🟥 Saviez-vous qu’Albert Camus ne pouvait concevoir la vie sans la mer Méditerranée ?
Ce n’était pas un goût passager ou un décor de carte postale dans ses souvenirs : c’était une présence fondatrice, une voix qui, dès l’enfance, l’appelait chaque jour au bord des rivages d’Alger. Camus n’a jamais cessé de lui répondre.
Né en 1913 à Mondovi, un petit village proche de Bône, aujourd’hui Annaba, il grandit à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt, avec sa mère, Catherine, presque muette, analphabète et marquée par le silence autant que lui était porté par le verbe. Il n’avait rien, ou presque : un appartement sombre, sans eau, sans livres, sans luxe. Mais il avait la mer. Et elle était gratuite. Chaque matin d’été, avec les copains du quartier, il prenait la direction des plages de Saint-Eugène, de la Pointe Pescade ou du Front de mer. Il se baignait, il jouait, il courait. Et, surtout, il regardait. La lumière sur l’eau. La blancheur des façades. Le sel sur la peau. Il écrivait plus tard que cette mer l’avait « élevé », au même titre que la pauvreté, sauf que celle-ci lui pesait, alors qu’elle, la mer, lui donnait.
C’est dans Noces à Tipasa, essai publié en 1939, qu’il offre à cette mer son plus bel hommage. Tipasa, c’est une petite ville à une soixantaine de kilomètres d’Alger, où des ruines romaines plongent dans une mer d’un bleu insolent. Camus y allait jeune homme, sac sur le dos, pour marcher entre les pierres et les genêts, dans la lumière d’un monde sans Dieu, mais plein de présence. Il y écrit cette phrase : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » Il n’y a pas d’idéologie là-dedans, pas de posture : juste un corps, un regard, une gratitude muette pour ce qui est.

Quand il parlera de l’absurde — ce sentiment de décalage entre le besoin humain de sens et le silence du monde — Camus pensera aussi à la mer. Elle ne lui répondait pas, mais elle offrait sa beauté. Elle n’expliquait rien, mais elle comblait. Et dans ce refus du désespoir qu’il revendiquera toute sa vie, dans cette volonté d’être « fidèle à la terre », comme Nietzsche, la Méditerranée jouait un rôle. Elle était son ancrage sensuel, son point de départ. Il disait que sans elle, même les luxes parisiens lui semblaient ternes, « gris », que la misère devenait alors « intolérable ». Cela en dit long : elle ne le distrayait pas, elle le rendait possible.
Même à Paris, même en exil, la mer restait là. Invisible, mais présente. Lorsqu’il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957, Camus déclare à Stockholm : « Mon œuvre n’est pas assez achevée pour que je puisse être fier de moi. » Et pourtant, derrière cette modestie, il y a toujours cette mer qu’il porte comme un secret. Elle habite L’Étranger, où l’aridité du monde devient brûlure solaire. Elle traverse L’Été, recueil d’essais lumineux, où l’on sent la peau chauffée au soleil, la fatigue heureuse d’un corps qui a nagé, et cette lucidité tranquille née du contact avec la mer.
Jusqu’à la fin, elle sera son horizon. Dans Le Premier Homme, roman inachevé retrouvé après sa mort, il remonte à son enfance à Alger. Il y évoque ces instants suspendus où, assis sur un rocher ou allongé dans le sable, il retrouvait le sentiment d’exister pleinement. Il n’y a pas de métaphysique là-dedans, pas de concept. Juste un homme, les pieds dans l’eau, le regard perdu au loin.

Camus aimait la mer comme on aime une mère. Avec reconnaissance, sans pouvoir tout dire. La mer ne l’a pas sauvé, elle ne l’a pas consolé, mais elle lui a permis de continuer. Il ne lui demandait rien, sinon d’exister. Et elle a tenu sa promesse.
Extrait
J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j’attends. J’attends les navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. Je patiente, je suis poli de toutes mes forces. On me voit passer dans de belles rues savantes, j’admire les paysages, j’applaudis comme tout le monde, je donne la main, ce n’est pas moi qui parle. On me loue, je rêve un peu, on m’offense, je m’étonne à peine. Puis j’oublie et souris à qui m’outrage, ou je salue trop courtoisement celui que j’aime. Que faire si je n’ai de mémoire que pour une seule image
(Extrait tiré de L’été)

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