📑 TABLE DES MATIÈRES

  1. Le poème
  2. 🔎 L’analyse du poème
  3. L’invitation amoureuse et le cadre champêtre
  4. Nature et images sensorielles
  5. Un lyrisme charnel
  6. Entre rêverie et réalité : le discours de Nina
  7. Structure, rythme et techniques poétiques
  8. Conclusion

Le poème

LUI – Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions,
Ayant de l’air plein la narine,
Aux frais rayons

Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour ?…
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet d’amour

De chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir des chairs :

Tu plongerais dans la luzerne
Ton blanc peignoir,
Rosant à l’air ce bleu qui cerne
Ton grand oeil noir,

Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou :

Riant à moi, brutal d’ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela, – la belle tresse,
Oh ! – qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
O chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur ;

Au rose, églantier qui t’embête
Aimablement :
Riant surtout, ô folle tête,
À ton amant !….

………………………………………………..

– Ta poitrine sur ma poitrine,
Mêlant nos voix,
Lents, nous gagnerions la ravine,
Puis les grands bois !…

Puis, comme une petite morte,
Le coeur pâmé,
Tu me dirais que je te porte,
L’oeil mi-fermé…

Je te porterais, palpitante,
Dans le sentier :
L’oiseau filerait son andante
Au Noisetier…

Je te parlerais dans ta bouche..
J’irais, pressant
Ton corps, comme une enfant qu’on couche,
Ivre du sang

Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
Aux tons rosés :
Et te parlant la langue franche – …..
Tiens !… – que tu sais…

Nos grands bois sentiraient la sève,
Et le soleil
Sablerait d’or fin leur grand rêve
Vert et vermeil

………………………………………………..

Le soir ?… Nous reprendrons la route
Blanche qui court
Flânant, comme un troupeau qui broute,
Tout à l’entour

Les bons vergers à l’herbe bleue,
Aux pommiers tors !
Comme on les sent tout une lieue
Leurs parfums forts !

Nous regagnerons le village
Au ciel mi-noir ;
Et ça sentira le laitage
Dans l’air du soir ;

Ca sentira l’étable, pleine
De fumiers chauds,
Pleine d’un lent rythme d’haleine,
Et de grands dos

Blanchissant sous quelque lumière ;
Et, tout là-bas,
Une vache fientera, fière,
À chaque pas…

– Les lunettes de la grand-mère
Et son nez long
Dans son missel ; le pot de bière
Cerclé de plomb,

Moussant entre les larges pipes
Qui, crânement,
Fument : les effroyables lippes
Qui, tout fumant,

Happent le jambon aux fourchettes
Tant, tant et plus :
Le feu qui claire les couchettes
Et les bahuts :

Les fesses luisantes et grasses
Du gros enfant
Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
Son museau blanc

Frôlé par un mufle qui gronde
D’un ton gentil,
Et pourlèche la face ronde
Du cher petit…..

Que de choses verrons-nous, chère,
Dans ces taudis,
Quand la flamme illumine, claire,
Les carreaux gris !…

– Puis, petite et toute nichée,
Dans les lilas
Noirs et frais : la vitre cachée,
Qui rit là-bas….

Tu viendras, tu viendras, je t’aime !
Ce sera beau.
Tu viendras, n’est-ce pas, et même…

Elle – Et mon bureau ?


🔎 L’analyse du poème

Dans ce poème extrait des Cahiers de Douai (1870), Arthur Rimbaud, âgé d’une quinzaine d’années, met en scène une invitation amoureuse idéaliste qui se heurte brusquement à la réalité quotidienne. Les Cahiers de Douai rassemblent les premiers essais poétiques de Rimbaud, où il explore avec fougue les thèmes de l’amour adolescent, de la nature complice et de la liberté. Fidèle à l’esprit romantique de son temps, Rimbaud emploie un langage exalté et imagé pour célébrer la passion naissante, tout en s’en démarquant déjà par une ironie latente. Les Réparties de Nina illustre cet affrontement entre le rêve lyrique et le pragmatisme du réel : l’amant fantasque évoque un rêve bucolique érotique, alors que la seule réponse de Nina ramène soudain l’action aux préoccupations ordinaires. L’analyse qui suit mettra en lumière comment Rimbaud utilise la nature et le sensuel pour construire un univers idyllique, puis comment la chute finale (« Et mon bureau? ») brise cet idéal par une touche d’humour et de réalisme.


L’invitation amoureuse et le cadre champêtre

Dès l’ouverture du poème, le tutoiement persistant place le lecteur au cœur d’un dialogue intime. Le poète fait ici figure de jeune amoureux pressant : ses premiers vers (« Ta poitrine sur ma poitrine, Hein ? nous irions, Ayant de l’air plein la narine… ») révèlent à la fois son enthousiasme et son impatience. La question rhétorique « Hein ? nous irions… » marque une sorte d’urgence joyeuse, comme s’il admirait fébrilement Nina.

L’invitation prend place dans un cadre champêtre idyllique. Les images de « air plein la narine », de « bon matin bleu » et de « rosant à l’air » éveillent un univers matinal frais et lumineux. Rimbaud installe ainsi l’instant du poème au moment précis de l’aube ou du petit matin : « le bon matin bleu, qui vous baigne du vin de jour ». Cette métaphore du « vin de jour » suggère une ambiance enivrante et neuve, comme si la lumière elle-même était un vin à déguster. L’environnement naturel apparaît comme un refuge vivifiant pour l’amour, où la campagne sert de complice à la passion des amants.

Plusieurs procédés contribuent à cette atmosphère sereine : d’une part, le vocabulaire sensoriel (« air », « soleil », « rayons », « frais ») insiste sur la fraîcheur matinale et la purification du corps et de l’esprit. D’autre part, les couleurs – le bleu du ciel, le vert des bourgeons, les tons rosés de la peau – défilent pour chromatiser le paysage intérieur de la rêverie. Cette scénographie bucolique rappelle les traditions pastorales, où la nature est souvent présentée comme cadre idéal pour l’amour. Cependant, chez Rimbaud, la nature devient active : elle « frissonne » et « saigne muet d’amour » (vers 89-92), personnifiée comme un être vivant qui ressent et éprouve la passion en silence. Le bois frissonnant qui « saigne muet d’amour » est une image puissante, mêlant couleur (« gouttes vertes ») et sensation organique, illustrant le sentiment partagé entre Nina et le décor qui les entoure.

Cette invitation est donc plus qu’une simple balade : c’est un appel à une expérience extatique en pleine nature. Le poète propose un rendez-vous avec l’azur (le ciel bleu) et la luxuriance de la campagne, où il espère fondre les corps et les âmes. La cadence du texte, marquée par des vers longs et cadencés, comme un souffle amoureux continu, entraîne le lecteur dans ce songe romantique.


Nature et images sensorielles

Le paysage décrit par Rimbaud est d’une richesse sensorielle foisonnante. La nature y est omniprésente et sensorielle, à la fois refuge et amplificateur des émotions. Dans chaque strophe, le poète active tour à tour les cinq sens du lecteur :

  • La vue : Le bleu du matin, le vert des gouttes et des bourgeons, le noir cerclé de bleu de l’œil de Nina, les cieux qui virent « mi-noir » au soir, le rouge vermeil du rêve… Les couleurs abondent pour peindre un univers visuel chatoyant. Par exemple, « blanc peignoir… cerne ton grand œil noir… ton grand œil noir… amoureuse de la campagne… ronds roses » (d’une strophe). Cette richesse chromatique évoque le réveil du jour et l’éveil des sens. Le vert, symbole de vie, apparaît dans « gouttes vertes », « bourgeons », « herbe bleue », « sève », soulignant la fertilité du lieu. Le bleu, de son côté, revient comme couleur du ciel et du regard, signifiant la paix et le rêve (« bon matin bleu… yeux noirs cerclés de bleu »).

  • L’odorat : Les fruits et les senteurs sont particulièrement mis en avant. Le poète fait humer au lecteur le « parfum fort » des pommiers en fleurs à distance d’une lieue. Le retour au village s’accompagne du « goût de framboise et de fraise » sur les lèvres de Nina, et des odeurs de laiterie et d’étable (« ça sentira le laitage… pleine de fumiers chauds »). Ces références olfactives et gustatives (parfum de framboise, douce odeur de la ferme) suggèrent une sensualité physique de la nature et du corps de Nina.

  • L’ouïe : L’environnement sonore est évoqué subtilement par l’andante de l’oiseau et par l’évocation du silence amoureux. Le vers « L’oiseau filerait son andante au Noisetier» mêle musique et nature, comme si un oiseau jouait un prélude tendre. Plus tard, les ronflements du cochon ou le bruit de la vache qui défèque ponctuent la réalité quotidienne. Le rire de Nina, réitéré à plusieurs reprises (« Ton rire fou… Riant à moi… Riant au vent… Riant surtout… »), fait également office d’élément sonore central : sa voix joyeuse retentit dans toute la scène.

  • Le toucher : La peau et les corps entrent en contact. L’expression « Ta poitrine sur ma poitrine» évoque la chaleur du corps à corps, le frisson du contact physique. Plus tard, le poète imagine des gestes plus intimes (« Je te porterais… je t’irais pressant ton corps… »). Rimbaud fait aussi sentir la température du lieu – la fraîcheur de l’herbe, la chaleur des haleines dans l’étable.

  • Le goût : Les références gustatives abondent. Nina a « le goût de framboise et de fraise », fruit que Rimbaud associe à sa chair (« Ô chair de fleur ! »), conférant aux lèvres et au corps de Nina la douceur et la couleur du fruit mûr. De même, la bière qui mousse dans un pot cerclé de plomb est évoquée, ainsi que le jambon aux fourchettes. Ces détails gastronomiques intègrent le physique à la célébration des sensations.

Ces images sensorielles s’enchaînent souvent par enchaînements progressifs : Rimbaud accumule les détails – bleu du matin, mousse de champagne, parfum des vergers, animaux de la ferme – comme pour montrer que l’amour entre Nina et lui embrasse tout l’espace naturel et quotidien. La nature devient ainsi presque un troisième personnage, vibrant d’émotion au rythme des amants.

Liste de quelques motifs et procédés sensoriels clés :

  • Couleurs et lumière (bleu du matin, vert tendre des bourgeons, rosé de la peau, or du soleil)
  • Végétation foisonnante (bosquet, pommiers tors, liseré de lilas, herbe bleue)
  • Symboles alimentaires (framboise, fraise, bière mousseuse, jambon)
  • Animaux emblématiques (oiseau chanteur, vache dans la prairie, cochon grognant)
  • Répétition du verbe « riant » pour souligner le caractère joyeux et vivant de Nina, écho de la nature riante.

Un lyrisme charnel

Au cœur de ce décor bucolique, le poème déploie un vocabulaire fortement érotique et sensuel. Rimbaud ne se contente pas de suggérer la passion : il la décrète avec force et audace, mêlant la fougue d’un adolescent à la beauté lyrique. Le corps de Nina devient le centre de toutes les métaphores amoureuses.

Plusieurs images soulignent cette sensualité :

  • « Ta poitrine sur ma poitrine» (vers 84) signale dès l’abord l’union des corps. Ce rapprochement, presque lascif, ouvre le poème sur une image explicite du contact charnel.
  • L’oreille et les lèvres sont mobilisées par des tournures intimes (« Je te parlerais dans ta bouche»). Cette expression inhabituelle évoque l’idée que l’homme voudrait murmurer à l’oreille de Nina ou goûter ses baisers, fusionnant langue et langue.
  • Le poète compare sa peau à un fruit délicieux: « Ton goût de framboise et de fraise, ô chair de fleur!» (vers 114-115). Ici, Nina est directement assimilée à un fruit mûr et à une fleur éclatante. La métaphore de la « chair de fleur » souligne la douceur et la délicatesse de son corps, tandis que le goût évoque l’idée de baise gourmande. La répétition des fruits rouges (framboise, fraise) renforce l’érotisme : ces fruits rouges, souvent associés au désir, viennent colorer la bouche amoureuse.
  • L’expression « comme une petite morte» (vers 125) est une allusion au concept de la « petite mort », métaphore classique pour l’orgasme. Quand Nina s’évanouit dans les bras du narrateur, Rimbaud ne cache pas le sens littéral du plaisir sexuel intense.
  • De même, « ivre du sang» (vers 203) exprime la soif du poète: il est enivré non pas par l’alcool, mais par le sang qui circule, symbole de vie et de passion. Cette hyperbole traduit l’exaltation charnelle (le sang qui coule « bleu sous ta peau blanche ») et une forme de violence douce du désir.

Le registre du langage est surtout lyrique et lyrique sensuel : Rimbaud use d’exclamations (Oh ! Hein !) et de tournures emphatiques pour traduire l’emportement amoureux. On sent chez lui l’influence des poètes romantiques, même si sa voix est plus osée. Les nombreuses images métaphoriques (mousse de champagne, voleur, ivoire & rose, langue franche) enrichissent le discours et traduisent le trop-plein émotionnel du locuteur. Cette surabondance d’images érotiques est caractéristique du ton du poème : on passe rapidement du subtil (l’oiseau filant son andante) au cru (les fesses du gros enfant qui fourre sa tasse) ; Rimbaud juxtapose le sublime et le trivial sans complexe, renforçant l’aspect jubilatoire de la scène.

Quelques procédés stylistiques remarquables :

  • Allitérations et assonances : par exemple les « p, t, r » énergiques de « pressant Ton corps» ou « poitrine/pénurie» (sons explosifs qui traduisent le désir).

  • Répétitions et anaphores : le mot « Riant » ouvre à lui seul plusieurs vers (« Riant à moi… Riant au vent… Riant surtout… »), comme un refrain qui suit Nina dans toutes les descriptions. Ce leitmotiv crée une musicalité joyeuse et souligne l’importance du rire de Nina, qui à défaut de parler, marque sa présence dans le poème.

  • Antithèses et oppositions : plusieurs termes contrastent (ferme / rêve, ombre / lumière) pour accentuer le relief des images. L’opposition entre « ravine » et « grands bois» (vers 189-190) élargit le cadre tout en insistante sur le caractère infini du voyage amoureux projeté.

  • Figures de style : comparaisons (« comme une mousse de champagne », « comme un troupeau qui broute »), métaphores (« chair de fleur », « langue franche »), personnifications (le bois qui « frissonne », la nature « bénit » les amants). Toutes participent à une écriture riche et imagée.

Par ces procédés, Rimbaud parvient à traduire l’ardeur et la passion naissante de l’amant. Chaque vers enveloppe Nina et la campagne dans un lyrisme débridé, jusqu’à l’écœurement, cherchant à sublimer l’instant amoureux.


Entre rêverie et réalité : le discours de Nina

Alors que le poème baignait dans un lyrisme enfiévré, l’intervention de Nina met en lumière la rupture brutale entre l’idéal et le quotidien. Tout au long du texte, Nina est présente surtout par son rire éclatant, qui répond (sans mots) aux propositions du poète. Ce rire, décrit « fou », « aimable », « (riant) à ton amant », suggère qu’elle accueille les plans romantiques avec amusement et parcelle de complicité. Mais elle reste silencieuse : ses « réparties » attendues se font attendre.

Cette dynamique atteint son point culminant à la toute fin du poème. Après une longue énumération de tableaux, le poète répète : « Tu viendras, tu viendras, je t’aime ! Ce sera beau. Tu viendras, n’est-ce pas, et même» L’attente est construite, le vers est interrompu par des points de suspension, comme le souffle suspendu d’un rêve à son apogée. Puis soudain : « Elle – Et mon bureau ? » Sans préambule, Nina claque la réalité comme une porte en pleine rêverie. Ces trois mots impromptus anéantissent l’atmosphère de séduction : l’éloge de l’amour passionné s’effondre devant une préoccupation triviale.

Cette chute comique fonctionne comme un électrochoc pour le lecteur. Nina « pose » brutalement une question de bon sens (« Et mon bureau ? ») qui rappelle qu’au-delà des fantasmes, la vie quotidienne continue. Plusieurs interprétations peuvent être avancées : l’expression « le bureau » peut désigner un lieu de travail (un emploi de bureau) ou symboliser plus largement les obligations professionnelles. Dans tous les cas, Nina s’avère être une amoureuse pragmatique, consciente de ses responsabilités. Tandis que l’amant s’égare dans des chimères amoureuses et pastorales, Nina reste ancrée dans le réel – d’où l’ironie mordante du poème.

Ainsi, « Et mon bureau?» incarne la « voix de la raison ». Le poète adulant la nature et le rêve doit céder face à la voix prosaïque de la jeune femme. Le contraste est criant : on passe du sublime (amoureux de la campagne, chair de fleur, grand rêve) à l’humain le plus banal (grand-mère au missel, le lait, la bière, l’étable), puis à la question triviale sur le travail. Cette chute finale souligne la tension entre l’idéal romantique et la réalité sociale. Rimbaud se moque gentiment des excès de la poésie sentimentale : son héros est coupable d’un lyrisme naïf, tandis que Nina réintroduit l’« ennui » et le « fardeau » de la vie courante, thèmes chers à Rimbaud lui-même (cf. Allons ! La marche, le fardeau, l’ennui…).

Structure, rythme et techniques poétiques

Le poème adopte une forme relativement régulière : il est composé de quatrains à vers majoritairement longs (des alexandrins ou vers proches de l’alexandrin) et de rimes alternées. Cette structure classique (schéma ABAB, comme le notent certaines analyses) apporte une mélodie régulière qui fait écho à la douceur du rêve champêtre. Toutefois, Rimbaud s’autorise quelques libertés métriques qui dynamisent la lecture.

Par exemple, il use fréquemment d’enjambements et de césures internes pour accélérer le rythme ou souligner certaines images. L’enjambement entre « puis, petite et toute nichée » et « Dans les lilas noirs et frais » crée une suspension gracieuse, tandis que les points de suspension ou les tirets (… ! – …) interrompent parfois le flux du vers comme autant de soupirs ou d’exclamations. On note aussi de longues énumérations – presque un tour de force lyrique – qui durent sur plusieurs vers avant qu’une virgule ou un point final ne s’impose. Ces débordements mettent en avant l’intensité du sentiment (« La longue logorrhée verbale de “Lui” dure 24 vers dans l’extrait… », comme l’a relevé une analyse pédagogique).

Le choix du vocabulaire et des procédés sonores participe également à l’impression d’ardeur. Rimbaud aime les voyelles nasales et les consonnes douces dans les passages amoureux (« air », « à toi », « blanc peignoir ») pour une sonorité caressante, mais il utilise aussi des occlusives [p], [t], [k] (« pressant ton corps », « petite morte ») lors des pics de passion. L’alternance de ces sonorités crée un effet contrasté, à la fois tendre et viril.

Quelques procédés poétiques clés :

  • Rimes et métrique : Le poème s’appuie sur des rimes croisées régulières pour maintenir l’harmonie formelle. L’usage prédominant de l’alexandrin (12 syllabes) confère de la solennité, même si Rimbaud s’en libère parfois pour accentuer une image ou un sentiment (vers plus long ou plus court).

  • Enjambements et césures : En brouillant le schéma ternaire régulier, Rimbaud crée de vives ruptures de rythme. Cela donne au poème une fluidité surprenante et capte l’attention du lecteur : par exemple, l’enjambement entre « L’oiseau filerait son andante » et « Au Noisetier » prolonge la mélodie, tandis que les pointillés soudains avant « Le soir?… » introduisent un silence volontaire.

  • Anaphore et répétition : La reprise fréquente de « Riant » et du pronom « tu/ton » insère une urgence monomaniaque dans le texte. L’anaphore « Tu viendras, tu viendras, je t’aime » emporte le vers vers l’apogée avant la chute finale.

  • Figures marquantes : Rimbaud emploie la métaphore (« chair de fleur » pour la peau, « la langue franche » pour l’union des voix), la comparaison (« comme un troupeau qui broute »), l’hyperbole (« ivre du sang », « sablerait d’or fin leur grand rêve »), et la personnification (la nature qui « baigne », le bois qui « frissonne »). Ces procédés accentuent le contraste entre l’exaltation et le pittoresque.

Enfin, il faut noter le dialogue littéraire : le texte est présenté comme un échange entre un « LUI » et une « ELLE », bien qu’en réalité Nina ne prononce qu’une seule réplique. Ce cadre apporte une dimension théâtrale. Le lecteur entend d’abord la voix du jeune homme passionné, puis, au tout dernier moment, la voix brève et subversive de Nina. Le titre du poème lui-même, « Les réparties de Nina», est ironique : on s’attendrait à plusieurs réponses vives de sa part, mais sa seule « répartie » est la question lacunaire sur le bureau. Cette structure en dialogue déséquilibre les temps de parole : l’amoureux monopolise l’attention pendant tout le poème, soulignant sa verve excessive, tandis que Nina reste essentiellement silencieuse – jusqu’au final.


Conclusion

Les Réparties de Nina se présente comme une célébration de l’amour et de la nature vue par un jeune poète passionné. Rimbaud déploie un lyrisme flamboyant pour traduire la beauté sensorielle d’une journée amoureuse en pleine campagne. Chaque élément de la nature – l’air, la lumière, les fleurs, les fruits, les animaux – devient prétexte à unir l’amour et les éléments du monde. L’écriture, riche en images et en émotions, nous plonge dans un rêve éveillé où la joie de vivre et la sensualité éclatent à chaque vers.

Pourtant, ce poème ne se contente pas de chanter naïvement la passion : il intègre aussi la critique implicite des excès romantiques. La chute finale « Et mon bureau?» fait basculer instantanément l’ambiance de la rêverie à la réalité prosaïque. Ce retournement comique réenchante la scène en lui donnant une dimension humaine et drôle. Il nous rappelle que, derrière la ferveur du poète, se cache une vie réelle faite de contraintes – le travail, les obligations quotidiennes – dont l’idylle pure ne peut s’affranchir totalement. En cela, Rimbaud joue subtilement avec les codes de la poésie sentimentale : il compose un chant d’amour modèle pour mieux le faire dérailler d’un trait de plume ironique.

L’effet produit est double. D’une part, on admire la maîtrise technique et stylistique : la musicalité des vers, la richesse sensorielle, la vivacité du langage, témoignent du talent du jeune Rimbaud. D’autre part, on sourit de constater que le poème, malgré sa splendeur bucolique, garde les pieds sur terre. Cette dialectique entre idéal et quotidien, entre désir furieux et banalité tranquille, fait la force et l’originalité du texte.

En résumé, Les Réparties de Nina illustre à merveille la dualité de l’âme humaine entre rêve et réalité. Rimbaud y conjugue avec brio la fougue amoureuse et l’humour mordant. Les étudiants liront dans ce poème une démonstration de virtuosité poétique tout autant qu’une leçon sur la nécessité de garder un ancrage dans la vie réelle. En filigrane, Nina apparaît comme un personnage lucide et espiègle, qui, par un seul mot, vient équilibrer le lyrisme débordant du narrateur. Le poème se clôt ainsi sur une note ludique, rappelant que la poésie peut célébrer l’extraordinaire tout en n’oubliant jamais l’ordinaire.


Laisser un commentaire