📑 TABLE DES MATIÈRES
- Le poème
- 🔎 L’analyse du poème
- La célébration panthéiste de la Nature (première partie)
- Nostalgie de l’Antiquité païenne (deuxième partie)
- Réquisitoire contre la religion et l’homme moderne (troisième partie)
- Rêve d’une renaissance spirituelle (quatrième partie)
- Conclusion
Le poème
Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l’amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !Et tout croît, et tout monte !
– Ô Vénus, ô Déesse !
Je regrette les temps de l’antique jeunesse,
Des satyres lascifs, des faunes animaux,
Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux
Et dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde !
Je regrette les temps où la sève du monde,
L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
Dans les veines de Pan mettaient un univers !
Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre ;
Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre
Modulait sous le ciel le grand hymne d’amour ;
Où, debout sur la plaine, il entendait autour
Répondre à son appel la Nature vivante ;
Où les arbres muets, berçant l’oiseau qui chante,
La terre berçant l’homme, et tout l’Océan bleu
Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu !
Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu’on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d’airain, les splendides cités ;
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie.
L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.
– Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.
Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,
L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !
Oh ! si l’homme puisait encore à ta mamelle,
Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle ;
S’il n’avait pas laissé l’immortelle Astarté
Qui jadis, émergeant dans l’immense clarté
Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,
Montra son nombril rose où vint neiger l’écume,
Et fit chanter, Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs,
Le rossignol aux bois et l’amour dans les coeurs !II
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,
Aphrodite marine ! – Oh ! la route est amère
Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ;
Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois !
– Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste.
Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste,
Parce qu’il a sali son fier buste de dieu,
Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu,
Son cors Olympien aux servitudes sales !
Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles
Il veut vivre, insultant la première beauté !
– Et l’Idole où tu mis tant de virginité,
Où tu divinisas notre argile, la Femme,
Afin que l’Homme pût éclairer sa pauvre âme
Et monter lentement, dans un immense amour,
De la prison terrestre à la beauté du jour,
La Femme ne sait plus même être courtisane !
– C’est une bonne farce ! et le monde ricane
Au nom doux et sacré de la grande Vénus !III
Si les temps revenaient, les temps qui sont venus !
– Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles !
Au grand jour, fatigué de briser des idoles,
Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !
L’Idéal, la pensée invincible, éternelle,
Tout ; le dieu qui vit, sous son argile charnelle,
Montera, montera, brûlera sous son front !
Et quand tu le verras sonder tout l’horizon,
Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !
– Splendide, radieuse, au sein des grandes mers
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
L’Amour infini dans un infini sourire !
Le Monde vibrera comme une immense lyre
Dans le frémissement d’un immense baiser !– Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser.
Ô ! L’Homme a relevé sa tête libre et fière !
Et le rayon soudain de la beauté première
Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair !
Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,
L’Homme veut tout sonder, – et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si longtemps oppressée
S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !…
Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi !
– Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ?
Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?
Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?
Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?
– Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?
La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ?
Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève,
D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond
Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond
De l’immense Creuset d’où la Mère-Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?…Nous ne pouvons savoir ! – Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pâle raison nous cache l’infini !
Nous voulons regarder : – le Doute nous punit !
Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile…
– Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !…Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts
Devant l’Homme, debout, qui croise ses bras forts
Dans l’immense splendeur de la riche nature !
Il chante… et le bois chante, et le fleuve murmure
Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !…
– C’est la Rédemption ! c’est l’amour ! c’est l’amour !…IV
Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !
Ô renouveau d’amour, aurore triomphale
Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
Kallipyge la blanche et le petit Éros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !
– Ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots
Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,
Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,
Ô douce vierge enfant qu’une nuit a brisée,
Tais-toi ! Sur son char d’or brodé de noirs raisins,
Lysios, promené dans les champs Phrygiens
Par les tigres lascifs et les panthères rousses,
Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.
– Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant
Le corps nu d’Europé, qui jette son bras blanc
Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague.
Il tourne lentement vers elle son oeil vague ;
Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur,
Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt
Dans un divin baiser, et le flot qui murmure
De son écume d’or fleurit sa chevelure.
– Entre le laurier-rose et le lotus jaseur
Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur
Embrassant la Léda des blancheurs de son aile ;
– Et tandis que Cypris passe, étrangement belle,
Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins,
Étale fièrement l’or de ses larges seins
Et son ventre neigeux brodé de mousse noire,
– Héraclès, le Dompteur, qui, comme d’une gloire,
Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion,
S’avance, front terrible et doux, à l’horizon !Par la lune d’été vaguement éclairée,
Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée
Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,
Dans la clairière sombre où la mousse s’étoile,
La Dryade regarde au ciel silencieux…
– La blanche Séléné laisse flotter son voile,
Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
Et lui jette un baiser dans un pâle rayon…
– La Source pleure au loin dans une longue extase…
C’est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase,
Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé.
– Une brise d’amour dans la nuit a passé,
Et, dans les bois sacrés, dans l’horreur des grands arbres,
Majestueusement debout, les sombres Marbres,
Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid,
– Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini !
🔎 L’analyse du poème
« Soleil et chair » est un poème audacieux et luxuriant qu’Arthur Rimbaud compose au printemps 1870, alors qu’il n’a que 15 ans. Ce texte, d’abord intitulé « Credo in unam » – profession de foi détournée en l’honneur d’une déesse unique –, s’inscrit dans les Cahiers de Douai qui rassemblent les poèmes de jeunesse de Rimbaud. Envoyé à Théodore de Banville, chef de file du Parnasse, ce poème révèle déjà la fougue et le génie novateur du jeune poète. Sous la forme classique d’une longue ode en alexandrins à rimes suivies, Rimbaud chante une vision personnelle de la spiritualité : il célèbre la Nature vivante et la chair, invoque les anciennes divinités païennes et dénonce l’aliénation de l’homme moderne par le dogme chrétien. « Soleil et chair » se présente comme un hymne panthéiste et sensuel où se mêlent mythologie et révolte, aboutissant à l’espoir d’une renaissance de l’humanité guidée par l’amour. Le ton est lyrique, exalté, parfois prophétique, mais accessible grâce à des images concrètes et une ferveur communicative. Nous proposerons une analyse détaillée de ce poème en quatre mouvements – comparable aux mouvements d’une symphonie – pour mettre en lumière comment Rimbaud, par le pouvoir de la poésie, érige la beauté charnelle et l’amour en nouveaux absolus.
La célébration panthéiste de la Nature (première partie)
Dès les premiers vers de « Soleil et chair », Rimbaud installe un univers où la Nature tout entière vibre d’amour et de vitalité. Le poète ouvre sur une scène grandiose : « Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie, / Verse l’amour brûlant à la terre ravie ». Le Soleil y est personnifié en divinité bienfaisante qui diffuse sa chaleur et sa lumière comme un élixir d’amour sur une Terre comblée. Ce foyer de tendresse évoqué par Rimbaud assimile l’astre du jour à un cœur ardent, source de chaleur vitale et d’affection universelle. Immédiatement, le lecteur est plongé dans une atmosphère panthéiste où les éléments naturels sont doués d’âme et de sentiments.
La Terre, à son tour, est décrite en termes profondément humains et féminins. Rimbaud invite à ressentir physiquement cette fusion avec la nature : « quand on est couché sur la vallée, on sent / Que la terre est nubile et déborde de sang ». L’expression « terre nubile » dépeint la planète comme une jeune fille en âge d’aimer, prête à enfanter. Par cette métaphore audacieuse, le poète érotise la nature : la Terre est à la fois l’épouse du Soleil et une mère fertile. Son immense sein, soulevé par une âme secrète, est « d’amour comme Dieu, de chair comme la femme ». En une comparaison saisissante, Rimbaud unit le spirituel et le charnel : l’amour divin et la chair féminine cohabitent dans le sein de la Terre. Cette image maternelle souligne que la nature est un utérus cosmique, contenant « le grand fourmillement de tous les embryons ». La sève des plantes et le sang des créatures circulent en elle, gonflant son sein d’une vie foisonnante. La nature entière est donc présentée comme sacrée (assimilée à Dieu) et incarnée (assimilée à la femme).
Le style de Rimbaud dans cette première partie renforce l’impression d’abondance vitale. La phrase initiale s’étire sur plusieurs vers sans pause forte, reproduisant un flux continu – à l’image du rayonnement solaire ininterrompu. Les alexandrins, rigoureusement balancés en hémistiches, donnent une solennité classique au propos, tandis que le rythme ample et les enjambements traduisent la profusion de la vie. Les sonorités contribuent à cette harmonie universelle : on remarque l’assonance en [an] et [on] dans « débonde de sang… grand fourmillemont… embryons », qui reproduit le bourdonnement riche de la vie en gestation. Cette musicalité interne du vers fait écho à la musique cosmique que Rimbaud ne cesse de suggérer dans le poème.
Enfin, un vers bref vient couronner la strophe tel un refrain triomphal : « Et tout croît, et tout monte ! ». Par ce parallélisme emphatique, le poète résume l’élan vital qui soulève la création. Tout croît : la végétation, les êtres, l’amour – rien n’échappe à cette poussée vers la vie. Tout monte : une ascension générale, presque mystique, qui suggère que la matière élève l’âme. Ce vers, isolé et scandé par la conjonction « et » répétée, résonne comme une proclamation d’optimisme. Il confère à la scène une dimension quasi religieuse, comme si l’on assistait à un hymne universel célébrant la Création. En posant d’emblée cette vision d’une nature vivante, aimante et divine, Rimbaud jette les bases de sa « foi » personnelle, une foi en l’amour terrestre comme principe supérieur.
Nostalgie de l’Antiquité païenne (deuxième partie)
Ayant brossé le tableau d’une nature sacrée, Rimbaud oriente son regard vers le passé lointain pour y situer l’âge d’or de cette communion originelle. La transition se fait par une apostrophe à la déesse de l’amour : « Ô Vénus, ô Déesse ! ». À partir de là, le poète exprime sa nostalgie : « Je regrette les temps de l’antique jeunesse… ». Cette anaphore – « Je regrette les temps… » répétée en tête de plusieurs vers – donne au passage la forme d’une complainte lyrique. Rimbaud déplore la perte d’une jeunesse du monde, une époque bénie où les dieux païens peuplaient la nature et où chaque élément vibrait d’une vie sacrée.
Les images mythologiques foisonnent sous sa plume pour évoquer cette ère révolue. Rimbaud convoque d’abord les créatures champêtres de la mythologie grecque : « les satyres lascifs, des faunes animaux ». Ces êtres mi-humains, mi-boucs incarnent une sensualité sans vergogne, un état d’harmonie instinctive avec la nature. Le poète les décrit en pleine étreinte sylvestre : ils « mordaient d’amour l’écorce des rameaux » et « dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde ». Cette double scène d’amour – l’une entre les satyres et les arbres, l’autre entre les faunes et les nymphes aquatiques – révèle une nature anthropomorphisée où même l’écorce des arbres appelle le baiser. On est frappé par la franchise érotique de ces tableaux : Rimbaud ne s’embarrasse pas de pudeur pour chanter l’union charnelle de l’homme, de la plante et de l’esprit de la source. La formule « mordre l’écorce » a une vigueur presque choquante, mêlant la douceur du baiser à la voracité d’un appétit amoureux, comme si la nature était à la fois nourricière et amante qu’on dévore des sens.
La figure centrale de cette pastorale païenne est Pan, le dieu des bergers. Rimbaud lui attribue un rôle héroïque : « debout sur la plaine, il entendait autour / Répondre à son appel la Nature vivante ». Jouant de sa flûte (le « clair syrinx » évoqué dans le texte), Pan entonne « le grand hymne d’amour » sous le ciel. Son chant n’est pas solitaire : la Nature répond en écho, chaque élément se met à vibrer à l’unisson. Les arbres jusque-là muets bercent les oiseaux chanteurs, la terre elle-même berce l’homme endormi, l’océan bleu accompagne de sa rumeur – « et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu ». Cette gradation aboutit à l’image d’une harmonie totale, où du plus petit oiseau jusqu’à l’étendue des mers, tout participe à un même amour divin. L’expression « aimaient en Dieu » suggère que l’amour immanent dans la nature équivalait à une communion avec le divin. Rimbaud réinvente ainsi à sa façon le paradis païen, un monde panthéiste où la présence de Dieu se confond avec l’élan d’amour universel.
Le lexique et les procédés de style soulignent la foisonnance de cet âge d’or. D’abord, la surabondance de conjonctions de coordination – polysyndète marquée par la répétition de « où » et de « et » en tête de vers – crée un effet d’accumulation et de continuité. Par exemple, Rimbaud enchaîne : « Où le sol palpitait… / Où… sa lèvre modulait… / Où… il entendait… / Où les arbres… / …et tout l’Océan bleu / Et tous les animaux… ». Cette syntaxe enchâssée donne l’impression d’une longue ronde où chaque élément en amène un autre, tissant un réseau ininterrompu. Ensuite, les sens sont mobilisés : la vue (les couleurs *« blonde… rose… vert… bleu… » saturent la description), l’ouïe (le chant, l’hymne, les réponses de la nature), le toucher et le goût (mordre l’écorce, baiser la nymphe). La sensualité est omniprésente, dépeignant une nature charnelle et jouissive. Enfin, les temps verbaux à l’imparfait inscrivent cette scène dans la durée et le répété, comme s’il s’agissait de traditions ou de rites anciens régulièrement vécus. Cela accentue l’idée d’un passé lointain mais prolongé, une époque immémoriale de bonheur simple.
Rimbaud évoque également la Grande Mère : « les temps de la grande Cybèle / Qu’on disait parcourir… les splendides cités ». Cybèle, déesse orientale assimilée à la Terre-mère, est décrite parcourant le monde sur son char, sein double coulant du lait de la vie. Cette image majestueuse – « gigantesquement belle » – élargit le tableau champêtre à l’univers urbain (« les cités ») et à toute l’humanité. En ce temps mythique, l’Homme lui-même était nourrisson : « L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie, / Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux ». On voit ici l’humanité infante buvant directement à la source divine de la vie, sous le regard bienveillant de la Déesse mère. Cette vision idyllique symbolise une innocence originelle : l’Homme, encore fort et pur (« Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux »), vivait sans souillure dans le giron de la nature. Rimbaud insiste avec une pointe paradoxale sur la relation entre force et chasteté : la puissance primitive de l’homme découlait de sa candeur et de sa douceur. Aucune corruption ne l’avait encore atteint. Le tableau de Cybèle conclut la série d’images païennes sur une note d’harmonie totale entre l’homme et le divin naturel.
A travers ces multiples allusions mythologiques – de Vénus à Pan, en passant par les nymphes et Cybèle –, Rimbaud ne se contente pas d’illustrer un folklore antique. Il réinvente un syncrétisme personnel où se mêlent panthéon gréco-romain et cultes orientaux dans une même célébration de la vie. Tous ces dieux et créatures partagent un trait commun : ils sont des personnifications de la fertilité, de l’amour sensuel et des forces naturelles. Le poète adolescent s’approprie ces mythes pour proposer en creux une alternative aux valeurs de son siècle. Son idéal se trouve dans cette Antiquité rêvée, luxuriante et libre, par opposition implicite avec la stérilité du présent. La deuxième partie du poème, par son ton elegiaque et son foisonnement imagé, traduit ainsi autant un émerveillement devant la beauté mythique du monde qu’un regret sincère de voir ces croyances et cette simplicité perdue.
Réquisitoire contre la religion et l’homme moderne (troisième partie)
Après l’évocation enchanteresse du monde païen, un brusque changement de ton s’opère. Rimbaud revient à la réalité contemporaine qu’il juge misérable en comparaison de l’idéal passé. La transition se cristallise dans l’exclamation « Misère ! » – un mot seul, ponctué d’un point d’exclamation, qui claque comme un verdict sans appel. Le poète passe du regret à la colère, dressant un réquisitoire contre l’homme de son époque et la religion qui l’a façonné.
Rimbaud constate d’abord, d’un ton amer : « Maintenant il dit : Je sais les choses, / Et va, les yeux fermés et les oreilles closes. » L’Homme moderne affiche une prétention de savoir, il croit tout connaître du monde, mais cette assurance même le rend aveugle et sourd. La métaphore des yeux fermés et oreilles bouchées suggère une ignorance volontaire ou un entêtement qui l’empêche de percevoir les vérités essentielles (celles de la nature aimante évoquées plus haut). L’adverbe « Maintenant » nous ramène brutalement dans le présent, par contraste avec les temps anciens idéalisés. On ressent une chute brutale : de la vision extatique on tombe dans la réalité désenchantée du XIXe siècle.
Le vers suivant condense la situation spirituelle de l’époque : « Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi, / L’Homme est Dieu ! ». À travers cette formule paradoxale, Rimbaud critique la double dérive de la modernité. D’une part, « plus de dieux » répété deux fois marque la disparition du sacré traditionnel : le polythéisme vivant d’antan a été aboli, et même la foi chrétienne semble déchue dans le cœur des hommes (il n’y a « plus de dieux », plus de transcendances auxquelles se référer). D’autre part, l’Homme s’est proclamé lui-même Roi et Dieu – en d’autres termes, l’humanité a remplacé la divinité par la raison humaine et le matérialisme. Rimbaud dénonce ici l’orgueil moderne, cette attitude prométhéenne qui couronne l’Homme comme mesure de toute chose. Cependant, ce ton exclamatif empreint d’ironie (« l’Homme est Dieu ») signale que ce règne de l’Homme sur le monde est dérisoire et vide de vrai sens, car il s’est fait au prix de la perte de l’amour et du mystère.
En effet, le poète rétorque immédiatement à l’Homme triomphant : « Mais l’Amour, voilà la grande Foi ! ». Par ce vers incisif, Rimbaud affirme son propre credo : la seule foi salvatrice est celle en l’Amour, c’est-à-dire en la communion chaleureuse avec la vie. Il oppose ainsi l’amour – principe de vie qu’il a chanté dans les sections précédentes – à toutes les fausses idoles de la modernité (le savoir orgueilleux, le pouvoir stérile). L’amour redevient une notion quasi religieuse (« Foi » avec une majuscule), érigée en absolu. On retrouve ici l’esprit du titre original « Credo in unam » : Rimbaud ne croit qu’en une seule divinité, qui n’est autre que l’Amour universel, souvent incarné par la figure féminine (Vénus, Cybèle, la Nature-mère).
Cette profession de foi amène Rimbaud à s’attaquer frontalement à la religion chrétienne et à la morale bourgeoise de son temps. Il apostrophe la déesse-mère dans une supplique : « Oh ! si l’homme puisait encore à ta mamelle, / Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle… ». Le poète imagine que si l’humanité n’avait pas été sevrée de la source primordiale (le lait de la Grande Mère nature), elle n’aurait pas perdu le bonheur. Il déplore que l’homme ait « laissé l’immortelle Astarté », autre nom d’une déesse de l’amour, qu’il associait plus haut à la naissance de la beauté féminine surgissant de la mer. Astarté/Vénus, rappelle Rimbaud, « fit chanter… le rossignol aux bois et l’amour dans les cœurs » : sous son règne, même les oiseaux chantaient plus joliment et l’amour habitait chaque être. L’abandon de ces déesses symbolise l’abandon de la joie naturelle et de la sensualité sacrée.
En lieu et place, l’autre Dieu – c’est-à-dire le Dieu unique du christianisme – a imposé sa croix. Rimbaud l’avait déjà suggéré plus tôt : « Oh ! la route est amère depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ». La croix est vue comme un joug qui attelle l’homme, l’asservissant à une doctrine de pénitence. Selon le poète, le christianisme a placé la vie sous le signe du péché et de la souffrance expiatoire : « sacrifice, souffrance, culpabilité » sont les valeurs implicites qu’il critique. Ainsi, l’homme moderne, façonné par des siècles de morale austère, est devenu « triste et laid, triste sous le ciel vaste ». Ce vers cinglant associe la laideur de l’homme à sa tristesse spirituelle : privé de liberté instinctive, il s’est flétri. Rimbaud précise même : « Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste ». Cette image suggère que dans un état d’innocence originelle l’homme n’aurait pas eu honte de sa nudité – référence à Adam avant la Chute peut-être –, alors que désormais il se cache, conscient d’une faute associée au corps. La salissure mentionnée (« il a sali son fier buste de dieu ») renvoie à la souillure du péché et du matérialisme : l’homme qui était créé à l’image de Dieu (« fier buste de dieu » indiquant sa noble stature passée) s’est avili dans des servitudes basses (« rabougri… aux servitudes sales »). Le ton de Rimbaud est dur et satirique ici, peignant un tableau peu flatteur de l’humanité contemporaine : non seulement déchue moralement, mais aussi ridiculement attachée à prolonger sa décrépitude (« même après la mort, dans les squelettes pâles, il veut vivre » dit-il, moquant le culte vain des reliques ou de l’au-delà, qui insulte la beauté première de la vie).
Un aspect particulièrement intéressant de ce réquisitoire est la critique de la condition de la Femme dans ce monde désacralisé. Rimbaud écrit avec amertume : « Et l’Idole où tu mis tant de virginité, / … la Femme, … ne sait plus même être courtisane ! ». Autrement dit, la femme – que les dieux païens avaient élevée au rang d’idole de pureté et de beauté inspiratrice – a perdu jusqu’à l’art de l’amour. La courtisane, figure de la femme libre et séductrice, n’existe plus dans une société qui soit écrase la femme sous la pudeur hypocrite, soit la réduit à un objet trivial. En un sens, Rimbaud regrette la féminité sacrée d’autrefois, cette muse sensuelle qui élevait l’âme de l’homme (« afin que l’Homme pût… monter… à la beauté du jour »). Le monde moderne, dit-il, en rit comme d’une bonne farce : « le monde ricane / Au nom doux et sacré de la grande Vénus ». Ce rire du monde indique une profanation : ce qui était sacré (Vénus, symbole de l’amour) est tourné en dérision par une époque matérialiste et cynique.
Ainsi, dans cette troisième partie, Rimbaud fait table rase : il attaque à la fois l’orgueil scientiste de l’homme (*« Je sais les choses »), l’obscurantisme moral de la religion qui réprime le corps, et la laideur d’une société qui a perdu le sens du sacré et du beau. Son sarcasme transparaît derrière l’emphase (l’usage des exclamations, des oppositions tranchées). On sent aussi la voix du poète prophète, indigné, qui fustige ses contemporains du haut de ses 16 ans avec une étonnante lucidité. Cette violente critique prépare le terrain pour la dernière partie du poème, où Rimbaud va proposer une forme de salut ou de sortie à cette impasse spirituelle.
Rêve d’une renaissance spirituelle (quatrième partie)
Après la révolte et le constat de faillite du présent, « Soleil et chair » s’achève sur une vision d’espoir grandiose. Rimbaud, en véritable voyant, prophétise une renaissance prochaine de l’humanité guidée par l’amour et la redécouverte du divin dans le monde. La transition se fait par un souhait ardent : « Si les temps revenaient, les temps qui sont venus ! ». Il rêve du retour de ce passé mythique qu’il a décrit, mais transfiguré dans le futur : « Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles ! ». Cette formule suggère que l’humanité, après avoir expérimenté toutes les illusions (tous les « rôles » possibles, du paganisme au rationalisme, en passant par la foi dogmatique), arrive à la fin d’un cycle. Lassé de briser des idoles dans le vide, l’Homme pourra ressusciter libéré de tous ses anciens dieux et chercher un sens nouveau. Rimbaud annonce alors l’avènement d’un Homme nouveau, affranchi des « vieux jougs » et de « toute crainte », tourné vers le ciel pour y scruter l’Idéal.
Le poète entrevoit surtout l’intervention salvatrice de la divine Mère qu’il invoquait. « Tu viendras lui donner la Rédemption sainte », promet-il à la Déesse. On comprend que cette figure tutélaire est multiple : c’est à la fois Vénus-Astarté sortant des flots, Cybèle la mère universelle, et Aphrodite la beauté marine. Rimbaud la peint surgissant « splendide, radieuse, au sein des grandes mers » et répandant « L’Amour infini dans un infini sourire ». L’image est d’une luminosité triomphale : telle la Vénus antique née de l’écume, la déesse de l’Amour se lève de l’océan mondial pour inonder l’univers de son sourire. Cette apparition messianique apportera ce qui manque au monde moderne : l’amour infini. Le vers « Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser » est à ce titre particulièrement mémorable. Rimbaud y condense l’idée que l’absence d’amour est la grande sécheresse spirituelle de l’époque, et que seule une figure maternelle et aimante peut abreuver l’âme collective. L’emploi du futur solennel (*« tu viendras ») marque une certitude prophétique : ce n’est pas un vain espoir, c’est écrit comme un destin.
Cette renaissance s’accompagne, dans le poème, d’une véritable transfiguration de l’Homme. Rimbaud clame : « Ô ! L’Homme a relevé sa tête libre et fière ! / Et le rayon soudain de la beauté première / Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair ! ». On voit l’humanité qui, libérée, redresse la tête avec fierté, baignée par un éclair de beauté originelle retrouvée. Ici, le « dieu » qui palpite dans « l’autel de la chair » représente l’idée chère à Rimbaud que le divin réside en l’homme lui-même, dans son corps et son être naturel, pour peu qu’il ouvre son cœur à la beauté. La chair humaine, autrefois méprisée par la morale, redevient un temple sacré où brille l’étincelle divine. Cette sacralisation du corps est en totale continuité avec le titre du poème – Soleil et chair – qui liait déjà la lumière céleste et la corporalité.
Libéré de ses entraves, l’Homme nouveau est avide de connaissance authentique : « L’Homme veut tout sonder, – et savoir ! ». Rimbaud décrit l’essor de la Pensée enfin affranchie : « La Pensée, la cavale longtemps… oppressée s’élance de son front ! ». La pensée est comparée à une fougueuse jument (cavale) qu’on aurait trop longtemps retenue et qui part au galop. Cette métaphore donne à la quête de vérité une énergie presque indomptable. Le poète exulte à l’idée que la pensée libre « saura Pourquoi !… ». On retrouve les grands élans de la philosophie et de la science, mais cette fois sans arrogance aveugle : il s’agit d’une curiosité lucide et presque mystique. Rimbaud enchaîne alors une série de questions vertigineuses qui traduisent les interrogations existentielles de l’humanité : « Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ? / Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ? / … Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau / De mondes… ? / … Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ? / … Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ? / La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ? / … D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond / Des Germes… des Embryons… au fond / De l’immense Creuset… La Mère-Nature le ressuscitera… ? ». Ces vers, haletants et ponctués de points d’interrogation, embrassent l’infini du cosmos et le mystère des origines. L’Homme cherche à comprendre l’Univers (le ciel, les étoiles), la présence ou non d’un Dieu berger guidant les mondes, la nature de la foi et de la pensée, le cycle de la vie et de la mort… Rimbaud condense ici des questionnements scientifiques (cosmologie), métaphysiques et spirituels. Il suggère même une idée de réincarnation matérielle via la nature (l’homme retombant en germes dans le creuset de Mère-Nature qui le fera renaître dans une fleur ou un épi de blé).
Face à cette avalanche de questions, le jeune poète reconnaît l’humilité de la condition humaine : « Nous ne pouvons savoir ! – Nous sommes accablés / D’un manteau d’ignorance… / Notre pâle raison nous cache l’infini ! ». Il introduit ici le thème du Doute, ennemi du savoir absolu : « le Doute, morne oiseau, nous frappe de son aile… / – Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !… ». Ces images poétiques traduisent l’idée que plus on cherche à comprendre le mystère, plus celui-ci recule (l’horizon fuyant sans cesse). L’oiseau lugubre du doute obscurcit nos cieux intérieurs. Rimbaud, en quelques vers, résume ainsi la tragédie de l’esprit humain : avide de vérité mais prisonnier de ses limites. Toutefois, ces interrogations ne sont pas la conclusion du poème – elles en forment le climax intellectuel, juste avant le dénouement.
Le dernier mouvement de « Soleil et chair » revient en effet à la lumière et à l’exultation. Brusquement, l’atmosphère s’éclaire : « Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts / Devant l’Homme, debout… / Dans l’immense splendeur de la riche nature ! ». Contre toute attente, Rimbaud suggère que malgré l’ignorance, une révélation se produit par l’émerveillement devant la Nature. L’Homme debout dans la splendeur naturelle n’a plus peur des mystères, il les abolit par son union au cosmos. Le chant peut alors reprendre : « Il chante… et le bois chante, et le fleuve murmure / Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !… ». On retrouve l’idée de correspondances universelles : la joie de l’homme fait chanter les éléments autour de lui, de la forêt au fleuve. Ce chant unanime qui s’élève vers la lumière du jour symbolise l’harmonie retrouvée entre l’âme humaine et le monde. Rimbaud s’exclame alors dans un dernier cri de triomphe mystique : « – C’est la Rédemption ! c’est l’amour ! c’est l’amour !… ». La triple répétition du mot amour et l’identification de celui-ci à une Rédemption sacrée bouclent le poème sur son message primordial. L’amour, principe divin qu’il opposait à la stérilité moderne, s’est finalement imposé comme sauveur. La boucle est bouclée : le poète a démontré par l’imagination qu’à l’amour seul revient le pouvoir de racheter l’humanité de ses doutes et de ses maux. Cette conclusion enthousiaste sonne comme un Credo final, une affirmation extatique de foi en l’amour.
Pour clôturer son œuvre en beauté, Rimbaud ajoute une sorte de coda poétique constituée d’une série de tableaux mythologiques (correspondant à la section IV numérotée du poème). Après avoir clamé la rédemption de tout l’univers, il dépeint une procession onirique où les figures légendaires de l’Antiquité semblent défiler sous nos yeux, témoins et acteurs de ce renouveau. Il évoque d’abord « Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! / Ô renouveau d’amour, aurore triomphale… ». Ce vers introducteur célèbre l’union de la chair (beauté sensuelle) et de l’idéale (beauté spirituelle) dans une aube victorieuse. On voit se profiler la silhouette de Vénus Kallipyge (« la blanche Kallipyge », Vénus à la beauté triomphante), aux côtés du petit Éros, effleurant de leurs pieds les femmes et les fleurs qui s’épanouissent. Suivent des scènes empruntées à diverses mythologies : Ariane en pleurs abandonnée par Thésée sur son île, bientôt consolée par Bacchus (Lysios) sur son char entouré de panthères ; Zeus métamorphosé en taureau enlevant la princesse Europe qui s’évanouit d’extase sur son dos dans les vagues ; Léda étreinte par le grand cygne (Zeus encore, sous une autre forme) ; puis Aphrodite elle-même (Cypris), plus belle et fière que jamais, qui passe avec ses courbes splendides, exhibant la gloire de son corps doré. Derrière elle, tel un protecteur, apparaît Héraclès drapé de sa peau de lion, figure de la force virile magnifiée.
Chaque image illustre à sa manière la fusion du divin et de l’humain par l’amour charnel. Ariane trouve un nouvel amant divin, Europe est aimée d’un dieu qui prend forme animale, Léda conçoit dans l’union avec le dieu-cygne, etc. Rimbaud tisse ainsi un véritable mosaïque mythique où les frontières entre dieux, hommes, bêtes et éléments naturels s’abolissent dans un tourbillon d’étreintes et de beauté. La sensualité est à son comble dans ces vers : les « larges seins d’or » de Cypris, la « pâle joue en fleur » d’Europe traînant sur le front du taureau divin, la chevelure d’or d’Europe que fait flotter l’écume, ou encore « les blancheurs de l’aile » du cygne enveloppant Léda. Autant de détails picturaux qui composent une scène digne d’une peinture académique du XIXe siècle, mais transcendée par la poésie.
Pour finir, Rimbaud revient à une atmosphère nocturne et sacrée : sous la lune d’été, une Dryade nue rêve dans la clairière argentée, tandis que la déesse lunaire Séléné dépose un baiser de rayon sur les yeux d’Endymion assoupi. Plus loin, une Source personnifiée (nymphe de l’eau) médite, le coude sur son urne, après avoir étreint un beau jeune homme dans son flot. Une brise d’amour parcourt la nuit, animant les bois sacrés. Et là, vision finale saisissante : « Majestueusement debout, les sombres Marbres, / Les Dieux, au front desquels le bouvreuil fait son nid, – / Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini ! ». Les statues des dieux, dressées dans l’ombre de la forêt sacrée, sont éveillées par le chant du rouge-gorge qui niche sur leurs fronts. Elles écoutent désormais l’Homme et l’Infini. C’est la dernière image du poème : elle renverse l’ordre ancien où l’homme priait les dieux. Ici, ce sont les dieux figés dans le marbre qui prêtent l’oreille à l’Homme célébrant l’Univers. On peut interpréter ce renversement comme l’avènement d’une ère où l’humanité, divinisée par sa communion retrouvée avec la nature, n’est plus soumise aux dieux extérieurs – au contraire, les puissances mythiques intègrent l’harmonie universelle conduite par l’homme. Cette conclusion onirique et symbolique illustre magnifiquement le propos de Rimbaud : lorsque l’amour circule librement entre la nature, l’humain et le divin, alors l’univers entier entre en résonance et atteint un état d’accord parfait.
Conclusion
En définitive, « Soleil et chair » apparaît comme une symphonie poétique en quatre mouvements, où Arthur Rimbaud déploie une vision du monde à la fois archaïque et révolutionnaire. Le jeune poète y exprime, avec une ferveur communicative, ses croyances personnelles : la Nature est vivante et sacrée, le corps et l’amour charnel sont divins, et l’homme ne peut s’épanouir qu’en renouant avec cette vérité primitive. À travers la célébration panthéiste du soleil et de la terre, la rêverie nostalgique sur les dieux païens, la diatribe contre la modernité chrétienne, puis la prophétie d’une rédemption par l’amour, Rimbaud compose un véritable Credo poétique. L’originalité de ce poème est de marier une forme classique impeccable (alexandrins rythmés, images héritées de la culture gréco-latine) avec un contenu subversif et visionnaire. Il illustre bien la devise rimbaldienne d’être « absolument moderne » : Rimbaud puise dans l’Antiquité et la mythologie non par passéisme, mais pour mieux critiquer son présent et esquisser un futur idéal. Son langage foisonnant, chargé de sensualité et de spiritualité mêlées, rend son message accessible et frappant même pour un lecteur d’aujourd’hui.
Poème de jeunesse, « Soleil et chair » impressionne par son souffle et sa maturité conceptuelle. Rimbaud, à 16 ans, s’y pose déjà en poète-voyant, dénonçant les impostures de son temps et appelant de ses vœux une régénération de l’être humain. On y perçoit en germe les thèmes qui lui seront chers : la révolte contre la morale étriquée, l’exploration des états visionnaires, l’exaltation de la liberté sensuelle. Bien que Rimbaud abandonne la poésie quelques années plus tard, ce texte témoigne de l’extraordinaire contribution qu’il a apportée à la littérature en un temps très court. Pour les élèves comme pour les professeurs qui l’étudient, « Soleil et chair » offre une occasion précieuse de discuter de la place du sacré dans la poésie, de la critique sociale par le mythe, et de la manière dont un auteur peut réinventer la langue pour exprimer l’indicible. Rimbaud nous y rappelle, en somme, que la poésie est puissance de métamorphose : elle peut faire dialoguer les dieux et les hommes, le passé et l’avenir, et raviver en nous la soif d’amour indispensable à la vie. Ce cri d’enthousiasme et de révolte, plus d’un siècle et demi après, demeure impeccablement beau et inspirant, à l’image du soleil dont il émane et de la chair qu’il réhabilite.

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