📑TABLE DES MATIÈRES

  1. Le poème
  2. 🔎 L’analyse du poème
  3. Un paysage d’été
  4. Silence de la pensée et extase de l’âme
  5. Conclusion

Le poème

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.


🔎 L’analyse du poème

Composé en mars 1870 alors qu’il n’a que quinze ans. Ce texte de jeunesse, plus tard intégré aux Cahiers de Douai, a été envoyé le 24 mai 1870 par Rimbaud au poète parnassien Théodore de Banville dans l’espoir d’être publié. Malgré son jeune âge, Rimbaud y respecte la forme classique : le poème compte huit vers organisés en deux quatrains d’alexandrins à rimes alternées masculines et féminines. Cette structure régulière témoigne de l’héritage des traditions poétiques que Rimbaud admire, même s’il cherche déjà à s’en émanciper d’un point de vue stylistique. En effet, le jeune poète déclare vouloir « devenir Parnassien ou rien », tout en reprochant aux Parnassiens leur ton trop grandiloquent : il aspire à une poésie plus simple et authentique. Le titre même, employé au singulier, annonce la simplicité et le dépouillement de ce poème centré sur l’expérience sensible.

La courte pièce exprime avec limpidité les élans d’un adolescent rêveur en quête de liberté et de bonheur, ainsi que son éveil à la sensualité. Rimbaud y dépeint une promenade imaginaire en pleine nature, source d’un plaisir extatique et d’une communion quasi mystique avec le monde naturel. Les sensations physiques ressenties dans ce cadre champêtre se muent peu à peu en une exaltation spirituelle : le poète se laisse envahir par un « amour infini » qui le transporte, libre et heureux, comme s’il était en compagnie de la femme aimée. Dans un premier temps, nous verrons comment le poète évoque avec simplicité un paysage sensoriel d’été (I). Nous nous pencherons ensuite sur le silence intérieur et l’évasion qui mènent à une forme d’extase de l’âme (II). Enfin, nous analyserons de quelle manière la Nature prend, sous la plume de Rimbaud, les traits d’une figure féminine aimante, conférant au poème sa dimension lyrique et sensuelle (III).


Un paysage d’été

Dès les premiers vers, Rimbaud installe un décor bucolique et familier. L’action se situe « par les soirs bleus d’été » (v.1) dans « les sentiers » de la campagne (v.1) – autant d’images de la belle saison, propices à la rêverie. L’emploi du pluriel (« les soirs… les sentiers ») et de la préposition « par » donne à la scène une portée générale et intemporelle, comme s’il s’agissait d’une expérience répétée et hors du temps concret. Rimbaud décrit volontairement un coin de nature ordinaire (« les blés », « l’herbe menue ») plutôt que des paysages exotiques, ce qui accentue la simplicité et l’universalité de l’expérience décrite. Le champ lexical de la nature structure d’ailleurs tout le poème, avec des termes comme « été », « sentiers », « blés », « herbe », « vent » (et « Nature » à la fin) pour planter le décor champêtre. Dans ce cadre humble, loin de la ville, le je poétique peut s’abandonner librement à ses sensations.

La présence marquée du pronom « je » – utilisé six fois en huit vers – affirme le caractère lyrique du poème. Ce je n’est pas narcissique pour autant, il sert surtout de médium à l’expérience vécue, le poète s’effaçant derrière ses perceptions. Notons que tous les verbes sont au futur (« j’irai », « je sentirai », « je laisserai »…) : le poème n’est pas le récit d’un souvenir passé mais l’énoncé d’un projet, d’un rêve que Rimbaud se promet de réaliser. Ce futur donne à la scène un caractère onirique et ouvert, détaché des contingences du présent. Plutôt que de faire, le jeune poète envisage un état d’être à venir, une promesse de bonheur sensoriel.

La première strophe mobilise deux sens principaux pour immerger le lecteur dans le vif du sujet :

  • La vue : dès le vers initial, une impression visuelle frappe l’esprit avec « les soirs bleus d’été ». La couleur bleue du crépuscule d’été teinte l’atmosphère de douceur et de calme, invitant au rêve. Ce fond de ciel apaisé sert de toile de fond à l’aventure intérieure du poète.

  • Le toucher : très vite, le poème insiste sur les sensations tactiles, comme l’indique d’ailleurs son titre Sensation. Rimbaud anticipe le contact direct avec les éléments naturels : il sera « picoté par les blés » (v.2), pourra « fouler l’herbe menue » (v.2) et laissera « le vent baigner [sa] tête nue » (v.4). Ces verbes traduisent une communion charnelle avec la nature. Le corps du poète est stimulé de bas en haut : les épis de blé picotent légèrement ses jambes, l’herbe fraîche caresse la plante de ses pieds nus, et le vent d’été enveloppe sa tête découverte. Le terme « fraîcheur » (v.3) suggère la vive sensation de bien-être physique ressentie au contact de la terre et de l’air. Ainsi, du pied à la tête, le poète s’imprègne pleinement du milieu naturel, préfigurant l’élévation de son âme qui suivra.

Le jeune Rimbaud adopte une attitude de disponibilité totale à ces impressions. Il se décrit « rêveur » (v.3), l’adjectif étant placé en apposition comme pour mieux définir sa nature sensible et contemplative. Surtout, il accueille passivement ce que la nature lui offre : « picoté par les blés » présente le poète comme le réceptacle presque passif de la caresse un peu piquante des épis, et « je laisserai le vent baigner ma tête nue » (v.4) indique son abandon confiant au vent qui le pénètre de sa fraîcheur. Cette passivité assumée – laisser le vent faire, se laisser picoter – traduit le lâcher-prise et l’osmose recherchée avec la nature. Le bonheur se trouve dans cette ouverture de tous les sens, sans filtre ni résistance.

Le style du poème reflète cette simplicité et cette harmonie sensorielle. Le lexique est volontairement simple et courant : Rimbaud emploie des mots de la vie de tous les jours, concrets et sans artifices, comme « bleus », « rêveur », « fraîcheur », « herbe », « parlerai », « amour infini », « Nature », « heureux », « femme ». La musicalité des vers renforce l’effet de légèreté et de bien-être. On remarque par exemple l’assonance en -é/-è qui court tout au long du premier quatrain (« soirs bleus d’été », « blés », « fouler », « menue », « fraîcheur », « pieds »…) et nimbe les vers d’une sonorité claire et aérienne. De même, les allitérations liquides en l et m, ou sifflantes en s, participent à la douceur du rythme (« fouler l’herbe menue », « soirs bleus »). Quelques consonnes plus dures en p viennent ponctuellement réveiller les sens en imitant la légère piqûre des blés (« Picoté par les blés »). Le poème déploie ainsi une mélodie naturelle et apaisante. Tout concourt à peindre une scène simple, ressentie dans l’immédiateté des sens, où le jeune rêveur goûte en silence la fraîcheur du soir d’été.


Silence de la pensée et extase de l’âme

Au vers 5 survient un tournant dans le poème : « Je ne parlerai pas, je ne penserai rien ». Après l’enthousiasme sensoriel de la première strophe, cette phrase brève vient trancher net le flot d’images. Rimbaud instaure soudain le silence, à la fois extérieur (il ne parlera pas) et intérieur (il ne pensera rien). Cette double négation radicale a valeur de purification : le poète s’interdit toute parole et jusqu’à toute pensée, comme pour faire le vide en lui-même. Il s’agit d’un geste d’ascèse spirituelle, d’une mise en retrait de l’ego afin de mieux communier avec la nature. On assiste en quelque sorte à une forme de méditation poétique : en faisant taire le discours et l’activité mentale, le narrateur crée en lui l’espace nécessaire à une pleine réceptivité du monde. La gradation « ne parlerai pas / ne penserai rien » marque une étape supplémentaire dans l’abandon de soi : après le refus de la parole vient l’extinction même de la pensée, signe d’un effacement total du moi rationnel. Le vers est équilibré par la césure médiane, ce qui renforce l’effet de calme et de retenue. Cette suspension du verbe et de la pensée annonce l’accès à un état de contemplation pure. Elle n’est pas sans rappeler les témoignages de certains écrivains romantiques sur le bonheur ressenti dans le silence de la nature : par exemple, Jean-Jacques Rousseau évoquait, dans ses Rêveries du promeneur solitaire, le fait de sentir son existence avec délice « sans prendre la peine de penser ». De même, le vers de Rimbaud suggère qu’en s’ouvrant au silence intérieur, le poète se fond dans le moment présent et touche à une forme de plénitude.

Cette plongée dans le silence intérieur porte rapidement ses fruits. Le vers 6 enchaîne avec « Mais l’amour infini me montera dans l’âme ». Le connecteur « mais » indique qu’en échange du renoncement aux paroles et aux pensées, quelque chose de beaucoup plus précieux va advenir. Libéré de tout bruit parasite, le poète sent affluer en lui un sentiment d’amour absolu qui envahit son être. L’expression « l’amour infini » suggère une émotion illimitée, d’une intensité exceptionnelle, comme si l’univers tout entier se déversait dans son cœur. Le choix de l’article défini « l’amour » donne à entendre qu’il ne s’agit pas d’un amour parmi d’autres, mais d’un absolu, d’une essence même de l’amour. Ce dernier est qualifié d’infini, ce qui le place hors du commun, dans une dimension quasi mystique. Le verbe « montera » indique un mouvement ascendant : cette ivresse d’amour s’élève jusqu’à « l’âme » du poète, c’est-à-dire jusqu’à sa part spirituelle. On assiste ainsi à une élévation intérieure, une sorte d’extase. Ce terme « âme », qui n’apparaît qu’ici, fait écho à la plénitude métaphysique atteinte par le jeune homme. Une progression est clairement perceptible : aux plaisirs physiques des pieds sur la terre et du vent sur la tête succède l’embrasement de l’âme elle-même. Le bonheur n’est plus seulement sensoriel, il devient mystique. Rimbaud touche à un état de grâce où il fait corps avec la nature, animé d’un amour immense qui le dépasse.

Fort de cette exaltation, le poète peut alors reprendre sa marche en avant. « Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien » annonce le vers 7, renouant avec la structure verbale du futur. Le « Et » initial suggère que l’épanchement d’amour de l’âme se prolonge naturellement en un élan vers l’ailleurs. Le motif du voyage, déjà présent au début du poème (« j’irai… dans les sentiers »), réapparaît amplifié : « loin, bien loin ». Cette répétition du mot « loin », renforcé par l’adverbe « bien », exprime l’idée d’une distance sans cesse accrue, d’une fuite sans limite. Le poète aspire à s’évader toujours plus loin, hors des frontières du quotidien. Il se compare « à un bohémien », c’est-à-dire à un gitan errant. Cette figure du bohémien nomade, fréquente sous la plume de Rimbaud, symbolise la vie libre sur les routes, débarrassée des attaches et des conventions sociales. Choisir ce comparant revient à revendiquer une liberté anticonformiste : au XIème siècle, les bohémiens étaient souvent mal perçus, considérés comme des marginaux vivant en dehors de la société établie. En s’assimilant à eux, Rimbaud adopte une posture provocatrice de rébellion contre l’ordre établi, et affirme son désir de création affranchie de toute contrainte. Le voyage dont il rêve n’a pas de destination précise : c’est l’errance pour elle-même, l’ouverture de tous les possibles. On songe bien sûr à la propre biographie de Rimbaud, qui quelques mois après la rédaction de Sensation prendra effectivement la route, fuguant à plusieurs reprises, et qu’il chantera plus tard dans « Ma Bohème » notamment.

Le dernier vers du poème apporte une conclusion lumineuse à cette quête de bonheur : « Par la Nature, – heureux comme avec une femme ». L’expression « par la Nature », avec la majuscule à Nature, indique que le poète se sent guidé, porté par la force de la nature personnifiée. La Nature est érigée en une sorte d’entité bienfaitrice qui accompagne l’errance du bohémien. La comparaison finale « heureux comme avec une femme » frappe par son audace et son pouvoir évocateur. Rimbaud établit un parallèle entre la félicité qu’il éprouve au contact de la Nature et celle qu’apporterait la présence d’une femme aimée. Il sous-entend ainsi que la Nature lui procure une joie aussi complète, aussi intense que l’amour humain. La femme évoquée ici est l’archétype de la compagne idéale, à la fois amante et protectrice : on peut y voir une figure maternelle de la dame Nature qui berce et comble le poète. Le texte ne dit pas qu’il y a effectivement une femme auprès de lui ; au contraire, le bonheur ressenti est comme avec une femme, ce qui signifie qu’il émane uniquement de la fusion avec la nature. Le tiret qui précède « heureux » dans le vers 8 crée un léger temps de pause, mettant en valeur cet état de bonheur suprême qui survient comme une révélation. Il brise aussi discrètement la cadence régulière de l’alexandrin, traduisant peut-être l’émotion qui saisit le poète. En terminant son poème sur le mot « femme », Rimbaud laisse l’image d’une union quasi nuptiale entre lui et la Nature. La boucle est bouclée : le jeune homme parti fouler les sentiers un soir d’été a trouvé au bout du chemin un bonheur absolu, une extase d’autant plus belle qu’elle est simple et naturelle.


Conclusion

En seulement huit vers, « Sensation » condense l’idéal de bonheur du jeune Rimbaud : la liberté, la nature et l’amour y sont entremêlés dans une vision à la fois épurée et exaltée. Le poète y exprime avec une sincérité désarmante son désir de fuir les contraintes du monde pour s’abandonner aux sensations que lui offre la nature, et il témoigne que cette communion simple peut engendrer un sentiment d’infini habituellement réservé à l’amour romantique. Loin d’être une simple rêverie bucolique, ce poème de 1870 annonce déjà la soif d’absolu qui traversera l’œuvre et la vie de Rimbaud. On retrouvera en effet dans d’autres compositions de sa jeunesse – par exemple Au Cabaret-Vert ou Ma Bohème – la même célébration de la fugue et de la communion avec le monde naturel, signe que cette inspiration ne l’a pas quitté. À sa manière, Sensation renouvelle le lyrisme en conjuguant la plus grande simplicité d’expression avec la quête d’une transcendance (« l’amour infini »). Arthur Rimbaud, du haut de ses seize ans, y propose une véritable philosophie du bonheur fondée sur l’harmonie entre l’homme et la Nature. Le lecteur du XXIème siècle peut encore être touché par la fraîcheur et la puissance d’évocation de ces vers qui invitent à rêver, à marcher pieds nus dans l’herbe un soir d’été et à ressentir, ne serait-ce qu’un instant, l’« amour infini » du monde.


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Une réponse à « 2. Sensation »

  1. Avatar de Les Petites Analyses

    Bonjour,

    Merci pour votre commentaire. Quand vous dites ceux qui ne sont pas faits, à quoi pensez-vous exactement ? Normalement tous les poèmes du cahier s’y trouvent …

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