de Colette : la femme est incitée à plaire par tous les moyens possibles – maquillage, coiffures, vêtements – mais lorsque ces artifices tombent, elle est accusée de trahison. L’homme veut la femme idéalisée du jour, mais refuse celle du soir, plus naturelle, plus proche d’elle-même.
Face à cette confession, la narratrice reste en retrait. Elle ne console pas véritablement Valentine, elle l’observe, analyse sa détresse, et la replace dans un cadre plus large. Ce qui arrive à son amie n’est pas un cas isolé, mais une mécanique bien rodée, une tension permanente entre le paraître et l’être. Ce regard presque sociologique que porte la narratrice sur son amie souligne la portée universelle du récit : ce n’est pas uniquement l’histoire d’une femme abandonnée, c’est le reflet d’une condition féminine plus générale.
À travers ce dialogue, Colette met aussi en lumière les stratégies que les femmes adoptent pour survivre dans un monde qui exige d’elles qu’elles soient belles et séduisantes en permanence. Valentine, après ses larmes, reprend rapidement son rôle. Elle se remaquille, elle se redresse, elle retrouve l’espoir d’un retour de son amant. Elle est prise dans un cycle où elle doit constamment séduire, réajuster son apparence, adapter son comportement. Ce jeu, Colette le décrit avec une ironie teintée de tristesse : les femmes sont contraintes de jouer un rôle, et même dans leurs moments de douleur, elles doivent préserver leur image.
Ainsi, Belles-de-jour illustre avec finesse et subtilité les préoccupations féminines du début du XXe siècle, qui résonnent encore aujourd’hui. Derrière la banalité d’un goûter entre amies, Colette dresse le portrait d’une société où les femmes oscillent entre leur propre vérité et le masque qu’elles doivent porter pour être aimées.
La tyrannie des apparences
Dans Belles-de-jour, Colette interroge la place du maquillage et des artifices dans la construction de l’identité féminine. Valentine, personnage central de la nouvelle, incarne cette tension entre l’image qu’elle projette et la femme qu’elle est réellement. À travers son histoire, Colette met en lumière les injonctions contradictoires auxquelles les femmes sont soumises : elles doivent être belles, séduisantes, désirables, mais sans jamais laisser paraître l’effort que cela requiert. Le maquillage, la coiffure, la mise en scène du corps ne sont pas de simples accessoires de beauté ; ils sont des instruments de contrôle social et des symboles de la complexité du regard masculin sur la femme.
Le maquillage et les artifices occupent une place centrale dans Belles-de-jour. Ils sont à la fois un moyen pour Valentine de séduire et une façon de se dissimuler derrière une image travaillée. Lorsqu’elle apparaît dans la nouvelle, elle est coiffée et maquillée avec soin : ses cheveux « hésitent délicatement entre l’argent et l’or », ses cils sont « brunis à la brosse », son teint est rehaussé par de la poudre rose. Rien n’est laissé au hasard dans cette présentation de soi. Pourtant, cette beauté parfaite n’est qu’une construction, un masque qui masque sa vulnérabilité. Lorsqu’elle fond en larmes, son maquillage commence à se défaire, révélant une femme bien différente de celle qu’elle tente de montrer au monde. Colette insiste sur ce contraste : sans son fard, sans ses artifices, Valentine n’est plus la femme que les autres admirent, mais une personne à nu, marquée par la tristesse et l’abandon. Cette scène illustre un paradoxe fondamental : les artifices embellissent, ils permettent à une femme d’incarner un idéal de féminité, mais ils créent aussi une barrière entre elle et la vérité de son être.
Le regard masculin est au centre de cette problématique. L’amant de Valentine l’aimait pour ce qu’elle semblait être et non pour ce qu’elle était réellement. Lorsqu’il découvre son apparence naturelle, débarrassée de ses artifices nocturnes, il est déçu, presque trahi. Il voulait une femme sublimée en permanence, sans comprendre que cette beauté était une illusion entretenue à son intention. Ce regard masculin est à la fois admiratif et cruel : il exige de la femme qu’elle se transforme, qu’elle embellisse son visage, qu’elle adopte une posture séduisante, mais il rejette aussi cette transformation lorsqu’elle devient trop visible. Ce double discours est l’un des grands paradoxes de la séduction féminine. Dans la société décrite par Colette, la femme doit maîtriser son image avec subtilité : elle ne doit pas paraître artificielle, mais elle doit néanmoins correspondre aux canons de beauté imposés.
Ce dilemme n’est pas propre à l’époque de Colette ; il demeure encore aujourd’hui. Les femmes modernes sont confrontées à ces mêmes injonctions contradictoires. On leur demande d’être naturelles, mais parfaitement mises en valeur, de ne pas trop se maquiller, mais de ne jamais paraître négligées. L’essor des réseaux sociaux a exacerbé ce phénomène, imposant des standards de beauté toujours plus inatteignables et des images retouchées qui renforcent cette illusion de perfection. Belles-de-jour anticipe déjà ces questionnements : Valentine, en pleurs, reprend vite le contrôle de son apparence, se remaquille et se redresse, prête à séduire à nouveau. Elle sait que, dans son monde, l’authenticité est un luxe qu’elle ne peut pas se permettre.
Colette, en écrivant cette nouvelle, ne se contente pas de dépeindre une histoire d’amour déçu ; elle propose une réflexion sur la condition féminine et la place de l’apparence dans la construction de l’identité. Derrière le portrait de Valentine se cache un regard acéré sur la société de son temps, qui résonne encore avec une actualité troublante. L’artifice, hier comme aujourd’hui, reste un outil de pouvoir autant qu’un piège, un moyen de plaire autant qu’une contrainte, une promesse de séduction autant qu’une source de frustration.
L’amitié : Entre bienveillance et lucidité
Dans Belles-de-jour, l’amitié entre la narratrice et Valentine occupe une place centrale, offrant un contrepoint aux tensions amoureuses et aux exigences de l’apparence qui pèsent sur les femmes. Contrairement aux relations avec les hommes, marquées par l’attente, le désir et parfois la déception, le lien entre les deux femmes semble être un espace de répit, un refuge où Valentine peut se confier sans craindre d’être jugée. Pourtant, cette amitié, bien que sincère, est aussi teintée d’une forme de distance et de lucidité. La narratrice, si elle écoute et compatit, ne se laisse pas entièrement absorber par la douleur de son amie, préférant garder une certaine neutralité. Ce subtil équilibre entre bienveillance et détachement est caractéristique de l’écriture de Colette, qui sait capturer les nuances des relations humaines avec une justesse rare.
La scène du goûter entre les deux femmes illustre bien cette dynamique. Valentine arrive chez son amie, non pas tant pour partager un moment de détente que pour trouver un exutoire à son chagrin. Dans l’intimité de cette rencontre, elle se permet de pleurer, d’exprimer sa douleur et sa frustration face à l’attitude de son amant. Ce moment de partage est précieux : dans une société où les femmes doivent souvent masquer leurs émotions et maintenir une façade de contrôle, cet espace de liberté entre amies est salvateur. La narratrice, en offrant une oreille attentive, joue un rôle essentiel. Elle n’a pas besoin de consoler par des mots : sa simple présence et sa capacité à écouter suffisent. On retrouve ici un schéma récurrent dans l’œuvre de Colette, où les relations entre femmes sont souvent plus authentiques et compréhensives que celles entretenues avec les hommes, marquées par un rapport de force et de séduction.
Cependant, cette amitié, bien qu’elle constitue un refuge temporaire, ne peut être une solution définitive aux maux de Valentine. La narratrice, malgré son empathie, reste spectatrice de la détresse de son amie. Elle n’intervient pas activement pour la conseiller ou la réconforter outre mesure. Ce choix, loin d’être une preuve d’indifférence, traduit plutôt une forme de lucidité : elle sait que rien de ce qu’elle pourrait dire ne changerait réellement la situation. Valentine est prise dans un cycle où l’amour et la séduction tiennent une place prépondérante, et ce n’est pas une discussion entre amies qui modifiera cette dynamique profondément ancrée. Ce détachement apparent de la narratrice reflète aussi la manière dont Colette elle-même envisage les relations humaines : avec réalisme, sans illusion ni excès de sentimentalité.
Ainsi, l’amitié féminine, telle que Colette la décrit dans Belles-de-jour, oscille entre soutien et observation passive. Elle est un refuge face aux épreuves de la vie amoureuse, mais elle ne peut en être une issue définitive. Valentine trouvera du réconfort dans les bras de son amie le temps d’un goûter, mais elle devra inévitablement affronter seule la dure réalité de ses relations avec les hommes. Cette dualité entre bienveillance et lucidité fait toute la richesse des portraits féminins de Colette, où la complicité entre femmes, bien qu’essentielle, ne suffit pas toujours à guérir les blessures du cœur.
Un style subtil
Le style de Colette dans Belles-de-jour est d’une rare subtilité, jouant sur les nuances de l’ironie et de la sensorialité pour mieux exposer les contradictions de son époque. À travers le regard acéré de la narratrice, elle dresse un portrait à la fois tendre et mordant des artifices féminins, des attentes sociales et du poids du regard masculin. Cette manière d’écrire, oscillant entre légèreté et gravité, permet à Colette de dénoncer sans jamais tomber dans la démonstration didactique. Chaque détail, chaque description, chaque dialogue est une pièce d’un puzzle qui met en lumière la fragilité et la comédie sociale qui se jouent autour du paraître et du désir.
L’une des caractéristiques du style de Colette est son ton faussement léger, où l’ironie se mêle à une forme d’indulgence. La narratrice, qui observe son amie Valentine avec une certaine distance, ne se moque jamais frontalement d’elle. Pourtant, tout dans son discours souligne l’artificialité de son apparence, la manière dont elle se compose un personnage pour séduire. L’un des passages les plus révélateurs est celui où la narratrice décrit le chapeau extravagant de Valentine, « grand comme une ombrelle », « hérissé d’une fusée épanouie de plumes ». Cette accumulation de détails absurdes suggère une sorte de ridicule dans l’excès de l’apprêt, tout en laissant transparaître une forme de tendresse pour ce personnage qui s’efforce, coûte que coûte, de répondre aux exigences de son époque.
L’ironie se manifeste également dans les dialogues, notamment dans la scène où Valentine tente de minimiser l’humiliation qu’elle vient de subir. Après avoir raconté comment son amant l’a rejetée à cause de sa véritable apparence, elle s’efforce de justifier son comportement, d’atténuer la violence de la rupture. « C’est une crise, n’est-ce pas ? », demande-t-elle à la narratrice, espérant qu’il reviendra malgré tout. Ce décalage entre la gravité de la situation et la manière dont Valentine tente d’en faire un simple « accroc » souligne toute la force du texte : Colette ne dit jamais directement que son héroïne est victime d’un système oppressant, mais elle le laisse transparaître à travers ces moments de lucidité et d’aveuglement mêlés.
L’autre grande force du style de Colette réside dans sa capacité à capter le réel avec une précision sensorielle remarquable. Son écriture est faite de sensations, de gestes infimes qui en disent plus long que de longues explications. La description du maquillage de Valentine en est un parfait exemple : « Les joues poudrées de rose, les lèvres vives et fardées, les cils raidis lui composaient son frais petit masque habituel ». Le choix du mot « masque » est essentiel ici : il suggère l’artifice, la façade que Valentine doit entretenir pour rester désirable. Mais ce « frais petit masque » est aussi une protection, une armure contre le regard des autres. Lorsqu’elle se met à pleurer, elle s’efforce de préserver cette image intacte, essuyant ses larmes « avec la corne d’une serviette à thé », un détail minuscule mais révélateur de son souci constant de ne pas abîmer son apparence.
La gestuelle des personnages joue également un rôle fondamental dans la manière dont Colette construit son récit. Chaque mouvement de Valentine est décrit avec une précision quasi théâtrale : lorsqu’elle arrive chez la narratrice, elle « s’abat » près d’elle, son ombrelle en travers des genoux, dans un « geste savant d’actrice, de mannequin, presque d’équilibriste ». L’emploi du mot « savant » souligne que rien n’est spontané chez elle : même dans l’intimité, Valentine joue un rôle, celui de la femme séduisante, toujours mise en scène. De même, lorsque son chagrin éclate, elle ne pleure pas de manière désordonnée, elle « pleure soigneusement, proprement, petite martyre du maquillage ». L’oxymore « pleurer soigneusement » résume à lui seul toute la tension du personnage : même dans la détresse, elle doit rester impeccable, conforme à l’image qu’on attend d’elle.
À travers ce style tout en finesse, Colette parvient à brosser un tableau cruel mais jamais désespéré de la condition féminine. Son ironie n’est jamais cynique, elle est teintée de compassion. Elle ne se moque pas de Valentine, mais elle met en lumière l’absurdité du système dans lequel elle évolue. De même, son écriture sensorielle, presque charnelle, donne à cette histoire un ancrage puissant dans le réel. Belles-de-jour n’est pas seulement une critique sociale, c’est aussi un instantané de vie, un moment suspendu où l’apparence et la vérité s’affrontent dans un combat silencieux. Colette ne tranche pas, ne juge pas ; elle observe, elle raconte, et c’est cette subtilité qui rend son texte si intemporel.

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