📑 TABLE DES MATIÈRES

  1. Le poème
  2. 🔎 L’analyse du poème
  3. Le Val : Un locus amoenus trompeur
  4. Le soldat
  5. La dénonciation de la guerre
  6. La relecture rétrospective
  7. Conclusion

Le poème

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


🔎 L’analyse du poème

Ce poème est, sans conteste, l’un des plus célèbres et reconnaissables de Rimbaud, indéniablement ancré dans la mémoire collective. Le choix d’une forme aussi classique que le sonnet par un jeune poète rebelle comme Rimbaud, surtout pour véhiculer un message subversif et antimilitariste, crée une tension intrinsèque. Rimbaud est décrit comme un créateur d’un style moderne qui, plus tard, s’affranchit de la rime et déstructure le vers. Pourtant, Le Dormeur du val respecte scrupuleusement une forme poétique classique. Cette apparente contradiction n’est pas un hasard, mais un choix délibéré. En utilisant une structure rigoureuse pour exprimer une puissante critique de la guerre , Rimbaud intensifie l’effet de choc de la révélation finale. La forme classique, souvent associée à l’ordre et à l’idéal, sert ici à encadrer une réalité macabre, créant un contraste saisissant qui renforce le message du poème. C’est une manifestation précoce de sa révolte esthétique.  

Le Dormeur du val a été composé en 1870, alors que Rimbaud n’avait que 16 ans, profondément marqué par l’horreur de la guerre franco-prussienne. La bataille de Sedan, qui s’est déroulée à moins de 20 kilomètres de sa maison à Charleville, est souvent citée comme une source d’inspiration directe, Rimbaud ayant pu être témoin des ravages du conflit. La France de 1870 était en pleine effervescence, avec des bouleversements politiques majeurs, notamment la chute du Second Empire. Rimbaud, profondément antimilitariste, s’oppose ouvertement à la guerre et à l’Empereur Napoléon III. Le poème devient ainsi un véhicule pour exprimer son indignation et sa critique virulente des conflits armés et de leurs conséquences dévastatrices sur la jeunesse. Il dépeint l’absurdité et l’horreur de la guerre sans jamais la nommer directement, le vocabulaire militaire étant remarquablement absent du texte. Le contexte historique immédiat du poème – la guerre franco-prussienne, l’âge de Rimbaud et sa proximité avec les combats – transforme cette œuvre d’une simple description en un manifeste antimilitariste puissant, à la fois personnel et universel. La simplicité et force de la révélation finale sont amplifiées par le commentaire politique implicite d’un jeune poète témoin de la brutalité de son époque. Le contexte de la guerre n’est pas un simple arrière-plan ; il est la raison d’être du poème. La jeunesse de Rimbaud rend sa position antimilitariste d’autant plus poignante, car il appartient à la génération directement touchée par le conflit. La proximité de la bataille de Sedan suggère une expérience ou une observation viscérale, conférant une authenticité déchirante à la critique du poème. La simplicité et la force avec lesquelles il dénonce la guerre, sans même utiliser de vocabulaire militaire explicite, rendent son message encore plus percutant. Cela implique que l’horreur de la guerre est si profonde qu’elle n’a pas besoin d’être explicitement décrite ; ses conséquences parlent d’elles-mêmes, créant un contraste saisissant entre le cadre idyllique et la réalité macabre.  

Cette analyse se propose d’explorer comment Rimbaud, par une maîtrise formelle et une progression dramatique subtile, transforme un tableau idyllique en une dénonciation poignante de la guerre et de la mort absurde.


Le Val : Un locus amoenus trompeur

Le poème Le Dormeur du val s’ouvre sur une description du paysage qui, à première vue, évoque un lieu de paix et de beauté, un véritable locus amoenus. Cependant, cette harmonie initiale est subtilement fissurée par des éléments discordants qui préparent le lecteur à la tragédie finale.

Le premier quatrain de Le Dormeur du val dépeint un tableau bucolique d’une quiétude apparente, une scène idyllique emplie de sérénité. La nature y est omniprésente, décrite à travers un champ lexical riche et varié : verdure, rivière, herbes, soleil, montagne, val, rayons. L’ensemble des éléments naturels semble fusionner en un tout harmonieux, créant une image d’équilibre et de plénitude.  

Visuellement, la couleur verte domine l’espace avec des expressions telles que trou de verdure, herbes, et petit val. Cette verdure est baignée d’une lumière éclatante, omniprésente, indiquée par des termes comme le soleil, luit, rayons, et l’expression suggestive la lumière pleut. Cette profusion de luminosité crée une véritable explosion de couleurs, un tableau vibrant et joyeux. Les enjambements, tels que haillons / D’argent et montagne fière, / Luit, accentuent la vivacité des éléments lumineux, contribuant à cette impression d’éclat et de mouvement dans le paysage.  

Le poème est une expérience synesthésique, sollicitant tous les sens du lecteur pour une immersion totale dans le paysage. La vue est sollicitée par les couleurs et la lumière. Le toucher est évoqué par la sensation de fraîcheur du frais cresson et la présence des glaïeuls. L’odorat est suggéré par les parfums qui, paradoxalement, ne font pas frissonner la narine du soldat. L’ouïe est charmée par la rivière qui chante, agissant comme une mélodie apaisante ou une berceuse. La richesse sensorielle initiale et la représentation idyllique de la nature servent à intensifier l’impact tragique de la révélation finale. En plongeant le lecteur dans un paysage vibrant de vie, Rimbaud maximise le choc de la découverte de l’absence de vie, rendant le contraste entre la vie et la mort plus aigu et la dénonciation de la guerre plus percutante. Il s’agit d’un choix artistique délibéré pour manipuler la perception du lecteur. Le poème s’ouvre sur un cadre idyllique et une explosion de couleurs. Cette création délibérée d’un  locus amoenus n’est pas qu’une simple description ; c’est une stratégie narrative. Si la scène initiale avait été sombre, la chute finale aurait eu moins d’effet. La profusion de détails sensoriels immerge le lecteur dans un monde qui semble parfait, créant une attente de paix et de continuité. Lorsque cette attente est brutalement brisée par les deux trous rouges, le contraste est cruel, rendant la mort plus choquante et la critique de la guerre plus efficace. Il s’agit d’une forme d’ironie tragique.  

La nature est personnifiée et animée par des verbes d’action et des participes présents qui lui confèrent une vitalité propre : la rivière chante, accrochant follement aux herbes des haillons d’argent, le val mousse de rayons, et la montagne est fière. L’adverbe follement renforce cette vitalité débordante et foisonnante, suggérant une nature exubérante et presque capricieuse. Plus qu’un simple décor, la nature est une entité bienveillante et harmonieuse, perçue comme un refuge rassurant. Elle se mue en une figure maternelle qui berce le soldat, comme en témoigne l’apostrophe Nature, berce-le chaudement. Cette personnification maternelle de la nature crée un profond paradoxe et une tragédie sous-jacente. La nature, source de vie et protectrice, est dépeinte en train de bercer un soldat mort, soulignant l’aspect contre-nature et l’horreur du conflit humain qui viole cet ordre naturel. La nature est explicitement personnifiée comme une figure maternelle. Cette image maternelle évoque généralement la protection, la vie et le réconfort. Cependant, cette figure maternelle berce un enfant mort. Cela crée une antithèse frappante entre l’essence vivifiante de la nature et la mort infligée par la guerre. La juxtaposition d’une nature nourricière et d’un jeune soldat sans vie met en évidence l’absurdité de la guerre. Cela suggère que la guerre ne tue pas seulement des individus, mais souille également l’ordre naturel, transformant un berceau en tombeau.  

Malgré l’apparente idylle, le poème sème dès ses premiers vers des indices subtils d’une discorde, des dissonances qui, à la relecture, prennent un sens tragique. Le trou de verdure initial agit comme un subtil procédé proleptique, annonçant la fin tragique et créant une structure cyclique qui renforce le message du poème. Cette ambiguïté précoce est essentielle à la stratégie de suspense de Rimbaud et à l’invitation à une relecture rétrospective. L’expression trou de verdure dès le premier vers peut être perçue comme un élément discordant, préfigurant les trous rouges de la fin du poème. Le mot trou peut évoquer à la fois un havre de paix et, par une relecture ultérieure, une tombe. Le mot trou apparaît dès le premier vers. Bien qu’il suggère initialement un endroit confortable et isolé, sa signification intrinsèque de cavité ou de brèche porte une connotation négative latente. Cette subtile allusion, presque imperceptible à la première lecture, devient flagrante après la chute. Le trou de verdure se métamorphose alors en tombeau. Cet effet de boucle ou mise en abyme est une technique poétique sophistiquée qui contraint le lecteur à réévaluer l’intégralité du poème, faisant apparaître la beauté initiale comme une cruelle illusion. Ce choix structurel amplifie l’ironie tragique.  

L’image des haillons d’argent est profondément ambivalente, un exemple parfait de l’utilisation rimbaldienne de l’ambiguïté et de la préfiguration. Elle peut évoquer l’écume scintillante de la rivière ou, de manière plus inquiétante, des lambeaux de vêtements déchirés, potentiellement un uniforme, introduisant ainsi une note de malaise. L’oxymore haillons/d’argent souligne le paradoxe de cette alliance, associant la pauvreté et la richesse, le délabrement et la préciosité. Les haillons d’argent contribuent initialement à la beauté visuelle, suggérant des reflets scintillants de l’eau ou de la lumière. Cependant, le terme haillons signifie intrinsèquement chiffons ou vêtements déchirés. Ce choix lexical, même s’il est initialement masqué par d’argent, porte une connotation de dommage, de pauvreté ou d’uniforme militaire. L’oxymore met en évidence cette tension. Cette dissonance subtile est une décision délibérée de Rimbaud pour insuffler un malaise dans une scène apparemment parfaite. Elle agit comme une prémonition, un murmure silencieux de la tragédie imminente, rendant le lecteur inconsciemment conscient que quelque chose ne va pas dans ce paysage magnifique.  

Enfin, les mouvements décrits dans le premier quatrain se dirigent de la montagne vers le petit val et la rivière, le point le plus bas, ce qui peut symboliser une descente ou une chute. Cette subtile trajectoire descendante dans le premier quatrain, de la montagne fière au petit val et à la rivière, sert de prélude symbolique à la chute finale du soldat dans la mort. Elle imprègne le paysage d’un sentiment de destin, guidant subtilement le lecteur vers la conclusion tragique. La description passe de la montagne fière vers le val et la rivière. Ce mouvement vertical, bien que paraissant naturel, peut être interprété comme une descente symbolique. En littérature, les mouvements vers le bas signifient souvent le déclin, la mort ou une chute. Compte tenu de la révélation finale du poème, cette orientation précoce prépare subtilement le lecteur à la disparition du soldat. C’est une préfiguration silencieuse, presque subliminale, de la chute littérale dans le sommeil éternel.


Le soldat

L’introduction du soldat dans le deuxième quatrain marque un tournant dans le poème, déplaçant le focus du paysage vers le personnage humain. Ce soldat, d’abord présenté comme paisiblement endormi, se révèle être une figure innocente dont le sommeil est empreint d’une ambiguïté grandissante, préparant la révélation finale.

Le soldat est d’abord décrit comme jeune, un adjectif postposé qui, par sa position inhabituelle, met en lumière le scandale de la conscription et la mort prématurée de la jeunesse. Cette inversion de l’ordre habituel (un jeune soldat versus un soldat jeune) crée un décalage qui prépare la violence de l’effet final, soulignant l’aspect contre-nature de cette mort. Normalement, un homme jeune ne meurt pas, ce qui rend cette situation d’autant plus tragique. Sa bouche ouverte, sa tête nue et sa nuque baignant dans le frais cresson bleu évoquent une fragilité et une vulnérabilité manifestes, une posture de relâchement total qui pourrait être celle d’un enfant endormi. La pâleur du soldat, Pâle dans son lit vert, renforce l’idée d’une fusion avec la nature et d’une absorption par celle-ci, mais aussi, de manière plus sinistre, d’une pâleur cadavérique, un corps qui fait tâche dans cette nature pleine de vie. Ces détails, initialement suggérant la paix, deviennent sinistres à la relecture, soulignant la fragilité et le caractère contre-nature de la mort de cette jeunesse. La description du corps, d’abord générale, puis de plus en plus détaillée, crée un effet de zoom progressif qui rapproche le lecteur du soldat, intensifiant l’émotion.  

La comparaison Souriant comme / Sourirait un enfant malade est particulièrement poignante et contribue à l’ambiguïté du portrait. Elle mêle des signaux positifs (le sourire, l’image de l’enfant) à un élément négatif (la maladie), créant un rictus figé qui, après la révélation, prend une connotation macabre. Cette comparaison accentue le pathos et souligne la perte tragique du potentiel de cette jeunesse fauchée par la guerre. L’innocence de l’enfant contraste violemment avec la brutalité de la mort, rendant le sacrifice d’autant plus insupportable. Le soldat, jeune et pur, est ainsi transformé en une victime emblématique de la folie humaine, un symbole de l’innocence perdue dans le conflit.  

L’immobilité du corps du soldat est un élément central de la construction du suspense. Le verbe Dort est répété plusieurs fois et retardé au maximum par un enjambement, maintenant l’illusion du sommeil et prolongeant l’incertitude du lecteur. Le soldat est étendu dans l’herbe et tranquille, des termes qui renforcent l’idée de repos. Cependant, cette tranquillité est ambiguë et contraste fortement avec la nature environnante, qui est, elle, pleine de mouvement et de vie. Le soldat est blême et immobile, aux antipodes du cadre animé. L’absence de réactions sensorielles, comme le fait que Les parfums ne font pas frissonner sa narine, indique un corps inerte, privé de perception. De même, la sensation de froid que le soldat ressent, malgré le soleil, est un indice subtil d’un refroidissement du corps, signe de mort. L’antithèse avec l’impératif berce-le chaudement renforce cette idée de mort. L’illusion du sommeil est maintenue jusqu’au bout, mais les indices contradictoires s’accumulent, créant un sentiment de malaise croissant. La répétition du verbe dormir et la description de l’immobilité du soldat construisent un suspense qui rend la révélation finale d’autant plus percutante. Le poète joue avec la perception du lecteur, le menant sur une fausse piste pour mieux le surprendre.  

La structure du sonnet est utilisée par Rimbaud avec une grande habileté pour créer une progression dramatique et ménager le suspense jusqu’à la chute finale. Le poème suit une ligne narrative claire : le premier quatrain plante le décor, le deuxième présente le personnage humain, et les tercets se concentrent sur son immobilité et les ambiguïtés de son état. Cette progression dramatique est comparable à un long zoom progressif. Le regard du poète et du lecteur part du val dans son ensemble, puis se rapproche du dormeur, pour enfin se focaliser sur des détails de son corps (narine, main, poitrine), intensifiant l’émotion et préparant la révélation. Cette focalisation progressive attire le lecteur au cœur de la scène, rendant l’impact émotionnel de la révélation finale d’autant plus puissant.  

L’ambiguïté est entretenue de manière délibérée par le poète, notamment par le jeu sur le verbe dormir et la juxtaposition d’indices contradictoires. La répétition du mot dort et l’utilisation de l’expression il fait un somme maintiennent l’illusion d’un repos paisible. Cependant, ces affirmations sont contredites par des détails inquiétants : sa pâleur, le froid qu’il ressent, et l’absence de frissonnement de sa narine aux parfums. Cette ambiguïté délibérée sert de dispositif rhétorique pour accroître le suspense et défier la perception du lecteur, rendant la vérité éventuelle d’autant plus choquante. Rimbaud s’amuse à faire durer le suspense , créant une tension entre ce qui est dit et ce qui est montré, forçant le lecteur à une lecture active et interrogative.  

La pointe du sonnet, la révélation finale, est d’une brutalité saisissante. La phrase Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. est courte et percutante, introduite par un enjambement brutal de l’adjectif Tranquille. Ce point final après Tranquille crée une rupture violente, une cassure qui surprend le lecteur. La révélation tombe précisément sur le mot trous, au milieu de l’alexandrin, et la précision au côté droit exploite au mieux l’effet de pointe du sonnet. L’apparition de la couleur rouge du sang révèle la mort, contredisant le titre Le Dormeur du val et l’illusion du sommeil. Le sommeil est ici un euphémisme pour la mort. Cette révélation soudaine et crue brise l’illusion, forçant une réévaluation de l’ensemble du poème et le transformant en un puissant manifeste antimilitariste. La force de cette chute réside dans sa simplicité et son absence d’explication, laissant le lecteur face à l’horreur nue de la réalité.  

La dénonciation de la guerre

Le Dormeur du val transcende la simple description pour devenir une puissante dénonciation de la guerre, une critique d’autant plus percutante qu’elle est menée avec une subtilité et une ironie tragique, conférant au poème une portée universelle et intemporelle.

L’une des stratégies les plus frappantes de Rimbaud réside dans l’absence presque totale de vocabulaire militaire explicite. Le mot soldat est le seul indice direct de l’identité du personnage, couplé au contexte de la guerre franco-prussienne. Cette absence de violence directe dans le texte trahit l’absurdité de la guerre. L’horreur n’est pas nommée, mais montrée par ses conséquences, par l’image d’un jeune homme dont la vie a été fauchée. Les images idylliques dépeintes dans le poème décrivent précisément un monde hors de portée de l’homme tombé au combat. Cette approche rend la dénonciation plus percutante, car elle repose sur l’implication et le contraste saisissant entre la beauté de la nature et la réalité crue de la mort. Le poète ne crie pas sa colère, il la suggère par l’écart abyssal entre le rêve et la réalité.  

Le poème est structuré autour d’une série d’antithèses qui soulignent le conflit central entre la vie et la mort, l’idéal et la réalité. Le mouvement incessant et la vitalité de la nature contrastent violemment avec l’inertie et l’immobilité du soldat. La lumière et la chaleur du soleil qui inondent le tableau s’opposent au froid qui étreint le corps du soldat. Les couleurs douces et harmonieuses du val (vert, bleu, argent) sont brutalement heurtées par le rouge des deux trous. Ces antithèses omniprésentes soulignent le contraste entre la beauté de la création naturelle et la laideur de la destruction humaine, renforçant le message critique du poème. Elles créent une tension constante qui prépare le lecteur à la révélation finale, transformant chaque détail en un élément d’une tragédie annoncée.  

Le soldat, jeune et innocent, souriant comme sourirait un enfant malade, acquiert une dimension de martyr de la folie guerrière des hommes. La précision de la blessure au côté droit peut faire allusion à une plaie du Christ, conférant au dormeur une dimension christique et universelle. Cette interprétation symbolique élève la mort du soldat au-delà de l’individu pour en faire une condamnation universelle du sacrifice de l’innocence dans les conflits. Le soldat devient un symbole des jeunes vies fauchées, un monument aux morts vivant, ou plutôt mourant. Le poème, par cette figure pathétique, exprime une profonde compassion et une révolte silencieuse contre l’absurdité de la guerre qui dévore sa jeunesse.


La relecture rétrospective

La révélation finale du poème n’est pas un simple dénouement, mais un catalyseur qui réorganise toute la signification du texte, forçant une relecture rétrospective et transformant le poème en un véritable monument aux morts. L’effet de boucle du mot trou est particulièrement puissant. Le trou de verdure initial, qui évoquait un havre de paix, résonne avec les deux trous rouges de la blessure, créant un véritable cycle. Cette structure cyclique renforce la tragédie et le message durable du poème. La Nature elle-même, initialement perçue comme un lieu de vie et de refuge, est désormais marquée par la mort, devenant une plaie béante, un manque profond. Le poème acquiert ainsi une vérité métaphysique sur le monde, le présentant comme intrinsèquement blessé par la violence humaine. Chaque élément du tableau bucolique initial prend un sens nouveau et sinistre : le lit vert devient une tombe, les glaïeuls des fleurs de deuil, et le chant de la rivière une élégie funèbre.  

Une subtilité poétique remarquable est l’acrostiche LIT formé par les premières lettres des trois derniers vers (Les parfums…, Il dort…, Tranquille…). Cet acrostiche renvoie à l’idée de sommeil et de tombeau, mais aussi, par une homophonie avec le verbe lire, suggère que le lecteur est en train de lire les deux trous rouges, créant un lien d’empathie direct et personnel. Ce dispositif poétique subtil tire le lecteur dans un engagement plus profond et plus intime avec la réalité tragique du poème. Il personnalise la mort du soldat, la rendant plus palpable et plus douloureuse.  

L’efficacité de la dénonciation de Rimbaud réside dans son approche indirecte et la puissance de son contraste. Le poème, par sa simplicité et force, est indéniablement ancré dans la mémoire collective. Il ne crie pas sa révolte, il la montre avec une force et humilité. Cette puissante critique de la guerre et cette réflexion sur la fragilité de la vie sont d’autant plus efficaces qu’elles sont présentées dans un cadre initialement apaisant. L’absence de violence explicite rend l’horreur plus universelle, transcendant les contextes historiques spécifiques pour toucher à l’absurdité intemporelle de la guerre. Le poème devient un appel intemporel contre la violence, une méditation sur la destruction de l’innocence et la profanation de la nature par les conflits humains.


Conclusion

Le Dormeur du val d’Arthur Rimbaud se révèle être bien plus qu’un simple sonnet descriptif. Par une maîtrise formelle étonnante pour un poète de seize ans, il transforme un tableau bucolique en une dénonciation poignante et universelle de la guerre et de la mort absurde. Le poème s’articule autour d’une progression dramatique subtile, passant d’un locus amoenus foisonnant de vie à la révélation brutale de la mort. Les éléments discordants, tels que le trou de verdure initial et les haillons d’argent, agissent comme des préfigurations, semant un malaise qui grandit au fil des vers. La figure du soldat, jeune et innocent, dont le sommeil est progressivement dévoilé comme une mort, incarne la tragédie de la jeunesse sacrifiée sur l’autel des conflits.

La modernité de Rimbaud transparaît dans ce poème, malgré son adhésion apparente à la forme classique du sonnet. Si Rimbaud est connu pour avoir ensuite déstructuré le vers et s’être affranchi de la rime , Le Dormeur du val démontre déjà une subversion par le contenu. L’utilisation d’une structure rigoureuse pour un propos aussi subversif crée une tension artistique qui marque l’originalité du jeune génie. Ce poème annonce déjà sa capacité à être un voyant, à percevoir et à dépeindre des réalités au-delà des apparences. Son talent précoce et son engagement politique fort sont mis en lumière, révélant une révolte existentielle et esthétique.  

La portée universelle du poème est indéniable. En évitant le vocabulaire militaire explicite et en s’appuyant sur des antithèses puissantes (vie/mort, mouvement/inertie, chaud/froid, vert/rouge), Rimbaud crée une œuvre qui transcende son contexte historique immédiat de la guerre franco-prussienne. Le soldat, figure anonyme et universelle, devient un martyr de la folie guerrière, une image qui résonne avec toutes les victimes innocentes des conflits. L’effet de boucle du mot trou, du refuge au tombeau, et l’acrostiche LIT qui invite à une lecture empathique, ancrent le poème dans une dimension intemporelle. Le Dormeur du val demeure ainsi un cri contre la violence, un appel à la préservation de l’innocence et un rappel éloquent de la beauté fragile de la vie face à la brutalité de la mort. Sa simplicité et force continuent de le maintenir ancré dans la mémoire collective, faisant de lui un monument littéraire à la fois esthétique et profondément humain.


Laisser un commentaire



📂 Catégories


🟥 Le saviez-vous ?


💬 Derniers commentaires

  1. Avatar de Inconnu
  2. Avatar de Oriana
  3. Avatar de Inconnu
  4. Avatar de Inconnu
  5. Avatar de Inconnu

📰 derniÈRES Publications