Vous retrouverez sur cette page deux résumés du roman médiéval de Chrétien de Troyes : Lancelot ou le Chevalier à la charrette. Le premier résumé est rédigé en français moderne et raconte l’histoire du premier au 21ème chapitre sans découpage tandis que le deuxième est découpé par chapitre.


  1. 📕 Résumé en français moderne
  2. 📑 Résumé par chapitre
    1. Défi de Méléagant
    2. La reine ravie
    3. Le nain charretier
    4. Le chevalier à la charrette
    5. Guérison de Lancelot
    6. Les deux ponts
    7. Le lit périlleux
    8. Le peigne aux cheveux d’or
    9. La tombe de Galaad le fort et la tombe de Siméon
    10. Le pont de l’Épée
    11. Le bon roi Baudemagu
    12. Premier combat pour la reine
    13. « Tels sont guerredons de femme ! »
    14. Le rendez-vous d’amour
    15. Le lit taché de sang. Le second combat de Lancelot et Méléagant
    16. Les fausses lettres
    17. Le chevalier charretté. Bohor l’exilé
    18. Lancelot délivré par amour
    19. Le tournoi de Pomeglay
    20. Lancelot dans la tour
    21. La mort de Méléagant

📕 Résumé en français moderne

Comme chaque année le jour de l’Ascension, le roi Arthur tient sa cour à Camelot et y rassemble chevaliers et dames de son royaume. Mais cette fois, l’ambiance est morose : cela fait un an que Lancelot du Lac a disparu sans laisser de traces, et la reine Guenièvre s’inquiète secrètement de son sort. Soudain, un chevalier inconnu fait irruption dans la grande salle. Grand et fier, le visage hautain, il s’adresse à Arthur d’une voix forte : il se nomme Méléagant, fils du roi Baudemagu de Gorre, et vient défier Lancelot. Il accuse Lancelot de l’avoir traité de traître et prétend vouloir s’en justifier par les armes. Arthur lui explique que Lancelot est absent depuis longtemps et ne peut répondre au défi. Méléagant, provocateur, lance alors un défi bien plus audacieux : il affirme détenir de nombreux chevaliers et dames du royaume en captivité, que personne n’a pu délivrer. Il propose que la reine Guenièvre elle-même lui soit confiée et conduite en forêt par un champion d’Arthur : si ce champion le vainc, Méléagant libérera tous ses prisonniers, mais s’il l’emporte, il partira avec la reine en otage comme gage de sa victoire. Cette exigence choque l’assemblée – quel fou oserait risquer ainsi l’honneur de Guenièvre ? Un silence stupéfait pèse sur la cour. Finalement, Keu le sénéchal, vexé que personne ne se propose, revendique ce combat : il demande à Arthur le don d’accepter ce défi et de lui confier la défense de la reine. Malgré l’inquiétude générale – Keu n’est pas réputé le plus vaillant – Arthur, tenu par sa promesse de donner à Keu ce qu’il désire, consent à contre-cœur. Guenièvre, terrifiée à l’idée de devenir l’enjeu de ce duel, tente de dissuader Keu, en vain. L’assemblée observe avec appréhension le départ de la reine, escortée par Keu en armes, qui suit Méléagant vers la forêt voisine.

Dans la forêt profonde, Méléagant n’a aucune intention d’engager un duel équitable. Il a posté une centaine de ses chevaliers en embuscade. Lorsqu’il aperçoit Keu et Guenièvre, il confirme d’abord que c’est bien la reine – Guenièvre doit dévoiler son visage – puis il attire Keu sur une lande dégagée pour jouter. Le combat tourne court : Keu, pressé d’en découdre, a négligé de vérifier la sangle de sa selle. Au premier choc, la sangle usée cède sous l’impact de la lance de Méléagant et le malheureux sénéchal est désarçonné violemment. Grièvement blessé, Keu s’écroule à terre. Méléagant en profite pour le piétiner sous les sabots de son cheval, le neutralisant définitivement. D’un geste triomphant, il saisit la bride du cheval de Guenièvre : la reine est enlevée. Impuissante, Guenièvre voit Keu, à demi évanoui, être jeté sur une litière par deux hommes de Méléagant. Sans perdre de temps, Méléagant emmène son précieux otage et son prisonnier blessé vers le royaume de Gorre, qu’on appelle aussi le Pays sans Retour. Ses chevaliers entourent la reine pour prévenir toute fuite, et le sinistre cortège disparaît entre les arbres, laissant derrière lui la clairière silencieuse.

Heureusement, messire Gauvain, neveu du roi et l’un des meilleurs chevaliers de la Table Ronde, est parti aussitôt qu’il a compris le danger. Ayant vu la reine s’enfoncer dans la forêt avec Keu et Méléagant, il s’est lancé sur leurs traces avec deux écuyers menant des chevaux de rechange. Sur le chemin, Gauvain tombe sur une scène singulière : le cheval de Keu revient vers lui, errant sans cavalier et les rênes rompues. Puis, surgissant du bois, apparaît un chevalier inconnu en armure, visière baissée, qui pousse son destrier épuisé. Essoufflé, ce chevalier lui crie de loin : « Sire, de grâce, prêtez-moi un de vos destriers ! Je vous promets qu’en échange, je vous rendrai le service que vous voudrez. » Intrigué, Gauvain accepte et lui offre volontiers le cheval de son choix. L’étranger ne se le fait pas dire deux fois : sans même décliner son nom, il enfourche l’un des destriers frais et s’élance à toute allure dans la direction de Méléagant. Gauvain, étonné par la prestance et l’urgence de cet inconnu, devine qu’un allié providentiel vient d’entrer en scène, et il s’empresse de le suivre à bonne distance.

Lancelot – car c’est bien lui, revenu in extremis – galope à bride abattue et rejoint rapidement l’arrière-garde de la troupe de Méléagant. Seul contre des dizaines d’ennemis, il fond sur eux avec la force d’un faucon sur une volée d’oiseaux. Pris par surprise, les hommes de Méléagant sont frappés de panique sous les coups de ce chevalier déchaîné qui manie l’épée à gauche et à droite avec une vigueur inouïe. En quelques instants, Lancelot met hors de combat plusieurs adversaires, éventrant boucliers, fendant heaumes et cotte de mailles. Voyant ses hommes chanceler, Méléagant lui-même accourt pour affronter cet ennemi redoutable. Les deux chevaliers croisent le fer avec furie, et Méléagant vacille sous la violence des coups de Lancelot. Comprenant qu’il risque de tout perdre, le félon choisit la lâcheté : au lieu d’affronter franchement Lancelot, il abat sa lame sur les jambes du destrier de l’inconnu. Le cheval de Lancelot s’effondre, mortellement blessé. Désormais à pied, Lancelot voit Méléagant ordonner la retraite précipitée : profitant du nombre et de l’avantage, celui-ci préfère fuir en emmenant Guenièvre plutôt que de risquer un duel en bonne et due forme. Méléagant disparaît au grand galop avec ses chevaliers restants, luttant pour gagner au plus vite la frontière de son royaume. Fou de rage, Lancelot se lance à pied à leur poursuite, mais il doit bientôt s’arrêter : harnaché de son armure, il ne peut rivaliser avec la vitesse des chevaux. Il assiste, impuissant, à l’enlèvement de Guenièvre qui s’éloigne toujours plus.

C’est alors que Lancelot aperçoit sur le chemin une charrette conduite par un nain à l’air renfrogné. À cette époque, les charrettes sont infamantes : on y promène les criminels pour les exposer à la honte publique, tout comme on le ferait d’un pilori. Aucun chevalier digne de ce nom ne s’approcherait d’une charrette sans risquer son honneur. Pourtant, l’urgence dicte sa loi. Lancelot, hors d’haleine, salue le nain et lui demande s’il n’a pas vu passer une dame escortée de chevaliers. « Tu parles de la reine ? » répond le nain. « Veux-tu vraiment la rattraper ? Monte dans ma charrette et je te conduirai là où tu pourras la voir – demain matin, à l’aube. » Lancelot accuse le coup : monter dans cette charrette infâme serait une honte pour un chevalier. Il hésite un bref instant – deux pas, deux secondes de doute qui ne passeront pas inaperçus – puis, chassant la vaine fierté, il saute dans la charrette. Sa détermination à sauver Guenièvre l’emporte sur l’angoisse du déshonneur : qu’importe la risée du monde, s’il peut secourir celle qu’il aime ! Le nain fait claquer son attelage et la charrette se remet en route, grinçante.

Derrière, messire Gauvain arrive sur ces entrefaites et assiste, stupéfait, à la scène : Lancelot, le plus noble des chevaliers, debout dans la charrette d’un misérable nain ! Ce spectacle défie l’entendement. Le nain propose à Gauvain la même « faveur » : monter à son tour dans la charrette pour être guidé jusqu’à la reine le lendemain. Gauvain, attaché à son honneur, refuse catégoriquement : jamais il ne se couvrirait de cette honte publique. Il offre plutôt un cheval frais à Lancelot pour qu’il quitte la charrette, mais le nain s’y oppose : l’inconnu s’est engagé à rester dans la charrette pour le restant de la journée. Gauvain renonce à le convaincre, mortifié de voir un si vaillant chevalier endurer cette ignominie. Néanmoins, il décide d’accompagner la charrette à cheval, fidèle et prêt à intervenir en cas de traîtrise.

À la tombée de la nuit, le curieux équipage parvient aux portes d’une grande cité fortifiée. Les habitants, intrigués par le bruit, se pressent aux fenêtres et dans les rues. Lorsqu’ils découvrent un chevalier debout dans la charrette du nain, leur réaction est cruelle : ils le huent, le couvrent d’injures et lui jettent de la boue comme on le fait d’un condamné. Aux yeux de tous, cet homme a dû commettre le pire pour mériter pareil châtiment. Gauvain, qui chevauche à côté, fulmine d’entendre ces outrages et maudit l’invention des charrettes. Il ne peut que serrer les dents et escorter son ami silencieusement jusqu’au château seigneurial de la ville.

Au château, une demoiselle de noble allure accueille les voyageurs pour la nuit. Aussitôt, elle réserve à Gauvain tous les égards, mais toise durement Lancelot. Elle l’apostrophe avec mépris : « Comment osez-vous entrer ici, chevalier, et regarder les honnêtes gens, vous qui êtes traîné dans une charrette de criminel ? Un homme qui s’est ainsi déshonoré devrait quitter le monde et se cacher à jamais ! » Sous les quolibets, Lancelot reste humblement silencieux. Il ne proteste pas et ne tente pas de se justifier ; seul compte à ses yeux l’engagement du nain. Il se tourne vers celui-ci et lui demande calmement : « Nain, tu m’as promis que je verrais ce que je cherche. Quand tiendras-tu parole ? » – « Demain, à l’aube, » répond le nain. « Mais pour cela, nous devons passer la nuit ici. » Résigné, Lancelot acquiesce.

On l’aide à descendre de la charrette. Encore couvert d’opprobre, il entre dans la demeure derrière Gauvain. Une chambrière le conduit à une chambre pour se désarmer. Lancelot, désireux de cacher son visage pour ne pas être reconnu (et éviter d’accabler davantage Arthur et la reine si sa honte était ébruitée), s’enveloppe dans un large manteau qui dissimule ses traits. Exténué, il s’affale sur un lit somptueux qui trône dans la pièce. Mal lui en prend : la jeune hôtesse, la même qui l’a invectivé, s’offusque de le voir utiliser un lit si riche. « Quelle insolence, grogne-t-elle, qu’un chevalier déshonoré ose souiller de sa présence une couche digne des plus grands ! » Lancelot, d’un ton paisible, lui rétorque simplement qu’il s’y serait couché avec encore plus de plaisir si le lit avait été plus beau – une manière courtoise de dire qu’il assume son choix. Gauvain intervient avec diplomatie et invite son compagnon à venir manger. Mais Lancelot, meurtri dans son cœur, n’a pas le cœur à festoyer. Il décline poliment, prétextant un léger malaise. La demoiselle renchérit avec aigreur qu’il devrait être mal, s’il avait la moindre honte de sa situation, et qu’elle refuse de s’attabler en compagnie d’un homme aussi déchu. Gauvain, choqué, descend alors souper seul avec leur hôtesse, tandis que Lancelot reste à l’écart. Cependant, inquiet de la faiblesse de son ami, Gauvain monte plus tard lui apporter de quoi reprendre des forces. Il le sermonne affectueusement : un chevalier qui ambitionne de grands exploits ne doit pas négliger de nourrir son corps. Devant l’insistance de Gauvain, Lancelot finit par manger un peu de pain et de viande, pour ne pas inquiéter davantage son compagnon.

Cette nuit-là, Lancelot dort d’un sommeil lourd, épuisé par les combats et les émotions. À l’aube naissante, le nain vient brusquement le réveiller : « Chevalier à la charrette, debout ! Je suis prêt à tenir mon serment. » Lancelot bondit du lit, en simple chemise, et emboîte le pas du nain jusqu’à une fenêtre. « Regarde dehors, » lui dit le petit homme. Lancelot se penche et son cœur s’arrête : sur le chemin qui quitte la ville, il aperçoit la reine Guenièvre elle-même, menée par Méléagant. Un peu en arrière, Keu, toujours grièvement blessé, est transporté dans une litière. En un instant, Lancelot oublie toutes les humiliations de la veille. Ses yeux restent rivés sur Guenièvre, qu’il dévore du regard avec une tendresse infinie, jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin. Tellement absorbé par cette vision, il se penche dangereusement au dehors, au point de glisser presque entièrement hors de la fenêtre ! Il serait tombé la tête la première si, par chance, Gauvain n’était pas entré à cet instant dans la chambre. Gauvain le rattrape par le bras et, ce faisant, son manteau glisse : Gauvain reconnaît enfin l’inconnu. « Lancelot ! Mon cher ami, pourquoi te cachais-tu ? » s’écrie-t-il, soulagé et surpris à la fois. Lancelot, honteux, avoue avoir voulu rester incognito après l’affront de la charrette : « Je pensais devoir rougir d’être reconnu, car j’ai failli à sauver la reine quand j’en avais l’occasion. Par ma faute, elle est captive. »

Gauvain lui pose alors la main sur l’épaule et lui assure que nul ne saurait mieux faire que lui : où Lancelot a échoué, aucun autre n’aurait réussi. Pendant cette scène, la jeune châtelaine qui les hébergeait est présente. Elle entend Gauvain témoigner un si grand respect pour ce chevalier qu’elle méprisait, et comprend qu’il n’est pas un criminel ordinaire. Intriguée, elle presse Gauvain de lui révéler l’identité de l’inconnu. Gauvain, discret, lui répond qu’il ne peut divulguer son nom mais qu’il est le meilleur des bons chevaliers. La demoiselle, se tournant vers l’intéressé, s’excuse alors sincèrement : « J’ai eu tort de vous accabler de reproches. Vous êtes tombé bien bas, mais je vois que messire Gauvain vous estime énormément. C’est grand dommage que vous portiez la honte de la charrette… » Touchée et désireuse de se racheter, elle offre à Lancelot le meilleur cheval de son écurie et une lance robuste pour poursuivre sa quête. Gauvain la remercie chaleureusement, mais insiste pour que Lancelot prenne plutôt un de ses deux chevaux restants – c’est le moins qu’il puisse faire après la bravoure qu’il a constatée. Lancelot accepte le destrier de Gauvain tout en prenant volontiers la lance offerte par la demoiselle. Ainsi équipés, Lancelot et Gauvain repartent côte à côte à l’aventure. Ils quittent la ville en saluant leur hôtesse qui, de toute son âme, leur souhaite réussite.

En chemin, Gauvain questionne discrètement Lancelot sur les circonstances de son retour. On apprend ainsi ce qui était arrivé à Lancelot avant la fête de l’Ascension : c’est la Dame du Lac, sa mère nourricière féerique, qui l’a retrouvé durant l’hiver passé. Après la mort de Galehaut (le grand ami de Lancelot) et une grave déception amoureuse, Lancelot, désespéré, avait sombré dans la folie et erré des mois durant, seul et méconnaissable. La Dame du Lac l’avait recueilli au fond de la forêt de Tintagel, réduit à l’état d’un pauvre fou gisant dans les broussailles. Patiente et aimante, elle l’avait veillé tout l’hiver et l’avait guéri de son esprit troublé, sans toutefois lui révéler la mort de Galehaut de crainte de raviver sa douleur. À l’approche du printemps, elle lui avait annoncé que bientôt la plus grande joie l’attendrait. Cinq jours avant l’Ascension, elle lui avait donné armes et cheval, lui enjoignant d’être présent dans la forêt de Camelot à l’heure de none le jour de l’Ascension – sans quoi il préférerait mourir. Lancelot avait obéi : c’est ainsi qu’il était arrivé juste à temps pour voir Méléagant défier Keu et enlever la reine, sans pouvoir intervenir avant qu’ils ne disparaissent dans la forêt. Il devait donc maintenant la reconquérir, par tous les moyens.

Ainsi, Lancelot et Gauvain chevauchent ensemble, plus déterminés que jamais. Sur leur route, ils arrivent à un carrefour marqué par une croix, nommé le Carrefour des Ponts. Là, ils rencontrent une demoiselle inconnue, monté sur un palefroi. Elle file devant eux sans un mot. Étonnés, ils la rattrapent et lui demandent si elle a des nouvelles de la reine Guenièvre. La jeune femme annonce qu’en effet, Guenièvre a été emmenée au royaume de Gorre par Méléagant, le fils du roi de ce pays d’où nul Breton ne peut revenir. Les deux compagnons frémissent en entendant le nom du Pays sans Retour. Comment y pénétrer ? « Il y a deux chemins, » explique la demoiselle, « mais tous deux sont périlleux. L’un mène au Pont de l’Épée, l’autre au Pont Sous l’Eau, que l’on nomme aussi Pont Perdu. Le pont Sous l’Eau est une simple poutre étroite d’un pied et demi de large, balayée par les eaux d’une rivière en furie, et gardé par un chevalier redoutable. L’autre est un pont fait d’une lame d’acier tranchante comme une épée. » Cette perspective terrifiante ne décourage ni Lancelot ni Gauvain. Avant de livrer plus de détails, la demoiselle astucieuse exige toutefois une promesse : chacun d’eux devra lui accorder le premier don qu’elle viendra réclamer ultérieurement, quel qu’il soit. Sans hésiter – car rien ne leur importe plus que sauver Guenièvre – ils jurent de satisfaire sa demande future. La demoiselle leur indique alors précisément les deux routes à prendre : la route de gauche vers le Pont Sous l’Eau, la route de droite vers le Pont de l’Épée. Devant ce choix, Lancelot propose courtoisement à Gauvain de choisir en premier la voie qu’il préfère. Gauvain, prudent, opte pour le pont Sous l’Eau, pensant ce passage peut-être moins impossible que l’étroit fil d’acier. Les deux chevaliers s’étreignent alors fraternellement. Après de sincères baisers d’adieu et une prière à Dieu pour la réussite de chacun, ils se séparent et partent chacun de leur côté accomplir l’une des deux épreuves.

Lancelot chevauche donc seul à présent, sur la route du Pont de l’Épée. Il n’a pas fait beaucoup de chemin lorsqu’il entend qu’on le hèle derrière lui. Il reconnaît la voix d’une femme : c’est la même demoiselle du carrefour des Ponts qu’il vient de quitter ! Ayant pris un sentier de traverse, elle l’a rejoint. Surprise, Lancelot la salue, pensant qu’elle a un message urgent. Mais la jeune femme, feignant l’inquiétude, lui explique qu’elle n’est pas en sécurité seule dans cette contrée où on lui veut du mal. Elle le supplie de l’escorter et de passer la nuit prochaine chez elle, pour la protéger. Lancelot, bien qu’impatient de progresser, ne peut refuser de secourir une dame en détresse. Il accepte de l’accompagner, tout en s’étonnant du détour : le jour est encore haut, il serait peut-être préférable d’avancer. « Mon logis est loin d’ici, » répond la demoiselle, « et si vous le dépassez, vous ne trouverez plus ni abri ni gîte pour ce soir. De plus, qui me défendra si on m’attaque ? J’ai grand besoin d’un chevalier tel que vous… » Convaincu, Lancelot promet de veiller sur elle. Ils chevauchent ainsi ensemble tout l’après-midi. La demoiselle se montre volubile, mais Lancelot répond à peine : il est plongé dans ses pensées amoureuses, préoccupé par Guenièvre au point de rester taciturne. Au crépuscule, ils atteignent enfin une maisonnée fortifiée entourée d’une palissade. Lancelot aide courtoisement la demoiselle à descendre de cheval – mais elle saute lestement avant qu’il n’ait pu lui tendre la main.

La demoiselle entraîne son bel hôte à l’intérieur. Il découvre une chambre richement éclairée de cierges et torches, comme si l’on attendait un hôte de marque. Lancelot se laisse servir : la jeune femme lui ôte son heaume et son bouclier, il se désarme, et elle lui passe sur les épaules un somptueux manteau d’écarlate fourré de zibeline. De l’eau chaude parfumée l’attend pour se laver les mains et le visage après la route. Bientôt, un dîner fin est servi : viandes délicates, pain, vin blanc capiteux et moré (un vin épicé), dans de la vaisselle d’or et d’argent. Après ce repas, ils vont respirer l’air du soir à une fenêtre donnant sur un jardin paisible. Tout semble parfait… Jusqu’à ce que la demoiselle, l’air devenu grave, conduise Lancelot devant un grand lit somptueux fait de draps blancs et d’une couverture brodée d’or, fourrée de vair, digne d’un roi. C’est le “lit périlleux”, lui annonce-t-elle, et voici le moment d’honorer la promesse qu’il lui a faite plus tôt au carrefour : « Beau sire, vous me devez un don. Je vous demande de coucher cette nuit avec moi dans ce lit. » À ces mots, Lancelot reste interdit. Le piège se referme : il ne peut refuser sans manquer à son serment, mais accepter serait trahir son amour pour Guenièvre et son devoir de chevalier courtois. Il supplie la demoiselle de choisir un autre don, tout ce qu’elle voudra sauf cela. Mais la jeune femme se montre inflexible : il a juré, il doit tenir parole. Dans son for intérieur, Lancelot devine qu’on cherche à éprouver sa loyauté. Résigné, il acquiesce d’un signe, le cœur lourd.

La nuit venue, la chambre plongée dans l’obscurité, Lancelot et la demoiselle s’allongent côte à côte dans le fameux lit. Le chevalier n’a retiré ni sa chemise ni ses braies, et il se tient raide sur le dos, à distance respectueuse, sans oser tourner le dos (ce qui serait discourtois) ni faire face à la demoiselle (par crainte de céder à la tentation). Son esprit est ailleurs, tout entier tourné vers celle qui possède son cœur. La jeune femme tente de le séduire, peut-être même de l’éprouver jusqu’au bout : « Quoi, sire chevalier, vous ne faites rien de plus ? Ma compagnie vous déplaît-elle tant ? Me trouvez-vous donc si laide ? » Lancelot lui répond doucement que, hélas, elle lui paraît laide en cet instant – non qu’elle le soit vraiment, mais parce que son cœur est pris ailleurs. Elle insiste : « Si vous avez une amie, jamais elle n’en saura rien… » – « Mais mon cœur le saurait, lui, » rétorque-t-il. À cette réponse, la demoiselle n’a plus de doute sur la pureté de son hôte : elle a la preuve qu’aucune séduction ne peut détourner Lancelot de son véritable amour. Sans insister davantage, elle se lève dignement et va s’étendre sur un autre lit, laissant Lancelot en paix. Dans l’obscurité, elle médite et se prend à admirer ce chevalier qu’elle a voulu tenter : « Je n’ai jamais connu chevalier que j’estime autant que celui-ci, » murmure-t-elle, songeuse. Elle devine désormais presque avec certitude son identité – seul Lancelot du Lac pourrait allier à ce point prouesse et loyauté – mais elle veut en avoir le cœur net par une dernière épreuve.

À l’aube, la demoiselle revient dans la chambre. Lancelot est déjà debout, réarmé et prêt à repartir. Elle le salue courtoisement et lui propose de le guider un bout de chemin, prétextant qu’une dame seule ne craint rien, alors que si un chevalier l’accompagne, tout adversaire peut la revendiquer comme prise de guerre. Elle évoque à demi-mot un chevalier voisin qui la harcèle depuis longtemps de ses demandes d’amour, et dit compter sur Lancelot pour la défendre s’il survenait. Lancelot jure de la protéger contre un ou même deux agresseurs s’il le faut. Ils font seller leurs chevaux et reprennent la route ensemble. La demoiselle bavarde, mais Lancelot reste peu loquace, toujours absorbé par ses pensées amoureuses. Vers la troisième heure du jour, ils arrivent au bord d’une fontaine dans une prairie verdoyante. Quelque chose scintille sur une pierre près de l’eau : un peigne d’ivoire finement ouvragé, dont les dents sont incrustées d’or. Lancelot met pied à terre et ramasse ce bel objet. Son cœur s’emballe : entre les dents du peigne, il voit coincées quelques mèches de cheveux d’or, tellement lumineux et fins qu’ils lui semblent plus précieux que tout. Il reconnaîtrait entre mille ces reflets dorés : ce sont les cheveux de Guenièvre, sans aucun doute ! La demoiselle éclate de rire en voyant la stupeur ravie de Lancelot. Celui-ci, la voix tremblante, lui demande pourquoi elle rit. Elle lui révèle alors que ce peigne appartient à la reine Guenièvre en personne, et que les cheveux qu’il contient ont été perdus par elle. Lancelot est bouleversé par ce signe du destin : Guenièvre est passée par là avant lui ! Il pâlit et vacille soudain, comme foudroyé par l’émotion. La demoiselle, craignant qu’il ne s’évanouisse, se précipite pour le soutenir. Reprenant ses esprits, Lancelot, confus, balbutie une excuse : il prétend que ce peigne lui a tant plu qu’il souhaite le lui offrir. La demoiselle, généreuse, consent à recevoir le peigne – mais Lancelot, pudiquement, a déjà retiré les mèches dorées. Ces quelques fils d’or de Guenièvre, il les serre contre ses lèvres, les effleure de ses yeux, les pose sur son front avec vénération. Il les dissimule ensuite sur sa poitrine, sous sa chemise, tout contre son cœur. Son regard brille d’un bonheur indicible, et il aurait aimé être seul pour savourer ce trésor sans témoin. La demoiselle, amusée et attendrie, mesure pleinement l’étendue de la passion de Lancelot. Elle sait désormais sans l’ombre d’un doute qui il est – seul l’amant de la reine pourrait être ému à ce point par quelques cheveux d’or. Pourtant, elle ne trahit rien de ses pensées.

Ils chevauchent encore ce jour-là jusqu’au soir, où ils trouvent à s’héberger dans une abbaye. Les moines les accueillent et leur offrent une hospitalité simple et bienveillante. Le lendemain matin, après la messe de la Pentecôte, Lancelot se tient prêt à repartir. À ce moment, un moine s’approche de lui. Cet homme de Dieu connaît la quête de Lancelot et l’informe que, pour délivrer les captifs de Gorre, une dernière épreuve l’attend ici même. Lancelot, étonné mais confiant, le suit jusqu’au vieux cimetière de l’abbaye. Là, gisent les tombes de trente-quatre vaillants chevaliers d’antan. Parmi elles, une tombe se distingue : la plus belle, scellée d’une large dalle de marbre épaisse d’un pied, fixée au plomb et au ciment. « Celui qui soulèvera cette dalle, » dit le moine, « mènera à bien l’aventure que vous poursuivez. » Sans hésiter, Lancelot agrippe l’énorme pierre. Il concentre toute sa force – et par un exploit surhumain, il soulève la dalle de marbre au-dessus de sa tête d’un seul geste ! Les moines ébahis découvrent ainsi un sarcophage renfermant le corps armé d’un chevalier. Sur son bouclier d’or brille une croix vermeille ; une épée polie repose à ses côtés, impeccable comme si elle venait d’être forgée. Son armure, toute blanche, est couronnée d’un heaume surmonté d’une couronne d’or. Une inscription gravée dans la pierre révèle son identité : ci-gît Galaad le Fort, ancien roi de Galles à l’époque où le Saint Graal fut apporté en Bretagne. C’est de son nom que le pays de Galles tire son nom, dit l’épitaphe.

Lancelot contemple un instant ce glorieux aïeul (car Galaad était de la lignée de Joseph d’Arimathie) puis entreprend de remettre la dalle en place. Hélas, ses efforts restent vains : la pierre, une fois levée, refuse de reprendre sa place initiale comme si une force mystérieuse l’en empêchait. On considère ce prodige comme un signe : la mission qu’accomplira Lancelot dépasse déjà l’entendement humain. Après une prière de remerciement, Lancelot accompagne le moine jusqu’à la chapelle. En sortant, il remarque une lueur rougeoyante provenant d’une cavité souterraine non loin : on y distingue un feu ardent qui brûle au fond d’une fosse. Intrigué, Lancelot interroge le moine. Celui-ci explique qu’une antique prophétie annonce que le chevalier le meilleur du monde pourra éteindre ce feu et ainsi gagner le droit de s’asseoir au Siège Périlleux de la Table Ronde, découvrant alors le secret du Saint Graal. Mais il met en garde Lancelot : la personne capable d’éteindre ces flammes n’est pas celle qui délivrera Gorre. « Ne tentez pas cette aventure, beau sire, » implore le moine. Lancelot, piqué au vif, se dit qu’il ne peut reculer devant un tel défi : il descend prudemment les marches qui mènent à la caverne de feu. Au fond, il découvre une tombe ceinte de flammes hautes comme des lances. Il attend, il espère que le brasier faiblira à son approche… mais rien ne se passe. Au bout d’un moment, le chevalier sent le doute l’envahir : serait-il indigne ? Son âme s’emplit de honte et de chagrin à la pensée qu’il ne serait peut-être pas le meilleur chevalier du monde. Il se prend à crier sa détresse : « Ah, Dieu ! Quelle peine et quelle honte pour moi ! »

Soudain, une voix profonde s’élève depuis le tombeau en feu : « Qui es-tu, et pourquoi ces mots de désespoir ? » Lancelot répond, surpris mais sans mentir, qu’il est affligé de n’avoir pu éteindre ce feu, signe à ses yeux qu’il n’est pas un chevalier accompli – peut-être même pas un vrai bon chevalier, car un véritable preux ne connaîtrait pas la peur qu’il ressent devant ces flammes surnaturelles. La voix répond d’un ton grave : « En effet, tu n’es pas le meilleur chevalier du monde, Lancelot, mais tu te méprends en parlant de honte. Celui qui viendra après toi et surpassera tous les autres aura une mission si haute que nul autre que lui ne pourrait l’accomplir. Lorsque ce chevalier vierge et pur entrera ici, le feu s’éteindra aussitôt, car aucune flamme terrestre ne peut brûler un être absolument chaste et dévoué à Dieu. Toi, Lancelot, ne t’attriste pas outre mesure : tu es doté de tant de prouesse et de vaillance qu’à cette heure personne ne te surpasse sur terre. Je te connais bien, nous sommes du même lignage. Sache que celui qui me délivrera un jour sera mon parent proche, et aussi le tien, et qu’il sera la fleur de tous les vrais chevaliers. Tu aurais pu mener à bien les aventures qu’il achèvera, mais tu en as perdu l’honneur à cause de l’ardeur de ta chair et de la faiblesse de tes reins – ce feu de luxure en toi t’empêche d’être digne de connaître le mystère du Graal. D’ailleurs, tu n’as pas reçu le nom de Lancelot à ton baptême : ton père t’avait fait nommer Galaad. Va, beau cousin, cette aventure n’est pas tienne. »

Ému et stupéfait, Lancelot demande alors à la voix qui elle est et pourquoi elle souffre ainsi. La voix révèle : « Je fus Siméon, neveu de Joseph d’Arimathie, celui qui descendit Jésus de la croix et apporta le Graal en ces terres. Pour un péché que je commis, je suis puni dans ces flammes. Sans les prières de Joseph, mon âme eût été damnée ; mais grâce à lui, Dieu m’a accordé le salut moyennant les tourments de mon corps. Je souffrirai ici jusqu’à la venue du chevalier vierge qui me délivrera. Pars maintenant, beau cousin. » Lancelot, le cœur lourd mais apaisé par ces révélations, remonte à l’air libre. Dehors, les moines attendaient avec angoisse. Lancelot leur raconte tout ce qui s’est passé dans la caverne. Pendant qu’il parle, une procession arrive à l’abbaye : des religieux escortant une litière. Ils rapportent qu’un ermite de Galles a eu une vision neuf jours plus tôt, annonçant que le corps de Galaad le Fort (celui dont Lancelot a levé la dalle) serait mis au jour deux jours après l’Ascension. Ils sont venus chercher la dépouille vénérée du roi. Lancelot les aide volontiers à soulever Galaad et à le placer dans la litière funéraire.

À ce moment, la demoiselle qui accompagnait Lancelot (et qui l’a mis à l’épreuve du lit périlleux) revient vers lui. « Beau sire, je vais à présent vous prendre congé, » dit-elle. « Je connais désormais votre nom – j’ai entendu la voix dans la caverne vous appeler. » Lancelot, alarmé, la prie ardemment de ne révéler son identité à personne avant qu’il n’ait achevé sa quête : il porte encore en lui trop de honte et de revers subis. La demoiselle jure de ne prononcer son nom qu’en un lieu où l’on tient autant à son honneur que lui-même – ce qui laisse Lancelot perplexe, mais il la remercie. Elle lui confie alors qui elle est : la sœur cadette de la châtelaine chez qui ils ont passé la nuit, envoyée pour le tester et découvrir s’il était vraiment Lancelot du Lac. Maintenant certaine, elle va retourner auprès de sa sœur. Sur ces entrefaites, un valet est mandaté pour guider Lancelot jusqu’à la cité de Gorre, nommée Gahion, la capitale du roi Baudemagu. Là se trouve la tour où Guenièvre est retenue prisonnière. Lancelot prend congé de la brave demoiselle en la remerciant de tout son cœur, puis il suit le guide. Bientôt, ils arrivent devant l’ultime obstacle : le fameux Pont de l’Épée, unique accès au royaume de Gorre.

Ce pont légendaire se révèle à eux : c’est une longue épée d’acier tendue au-dessus d’un torrent noir et grondant. La lame nue scintille, large tout juste comme un sentier, effilée comme un rasoir. En aval et en amont, les eaux furieuses du fleuve se brisent sur des rochers, glacées et menaçantes. Le valet qui accompagne Lancelot se met à pleurer de pitié en voyant cette traversée inhumaine. Mais Lancelot, lui, ne tremble pas. Il lève les yeux vers la haute tour de Gahion sur l’autre rive et il imagine la reine à sa fenêtre, captive. Dès lors, la peur s’efface de son cœur : « Ne t’inquiète pas pour moi, mon ami, » dit-il à son guide. « Je ne redoute guère ce passage, finalement – il n’est pas si périlleux que je l’avais imaginé. Regarde plutôt cette belle tour en face : j’y serai reçu ce soir en hôte, si l’on veut bien de moi ! »

Déterminé, Lancelot prépare minutieusement la traversée. Il enduit de poix résineuse chaude ses gantelets, ses chausses de fer et les pans de son haubert pour augmenter l’adhérence sur le métal. Puis il se signe et, armé de son courage et de son amour, il s’allonge à califourchon sur le pont acéré. Lentement, à la seule force de ses bras et de ses genoux, il rampe sur le fil de l’épée gigantesque. Aussitôt, la lame mord sa chair : le sang jaillit de ses paumes, de ses jambes et de ses pieds, ruisselant derrière lui sur l’acier tranchant. Le courant en bas rugit, projetant des embruns glacés. Mais Lancelot ne détourne pas le regard : ses yeux restent fixés sur la tour où Guenièvre l’attend, et la douleur devient douce au cœur de celui que l’amour transporte. Pas à pas, il avance ainsi dans une souffrance indicible qu’il accueille presque avec reconnaissance, comme le prix à payer pour retrouver sa bien-aimée. Enfin, après ce qui lui semble une éternité, Lancelot atteint l’autre rive. Couvert de plaies, il s’écroule sur la terre ferme, épuisé mais victorieux. Haletant, il tire son épée du fourreau et replace son écu dans son dos, prêt à toute attaque.

De l’autre côté, toutes les personnes postées aux fenêtres de la tour ont assisté, médusées, à l’exploit insensé de ce chevalier rampant sur une lame. Parmi elles, Guenièvre et le roi Baudemagu lui-même observent avec effroi et admiration. Lorsque Lancelot s’assied enfin sur la berge, perclus de blessures, Guenièvre éclate soudain de joie. Elle qui était plongée depuis des jours dans le deuil et la mélancolie rayonne soudain comme le soleil. Son cœur reconnaît celui qui vient de braver l’impossible pour elle. Elle rit, plaisante, son visage s’illumine d’espoir – au point que Baudemagu, surpris de ce changement radical, lui glisse à voix basse : « Madame, oserais-je vous poser une question sans vous déplaire ? Serait-ce Lancelot du Lac, là-bas, selon vous ? » Guenièvre, mesurant la portée d’un tel aveu, répond avec prudence : « Sire, voilà plus d’un an que je n’ai point vu Lancelot. Beaucoup le croient mort… Je ne saurais affirmer que ce soit lui. Pourtant, j’ai l’espoir que ce soit lui plutôt qu’un autre, car je me fierais à ce chevalier-là plus qu’à personne. Quel qu’il soit, pour l’amour de Dieu et par honneur pour vous, je vous conjure de protéger ce preux comme il convient. » Baudemagu, homme de cœur et de droiture, acquiesce : « Je le ferai, madame. »

Le roi Baudemagu se montre fidèle à sa parole. Ce souverain, bien que père de Méléagant, est un homme juste et courtois qui désapprouve les mauvaises actions de son fils. Aussitôt, il selle un palefroi pour aller accueillir le courageux chevalier. Escorté de trois sergents menant un destrier de rechange, il descend près de la rivière. Lancelot, de son côté, nettoie tant bien que mal le sang de ses mains avec de l’herbe humide. Lorsqu’il voit le roi s’approcher, il reconnaît Baudemagu (qu’il a déjà rencontré lors de tournois). Malgré ses plaies ouvertes, il se lève péniblement pour saluer le roi. Baudemagu, admiratif, l’invite chaleureusement à monter sur le destrier qu’il a amené et à venir se reposer au château. « Jamais on ne vit chevalier plus hardi, » déclare le roi. Mais Lancelot décline poliment l’invitation à se reposer : « Sire, je ne suis pas venu ici de si loin pour me reposer maintenant. Je sais qu’un combat m’y attend et je suis prêt à l’affronter sans délai. » Baudemagu constate la hâte farouche du chevalier et devine qu’il tient à garder l’anonymat. Le roi promet donc que personne ne cherchera à connaître son nom dans sa demeure, et qu’il sera sous sa sauvegarde tant qu’il sera son hôte – exempté de toute confrontation autre que celle qu’il est venu livrer. Cependant, devant l’état sanglant de Lancelot, Baudemagu insiste avec sollicitude : « Ami, votre sang coule à flot. Êtes-vous si pressé de combattre, blessé comme vous l’êtes ? Attendez donc la guérison de vos plaies ! Je possède des onguents merveilleux – celui des Trois Maries, ou mieux encore – et je ne ménagerais aucun soin pour vous, car aucun chevalier au monde ne mérite plus que vous qu’on l’aide. »

Lancelot, surpris de tant de bienveillance, répond qu’il ignore pourquoi le roi ferait tant pour lui, ne se sachant aucun lien de parenté ni même de rencontre passée avec Baudemagu. Quoi qu’il en soit, il redemande avec insistance la bataille sans plus tarder, déclarant n’avoir que faire de pitié. Baudemagu comprend alors que le chevalier craint d’être reconnu et qu’il brûle d’en finir. D’un ton respectueux, le roi lui affirme : « Je ne chercherai pas à savoir qui vous êtes, et sous mon toit personne ne vous posera de questions. Désormais, je vous prends sous ma garde et personne ne vous fera du mal ici – excepté celui que vous devez affronter, bien sûr. Prenez ce cheval, s’il ne vous plaît pas j’en fournirai un meilleur, et sachez que si j’ai dit vous aimer, c’est en admiration de votre prouesse. » Devant tant de courtoisie, Lancelot finit par accepter de suivre Baudemagu. Le roi le fait mener dans la chambre la plus retirée de la tour, loin des regards, et ordonne qu’un seul écuyer reste à son service pour l’aider à panser ses blessures. Baudemagu lui-même s’abstient d’entrer, par délicatesse, préférant le laisser se reposer à l’abri de l’agitation.

Ceci fait, Baudemagu va trouver son fils Méléagant pour le raisonner une dernière fois. « Mon fils, » lui dit-il, « si tu m’écoutes, tu poseras un geste qui te vaudra une louange éternelle. Rends sans combat la reine Guenièvre à ce chevalier qui vient de traverser le pont, et moi je libérerai les autres captifs bretons qui croupissent chez nous – leur prison a assez duré. Tout le monde chantera ta noblesse : tu rendrais par générosité ce que tu as conquis par vaillance. Ce serait à ton grand honneur. » Mais Méléagant repousse avec dédain ce conseil. « Où est l’honneur là-dedans ? Je n’y vois que couardise ! Vous manquez de cœur, père, pour me suggérer une telle lâcheté. Même si c’est Lancelot lui-même qui est venu, il ne me fait pas peur ! Hébergez-le tant que vous voulez et soignez-le : plus vous l’aiderez, plus grande sera ma gloire quand je le vaincrai. » Baudemagu soupire en l’écoutant s’emporter. Il insiste : « Qui t’a dit qu’il s’agit de Lancelot ? Ma foi, je n’en sais rien moi-même, je ne l’ai aperçu que tout armé, visage couvert. Mais si c’était lui, tu aurais tort de vouloir l’affronter, crois-moi… » – « Il ne s’est jamais trouvé personne pour me juger plus bas que vous ne le faites ! » rétorque Méléagant avec amertume. « Plus vous me méprisez, plus je me valorise. Qu’il vienne donc ce chevalier, Lancelot ou un autre, peu m’importe. Demain, soit lui soit moi mourra, et vous verrez bien. » Devant cette obstination, Baudemagu renonce, le cœur lourd. « Ainsi soit-il, » conclut-il. « Je n’en dirai pas plus. Sache seulement que si je pouvais t’éviter ce combat sans trahir l’honneur, je ne te laisserais pas prendre l’écu. Mais au moins je jure que ce chevalier n’aura à se défendre contre personne d’autre que toi – jamais je ne serai traître, tu le sais. »

La nuit passe sans incident. Au lever du jour suivant, une foule énorme se presse autour du lieu désigné pour le duel : chacun veut assister à ce combat extraordinaire. Les captifs Bretons détenus de longue date en Gorre ont tous été amenés et prient ardemment pour la victoire du champion inconnu qui se battra pour leur liberté. Lancelot se prépare de son côté : il entend la messe du matin en armure, tête et mains nues par respect pour le saint sacrement, puis lace solidement son heaume. Il se présente enfin devant le roi Baudemagu pour réclamer son combat. Le roi l’accueille en garantissant de nouveau qu’il n’exigera pas qu’il décline son identité. Cependant, il lui fait une requête émue : « Par tout ce que vous aimez, sire chevalier, ôtez votre heaume que je voie votre visage. » Après un moment d’hésitation, Lancelot accepte de se découvrir. Le roi exulte en le reconnaissant : « Lancelot, vous êtes vivant ! » s’écrie Baudemagu en le serrant dans ses bras. La cour entière bruissait de la rumeur de la mort de Lancelot, et voilà qu’il est là, devant eux ! Baudemagu lui souhaite chaleureusement la bienvenue, soulagé que le plus illustre des chevaliers ne soit pas mort. Par tact, il évite de mentionner la mort de Galehaut pour ne pas attrister Lancelot avant l’épreuve.

Il est temps. Baudemagu conduit Lancelot sur la vaste place devant le château de Gahion, où la reine Guenièvre, libérée pour l’occasion, se tient entourée de dames et de chevaliers âgés, derrière les créneaux. Le roi, en son rôle d’arbitre, adresse une ultime prière à son fils : « Méléagant, au nom de l’affection que j’ai toujours eue pour toi, je te le redemande : rends la reine et les prisonniers sans combattre. Ce chevalier a prouvé son mérite en arrivant jusqu’ici – n’ajoute pas de drame inutile. » Mais Méléagant, campé en armure, refuse net. Baudemagu n’insiste plus. Il rappelle simplement aux deux champions de n’engager la lutte qu’au signal, puis il va rejoindre la tour où Guenièvre observe, anxieuse. Le roi s’assied près d’elle à une fenêtre, alors qu’un héraut claironne le ban du combat. Le cor sonne enfin : Lancelot et Méléagant, chacun à une extrémité du champ, éperonnent leurs chevaux de guerre.

Les deux chevaliers s’élancent l’un vers l’autre avec une violence inouïe. L’impact est effroyable. Méléagant abat sa lance sur l’écu de Lancelot avec tant de force que les planches du bouclier éclatent et se disloquent – mais la pointe, heureusement, bute sur les mailles de la cotte de Lancelot et se brise net. De son côté, Lancelot heurte Méléagant si durement que le bouclier de ce dernier bascule et vient le frapper violemment à la tempe, tandis que la lance de Lancelot transperce plusieurs anneaux de maille avant de glisser le long de la poitrine de Méléagant. Sous l’impact, Méléagant est projeté au sol, sonné, son cheval culbuté avec lui. Déjà Lancelot a sauté à bas de sa monture : jamais il ne frapperait depuis sa selle un adversaire à terre. L’épée dégainée, bouclier en avant, il fond sur Méléagant en criant : « Méléagant, Méléagant ! Voilà la blessure que je te rends pour celle que tu m’as faite jadis – et sans trahison cette fois ! » En un éclair, Méléagant se remet debout et tire son épée à son tour. Les deux ennemis s’attaquent alors comme des sangliers enragés.

Commence une mêlée furieuse. Les lames sifflent et martèlent les armures dans un concert d’étincelles. Méléagant est robuste et combat avec la rage du désespoir, mais Lancelot, plus rapide, plus technique, prend vite l’avantage. Les coups pleuvent si dru que leurs boucliers se délitent, que les mailles de leurs hauberts volent en éclats, et que le sang gicle à chaque estoc. Ils frappent à la tête, aux flancs, cherchant à s’ouvrir la poitrine l’un de l’autre. Bientôt, le haubert blanc de Méléagant est maculé de son propre sang. Lancelot, lui, commence à sentir la faiblesse gagner ses bras : les profondes blessures de ses mains, acquises au Pont de l’Épée, se sont rouvertes sous l’effort et le font atrocement souffrir. Au bout d’un long moment, Guenièvre, le cœur serré, remarque du haut de la tour que la vigueur de Lancelot semble faiblir. Inconsciemment, elle murmure pour elle-même : « Lancelot… est-ce bien toi ? » À ses côtés, une jeune fille entend ces mots et, dans l’excitation, s’écrie par la fenêtre : « Courage, Lancelot ! Tourne les yeux vers nous et vois qui se soucie de toi ici ! » Lancelot, interloqué, prend une seconde pour lever les yeux. La reine, émue, a entrouvert son voile, laissant voir son visage suppliant. C’est la première fois depuis si longtemps que Lancelot voit Guenièvre en face. Ce spectacle le transporte : pendant un instant, il en oublie le combat, tétanisé par la vision de sa dame. Son épée ralentit, son bras retombe presque. Méléagant, voyant son adversaire soudain distrait, en profite lâchement : il passe dans le dos de Lancelot et lui assène plusieurs coups redoublés. Lancelot chancelle sous ces attaques imprévues, encaissant des blessures supplémentaires.

« Lancelot ! Où est passée ta vaillance ? Défends-toi ! Montre à tous ce dont tu es capable ! » crie encore la jeune fille depuis la fenêtre. Cette injonction ramène Lancelot à la réalité. Honteux d’avoir baissé sa garde, il se reprend soudain. Animé d’une fureur renouvelée, il se retourne et fait face à Méléagant avec une énergie décuplée. Le duel reprend, plus terrible encore. Lancelot frappe Méléagant d’un coup si puissant que ce dernier vacille à deux reprises. Ensuite, Lancelot le harcèle sans relâche, le talonnant, le poussant, forçant Méléagant à reculer sous ses assauts comme un aveugle chassé par un faucon. Bientôt, Méléagant, submergé, ne peut plus que parer péniblement en serrant les dents. Dans la tour, le roi Baudemagu voit bien que la fin est proche et que son fils ne fait plus le poids. Il a le visage défait, partagé entre l’admiration pour Lancelot et l’angoisse pour Méléagant. Finalement, ne supportant pas davantage de contempler la défaite sanglante de son enfant, Baudemagu se tourne vers Guenièvre avec désespoir. « Madame, j’ai fait de mon mieux pour vous honorer et veiller à ce qu’on ne vous manque de rien durant votre captivité. En retour, accordez-moi une grâce : voyez comme mon fils est à bout ! Par pitié, empêchez qu’il ne soit tué par Lancelot. » La reine, généreuse malgré tout, acquiesce tristement : « Allez, sire, et séparez-les, je vous en prie. »

Baudemagu descend en hâte de la tour et fait cesser le combat. Il s’interpose et clame que la reine demande la fin du duel. Lancelot, entendant que Guenièvre elle-même veut qu’il arrête, s’exécute immédiatement : ce que sa dame désire, il le fait volontiers. Il rengaine son épée sans un mot et recule de quelques pas. Méléagant, en revanche, montre son cœur vil une fois de plus : profitant ignoblement de l’arrêt de Lancelot, il lui assène un coup en traître de toute sa force, entaillant son bras déjà baissé. Baudemagu est outré : « Comment oses-tu frapper quand lui s’est arrêté ! » tonne-t-il. D’un geste, il ordonne à ses barons de maîtriser son fils. Méléagant, furieux, hurle qu’on lui vole sa victoire, prétendant qu’il allait l’emporter et que Lancelot se reconnaît vaincu en quittant ainsi le champ de bataille. Baudemagu le rabroue : « Tu pourras appeler Lancelot à la cour du roi Arthur quand tu le souhaiteras. Vous vous y combattez de nouveau, et si tu en sors vainqueur, alors la reine sera à toi. » À ces mots, Méléagant se calme : devant tous, il obtient ainsi la promesse d’un deuxième duel différé sur le sol de Logres. On fixe que le combat aura lieu plus tard devant Arthur – cette condition solennelle est jurée sur les reliques saintes, liant toutes les parties.

Méléagant, vaincu moralement sinon physiquement, est emmené pour soigner ses blessures. Lancelot, lui, est couvert de sang mais vainqueur incontestable. On le désarme et on lave ses plaies. Le roi Baudemagu, heureux malgré tout du dénouement pacifique, le prend alors affectueusement par la main et le mène en cortège jusqu’aux appartements de la reine Guenièvre. Les retrouvailles tant attendues ont enfin lieu : dès qu’il aperçoit Guenièvre au loin, Lancelot tombe à genoux. Baudemagu présente alors l’inconnu à la reine : « Madame, voici le chevalier qui vous a si chèrement rachetée. » Guenièvre, à la stupéfaction générale, accueille cette déclaration avec froideur. D’une voix glaciale, elle répond : « Certes, s’il a fait quelque chose pour moi, il a perdu sa peine. » Un silence stupéfait accueille ces mots cruels. Le roi Baudemagu lui-même en a le souffle coupé. Lancelot, anéanti par cette réaction inattendue, lève vers Guenièvre un regard suppliant : « Ma dame, en quoi ai-je failli ? » demande-t-il d’une voix brisée. Mais Guenièvre détourne les yeux sans lui adresser un mot, puis se lève et quitte fièrement la pièce pour se retirer dans une chambre voisine. Baudemagu, outré par cette ingratitude, ne peut s’empêcher de lui lancer alors qu’elle s’éloigne : « Madame ! Le dernier service qu’il vient de vous rendre devrait faire oublier tous ses torts – s’il en a commis. »

Lancelot reste là, agenouillé, pétrifié, le cœur percé plus sûrement qu’il ne l’a jamais été au combat. Guenièvre, qu’il adorait, le repousse comme s’il lui était indifférent. Quel crime a-t-il donc commis pour mériter un tel dédain ? Baudemagu, désolé pour lui, tente de le consoler. Il l’emmène voir Keu le sénéchal, qui est toujours alité dans une autre chambre, pansant ses blessures. En les voyant entrer, Keu s’écrie avec une joie sincère : « Soyez le bienvenu, sire des chevaliers, vous qui avez accompli la folie que j’avais entreprise ! » Lancelot lui sourit tristement et lui raconte à voix basse comment la reine vient de le malmener devant tout le monde, le traitant comme s’il l’avait offensée. Keu, qui connaît bien le caractère de Guenièvre, secoue la tête en haussant les épaules : « Tels sont guerredons de femme, » soupire-t-il, « voilà comment les femmes récompensent quiconque se met en peine pour elles ! Et pourtant, elle en a versé, des larmes, quand Méléagant l’a enlevée… » Apprenant cela, Lancelot est troublé. Keu continue : « Sachez que dès la première nuit de sa captivité, Méléagant a voulu coucher auprès d’elle. Ma dame lui a répondu qu’elle ne s’y prêterait jamais tant qu’il ne l’aurait pas épousée. Ensuite, quand le roi Baudemagu est venu nous rejoindre, la reine s’est jetée en pleurant aux pieds de son cheval pour lui implorer une prison décente. Le bon roi l’a relevée et lui a promis qu’elle serait traitée honorablement – et en effet, jamais Méléagant n’a été autorisé à l’approcher d’une semelle depuis. Cela n’a pas empêché ce chien de réclamer sa proie chaque jour à grands cris… Je dois avouer que je n’ai pu me taire : un jour qu’il se vantait de l’avoir conquise, je lui ai lancé qu’il serait grand dommage qu’elle passe du plus noble chevalier du monde à un misérable garnement comme lui. Pour se venger de cet affront, il a ordonné qu’on pose secrètement sur mes plaies un onguent maudit qui les a infectées au lieu de les guérir. Voilà comment il m’a fait souffrir davantage. » Lancelot serre les poings en entendant ces détails, maudissant Méléagant de toute son âme.

Après un long moment à discuter en confidence, Lancelot confie à Keu son intention de repartir dès le lendemain pour retrouver messire Gauvain – car il ignore encore où son ami se trouve ni s’il a réussi le Pont Sous l’Eau. Aux premières lueurs de l’aube, Lancelot s’arme donc pour quitter la cour du roi Baudemagu. Guenièvre ne lui a toujours pas adressé un regard depuis la veille. La mort dans l’âme, il part sans cérémonie, accompagné de quarante chevaliers de Baudemagu qui lui ouvrent la route vers le Pont Sous l’Eau. Mais le destin n’en a pas fini avec lui : à peine s’approche-t-il du fameux pont englouti que des habitants du pays, le prenant pour un rôdeur ennemi, lui tendent une embuscade. Pensant bien faire pour la sécurité du royaume, ces gens surgissent de derrière les buissons, désarçonnent Lancelot et lui lient les pieds sous le ventre de son cheval. Ils l’emmènent manu militari vers la cour de Baudemagu, ne se doutant pas de l’identité de leur prisonnier. En chemin, la rumeur se répand qu’un chevalier a été tué dans la forêt. Par un funeste malentendu, beaucoup croient qu’il s’agit de Lancelot. Lorsque la nouvelle parvient au château, c’est le choc. Guenièvre, en entendant qu’« il » a été tué, pousse un cri et s’évanouit net. On la transporte dans sa chambre. À son réveil, folle de douleur, elle se morfond : « C’est moi qui lui ai donné la mortel coup… » pense-t-elle, désespérée. En refusant de lui adresser la parole hier, n’a-t-elle pas brisé le cœur de Lancelot au point de le rendre vulnérable ? Si Lancelot est mort, elle s’en juge responsable. Étreinte de remords, elle se couche et sombre dans une affliction profonde : pendant trois jours et trois nuits, la reine Guenièvre ne boit ni ne mange, pleurant sans relâche. Sa tristesse est telle que beaucoup la croient mourante de chagrin.

Heureusement, le roi Baudemagu n’est pas homme à laisser commettre une injustice sous son toit. Apprenant l’arrestation musclée de Lancelot par ses sujets, il galope à sa rencontre et le fait libérer aussitôt, avant qu’il ne subisse plus de mauvais traitements. Le roi le ramène au château sain et sauf. Lorsqu’il entre, Baudemagu lui raconte l’effet que la rumeur de sa mort a eu sur la reine. Lancelot, en apprenant que Guenièvre s’est évanouie et s’est laissée aller au désespoir pour lui, en ressent une joie intense – la preuve est faite qu’elle tient à lui ! Cette révélation chasse pour un temps tous ses tourments. Le cœur léger, il volerait presque jusqu’à elle si on le laissait faire. De son côté, Guenièvre entend bientôt qu’on a retrouvé Lancelot vivant et sauf. Aussitôt, son soulagement est tel qu’elle reprend goût à la vie et se redresse comme si elle n’avait jamais été malade. Le remède à son mal était dans cette nouvelle : Lancelot vit !

Bientôt, Lancelot et Guenièvre sont enfin réunis dans des circonstances favorables. Dès son arrivée au château, Baudemagu le mène de nouveau auprès de la reine. Cette fois, Guenièvre ne songe pas à feindre l’indifférence : à la vue de Lancelot, c’est un doux sourire qui éclaire son visage. Elle ne détourne pas les yeux, elle qui quelques jours plus tôt le fuyait ! Baudemagu, fin observateur et homme discret, comprend que ces deux-là ont besoin de s’expliquer loin des oreilles indiscrètes. Après avoir échangé quelques paroles courtoises, il se lève avec un prétexte aimable – il ira voir comment se porte Keu – et les laisse en tête-à-tête. Lancelot et Guenièvre se retrouvent seuls pour la première fois depuis des mois. Ils n’osent d’abord y croire. Mais l’amour reprend bien vite ses droits : ils engagent une conversation intime et sincère, où chaque malentendu va être dissipé. Lancelot, la voix tremblante, se risque à demander : « Madame… pourquoi, l’autre jour, avez-vous refusé de me parler et m’avez traité si durement ? » Guenièvre le regarde avec émotion. Il est temps de révéler ce qui l’a offensée. Elle lui reproche deux choses. D’abord, elle rappelle que quelque temps auparavant, Lancelot a quitté la cour de Logres sans son assentiment pour partir délivrer Gauvain (on évoque ici une aventure antérieure où Gauvain avait été enlevé par un certain Karadoc de la Tour Douloureuse et que Lancelot s’était précipité à sa rescousse, laissant Guenièvre furieuse qu’il parte ainsi sans la consulter). Mais surtout, il y a un grief plus grave : Guenièvre demande à Lancelot de lui montrer l’anneau qu’elle lui aurait donné un jour. Lancelot, un peu confus, sort un anneau qu’il porte sur lui. La reine fronce les sourcils : « Ce n’est pas mon anneau, » déclare-t-elle. Pour prouver ses dires, elle lui montre sa propre main où brille l’anneau authentique qu’il lui avait remis autrefois. Puis elle explique : une demoiselle peu avenante est venue jadis rapporter à la reine un anneau de Lancelot en prétendant qu’il le lui avait confié pour elle. Or, c’était un stratagème de Morgane la fée, la demi-sœur du roi Arthur, jalouse et malfaisante, destinée à semer le trouble entre les amants. La reine avait fini par découvrir le pot aux roses et récupérer son propre anneau ; elle savait donc Lancelot victime d’une tromperie, mais elle voulait l’entendre de sa bouche. Lancelot, réalisant qu’il a été dupé par Morgane, est soulagé de pouvoir s’expliquer : il se rappelle un songe étrange et la manière dont Morgane l’a piégé dans une autre aventure. Il jette le faux anneau par la fenêtre avec dégoût, puis narre en détail à Guenièvre tout ce qui s’était passé de son côté – comment Morgane l’a enlevé autrefois et extorqué sa promesse de préférer même l’enfer à elle, comment il a payé sa rançon, etc. La reine, comprenant qu’il n’a jamais cessé de lui être fidèle en pensée et en actes, lui pardonne tous ces quiproquos. Les amants sont enfin pleinement réconciliés.

Leur complicité retrouvée, ils en viennent à exprimer leur manque l’un de l’autre. Lancelot, d’une voix tendre, ose formuler son désir : « Ah, madame, si c’était possible… ne voudriez-vous pas que je vienne vous parler cette nuit ? Il y a si longtemps que je n’ai eu ce bonheur… » Guenièvre rougit légèrement et, sans prononcer un mot, jette un coup d’œil éloquent vers la grande fenêtre de sa chambre. Lancelot comprend l’invitation muette : une fois la nuit tombée, il pourra l’atteindre par là. « Rendez-vous en secret, quand tout dormira, » signifie ce regard complice. Pour plus de sûreté, Guenièvre ajoute à mi-voix : « Jusqu’à demain, je veillerai, pour l’amour de vous. Veillez seulement à n’être vu de personne. » Le cœur de Lancelot bondit de joie – et d’impatience.

Ce soir-là, Lancelot feint une indisposition pour se coucher plus tôt que d’habitude, se retirant dans sa chambre en affirmant se sentir souffrant. Chacun le laisse en paix, pensant qu’il récupère des fatigues de la bataille. En réalité, allongé tout habillé, Lancelot compte fébrilement les heures, qui lui semblent des années tant il a hâte. La maisonnée de Baudemagu finit par s’endormir. Lorsqu’il voit qu’aucune chandelle, lampe ou lanterne ne brille plus nulle part dans le château, Lancelot se lève en silence. Dehors, la nuit est sans lune ni étoiles – une obscurité complice dont il se réjouit. Il se glisse hors de son logis, gagne le jardin et escalade avec agilité le mur vétuste du verger jusqu’au balcon de la reine. Guenièvre l’attend à la fenêtre, frémissante. Elle n’a revêtu qu’un manteau d’écarlate sur sa chemise blanche : par précaution, elle a renvoyé ses suivantes pour la nuit. Dans l’ombre, leurs mains se cherchent et s’enlacent d’abord à travers les barreaux de fer qui protègent l’embrasure. « Ma dame, si seulement je pouvais entrer… » chuchote Lancelot, ardent. « Entrer ? » répond la reine dans un souffle. « Mais Keu, le sénéchal, couche ici même dans la pièce voisine pour veiller sur moi ! Et voyez ces barreaux solides, vous ne pourrez jamais les écarter… » Un sourire déterminé éclaire le visage de Lancelot : « Dame, rien, excepté vous, ne saurait m’arrêter, » murmure-t-il.

Sans plus attendre, il saisit les barreaux robustes. Ses mains, qui n’ont jamais cédé devant aucune force, tirent de toutes ses forces. Le fer lui entaille aussitôt les doigts, rouvrant ses plaies à peine cicatrisées, mais il ne sent rien. Dans un grognement étouffé, il parvient à arracher les barreaux de pierre ! La voie libre, il enjambe l’appui de la fenêtre et pénètre finalement dans la chambre de Guenièvre. Dans la pièce voisine, Keu dort à poings fermés, ignorant tout. La reine guide son chevalier dans le noir jusqu’à son lit. Lancelot s’agenouille respectueusement devant elle, ému aux larmes d’être enfin si près d’elle sans entraves. Guenièvre l’accueille les bras ouverts et l’attire contre elle avec passion. Lancelot tremble d’extase ; il ressent presque un vertige tant il a rêvé de cet instant. Pendant qu’il la serre dans ses bras, Guenièvre remarque quelque chose d’humide sur ses mains : c’est le sang frais qui coule de ses doigts blessés par les barreaux. Elle pense d’abord qu’il s’agit de la sueur de sa jeunesse ardente et n’y prête guère attention, toute absorbée par son bonheur retrouvé. Les deux amants goûtent alors la plus exquise des nuits. Enfin réunis, ils s’embrassent longuement, échangeant mots doux et caresses. Ils oublient toutes les souffrances endurées pour en arriver là. Chaque minute leur est un délice inouï après tant d’épreuves : jamais joie ne fut plus intense que la leur, nous dit le conte. Lancelot passe ainsi la nuit entière auprès de la reine, comblant du mieux possible l’immense soif d’amour accumulée durant leur longue séparation. Quand les premières lueurs de l’aube blanchissent l’horizon, il leur faut hélas se séparer. C’est un crève-cœur pour Lancelot : quitter Guenièvre lui coûte comme un véritable martyre. « Son corps partait, mais son âme restait, » dit joliment le narrateur. Guenièvre elle-même, le visage baigné de tendresse, le retient encore en lui recommandant mille fois prudence et discrétion. Lancelot obéit : il se lève, remet prudemment les barreaux en place pour effacer les traces de son intrusion, puis donne un dernier baiser à sa dame et s’éclipse par où il est venu. La reine, après avoir veillé toute la nuit dans les bras de Lancelot, retombe de fatigue sur son lit. Heureuse comme jamais, elle s’endort enfin en pensant à lui.

Au petit matin, Guenièvre sommeille encore dans sa chambre aux rideaux tirés. Méléagant, qui a pris l’habitude de venir lui rendre visite chaque jour (non sans arrière-pensées), se présente comme à son habitude. N’obtenant pas de réponse en frappant, il entre discrètement. La reine repose, belle et paisible – mais ce que Méléagant remarque aussitôt, ce sont des taches de sang sur les draps immaculés. Il se fige, le regard mauvais. Que signifie ce sang frais dans le lit de la reine ? Le traître flaire quelque chose de louche. Il jette un œil dans la pièce contiguë où Keu le sénéchal dort encore, ignorant tout. Là aussi, il remarque des traces sanglantes : les bandages de Keu se sont défaits durant la nuit et ses blessures ont saigné sur sa couche. Méléagant croit comprendre et voit l’occasion de semer la discorde. Il retourne brusquement près de Guenièvre et la réveille sans ménagement d’une voix sarcastique : « Eh bien, Madame, quelle nouvelle ! Mon père vous a soigneusement gardée de moi, mais bien mal de Keu le sénéchal à ce qu’il semble ! Quelle déloyauté de votre part : vous avez méprisé le plus preux chevalier du monde (sous-entendu Lancelot) pour choisir de vous donner au plus vil ! » Guenièvre émerge du sommeil, interdite, et réalise en un coup d’œil le malentendu infâme : le sang de Lancelot sur ses draps et le sang de Keu sur son lit voisin font croire à Méléagant qu’elle a couché avec le sénéchal. Aussitôt, Keu, entendant l’accusation malgré la douleur, se redresse et s’écrie qu’il est prêt à défendre son honneur par les armes contre quiconque osera l’accuser d’avoir trahi ainsi son roi. Méléagant ricane et ne daigne même pas répondre à Keu. Bouillonnant, il quitte la chambre pour aller alerter son père de cette « preuve » qu’il croit tenir contre la reine.

Le roi Baudemagu, accouru à l’appel de Méléagant, découvre avec consternation le lit de Guenièvre taché de sang. Il ne connaît pas l’origine réelle de ces traces, et pour la première fois il adresse un reproche sévère à la reine : « Madame, je crains que vous n’ayez mal agi… » Sous-entendu : vous m’avez trompé, vous avez violé la confiance que j’ai placée en vous. Mais Guenièvre est la fille du roi Léodagan et n’a pas perdu tout son aplomb. Elle se lève avec dignité et rétorque : « Sire, je n’ai point mis mon corps au marché comme on m’en accuse ! J’ai souvent le saignement de nez la nuit ; que Dieu ne me pardonne jamais si c’est Keu qui a porté ce sang dans mon lit ! » Guenièvre jure donc solennellement que Keu n’a pas souillé son lit – un serment qu’elle peut faire sans mentir, car c’est la pure vérité. Puis elle ajoute en désignant Lancelot, qui vient d’entrer avec Baudemagu et Méléagant : « Voyez, sire, la réputation qu’on me fait et de quoi on m’accuse ! » Lancelot, comprenant immédiatement la situation (et voyant dans quel danger la reine se trouve), s’avance et prend la parole d’une voix forte : « Ma dame, il n’est au monde aucun chevalier dont je ne défendrais votre honneur ! » Il lance un regard de défi à Méléagant. Celui-ci saisit l’occasion : « Tu oses nier la faute ? Eh bien, je suis prêt à te prouver le contraire par les armes ! » Lancelot, furieux, réplique : « Tes blessures d’hier seraient-elles déjà guéries, Méléagant, pour que tu parles si fort ? » – « Aucune de mes plaies ne m’empêchera de soutenir le droit, » crache Méléagant, bien décidé à en finir. Lancelot, qui n’attendait que cela, s’écrie : « Dieu m’est témoin ! Puisqu’il vous en faut encore, allez vous faire armer sur-le-champ ! »

En un clin d’œil, tout se met en place pour un second duel entre Lancelot et Méléagant. Les deux rivaux, encore endoloris de leur affrontement de la veille, se retrouvent en armes face à face sur la même place. Le roi Baudemagu, accablé, ne peut qu’officier une fois de plus. Lancelot lui-même rappelle que cette bataille, qui touche à l’honneur de la reine, ne saurait commencer sans un nouveau serment des combattants. On apporte donc les saintes reliques disponibles. Devant la petite assemblée, Méléagant jure solennellement « par Dieu et tous les saints » que c’est bien le sang de Keu qu’il a vu sur le lit de la reine. Lancelot, la main sur la châsse, jure à son tour « par Dieu et tous les saints » que Méléagant ment effrontément. Sans plus attendre, les deux adversaires montent en selle. Ils engagent aussitôt la joute : ils piquent des deux et se percutent avec fracas, brisant chacun sa lance contre l’autre. Sous le choc, les deux hommes sont presque désarçonnés, mais seuls les extraordinaires réflexes de Lancelot lui permettent de rester en selle. Méléagant, lui, est déséquilibré et chute lourdement à la renverse, roulant sur le sol. N’écoutant que son courage, Lancelot saute à terre aussitôt (comme toujours, il ne combat pas un ennemi à pied en restant à cheval), tire son épée, rejette son écu derrière sa nuque pour ne pas être gêné, et fond sur Méléagant. Le félon se relève et tire son épée, prêt à se battre vaillamment – car il faut le reconnaître, Méléagant est brave, malgré sa perfidie. Le duel d’épées commence, encore plus âpre que la veille, car Lancelot est animé d’une rage froide : cette fois, pas question d’épargner ce traître. Méléagant, malgré toute sa vaillance, souffre de sa blessure rouverte et recule peu à peu sous les assauts forcenés de Lancelot. Le sang recommence à couler de sa vieille plaie, affaiblissant le fils de Baudemagu. Lancelot, lui, semble en meilleure forme qu’hier grâce au bonheur de la nuit passée. Il frappe Méléagant plus fort, plus vite, l’épée sifflant et mordant l’acier de l’armure adverse. Bientôt, il devient évident que Méléagant ne tiendra pas longtemps : il vacille, pantelant, ses coups perdent en puissance.

Baudemagu, voyant la scène se répéter – son fils en difficulté face à l’invincible Lancelot – ne peut supporter davantage. Il se tourne de nouveau vers Guenièvre et la supplie de mettre fin à ce combat avant que Méléagant ne périsse. La reine, qui abhorre Méléagant mais ne peut refuser au noble Baudemagu, hoche la tête : « Sire, séparez-les. Qu’il en soit ainsi. » Le roi, soulagé, fait aussitôt cesser l’affrontement. Il envoie un garde ordonner à Lancelot de suspendre la bataille, car la reine le veut ainsi. Lancelot s’arrête net en entendant cette injonction, mais cette fois il demande à haute voix, pour être sûr : « Madame, est-ce bien votre désir ? » – « Oui, je le veux, » confirme Guenièvre du haut des remparts. Méléagant, lui aussi, donne son accord contraint en maugréant : « Oui… car je retrouverai bien ce chevalier quand il me plaira ! » Lancelot rengaine son épée à regret, non sans dire à Méléagant qu’il sait bien que seul un ordre supérieur l’a stoppé. Méléagant affiche un sourire mauvais. C’est plus fort que lui : il fanfaronne en clamant qu’il saura provoquer Lancelot à nouveau quand bon lui semblera, insinuant que cette affaire n’est pas close.

Après cette deuxième confrontation interrompue, Lancelot passe le reste de la journée auprès de Guenièvre, à savourer sa compagnie sans plus de menaces imminentes. Le lendemain, conformément à la promesse faite à Gauvain, il se remet en route pour tenter de retrouver son compagnon près du Pont Sous l’Eau. Il part cette fois sans déguisement, accompagné d’une escorte de quarante chevaliers que Baudemagu met généreusement à sa disposition pour sa sûreté. La reine Guenièvre, confiante, reste sous la protection du bon roi de Gorre, en attendant le retour de son chevalier.

Quelques jours s’écoulent ainsi. Voilà que messire Gauvain, sain et sauf, arrive enfin à la cour de Baudemagu. Il ramène avec lui les captifs bretons que Lancelot avait libérés dans le royaume de Gorre (car on se souvient que, par le défi initial, en délivrant la reine Lancelot avait également gagné la liberté de tous les prisonniers originaires du royaume d’Arthur). La rencontre de Guenièvre et Gauvain est empreinte de joie, car la reine retrouve là un proche parent, fidèle et cher, et elle voit concrètement l’œuvre de Lancelot : les prisonniers de Logres sont libres. Mais cette joie est incomplète, car Gauvain apporte aussi une mauvaise nouvelle : Lancelot s’est perdu. Gauvain raconte en détail ses propres aventures : comment il a bravé le pont Sous l’Eau en manquant de se noyer – l’eau bouillonnante l’avait englouti jusqu’au cou, il avait dû nager sous la poutre pour ressortir de l’autre côté. Éreinté, transi, il a ensuite affronté le chevalier qui gardait le passage et l’a vaincu de justesse, dans un combat éprouvant. Puis, en s’enfonçant dans le royaume de Gorre, Gauvain était tombé sur les compagnons de Lancelot (les quarante chevaliers accompagnateurs). Ceux-ci lui ont raconté que Lancelot les avait quittés la veille, parti avec un nain qui était venu lui chuchoter un message prétendument de Gauvain. Lancelot leur avait ordonné de l’attendre, mais il n’est jamais reparu. Gauvain a fouillé les environs avec eux, en vain. Aucun signe de Lancelot – il s’était littéralement volatilisé. Guenièvre écoute ce récit en tâchant de garder contenance, mais elle est dévorée d’angoisse. Son neveu Gauvain voit bien son trouble : son visage est plus pâle qu’une rose blanche. Baudemagu, pour la rassurer, promet de lancer lui-même des recherches dans tout son royaume pour retrouver Lancelot. Gauvain et même Keu, encore convalescent, se portent volontaires pour l’accompagner. « Demain dès l’aube, nous partirons battre la campagne, » déclare le roi Baudemagu.

La soirée venue, alors que la cour se prépare pour le repas, un valet se présente devant la reine avec une lettre cachetée. Guenièvre demande à Baudemagu de la faire lire par l’un de ses clercs. La lettre est lue à voix haute : elle est signée du roi Arthur. Arthur y salue son épouse et lui ordonne de revenir sans tarder à Camelot avec Gauvain et toute sa suite, sans attendre Lancelot, car – annonce incroyable – Lancelot serait déjà rentré sain et sauf à la cour d’Arthur ! Cette nouvelle déclenche une allégresse générale. Guenièvre, d’abord interdite, ressent une immense vague de soulagement. Ses joues, qui étaient exsangues, se recolorent comme des fleurs de mai. Tout le monde se réjouit à l’idée que Lancelot est sain et sauf. On commence immédiatement les préparatifs du départ, mettant fin au projet de battues dans Gorre. Le lendemain, dès l’aube, la reine Guenièvre prend congé du bon roi Baudemagu. Les chevaliers et dames du royaume de Logres que Lancelot avait libérés se joignent à elle pour rentrer au pays. Baudemagu, bien que peiné de les voir partir, les escorte en personne jusqu’à la frontière. Là, Guenièvre remercie profondément ce roi si courtois qui l’a traitée avec tant de respect malgré son enlèvement. Elle lui jette les bras au cou dans un élan de gratitude. Gauvain et Keu jurent que tant qu’ils vivront, ils se tiendront à son service en toute chose, pour payer leur dette envers lui. Baudemagu les confie à Dieu et rebrousse chemin, tandis que la troupe franchit gaiement la frontière vers le royaume de Logres.

Arthur, qui avait appris que la reine approchait de Camelot, a organisé son accueil. Le roi en personne se porte à sa rencontre avec sa maisonnée. Lorsqu’il revoit Guenièvre, il la baise avec soulagement, heureux de la retrouver saine et sauve. Puis il se précipite vers Gauvain et Keu et les embrasse l’un et l’autre. Il leur demande avec empressement des nouvelles de Lancelot : « Alors, vous l’avez retrouvé sur la route ? Il va bien ? » Gauvain et Keu se regardent, interloqués. « Sire, » répond Gauvain doucement, « il semble que vous ayez de meilleures nouvelles que nous à son sujet… » Arthur, surpris, rétorque : « Ma foi, je ne l’ai pas revu depuis qu’il a occis Karadoc le Grand, le seigneur de la Tour Douloureuse ! » Il réalise à cet instant qu’il y a malentendu. À ces mots, Guenièvre blêmit et chancelle : elle comprend que la lettre était un faux. On lui a menti – Lancelot n’était pas rentré ! Tout l’espoir qu’elle avait fait miroiter à son cœur s’écroule. Son corps tout entier se met à trembler et elle s’évanouit dans les bras de Gauvain qui la rattrape. Reprise d’une douleur plus vive encore, la reine fond en larmes dès qu’elle revient à elle. Sans retenue cette fois, elle laisse voir son désespoir à tous, gémissant qu’elle ne connaîtra plus jamais la joie puisque le meilleur chevalier du monde a disparu en cherchant à la servir. Arthur, furieux d’un tel subterfuge, comprend que Méléagant a ourdi ce stratagème pour éloigner Guenièvre de Lancelot et reprendre l’avantage. Il décide de rester quelque temps à Camelot avec sa cour, car cette ville n’est pas loin du royaume de Gorre où Lancelot a disparu – s’il y a du nouveau, il vaut mieux être ici. La reine, inconsolable, passe ses journées à pleurer et ses nuits à prier. Du jour de la Pentecôte jusqu’à la mi-août, elle s’abîme dans le chagrin au point d’en perdre sa beauté, suppliant sans cesse la Dame du Lac d’intercéder pour le salut de Lancelot.

Le temps passe dans cette tristesse latente. Vient la fête de l’Assomption, en août, où Arthur selon la coutume doit tenir une haute cour et ceindre sa couronne. Ce matin-là, le roi Arthur se lève à l’aube et s’installe à une fenêtre pour écouter le chant des oiseaux. La nature splendide de l’été contraste avec la mélancolie qui habite la cour. Arthur remarque tout à coup un spectacle insolite entrant dans la cour du château : une charrette traînée par un cheval à la crinière et la queue tondues, conduite par un nain barbu à grosse tête. Sur la charrette se tient un chevalier en chemise, sale et en haillons. Il a les mains liées derrière le dos et les pieds enchaînés aux montants. Devant lui pend un écu sans blason, et derrière lui sont attachés son haubert et son casque. Son noble destrier blanc, tout bridé et sellé, est attaché à l’arrière de la charrette, contraint de suivre le triste équipage. En entrant dans la cour, le chevalier misérable s’écrie d’une voix forte : « Ha, Dieu ! Qui me délivrera ? » Arthur descend de son observatoire dans la cour. Deux fois, il demande au nain : « Quel crime donc a commis ce chevalier pour être charretté ainsi ? » Et par deux fois, le nain répond laconiquement : « Le même que les autres. » Arthur, intrigué, s’adresse alors au prisonnier : « Beau chevalier, comment pourriez-vous être délivré de cette cage ? – Par celui qui montera sur la charrette à ma place, » répond le malheureux.

Hélas, la cour est muette. Personne ne fait mine de s’offrir à pareille honte pour libérer cet inconnu. Arthur lui-même, ignorant de qui il s’agit, ne pense pas un instant à sacrifier l’honneur d’un des siens. « Aujourd’hui, vous ne trouverez personne pour cela, beau sire, » dit-il avec une certaine tristesse résignée. « Tant mieux ! » ricane le nain, manifestement satisfait qu’aucun champion ne se manifeste. Il fait claquer les rênes et la charrette ressort de la cour pour continuer à parader dans les rues de Camelot, exhibant le chevalier humilié. Comme la veille avec Lancelot, les gens du peuple, cruels, le conspuent, lui jettent ordures et vieilles savates, se réjouissant d’humilier quelqu’un qu’ils croient criminel.

Arthur, troublé par cette apparition, retourne pensif en sa grande salle et s’assied à la table d’honneur pour le repas. Messire Gauvain descend justement des appartements de la reine (il la veillait encore, car elle est toujours souffrante de chagrin). On lui raconte la venue du chevalier charretté et le refus de quiconque de le secourir. Gauvain en éprouve un vif remords : comment la cour d’Arthur a-t-elle pu rester indifférente, après ce qui est arrivé à Lancelot ? Il se remémore douloureusement la honte qu’a dû endurer son ami. Dans un emportement il s’écrie : « Maudits soient les charrettes et celui qui les inventa ! » Au même instant, la charrette fait un second passage dans la cour du château. Cette fois, le chevalier captif en descend, se libérant un instant, et s’approche des tables où l’on dîne. Il réclame humblement une place pour manger. Un lourd silence accueille sa demande. Puis plusieurs chevaliers d’Arthur s’offusquent : qu’un prisonnier en charrette ose demander à s’attabler parmi eux est impensable. On lui signifie durement qu’il n’est pas digne de s’asseoir avec les chevaliers – ni même avec les écuyers ! On lui désigne le seuil de la porte comme siège. Sans protester, le pauvre chevalier humilié s’accroupit sur le pas de l’entrée et commence à manger un quignon de pain trempé dans un peu de bouillon qu’on a bien voulu lui donner. Gauvain, l’âme déchirée par cette scène, ne peut le supporter. Malgré la désapprobation générale, il se lève de table et va s’asseoir par terre aux côtés du chevalier charretté, partageant son modeste repas. « Quoi que l’on pense, » déclare Gauvain haut et fort, « tu as beau être charretté, tu n’en restes pas moins un chevalier à mes yeux, et je mangerai avec toi. » Autour, les autres convives murmurent d’indignation. Arthur lui-même se trouble. Il envoie un écuyer sommer Gauvain de se relever : « Mon neveu, en agissant ainsi tu te couvres de honte. Tu déshonores ta place à la Table Ronde ! » Mais Gauvain, sans se démonter, fait répondre : « S’il est vrai qu’on est déshonoré pour être monté en charrette, alors Lancelot l’est aussi, n’est-ce pas ? » Cette simple phrase claque comme un reproche. Le roi reste coi : il n’avait jamais réfléchi que cette logique le condamne lui-même pour avoir considéré la charrette infâme. Il comprend que Gauvain, à sa manière, proteste contre le jugement précipité qu’on porte sur ces chevaliers qui sacrifièrent leur honneur par amour ou compassion. Arthur, honteux et surpris, se tait.

Le repas achevé, le chevalier remercie Gauvain pour son geste de solidarité, puis quitte la salle discrètement tandis que l’attention s’est détournée. Il se dirige sans un bruit vers un petit bois attenant où l’attend un écuyer complice. Là, il retire ses haillons et endosse furtivement son armure complète. Cet inconnu a toute sa liberté de mouvement, car personne ne le surveille vraiment. Il retourne alors vers les écuries royales, repère le meilleur destrier qu’il y trouve déjà tout sellé (prêt à être monté par un chevalier de la maisonnée d’Arthur), et s’en empare tranquillement. Puis, ainsi magnifiquement armé et monté, il revient au galop dans la cour, juste devant la porte grande ouverte de la salle où banquettent Arthur et sa compagnie. D’un ton retentissant, il lance un défi général : « Roi Arthur ! Si quelqu’un trouve à redire que messire Gauvain ait mangé avec moi, qu’il vienne me le dire en face : je l’attends ! » Personne ne bouge, surpris par ce brusque revirement du misérable de tout à l’heure, redevenu un fier guerrier. Le chevalier poursuit, en toisant Arthur lui-même : « Sache, roi, que tu es le plus défaillant et le plus couard des rois qu’on ait jamais vus ! Je m’en vais avec ce cheval-ci, et bientôt je t’en prendrai d’autres, sans qu’aucun de tes chevaliers ne puisse m’en empêcher ! » Sur cette insulte cinglante, il incline la tête vers Gauvain : « Messire, grand merci à vous d’avoir daigné partager mon repas. » Gauvain lui répond calmement : « Allez en paix, chevalier. Vous n’avez rien à craindre de moi. »

D’abord, Arthur est resté figé d’ébahissement devant cette audace. Puis la fureur monte en lui : jamais il n’a subi pareil affront chez lui ! Se faire voler un cheval sous ses yeux, publiquement traité de roi couard – sa colère éclate. Rouge de honte et d’ire, Arthur rugit à ses chevaliers de pourchasser ce « larron » qui l’humilie. Aussitôt, Sagremor le Desrée, chevalier prompt et emporté, court enfiler ses armes dans son logis et lance son cheval à la poursuite de l’insolent. Peu après, Lucan le bouteiller (le maître-échanson), Bédivere le connétable, Giflet fils de Do et même Keu le sénéchal – remis de ses blessures et ulcéré par l’insulte indirecte – enfourchent successivement leurs montures et partent au galop derrière Sagremor. Les uns après les autres, ces fiers chevaliers rattrapent le fuyard le long de la rivière qui coule près de Camelot.

Au détour d’un gué forestier, la troupe aperçoit le chevalier en armes qui les attend calmement. Mieux : il n’est pas seul. De l’autre côté du gué, une dizaine d’hommes d’armes en armure se tiennent en ligne – les compagnons du mystérieux chevalier, manifestement prêts à lui prêter main-forte. Sagremor, qui a une avance sur les autres poursuivants, ne réfléchit pas et s’élance le premier sur l’inconnu. Mais le jeune chevalier a de la ressource : il pique des deux et fonce vers Sagremor. Leur choc est brutal. Sagremor, frappé de plein fouet, est projeté à terre avant même d’avoir pu porter un coup. En un clin d’œil, l’étranger saisit le destrier de Sagremor par la bride et l’emmène de l’autre côté du gué. Là, il le remet à ses hommes qui l’attrapent avec de grands rires. Le chevalier lance alors à Sagremor, penaud et trempé : « Messire, transmettez au roi qu’il vient de perdre un destrier de plus ! » Sagremor, humilié, reste cois. Lucan le bouteiller arrive sur ces entrefaites. Lui aussi charge impétueusement le jeune champion – et connaît le même sort funeste : renversé d’un coup, il doit abandonner sa monture. L’adversaire le salue ironiquement en le priant de rapporter au roi ses remerciements pour ce nouveau cheval. Tour à tour, Bédivere le sage, Giflet le fougueux et enfin Keu le malchanceux s’essaient contre le diable de chevalier : aucun ne tient plus d’une passe contre lui. Bédivere finit à pied, Giflet également, et quant à Keu, il est désarçonné au milieu du gué et boit la tasse copieusement avant d’émerger, honteux et ruisselant. Chacun repart sur ses deux jambes vers Camelot, atterré par la tournure des événements. Arthur les voit revenir l’un après l’autre défaits, sans montures. La rage et l’humiliation le submergent. Il tourne sa colère contre Gauvain, qu’il juge responsable de ce fiasco par sa « complaisance » envers le charretté. Mais Gauvain, restant calme, répond juste : « Mon oncle, qu’avez-vous gagné à attaquer ce chevalier ? Seulement davantage de honte pour nous tous… » Arthur n’a rien à rétorquer : c’est vrai, sa cour n’a jamais subi pareille humiliation.

Soudain, le nain à la charrette reparait au grand trot à l’entrée de la cour. Cette fois, la charrette transporte une demoiselle voilée, drapée d’un manteau élégant. Elle reste assise pendant que le nain fait un tour dans la cour, et sa voix claire s’élève, adressée au roi : « Roi Arthur, on m’avait assuré que tous les égarés trouvaient ici aide et réconfort. Il semble que ce ne soit pas vrai : voici qu’un chevalier s’en est retourné sans que personne des tiens n’ait consenti à monter en charrette pour le délivrer. Vous en avez plus de honte que d’honneur : à présent il emmène six de vos chevaux sous votre nez. Quant à moi, je doute qu’il se trouve quelqu’un pour me tirer de là en prenant ma place… » Cette réprimande cinglante fait rougir Arthur de gêne, car toute sa cour l’entend. Gauvain, lui, n’hésite qu’un battement de cœur. Son esprit s’enflamme en pensant à Lancelot qu’on n’a pas aidé quand il était dans la charrette du nain. « En nom Dieu, je le ferai, » s’écrie Gauvain, « pour l’amour du bon chevalier qui un jour monta pareil équipage ! » Sans plus attendre, il bondit à l’intérieur de la charrette, prenant la place de la demoiselle prisonnière. L’assemblée pousse un cri de stupeur en voyant le preux Gauvain s’infliger volontairement cette honte. Pendant ce temps, la demoiselle descend gracieusement de la charrette : un écuyer lui amène un magnifique palefroi blanc qu’elle enfourche.

Avant de partir, la dame se tourne vers Arthur et lui lance un véritable réquisitoire : « Toi et les tiens, ô roi, vous n’auriez pas dû abandonner le chevalier charretté de tout à l’heure. S’il était là, c’était pour l’amour de Lancelot, qui un jour lui aussi a consenti à monter en charrette afin de reconquérir la reine Guenièvre ! » À cette révélation, un murmure envahit la cour : cette demoiselle semble tout savoir de l’affaire Lancelot… La dame poursuit : « Sais-tu au moins quel était ce jeune chevalier qui a terrassé tes compagnons ? Un jouvenceau fraîchement adoubé depuis Pâques au plus tôt ! Il a pour nom Bohor l’Exilé : c’est le cousin de Lancelot et le frère de Lionel, celui-là même qui s’est lancé imprudemment à la recherche de Lancelot – hélas, bien follement, car il ne le trouvera point ainsi. » Sur ces mots, la demoiselle fait signe au nain de repartir. La charrette, avec Gauvain désormais à l’intérieur, quitte la cour en cahotant, escortée du mystérieux cortège.

À peine la charrette a-t-elle disparu dans la ville qu’un groupe de cavaliers fait son entrée dans la cour de Camelot : c’est Bohor l’Exilé lui-même, suivi de ses hommes. En les voyant mener avec eux les chevaux confisqués, chacun comprend qu’il s’agit bien de l’audacieux inconnu. Bohor met pied à terre devant Arthur, retire humblement son casque et s’adresse au roi avec respect : « Sire, voici vos destriers que je vous rends. » Arthur, soulagé que tout rentre dans l’ordre, s’avance. Mais avant qu’il réponde, la reine Guenièvre s’est levée, radieuse : elle reconnaît Bohor, cousin aimé de Lancelot. Par politesse autant que par affection, elle l’accueille comme un héros. Elle le fait asseoir, le comble d’égards et de remerciements, tout en cherchant ardemment dans son regard la moindre nouvelle de Lancelot. Arthur, admiratif de la prouesse de ce jeune homme, l’invite sur-le-champ à rejoindre les Chevaliers de la Table Ronde. Bohor proteste modestement qu’il n’en est pas digne, mais le roi insiste pour honorer un tel courage. Pendant qu’on s’affaire autour de lui, Guenièvre, impatiente, lui demande : « Beau sire, cette demoiselle dans la charrette, qui était-ce donc ? » Bohor, avec un sourire, répond qu’il s’agissait de la Dame du Lac, la fée bienfaitrice qui a élevé Lancelot, Lionel et lui-même dans leur enfance. Guenièvre porte la main à son cœur, accablée de regret : La Dame du Lac en personne était venue et elle ne l’a pas reconnue alors qu’elle l’implorait en prières depuis des semaines ! Aussitôt, sans même réfléchir, la reine fait seller son palefroi. Elle galope hors du château à la recherche de la charrette, suivie de près par Arthur intrigué. Ils rattrapent bientôt l’attelage dans les rues de la ville. La reine arrête le nain et, dans un geste spontané, saute elle-même dans la charrette aux côtés de Gauvain. Arthur, arrivant sur ses talons, monte également dans la charrette, puis chacun des chevaliers de leur escorte fait de même, l’un après l’autre, s’entassant s’il le faut. Voilà un étrange cortège : tous les plus grands nobles de Camelot entassés pêle-mêle dans le chariot infamant ! Mais par ce geste collectif, Arthur et les siens espèrent racheter leur faute et effacer l’opprobre de Lancelot. Et ainsi, dit-on, plus jamais personne ne fut déshonoré pour être monté en charrette : dès lors, on cessa d’y exhiber les malfaiteurs, qu’on promena à la place sur de vieux chevaux à l’aspect ridicule (queue et oreilles coupées), afin que la charrette perde sa connotation infamante. La cour d’Arthur a, par humilité et repentir, vidé la honte de son sens. La Dame du Lac, satisfaite, n’en demandait pas tant : elle salue le roi et la reine, puis disparaît à son tour dans la foule de Camelot, aussi mystérieusement qu’elle était venue.

Fort de ces émotions et pour changer les esprits, le roi Arthur décide d’organiser un grand tournoi. Il sait que les anciens captifs revenus de Gorre n’ont pas vu de joute depuis longtemps et que les demoiselles du royaume, notamment Guenièvre, ont besoin de distractions. Une proclamation est faite dans tout le pays : vingt jours plus tard, une immense assemblée de chevaliers se tiendra à Pomeglay, une plaine proche de Camelot. À l’annonce de ce tournoi, Guenièvre sent son cœur se réchauffer un peu : un pressentiment lui murmure qu’elle y reverra son cher Lancelot. Le récit laisse alors un temps la cour d’Arthur pour nous conter ce qu’il advint de Lancelot depuis son départ de Gahion à la recherche de Gauvain.

On se souvient que Lancelot avait quitté la ville de Gahion avec quarante chevaliers de Baudemagu pour retrouver Gauvain. En arrivant près du pont Sous l’Eau, il était tombé dans un piège : un nain (sans doute complice de Méléagant) l’avait abordé, prétendant que Gauvain avait besoin de lui d’urgence et le priait de le rejoindre à l’écart. Lancelot l’avait suivi naïvement, ordonnant à ses gens de l’attendre. Le nain l’avait guidé jusqu’à un petit château fort entouré de douves. À peine entré dans la salle basse, Lancelot avait chuté dans une trappe dissimulée sous le tapis : il était tombé au fond d’un fossé de deux toises de profondeur (environ quatre mètres). Heureusement, l’on y avait déposé de l’herbe fraîche amortissant sa chute, signe qu’on le voulait vivant. Lancelot avait bien compris la perfidie : c’était œuvre de Méléagant, qui ne reculait devant rien pour éliminer son rival. Sans pouvoir résister, il s’était laissé désarmer par les gardes. On l’enferma dans une haute tour attenante. Cependant, son sort n’était pas le plus cruel : le sénéchal de Gorre, chargé de le garder, était un homme courtois qui le traita avec respect. Lancelot n’était pas jeté au cachot, il avait même quartier libre dans la tour et on le laissait sortir de sa cellule pour prendre l’air dans la cour chaque jour, à condition de ne pas tenter de fuir. Sa seule véritable prison était l’impossibilité de quitter l’enceinte fortifiée. Méléagant croyait sans doute plus sage de ne pas trop malmener un chevalier de cette trempe, de crainte de la vengeance de son père Baudemagu. Quoi qu’il en soit, Lancelot rongeait son frein, désespéré d’être ainsi retenu loin de la reine.

Or, le sénéchal de Gorre avait une épouse jeune, belle et bien élevée. Cette dame recevait souvent Lancelot à sa table – d’autant que son mari était fréquemment absent pour des affaires. À force de voir Lancelot chaque jour, conversant avec lui et admirant son noble caractère, la sénéchale finit par s’éprendre d’amour pour le chevalier prisonnier. Elle se mit à le regarder avec des yeux tendres, et Lancelot ne s’en aperçut que trop tard. Les jours passant, l’annonce du tournoi de Pomeglay se répandit dans tout le royaume, jusque dans ce château isolé. Lancelot entendit parler de ce grand événement auquel Arthur conviait tous les chevaliers voisins. Il s’en troubla : Pomeglay n’est pas loin d’ici, pensa-t-il. Guenièvre y sera sûrement… Quelle torture de la savoir si proche sans pouvoir s’y rendre ! À l’approche de la date, la dame du château remarqua que Lancelot semblait soucieux et mangeait à peine, lui d’ordinaire si poli. Il restait pensif de longues heures, le regard perdu vers l’horizon. Son mélancolique prestance ne fit qu’enflammer davantage le cœur de la sénéchale. Ne tenant plus, elle lui demanda quel chagrin le rongeait. D’abord, Lancelot éluda. Mais sous l’insistance douce de la dame – et parce qu’il avait besoin de se confier – il finit par avouer : « Je me meurs d’envie d’aller à ce tournoi de Pomeglay… » La dame réfléchit et prend alors une décision audacieuse. Les yeux dans les yeux avec Lancelot, elle lui propose un marché : « Lancelot, si je fais en sorte que vous puissiez y aller, me serez-vous reconnaissant ? Si je vous donne armes et cheval et vous laisse sortir, m’accorderez-vous un don en retour ? » Lancelot écarquille les yeux et répond sans hésiter : « Dame, si vous faites cela pour moi, je vous promets tout ce que vous voudrez ! » La dame sourit et murmure : « Ce que je veux, c’est votre amour. »

À ces mots, Lancelot se trouble. Il comprend le prix qu’on lui demande : devenir l’amant de la sénéchale de Gorre. Pris au piège de sa propre parole, il balbutie un compromis : « Dame, je… je vous donnerai toute l’affection dont je suis capable. » En d’autres termes, il concède tout ce qui ne violerait pas son serment envers Guenièvre. La dame, trop éprise pour percevoir les nuances, croit qu’il est seulement intimidé et que, s’il goûte à sa liberté grâce à elle, il reviendra forcément plein de gratitude et alors il sera à elle corps et âme. Satisfaite, elle scelle le pacte. Le jour venu, juste avant le tournoi, elle fait jurer à Lancelot qu’il reviendra impérativement à la fin de l’assemblée. Lancelot prête ce serment, soulagé d’obtenir ce qu’il désire. Alors, la sénéchale le conduit en secret dans la salle d’armes et l’aide de ses propres mains à revêtir une solide armure. Elle lui fournit un bon destrier de bataille, le mène hors de la forteresse et le laisse partir comme convenu, sur parole qu’il reviendra.

Arrivons au tournoi de Pomeglay. Jamais on n’a vu pareille affluence chevaleresque. La ville de Pomeglay déborde de seigneurs venus de toutes contrées. Chaque maison arbore l’écu d’un chevalier logé à l’intérieur. Ceux qui n’ont pu trouver place ont dressé leurs tentes tout autour des murailles ; le campement s’étend à perte de vue. Les ruelles de la cité sont décorées de tentures et jonchées de menthe, de glaïeuls et de joncs odorants comme pour un palais. Marchands et changeurs tiennent marché sur la place, proposant volailles, poissons, épices, et exhibant force joyaux, pièces d’or et d’argent – toute la ville bruisse d’activité. Des acrobates, jongleurs et musiciens de vielle ou de harpe animent les carrefours ; on montre même des lions, des ours, des léopards et des sangliers apprivoisés pour divertir la foule. On dirait une foire géante autant qu’un tournoi. L’atmosphère est à la fête. Selon les chroniqueurs, jamais plus belle liesse ne fut vue.

Lancelot, arrivé discrètement, se fait héberger dans une misérable masure que personne n’a jugé digne d’occuper – un abri suffisant pour lui qui cherche l’anonymat. Il accroche son écu à la porte (comme le veut la coutume pour indiquer sa présence). Puis, épuisé par sa chevauchée nocturne, il s’allonge sur le simple lit de paille de la masure et s’endort profondément. Pendant ce temps, un héraut d’armes passe devant la masure. C’est un jeune écuyer dépenaillé qui a vendu jusqu’à ses vêtements pour boire : il erre pieds nus, la cotte au clou, un peu ivre encore des libations de la nuit. Apercevant l’écu inconnu – un écu vert (de sinople) barré de trois bandes d’argent – il ne résiste pas à l’envie de voir qui est le chevalier qui a choisi un gîte si humble. Il entrouvre la porte sur ses gonds mal ajustés et avance sur la pointe des pieds. Il découvre le chevalier endormi et malgré la pénombre, il le reconnaît au premier regard : c’est Lancelot du Lac en personne ! Le héraut recule, frappé de stupeur, et se signe comme s’il voyait un miracle. Il s’apprête à sortir pour proclamer la nouvelle, mais Lancelot s’éveille juste à ce moment et l’empoigne, le regard sévère : « Malheureux, si tu dis mon nom à quiconque, je te jure que je t’étrangle ! » Le héraut, tremblant, promet de ne rien faire qui déplaise au chevalier. Lancelot le relâche et l’éconduit. Mais à peine l’homme a-t-il tourné les talons qu’il trahit sa promesse : trop heureux et fier de sa découverte, il se met à courir dans les rues en criant à tue-tête une sorte de slogan obscur qui deviendra célèbre : « Ores est venu qui l’aunera ! » répète-t-il, ce qui signifie en vieux parler : « Maintenant est venu celui qui mesurera (tous les autres) ! » Les bourgeois sur le pas de leur porte se demandent de quoi il parle et qui est ce mystérieux champion censé tous les auner, c’est-à-dire tous les surpasser. C’est ainsi qu’est introduit pour la première fois dans les tournois ce cri énigmatique que l’on réentendra souvent par la suite.

La nuit précédant les joutes est bruyante : dans chaque logis on festoie et on danse. Des rires et de la musique fusent de partout, les demeures sont si illuminées de bougies qu’on les croirait embrasées. Mais les amusements s’apaisent tôt : dès l’aube, les hérauts parcourent les rues en sonnant cors et trompes, criant « Debout, chevaliers, le jour est venu ! Ores, sus ! ». Lancelot, qui a dormi par bribes, se lève et va entendre la messe matinale pour se mettre en bonne grâce divine. Puis il prend un frugal petit-déjeuner de pain et de vin. Pendant ce temps, les processions de chevaliers défilent déjà en grand apparat à travers la cité vers la plaine du tournoi. Sur le terrain, l’animation est à son comble : valets et écuyers s’affairent à planter les lances en faisceaux, ouvrir les coffres d’armures sur des manteaux étalés, préparer selles, courroies et lacets de heaume. Plus de deux cents chevaliers se sont inscrits, dit-on. Il y a tant de lances fichées en terre qu’on dirait une forêt surgie là. Aux fenêtres, les belles dames et les jeunes pucelles se sont installées pour admirer le spectacle. Pour la reine Guenièvre, on a dressé une loge surélevée, vaste et décorée richement, où elle prend place entourée de ses dames d’honneur. À sa droite se tient messire Gauvain, qui a choisi de ne pas combattre – il est encore meurtri par sa chute de charrette –, ainsi que quelques barons qui pour diverses raisons (blessures, parole de prisonnier, vœu de croisade) ne peuvent porter les armes ce jour-là. Ils forment la cour attentive de la reine, commentant avec elle l’arrivée des chevaliers et la qualité des armures.

Déjà on désigne du doigt les figures célèbres : « Voyez, cet écu au dragon et à l’aigle : c’est Ignauré le désiré, bel homme et grand amoureux, il fait toujours flamboyer son blason autant que son cœur !… Là-bas, celui qui porte deux faisans peints bec contre bec, c’est Coquillon de Mantirec… Et ce couple qui arbore les mêmes armes d’or au lion passant – et même chevaux gris pommelé – ce sont Sémiramis la farouche et son chevalier servant !… Là ce bouclier frappé d’un cerf sortant d’une porte est celui du roi Ydier. » Les connaisseurs comparent aussi les styles : « Sire, voyez cet écu ouvragé à Limoges ! Et cet autre qui vient de Toulouse ; ceux-ci viennent de Lyon sur Rhône – il n’y en a point de plus solides. Et ces hirondelles peintes qui semblent voler ? Ce chef-d’œuvre vient de Londres. » On entend mille exclamations admiratives ou moqueuses.

Enfin, les hérauts officiels clament : « À vos heaumes ! » Les chevaliers ferment leurs visières et se répartissent en deux camps. Avec fracas, les premières joutes particulières s’engagent : deux par deux, les cavaliers s’élancent et brisent leurs lances dans des duels isolés, pour s’échauffer et jauger l’adversaire. C’est le spectacle préféré du public, ces affrontements multiples où l’œil ne sait où donner de la tête. Guenièvre, bien que le cœur lourd de l’absence de Lancelot, fait mine de s’intéresser à la lice. Gauvain, à ses côtés, la distrait en identifiant pour elle tel ou tel chevalier par ses couleurs.

C’est alors qu’un chevalier inconnu fait son entrée sur le terrain. Il porte un écu vert uni barré de trois bandes blanches d’argent – un blason qui ne dit rien à personne. Son armure est sans fioritures, son heaume anonyme. Il n’est accompagné que d’un seul écuyer menant une poignée de lances. Ce chevalier solitaire s’arrête un instant juste sous l’estrade des dames et lève doucement la tête vers Guenièvre. Sous son heaume clos, elle ne peut voir son visage, mais elle sent son regard posé sur elle avec une ardeur qui lui est familière. Son cœur bat plus vite : Serait-ce Lancelot… ? Mais déjà l’inconnu se met en position pour jouter. Le héraut ivrogne de la veille, qui a reconnu l’écu vert à bandes d’argent, le voit et se souvient de la menace. Peu lui importe : ravi d’avoir eu raison, il se met de nouveau à vociférer : « Voici qui l’aunera ! Voici qui l’aunera ! » Les spectateurs, se rappelant son cri nocturne, comprennent qu’il annonce l’arrivée du champion suprême. Ils retiennent leur souffle.

Justement, jusqu’à présent un chevalier s’est distingué par ses exploits : Hélios, frère du roi de Northumberland, sur son destrier rapide comme cerf, a accumulé les succès. Voilà que l’inconnu lève la lance en direction d’Hélios, le défiant d’un signe de tête. Les deux hommes spurent leurs montures l’un contre l’autre à la vitesse de l’éclair. Le choc est brutal : tel un éclair tombant du ciel, le nouvel arrivant heurte Hélios de plein fouet. Non seulement Hélios est désarçonné avec une facilité déconcertante, mais la violence du coup lui brise le bras en deux endroits sous l’impact. Hélios s’effondre, sonné. Un murmure d’inquiétude parcourt la foule – ce chevalier vert serait-il mortellement dangereux ? Loin de s’arrêter là, l’inconnu enchaîne dans la foulée : il pointe aussitôt une autre lance et fonce sur Cador d’Outre-la-Marche, un chevalier qui arborait fièrement la manche brodée de sa dame sur son bras. D’un coup sûr, le mystérieux vert le renverse également au sol, stupéfiant tous les témoins. Cette double prouesse en quelques secondes fait sensation : par orgueil blessé, tous les chevaliers du parti opposé veulent aussitôt se mesurer à lui pour laver l’affront. Lancelot – car c’est bien lui, évidemment – voit soudain converger sur lui une file d’adversaires impatients. Qu’importe ! Il continue de joute en joute, brisant lance sur lance, renversant quiconque se présente à lui. Chaque fois qu’il fait choir un chevalier, il gagne le cheval de celui-ci en trophée. Mais Lancelot, dans sa générosité naturelle, ne garde aucun de ces destriers conquis : il les offre aux hérauts ou à quiconque en a besoin sur le moment, refusant de tirer profit de la dépouille de ses adversaires. Ce trait de magnanimité – ne pas faire « large courroie du cuir d’autrui » – impressionne autant que ses capacités martiales. Bientôt tout le monde s’interroge : qui est donc ce chevalier invincible et si courtois ? Les demoiselles rougissent à son passage, se promettant qu’elles ne refuseraient pas un champion si preux s’il daignait leur demander amour.

L’après-midi avance. À force de défis relevés, Lancelot se retrouve avec une pile de lances brisées à ses pieds. Il a tant surclassé la concurrence que plus personne n’ose l’attaquer de front. Néanmoins, l’accident guette : lors d’une joute, il frappe un chevalier à la gorge si fort que ce dernier s’écroule et ne se relève pas. La terre se teinte de son sang et on craint qu’il ne rende l’âme. Des cris fusent : « Il est mort ! Arrêtez, il va mourir ! » En entendant cela, Lancelot ressent une brusque bouffée de remords. Jamais il n’a voulu tuer en tournoi – ce doit être un jeu courtois, pas un carnage. Il lâche aussitôt sa lance, l’air accablé, et annonce qu’il quitte sur-le-champ la lice, ne voulant causer la mort de personne. Mais son fidèle écuyer s’approche en courant et lui souffle que l’homme blessé n’est autre que le sénéchal du roi Claudas de la Déserte. Claudas est un vieux roi ennemi de Lancelot (il a usurpé autrefois le royaume du père de Lancelot). Apprenant cela, Lancelot se ravise avec une pointe de fatalisme : « Puisqu’il appartenait à Claudas, peu m’importe qu’il meure ! » lance-t-il froidement. « Ainsi le chevalier Jésus me venge de mes vieux ennemis. » Cette parole sombre amuse l’assistance qui comprend qu’il s’agit d’un contentieux ancien. Revigoré de n’avoir finalement pas tué un innocent, Lancelot reprend la mêlée avec ardeur. Il sort son épée et, la phase de joute terminée, il se jette dans la bataille rangée entre les deux camps. Il frappe à droite, à gauche, taille des écuelles, fait sauter des heaumes ; il renverse chevaux et cavaliers, tel un lion au milieu d’un troupeau. Personne n’ose plus se mettre en travers de sa fureur.

Sur l’estrade, messire Gauvain commence à avoir un soupçon. Cette prestance, cette façon de combattre, cette force quasi surnaturelle mêlée de courtoisie, il croit la reconnaître. Il se penche vers la reine et lui murmure : « Ma dame, et si c’était… Lancelot ? » Guenièvre, qui depuis longtemps n’a plus aucun doute – son cœur l’a deviné dès le premier regard sous la tribune – fait simplement un petit signe affirmatif. Pour que personne d’autre ne devine, Guenièvre décide d’intervenir astucieusement : elle envoie l’une de ses demoiselles de confiance porter un ordre secret au chevalier inconnu. La jeune messagère monte sur sa mule et traverse habilement le champ de bataille jusqu’à atteindre Lancelot à un moment opportun, quand il vient de casser une énième lance et reprend haleine. S’approchant de lui sans attirer l’attention, elle lui glisse : « Chevalier, de par la reine, on vous ordonne désormais de faire au pis que vous pourrez. » Lancelot tressaille : la reine lui intime de combattre mal. Il comprend immédiatement la ruse : Guenièvre a reconnu son amant et veut éviter qu’il ne se fasse remarquer davantage. Ni une ni deux, Lancelot obéit. Il se choisit un adversaire proche et, contre toute attente, manque délibérément sa charge. Puis, feignant d’être effrayé, il simule la panique : il s’accroche comiquement au cou de son cheval et détale devant le moindre assaillant. Ceux qui tout à l’heure admiraient le champion restent interdits, puis un rire moqueur fuse, suivi d’autres : le prodige d’hier serait-il un couard finalement ? On le hue de toutes parts. « Hé, héraut ! » crient certains à l’adresse de celui qui clamait « il les mesurera tous ». « Ton champion a tellement mesuré qu’il a cassé son mètre et s’est sauvé ! Où s’est-il caché, ton héros ? » Toute la belle réputation de Lancelot semble s’effondrer en quelques instants sous les quolibets.

Le soir venu, autour des foyers et dans les tavernes, ceux que Lancelot a vaincus se répandent en médisances à son sujet. Ils prétendent qu’il n’était qu’un vantard, qu’il a eu de la chance puis s’est révélé poltron, et ainsi de suite – la jalousie et l’orgueil blessé les font cracher leur fiel. Mais, dit sagement l’auteur, tel qui médit d’autrui est souvent pire que celui qu’il blâme, et le lendemain allait le prouver. En effet, le second jour du tournoi se déroule exactement comme le premier : Lancelot commence par briller de mille feux, accumulant les exploits dès le matin, puis, lorsque la reine lui fait signe, il se couvre de ridicule en multipliant erreurs et feintes de peur. Les barons qui s’étaient gaussés de lui la veille rient de plus belle en le voyant répéter ces piteuses esquives. Mais Guenièvre, soucieuse de ne pas laisser son chevalier partir déshonoré, décide qu’il est temps de mettre un terme au subterfuge. Vers la fin de l’après-midi, elle envoie discret mot à Lancelot de conclure en beauté. Lancelot n’attendait que ce signal. Il se ressaisit alors et, tel un faucon libéré, il éclipse tous les combattants par des prouesses éclatantes. Il renverse à nouveau qui ose l’approcher, rattrapant d’un seul coup tout le crédit perdu. Les demoiselles, charmées par son brio retrouvé, s’accordent unanimement pour lui décerner le prix d’honneur du tournoi.

Lorsque la clameur retombe et qu’on décide de remettre le trophée – un mouton d’or fin – à l’inconnu, celui-ci reste introuvable. Tout ce qu’on retrouve de lui, c’est son écu vert, abandonné près de la lice, ainsi que la bardature de son cheval et sa dernière lance fichée en terre. Personne ne l’a vu quitter le champ : il a profité de la confusion pour partir précipitamment. Certains disent avoir aperçu un cavalier solitaire s’éloigner au galop vers l’est peu avant la fin, mais nul ne sait qui c’était. En réalité, Lancelot a tenu scrupuleusement sa promesse : avant même la fin du tournoi, il a filé retourner à sa prison. Le sénéchal de Gorre, son geôlier, l’attendait avec une inquiétude grandissante ; Lancelot arrive juste à temps pour qu’il ne se résolve pas à alerter Méléagant. Le chevalier, fidèle à sa parole, se constitue donc à nouveau prisonnier, au soulagement du sénéchal. Bien entendu, il doit à présent honorer le marché passé avec la dame… Mais Lancelot, bien que loyal en toutes choses, redoute plus que jamais ce moment : son cœur appartient à Guenièvre et il est incapable de feindre un amour qu’il ne ressent pas. Le destin, toutefois, va bouleverser la situation avant qu’il n’ait à s’en expliquer.

Pendant ce temps, la sénéchale, restée au château, était pleine de confiance. Elle se réjouissait de l’avance de son plan, se disant que Lancelot serait bien forcé de l’aimer après qu’elle lui a rendu ce service immense. Elle se voyait déjà triomphante en son retour. Mais quelle n’est pas sa rage lorsqu’il rentre ! Lancelot, comme convenu, franchit à nouveau le seuil de la tour-prison. Tout de suite, il se précipite pour voir la dame et la remercier. Mais avant qu’il n’ait pu prononcer un mot, elle l’interrompt en l’accablant de reproches furieux. En effet, durant le tournoi, un de ses hommes postés incognito à Pomeglay a tout observé et lui a rapporté le manège : Lancelot a combattu comme un dieu, puis comme un lâche, puis à nouveau comme un dieu. La dame, d’abord fière de ses succès, s’est sentie humiliée quand il a fui. Elle y a vu la preuve qu’il ne pensait qu’à une autre (et elle n’avait pas tort). Folle de jalousie, elle a deviné que la reine Guenièvre était présente et que Lancelot n’avait combattu qu’en fonction de ses ordres. Elle en a conclu qu’il ne l’aimait pas, elle, la sénéchale, et que jamais il ne tiendrait la promesse de la prendre pour amante. Blessée dans son orgueil de femme, elle laisse éclater sa colère dès son retour. Pleurant de rage, elle confesse au sénéchal (son époux) qu’elle a libéré Lancelot pour le tournoi. Le sénéchal, furieux d’avoir été trompé, lève sur elle son poing ganté et manque de la frapper à mort. Il l’épargne de justesse mais son regard brûle de ressentiment. Sans perdre un instant, il avertit Méléagant par messager de la trahison et du faux serment de Lancelot. La nouvelle arrive vite aux oreilles de Méléagant.

Méléagant, qui n’attendait qu’un prétexte, entre dans une rage noire. Il jure devant son messager qu’il trouvera un moyen d’enfermer Lancelot dans un cachot d’où rien ni personne ne pourra le tirer. Il se met immédiatement en route pour Gorre. À peine arrivé au château du sénéchal, il fait transférer Lancelot dans une autre prison – la plus sûre et la plus secrète de toutes. Il choisit une tour isolée au milieu d’un vaste marécage marquant la lisière du pays de Galles (on dit “marche de Galles”). C’est loin de tout, sur ses terres les plus reculées. L’édifice est très haut, aux murs épais, et Méléagant prend des mesures extrêmes : il fait murer toutes les portes et fenêtres, ne laissant qu’une étroite lucarne à son sommet pour faire passer un peu d’air et de nourriture. Lancelot est ainsi muré vivant. Chaque jour, on lui apportera par barque un peu de pain d’orge rassis et de l’eau croupie, qu’il devra hisser lui-même dans un petit panier attaché à une corde pendante qu’on laisse à sa disposition. Le tout sans jamais voir un visage humain, sans jamais pouvoir sortir, réduit à une vie misérable. Méléagant s’assure par là que Lancelot ne s’échappera plus : ce sera sa tombe. Le traître savoure sa victoire à l’avance. À peine Lancelot est-il scellé dans ce tombeau-marais qu’il part en hâte pour la cour d’Arthur. Après tout, le délai quarante jours convenu après le combat de Gahion touche presque à son terme, et Méléagant compte bien faire valoir ses droits.

Arthur a déplacé sa cour à Londres récemment (peut-être pour la fête de la Toussaint). C’est donc là que Méléagant se rend, bien armé et accompagné. Il se présente devant Arthur l’air triomphant et réclame ce qui lui est dû selon le serment : « Roi Arthur, me voici pour le combat promis. Lancelot ne se présente pas – il n’est pas ici depuis un an déjà, pas vrai ? Donc je réclame qu’on me livre la reine, comme convenu. » Arthur, qui espérait secrètement le retour in extremis de son meilleur chevalier, pâlit. Mais il doit l’admettre : Lancelot demeure introuvable. Il rétorque : « Méléagant, tu sais ce qu’il faut faire. Attends ici, selon ton serment, que quarante jours soient accomplis. S’il s’écoulent sans que Lancelot se présente, ni aucun chevalier champion pour le remplacer, alors oui, tu emmèneras la reine. » – « J’attendrai quarante jours, » confirme Méléagant avec un sourire carnassier, assuré que personne ne viendra.

Le délai commence donc à courir. On retient son souffle à la cour de Londres : Lancelot ne donne toujours aucun signe de vie, alors que chaque jour rapproche Guenièvre du pire. Guenièvre, plus morte que vive, pleure sans cesse en secret et invoque la Dame du Lac et Dieu dans ses prières. Elle redoute que Lancelot soit vraiment mort, ou bien emprisonné sans espoir de secours. Ses rêves sont hantés de visions lugubres, et Arthur lui-même commence à désespérer de voir Lancelot jamais revenir.

Or, rappelez-vous la sœur aînée de Méléagant – cette demoiselle exilée par les calomnies de son frère, que Baudemagu a chassée au bout de son royaume. Cette femme avait de bonnes raisons de détester Méléagant : il lui a volé son héritage et sa réputation. Quand elle apprend par des rumeurs qu’un prisonnier a été enfermé dans la tour du marais située sur ses terres (car son exil l’a conduite dans ces marches reculées de Galles), elle décide d’enquêter. La providence peut-être la guide. Elle sait que le gardien de la tour, un sergent, loge avec sa famille sur la rive du marécage, non loin d’un chemin. Elle sait aussi que la femme de ce sergent lui est dévouée, car c’est elle (la sœur de Méléagant) qui l’a recueillie enfant et l’a pourvue en mariage. Fort de cette confiance, la demoiselle se rend de nuit au logis du sergent. Elle s’y invite sous couvert de rendre visite à son ancienne protégée – la femme du sergent l’accueille avec joie et l’installe pour la nuit.

Quand tout le monde dort, la sœur de Méléagant se lève, accompagnée de deux fidèles suivantes qu’elle a amenées. En silence, elles descendent jusqu’à la berge où est amarrée la barque du geôlier. Elles montent dedans et, dans le clair-obscur nocturne, elles rament jusqu’à la tour au milieu du marais. Là, elles trouvent le fameux panier (le panneret) pendu à une corde depuis la lucarne en hauteur. Aucun garde à l’horizon. La demoiselle entend alors une voix qui gémit faiblement de l’intérieur de la tour : quelqu’un, là-haut, se lamente dans le silence de la nuit. La voix plaintive crie sa détresse : « Ah, Fortune ! Comme ta roue a mal tourné pour moi ! Les vilains disent vrai : il est bien difficile de trouver un ami véritable en ce monde. Messire Gauvain, si vous étiez en prison comme je le suis depuis un an, il n’est forteresse ni tour au monde que je n’assaillisse pour vous délivrer ! Et vous, madame la reine, la source de tout mon bonheur, je ne regrette pas tant ma vie pour moi-même que pour le chagrin que je sais que vous aurez en apprenant ma mort… » Ces mots suffisent à la demoiselle pour deviner l’identité du captif : c’est Lancelot du Lac lui-même qui se lamente ainsi ! Son cœur vibre d’indignation contre son frère. Elle se dresse dans la barque et frappe doucement contre la paroi de pierre, espérant attirer son attention sans alerter quiconque d’autre. Lancelot, qui a entendu un bruit, s’approche de la petite ouverture et tend le cou dans l’obscurité. « Qui va là ? » murmure-t-il avec inquiétude. La jeune femme répond : « Je suis une amie, chevalier, attristée de votre malheur. Je risquerais la mort pour vous délivrer de là ! » – « Hélas, belle amie, » soupire Lancelot plein d’espoir, « si vous me tirez de ce tombeau, je vous devrai plus que la vie ! »

Sans plus tarder, la demoiselle regagne à petits coups de rame la berge et retourne à la maison du sergent. Là, discrètement, elle dérobe un pic solide (une sorte de barre à mine ou de pioche) et une grosse corde. De retour près de la tour, elle noue la corde neuve à celle du panier. Lancelot, qui surveillait, comprend le signal et tire doucement la corde jusqu’à lui. Il remonte ainsi le pic, qu’il emploie aussitôt avec ardeur pour élargir l’étroite ouverture. Malgré sa faiblesse due à la faim et la soif, il parvient, au prix d’un effort acharné, à creuser un passage suffisant pour son corps. Il s’y glisse sans bruit et, grâce à la corde doublée, il se laisse glisser jusqu’à la barque où l’attendent la demoiselle et ses pucelles. En silence, ils le conduisent sur la rive et le font entrer dans la maison du sergent endormi. La sœur de Méléagant, prudente, l’installe dans une chambre jouxtant la sienne pour ce qui reste de la nuit. Lancelot peut enfin dormir dans un vrai lit, bercé par la certitude inouïe d’être libre. Il n’a pas de mots pour exprimer sa reconnaissance – il sait juste que cette noble inconnue lui a sauvé la vie.

À l’aube, la demoiselle va trouver Lancelot et lui apporte un déguisement surprenant : l’une de ses propres robes. Elle lui fait enfiler une longue robe de dame, de couleur sombre, couvre ses larges épaules d’un voile, et lui explique son plan. Elle le fera passer pour une de ses suivantes, afin de franchir sans encombre les terres environnantes et les quelques postes de garde. Lancelot, un peu confus, accepte docilement l’idée – après tout, il a connu plus humiliant avec la charrette ! On lui confie un palefroi, et ainsi travesti, il prend place parmi la suite de la demoiselle : deux jeunes filles devant, Lancelot au milieu, la demoiselle elle-même fermant la marche à cheval. Ils s’éloignent en plein jour sous les yeux des gardes restants de la tour du marais, qui ne se doutent de rien en voyant passer trois demoiselles de qualité. Enfin, une fois hors de vue, Lancelot descend de cheval et remercie profondément sa sauveuse. « Sachez-le, beau cousin, » lui dit-elle avec un sourire (elle l’a appelé cousin car elle a compris, à la caverne de feu, qu’ils sont de la même lignée arthurienne), « une fois sorti de cette tour, pour tout l’or du monde je ne vous y aurais pas laissé retourner ! » Lancelot jure qu’elle a toute sa gratitude et sa fidélité à jamais. Mais la demoiselle l’arrête humblement : « Chevalier, je ne vous demanderai rien qu’une chose : vengez-moi de Méléagant. Il m’a fait trop de torts. » Lancelot hoche gravement la tête : « Je le jure, noble dame. La mort de Méléagant va venir. » Il ne s’attarde pas davantage, car il sait que le temps presse : neuf jours seulement restent du délai de quarante jours. Méléagant doit déjà être à la cour en train de réclamer son dû. La sœur de Méléagant comprend son urgence. Elle l’oriente vers la route la plus directe pour rejoindre la cour du roi Arthur, puis le laisse partir avec un bon cheval frais et ses armes qu’elle a eu soin de récupérer pour lui.

Nous revoici à la cour de Londres. Neuf jours avant la fin de l’échéance, le roi Arthur a réuni ses barons pour statuer. Méléagant, en armure complète, se tient devant le trône royal avec arrogance : « Puisque Lancelot ne vient pas, je viens réclamer mon droit, ô roi. Livrez-moi la reine Guenièvre, que je l’emmène au royaume de Gorre. » Guenièvre est présente, pâle comme la mort. Elle jette à Arthur un regard de détresse, mais le roi n’a pas le choix : un serment est un serment. Les barons murmurent d’indignation – livrer leur reine, jamais ! – mais Arthur lève la main. « Attendons encore, » dit-il d’une voix lasse. Méléagant ricane : « Quoi ? Vous avez peur de tenir parole, roi ? Où est Lancelot ? Ne le voyez-vous pas, qu’il vous a abandonnés ? » Ces mots vicieux agitent l’assemblée. C’en est trop pour Gauvain qui bondit : « S’il était là, Méléagant, tu ne ferais pas tant le fier ! Mais tu veux ta bataille ? Tu l’auras ! Je combattrai pour l’amour de ma dame la reine et de Lancelot ! » Un tonnerre d’approbation accueille cette proclamation de Gauvain, et même Arthur ne trouve rien à y redire. Guenièvre cependant sent son cœur se serrer – Gauvain est brave, mais contre Méléagant, elle n’est pas certaine de l’issue. Néanmoins, pas d’autre champion ne se manifeste et l’heure tourne dangereusement.

Gauvain sort immédiatement se faire armer par ses écuyers. Il s’équipe en un tournemain et, l’écu au bras, il enfourche son destrier espagnol. Il s’apprête à descendre dans la lice derrière la tour du château, prête à affronter Méléagant sous les yeux d’Arthur. Guenièvre retient son souffle, priant pour le succès de ce duel improbable. Mais soudain, un bruit fait vibrer l’air : c’est un cheval lancé au galop qui franchit la porte du château. Un chevalier couvert de boue, amaigri mais bien en vie, jaillit dans la cour comme un diable sorti de sa boîte. Lancelot est là ! Gauvain pousse un cri de joie : il reconnaît son ami d’un coup d’œil, malgré son armure rayée de rouille et de crasse. Lancelot a voyagé nuit et jour, sans s’arrêter, pour arriver juste à temps. Gauvain n’hésite pas une seconde : il saute à bas de son cheval et court vers Lancelot. Il détache son propre bouclier, défait son heaume, déboucle son haubert, et sans un mot passe toutes ses armes à Lancelot pour qu’il prenne sa place. L’émotion étreint les deux compagnons alors qu’ils échangent un regard complice. Arthur, informé du remue-ménage, accourt dans la cour. Il aperçoit Lancelot et s’écrie de bonheur : « Lancelot ! » Le roi serre son chevalier dans ses bras, soulagé et transporté. Guenièvre, retenant un sanglot de joie, descend à son tour. Elle ne peut décemment pas l’enlacer publiquement, mais son regard humide et radieux en dit plus qu’un long discours. Tous les chevaliers de la Table Ronde présents viennent saluer Lancelot, lui souhaitant la bienvenue comme s’il revenait d’outre-tombe. Les peines et les angoisses sont d’un coup balayées – car le bonheur d’une telle retrouvaille efface instantanément toutes les douleurs passées, précise le conte. Lancelot, cependant, ne s’abandonne pas aux effusions. Il ne pense qu’à une chose : Méléagant l’attend.

Sans même ôter la crasse de son voyage, Lancelot ajuste le heaume que Gauvain vient de lui donner et se dirige à grands pas vers son ennemi. Méléagant, qui observait la scène du haut de la lice, est abasourdi. Son visage se fige en apercevant Lancelot apparaître, sombre et déterminé. C’est comme voir un spectre revenir le hanter : il le croyait éliminé à jamais, et le voilà qui surgit précisément à la date fatidique ! Méléagant comprend que toutes ses ruses ont été réduites à néant. Il est trop tard pour reculer, Lancelot l’a littéralement pris de court. Le champion de la reine descend dans le vallon où le combat doit se dérouler. Sa voix claque comme un fouet : « Méléagant ! Tu as assez crié et braillé pour réclamer ton combat – grâce à Dieu, me voilà hors de la tour où tu m’avais enfermé traîtreusement. Comme dit le vilain, il est trop tard pour fermer l’écurie une fois les chevaux échappés ! » Méléagant ne sait que répondre. Il descend à son tour, partagé entre la honte et la fureur de voir son plan échouer si près du but.

On choisit le champ clos : un petit vallon verdoyant entre deux bosquets, semé d’herbe tendre. Sous un grand sycomore millénaire (on dit qu’il fut planté du temps biblique d’Abel !) coule une fontaine claire dont le gravier brille comme de l’argent. Arthur et Guenièvre s’installent près de cette source, sur un tertre offrant une bonne vue. Le roi fait poser des gardes pour empêcher toute intervention extérieure. Chacun retient son souffle. Au signal du cor, Lancelot et Méléagant éperonnent furieusement leurs chevaux de guerre l’un vers l’autre. Le premier choc est titanesque. Méléagant abat sa lance comme la fois précédente… Mais cette fois, au lieu de heurter un bouclier souple, son fer percute de plein fouet l’épais écu de Lancelot que Gauvain a solidifié de planches internes. Le résultat est sans appel : la lance de Méléagant éclate en une nuée d’échardes, comme si elle avait frappé un mur de chêne sec. Celle de Lancelot, au contraire, traverse le bouclier de Méléagant, lui transperçant l’avant-bras qu’elle plaque contre son flanc, et vient enfoncer sa pointe dans la cotte de maille. Sous l’impact irrésistible, Méléagant est plié en deux sur sa selle ; son cheval tout entier bascule et chute, entraînant son cavalier à terre dans un grand fracas d’armure. Lancelot, sans perdre une seconde, saute à bas de son destrier. L’épée déjà en main, bouclier levé, il se précipite sur Méléagant qui tente de se relever. Celui-ci a encore son épée et oppose le fer pour parer la charge.

Le duel final s’engage. Il est d’une sauvagerie telle que tous les combats précédents semblent jeux d’enfants en comparaison. Les deux adversaires se portent des coups terribles, martelant casques et heaumes, enfonçant boucliers, ciselant les mailles des hauberts. Pendant des heures, ils échangent taillades et estocs sans qu’aucun ne recule. Cependant, peu à peu, la différence de talent se fait sentir : Lancelot est un escrimeur bien meilleur et plus endurant que Méléagant. Ce dernier a beau faire, ses coups se font plus lents et plus imprécis à mesure que la journée avance. À midi, Méléagant montre des signes évidents de fatigue. Il saigne de partout : plus de trente blessures zèbrent son corps, dit-on. Sous les coups incessants de Lancelot, son nez et sa bouche se mettent à saigner à l’intérieur de son heaume, ses épaules ruissellent de ce sang qui s’écoule même de son casque. En face, Lancelot n’a quasiment pas été touché – il se bat avec une rage froide, dosant son effort, concentré comme jamais. Méléagant, accablé, en est réduit à parer et subir. Voyant son ennemi faiblir, Lancelot décide d’en finir : profitant d’une esquive de Méléagant qui recule d’un pas, Lancelot fond sur lui et lui assène un coup de bouclier puissant, le heurtant de tout son poids. Méléagant, épuisé, est renversé sur le dos. Lancelot se jette aussitôt sur lui et l’agrippe par son heaume comme pour lui arracher la tête. Il tire si fort que le corps de Méléagant est traîné sur l’herbe – mais les solides sangles de cuir du casque ne rompent pas. Méléagant est encore vivant, Lancelot n’arrive pas à lui arracher le casque. Qu’importe ! D’un geste furieux, Lancelot retourne l’épée dans sa main et utilise son pommeau comme un marteau : il frappe le heaume de Méléagant à répétition, lui enfonçant la maille de coiffe dans le crâne. Méléagant, assommé, perd connaissance, respirant à peine. Lancelot alors, d’un coup sec, tranche les lanières du casque et le jette au loin. Puis, dans un ultime acte de chevalerie, il attend que Méléagant reprenne ses esprits : il veut lui laisser la chance de demander merci ou de se confesser avant de l’occire. Quand Méléagant ouvre enfin les yeux, Lancelot, au lieu de lui trancher la gorge immédiatement, lui offre la possibilité de se rendre. « Te reconnais-tu vaincu ? » lui lance-t-il, l’épée levée prête à s’abattre.

Méléagant, humilié et paniqué, lève une main tremblante : « Grâce ! » implore-t-il piteusement. « Au nom de tous les saints du Paradis, aie pitié de moi ! » Pour un bref instant, Lancelot hésite. Il a un bon fond ; il serait capable d’épargner un adversaire qui se repent. Mais hélas, Méléagant ne peut s’empêcher une ultime perfidie : tout en suppliant de la voix, on le voit, l’œil torve, glisser sa main vers un tronçon d’épée tout proche. En un éclair, il soulève discrètement la cotte de Lancelot et s’apprête à lui plonger ce tesson d’acier dans le ventre par-dessous. Lancelot le remarque du coin de l’œil – il n’en revient pas de tant de perfidie. Un masque de colère se fige sur son visage : cette fois c’est fini, il ne montrera plus aucune pitié. Avant que Méléagant ne le touche, Lancelot brandit son épée à deux mains et l’abat de toutes ses forces sur le cou offert de son adversaire. D’un seul coup terrifiant, il lui tranche la tête. Celle-ci roule sur l’herbe, tandis qu’un geyser de sang jaillit du cou du félon. Méléagant est mort, foudroyé par la juste vengeance de Lancelot.

Un silence glacé accueille la scène, puis une explosion de clameurs retentit. Lancelot, calme, essuie sa lame couverte de sang et de cervelle sur l’herbe. Keu le sénéchal, n’écoutant que son admiration, accourt auprès du vainqueur et détache l’écu de Lancelot de son cou pour l’alléger. Il s’écrie avec enthousiasme : « Ha, monseigneur, vous avez bien montré, ici comme ailleurs, que vous êtes la fleur de toute chevalerie terrestre ! » Arthur lui-même descend dans la lice, fou de joie. Il étreint Lancelot tout armé comme il est et entreprend de délacer de ses mains le heaume de son chevalier pour qu’il puisse respirer. Gauvain accourt également, et Guenièvre enfin, plus heureuse que jamais femme ne fut. Tous les barons et chevaliers présents se pressent autour de Lancelot, le couvrant de louanges et d’étreintes fraternelles. On rit, on pleure de joie : quelle victoire, et quel retour inespéré !

Arthur ordonne qu’immédiatement on dresse les tables pour un grand banquet de célébration. Il tient à honorer Lancelot d’une façon spéciale. Au festin, le roi accorde à Lancelot un privilège unique qu’il n’avait jamais concédé à aucun autre chevalier, fussent-ils de haute naissance ou vainqueurs de tournois. Il le fait asseoir tout à côté de lui, sur l’estrade seigneuriale, à la place d’honneur la plus proche du trône. Certes, par le passé, Arthur avait bien convié un chevalier victorieux à sa table haute, ou accueilli un champion fameux sur l’estrade, mais jamais il n’avait placé un homme aussi près de sa propre personne. Ce jour-là, à la requête du roi et sur ordre de la reine elle-même, Lancelot du Lac siège donc à la droite d’Arthur, comme son égal en dignité – honneur qui le confond presque de modestie.

Après un joyeux repas où l’on boit à la santé du héros et où tous les soucis semblent oubliés, les chevaliers se retirent peu à peu pour laisser le roi, la reine et Lancelot jouir d’un moment de calme. Arthur, cependant, ne veut pas laisser filer Lancelot de sitôt. Il le retient dans la grande salle, l’invitant à s’asseoir près de la fenêtre, avec Guenièvre, Gauvain et Bohor l’Exilé qui a rejoint le groupe. Dans la lumière dorée de l’après-midi finissant, Arthur prend la parole : « Mon ami, dites-nous donc par quel miracle vous nous êtes revenu ! Quelles aventures vous ont tenu éloigné de nous si longtemps ? » Lancelot, entouré de ses plus chers amis, n’a plus besoin de cacher grand-chose. Il entreprend alors le récit complet de ses péripéties depuis le jour où il quitta Camelot l’année passée : il raconte Galehaut, sa folie, sa guérison par la Dame du Lac, son arrivée juste après l’enlèvement de Guenièvre, ses combats, la charrette, les deux ponts, le lit périlleux, le peigne d’or, la tombe de Galaad et la voix de Siméon, le pont de l’Épée, sa première victoire sur Méléagant à Gorre, la froide colère de Guenièvre, la fausse nouvelle de sa mort et la peine de la reine, leur réconciliation et leur nuit secrète, la seconde bataille interrompue, la fausse lettre d’Arthur, son emprisonnement par le nain félon et la longue captivité qui s’ensuivit… Puis son évasion audacieuse grâce à la sœur de Méléagant, sa course folle pour arriver dans les temps. Il n’omet que les détails trop personnels, et chacun écoute avec un ravissement mêlé de peine à certains passages.

Arthur, touché, fait aussitôt venir ses scribes et clercs les plus instruits et leur ordonne de tout consigner par écrit. « Il faut que ces hauts faits, » déclare le roi, « soient conservés à jamais dans nos annales. » Ces hommes de lettres s’attellent sur-le-champ à la tâche, sous la dictée de Lancelot et avec les corrections de la reine et de Gauvain. Ils mettent soigneusement au net l’histoire de Lancelot du Lac, tel qu’il l’a vécue, depuis le début de cette aventure de la charrette jusqu’à la mort de Méléagant. C’est ainsi, nous dit-on, que toutes ces péripéties nous ont été transmises, couchées noir sur blanc dans le Livre de Lancelot du Lac, pour qu’aucun souvenir ne s’en perde et que chacun puisse s’émerveiller des prouesses, de l’amour et de la loyauté du Chevalier à la charrette.


📑 Résumé par chapitre

Défi de Méléagant

Comme chaque année pour la fête de l’Ascension, le roi Arthur tient sa cour à Camaaloth (Camelot) et y rassemble les plus vaillants chevaliers de la Table Ronde. Mais cette fois, l’assemblée est morose : Lancelot du Lac, l’ornement de la chevalerie, a disparu depuis plus d’un an, et le souvenir de Galehaut (le grand ami de Lancelot récemment mort) attriste tous les cœurs. La reine Guenièvre, inquiète et mélancolique, dissimule mal son chagrin. Soudain, en pleine cour, un chevalier inconnu surgit sans crier gare. Grand, à l’allure fière, le visage semé de taches de son, il marche d’un pas ferme jusqu’au trône d’Arthur. Il est en armes, épée au côté, mais sans heaume en signe de respect. D’une voix forte et hautaine, il s’adresse au roi : il se nomme Méléagant, fils du roi Baudemagu du royaume de Gorre (le « Pays sans Retour »), et vient lancer un défi retentissant. Méléagant accuse Lancelot de l’avoir traité de traître autrefois et soutient que c’est faux. Il affirme avoir blessé Lancelot loyalement en joute (on apprend qu’ils se sont déjà affrontés dans le passé) et exige réparation : il veut prouver son bon droit par les armes, ici et maintenant, face à Lancelot. Arthur se trouve fort embarrassé : Lancelot n’est hélas pas présent pour relever ce défi. Le roi explique diplomatiquement à Méléagant que Lancelot a quitté la cour depuis longtemps et qu’il ne peut accéder à sa demande.

Méléagant, peu enclin à la courtoisie, ne se satisfait pas de cette réponse. S’il ne peut laver son honneur en combattant Lancelot, il propose alors autre chose – et sa proposition choque l’assemblée. Faisant quelques pas au centre de la salle, il clame qu’il est réputé invincible et que son père Baudemagu, roi de Gorre, détient de nombreux prisonniers originaires du royaume de Logres (celui d’Arthur). Effectivement, depuis des années, on raconte qu’au Pays sans Retour, des chevaliers, dames et demoiselles bretons languissent en captivité sans qu’Arthur ait jamais pu les délivrer. Méléagant lance un ultimatum insolent : il propose une épreuve pour trancher cette affaire. Si Arthur ose lui confier la reine Guenièvre, Méléagant la conduira à l’écart pour un duel. Un champion de la cour devra alors venir défendre la reine contre lui. Si ce champion vainc Méléagant, tous les captifs de Gorre seront libérés sur-le-champ ; mais si Méléagant l’emporte, il s’emparera de Guenièvre et l’emmènera dans son royaume comme trophée – en échange, certes, il libérera les autres prisonniers, mais la reine deviendra sa captive. À ces mots, un frisson d’indignation parcourt la salle : livrer la reine elle-même comme enjeu d’un combat ! C’est du jamais vu, un véritable sacrilège. Arthur accuse le coup. D’abord, il croit à une sinistre plaisanterie, mais le regard provocant de Méléagant lui confirme qu’il est sérieux.

Un lourd silence tombe : qui oserait relever un tel défi et risquer l’honneur d’une reine ? Arthur ne peut évidemment pas cautionner cela – mais Méléagant, en bon provocateur, insiste sur la couardise qu’il verrait à essuyer un refus. Arthur est pris dans un dilemme : s’il rejette le défi, sa cour passera pour lâche et il abandonnera ses sujets captifs ; s’il accepte, il met Guenièvre en danger. La reine, horrifiée, devient livide. Alors s’avance un personnage inattendu : Keu, le sénéchal d’Arthur. Ce chevalier, responsable des services de la cour, a le cœur bouillant malgré son statut modeste. Piqué au vif par l’idée que personne ne se propose, il s’écrie qu’Arthur a commis une enfance (une erreur) en hésitant. Keu offre ses services : il jure qu’il ira reconquérir la reine et défier Méléagant jusque dans le royaume de Gorre s’il le faut. Il supplie Arthur de lui accorder ce combat. Keu rappelle qu’il a toujours servi fidèlement et de bon cœur, et qu’il demande là son gagé (son dû) : le roi lui avait promis de lui accorder un jour le don de son choix, et c’est ce qu’il réclame à présent. Arthur, perplexe, tente de dissuader Keu – il sait bien que Keu n’est pas le plus fort de ses chevaliers et il l’aime trop pour le sacrifier à un orgueil mal placé. Mais Keu prend la cour à témoin : Arthur, en tant que suzerain, est tenu d’honorer sa parole. Ne pas le faire déshonorerait l’autorité royale. À contrecœur, Arthur finit par céder. Il permet à Keu de relever le défi, bien que cette décision lui brise le cœur. Guenièvre, qui apprécie Keu mais connaît ses limites, est glacée de terreur : Méléagant est un combattant redoutable, et elle doute que le sénéchal puisse le vaincre. Mais Keu est déjà tout à son enthousiasme : il fait seller son destrier, revêt son armure complète, prend son écu aux armes d’Arthur (car le champion de la reine combattra pour l’honneur du roi). Au moment de partir, il se tourne une dernière fois vers Arthur : « Sire, j’ai toujours servi par amour pour vous, plus que pour terres ou trésors. Mais je vois bien que vous ne m’aimez plus, puisque vous cherchez à m’empêcher d’agir. Alors je quitte votre compagnie aujourd’hui ! » Arthur, blessé par ces paroles injustes (car il aime Keu sincèrement), proteste : « Keu, qu’est-ce qui te fait croire cela ? Si quelqu’un t’a offensé, dis-le moi et je réparerai l’injure si hautement que tu en seras honoré. » Guenièvre s’approche aussi, implorant Keu de rester et de ne pas mal interpréter les scrupules du roi : s’il désire quelque faveur, elle promet de la lui accorder, et Arthur s’en porte garant. Keu saisit alors l’occasion : « Sire, Madame, je vais vous dire quel don vous venez de me faire : c’est de conduire Madame la reine dans la forêt pour la défendre contre ce chevalier qui nous défie. Car nous serions tous honnis s’il partait sans avoir eu bataille ! » Arthur blêmit de rage et de chagrin en entendant cela : son vassal le contraint publiquement en transformant son offre de cadeau en obligation de le laisser se battre pour Guenièvre. La reine, elle, sent la panique l’envahir : son cœur lui souffle que Lancelot, l’homme dont elle est secrètement éprise, n’est pas mort comme certains le pensent – mais hélas, il n’est pas là pour la protéger. Et c’est Keu, brave mais imprudent, qui va risquer sa vie pour elle. Guenièvre est sur le point de s’évanouir d’angoisse, mais elle se maîtrise, le visage défait.

Il faut se rendre à l’évidence : l’aventure est lancée. Arthur n’a plus le choix. Il ordonne qu’on prépare le palefroi de la reine. Guenièvre est ainsi contrainte de suivre Keu hors du château, comme l’exigeait Méléagant. À ce moment, elle croise le regard de Gauvain, le meilleur des neveux du roi, et ne peut s’empêcher de lui dire à voix basse, la gorge nouée : « Beau neveu, vous aviez raison l’autre jour quand vous disiez que depuis la mort de Galehaut toute prouesse avait disparu du monde… » Il y a dans ces mots toute la douleur de se voir escortée par un chevalier en qui elle n’a qu’une confiance limitée. Gauvain comprend son trouble et rougit, regrettant d’avoir dit cela – car il reconnaît implicitement qu’il aurait dû demander lui-même à relever le défi, plutôt que de laisser Keu s’en charger.

Quoi qu’il en soit, Méléagant sort déjà dans la cour, prêt à partir. Il se rengorge de son succès : il a obtenu ce qu’il voulait, forcer Arthur à exposer la reine. Il monte sur son destrier et prend le chemin de la forêt, au petit pas, tournant souvent la tête pour s’assurer qu’on le suit. Personne n’ose désobéir au roi en empêchant cette folie. Keu, en arme de pied en cap, le heaume en tête et l’écu au cou, se présente à Guenièvre. Il tente de la rassurer maladroitement : « Montez, ma dame, et n’ayez crainte. Je vous ramènerai saine et sauve, s’il plaît à Dieu. » La reine n’a même pas la force de répondre, et on l’aide à enfourcher sa jument blanche. Ainsi, sous les regards atterrés de la cour, Keu part en expédition avec Guenièvre, suivant de loin Méléagant dans l’épaisseur des bois. Arthur, figé de douleur, regarde s’éloigner son épouse adorée, craignant de ne jamais la revoir. Les murmures se taisent. La cour, transie, prie intérieurement pour un miracle… ou pour le retour providentiel d’un certain chevalier parti depuis un an.

La reine ravie

Dans les profondeurs de la forêt de Camelot, l’atmosphère devient lourde d’appréhension. Méléagant conduit Guenièvre et Keu vers une clairière isolée, l’allure tranquille mais l’esprit calculateur. Il n’est pas venu sans préparation : plus de cent de ses chevaliers sont cachés non loin, tapis derrière les fourrés, prêts à intervenir. Méléagant sait que malgré son arrogance, affronter Keu en combat singulier reste risqué – mieux vaut prévoir un plan pour garantir sa victoire. Il joue d’abord la comédie du duel loyal : quand il estime être assez enfoncé dans la forêt, il ralentit pour permettre à Keu et la reine de le rejoindre. Ils arrivent à sa hauteur dans un sentier étroit. Méléagant engage alors la conversation, l’air faussement courtois : « Chevalier, qui es-tu ? Et cette dame avec toi, qui est-elle ? » – « C’est la reine Guenièvre de Logres, épouse du roi Arthur, que tu as exigé de conduire ici, » répond Keu d’un ton sec. – « Parfait, » dit Méléagant. « Dame, veuillez soulever votre voile que je vous voie. » Guenièvre, glaciale, obtempère lentement. Méléagant la dévisage avec un mélange de triomphe et de désir mauvais : il confirme ainsi que c’est bien la reine, et il jubile intérieurement.

Prétextant de bonnes intentions, il propose alors de choisir un lieu plus propice pour jouter que ce sentier encombré : « Chevalier, poursuivons jusqu’à cette belle lande voisine, la plus vaste et plane qui soit, car la forêt est trop épaisse pour un combat loyal. » Keu accepte, pensant qu’en effet un terrain dégagé est préférable. Ils sortent donc de l’ombre des arbres et gagnent une large clairière verdoyante au milieu des bois. C’est un endroit tranquille, baigné de soleil. Mais dès qu’ils y pénètrent, Méléagant met brusquement son plan à exécution : d’un geste vif, il attrape la bride du palefroi de la reine et le tient fermement. « Dame, vous êtes prise ! » clame-t-il avec un sourire victorieux. Guenièvre, tirée brutalement, pousse un cri de surprise. Keu, furieux, réagit immédiatement : « Tu ne l’auras pas si facilement ! » hurle-t-il en piquant son cheval.

Le duel s’engage sans plus attendre. Les deux chevaliers s’écartent de quelques pas, puis foncent l’un sur l’autre la lance baissée, à pleine vitesse. Le vacarme des armures résonne comme un tonnerre dans la clairière. Mais hélas, Keu a commis une terrible imprudence : avant de partir du château, il n’a pas vérifié la sangle de sa selle. Elle était usée aux boucles, fragilisée. Sous la violence du choc, la sangle cède net avec un claquement sinistre. Le poitrail du cheval de Keu, mal fixé, se détache. La selle glisse aussitôt de côté et le malheureux sénéchal, emporté par son élan, perd l’équilibre et chute lourdement à terre. Il tombe si durement qu’il en a le souffle coupé, et pire encore, un de ses pieds reste coincé dans l’étrier renversé, tordu sous le poids de la selle et du poitrail. Pendant quelques secondes, Keu reste au sol, désorienté par la douleur. Son cheval, affolé, s’est enfui plus loin. Méléagant, lui, n’a pas été désarçonné : sa lance a frappé l’écu de Keu presque en douceur du fait de l’incident, et il se tient toujours en selle, indemne.

Ne laissant pas passer pareille opportunité, Méléagant bondit de cheval et se jette sur Keu. Avant même que celui-ci ait pu tenter de se relever, Méléagant lui assène un violent coup de talon sur la poitrine puis le roue de quelques coups d’épée. Keu, qui n’a plus son bouclier bien en main et se tord de douleur, ne peut que subir : il gémit sous les coups et perd rapidement connaissance. Guenièvre, spectatrice impuissante, pousse un cri d’horreur : en quelques instants, son champion a été vaincu. Le cœur de la reine se serre de détresse pour le loyal Keu et de terreur pour elle-même. Méléagant se redresse, triomphant, face à elle.

La clairière s’emplit alors de silhouettes mouvantes : ce sont les chevaliers embusqués de Méléagant qui émergent des taillis. Ils rient et se félicitent de la ruse de leur maître. Guenièvre comprend qu’elle a été prise dans un piège de bout en bout. Méléagant ordonne que l’on s’occupe de Keu. Deux de ses hommes s’avancent et saisissent le sénéchal inanimé. Keu est tout pâmé (évanoui) ; ils le hissent sans ménagement dans une litière de fortune improvisée avec des branches et un manteau. En un clin d’œil, Guenièvre se retrouve seule debout face à Méléagant et sa troupe de soudards. La jeune femme, d’ordinaire fière et assurée, sent ses forces la quitter. Elle se tient droite par dignité, mais ses yeux cherchent désespérément du secours alentour : il n’y a personne, sauf les complices de Méléagant dont les mines patibulaires ne lui promettent aucune aide.

Méléagant savoure ce moment. Il maintient toujours la bride de la reine dans son poing de fer. Il contemple Guenièvre avec un mélange d’arrogance et de convoitise : « Je vous tiens enfin, Madame. » Guenièvre, glacée, ne répond rien. Son silence est sa dernière arme pour ne pas lui montrer sa peur. « Ainsi conquiert-il la reine Guenièvre, ce glorieux, cet “abat-quatre” ! » commente ironiquement le conteur, critiquant la lâcheté de Méléagant qui l’emporte par un traquenard. En effet, rien n’était loyal dans ce combat : la sangle sabotée ou non vérifiée, les cent chevaliers cachés prêts à intervenir… Le défi était un simulacre.

L’enlèvement accompli, Méléagant ne perd pas de temps. Il jette sur Guenièvre un manteau sombre pour la dissimuler et la fait monter sur le cheval de Keu qui a été rattrapé. Il confie à un de ses sergents la litière portant Keu. Puis, d’un geste impérieux, il ordonne le départ. Toute sa petite armée se met en branle. Le cortège funeste s’enfonce dans la forêt, direction le royaume de Gorre. Guenièvre, abasourdie, secouée d’émotions contradictoires, ne peut retenir quelques larmes silencieuses. Elle repense à Arthur, à Camelot qui s’éloigne, à la perspective d’être livrée à un homme odieux dans un pays étranger. Qu’adviendra-t-il d’elle là-bas ? Sera-t-elle contrainte à un mariage forcé, à la honte ? Et Arthur, pourra-t-il jamais la tirer des griffes de Méléagant ? Il a fallu un an pour qu’il retrouve Lancelot – l’attend-elle, elle aussi, un long emprisonnement ?

Les pensées de la reine sont interrompues par le narrateur : « Mais le conte laisse maintenant de parler de lui (Méléagant) et revient à Monseigneur Gauvain. » En effet, l’histoire change de perspective pour nous ramener du côté de Camelot, où Gauvain, qui s’est aperçu trop tard du guet-apens, part à son tour en chasse pour réparer l’erreur commise.

Le nain charretier

Messire Gauvain, sitôt qu’il a vu disparaître sa tante bien-aimée dans la forêt avec Keu et l’inquiétant Méléagant, a pris une décision rapide. Il se sent coupable de ne pas avoir agi plus tôt. Comment a-t-il pu laisser la reine partir ainsi ? se reproche-t-il. Sans perdre une minute, Gauvain se fait armer de pied en cap. Il choisit son meilleur destrier et en fait préparer deux autres, que deux écuyers conduiront en renfort (mieux vaut des montures de rechange pour une longue poursuite). Avant même qu’Arthur ne lui en donne l’ordre, Gauvain se lance sur les traces de l’expédition. Il a compris la direction qu’ils ont prise et s’engage à leur suite sur le chemin forestier.

Tandis qu’il galope ainsi, Gauvain aperçoit au détour d’un sentier un spectacle inquiétant : un cheval sans cavalier qui sort du sous-bois, trottant au hasard, les rênes pendant et la selle retournée. C’est, il le reconnaît, le destrier de Keu, identifiable à son caparaçon et à l’écu brisé qui y pend. Le cœur de Gauvain se serre : cela présage que Keu a subi une mésaventure. Bien vite, ses craintes se confirment : plus loin, il découvre des traces de lutte dans l’herbe, puis il voit venir à lui un cavalier casqué, monté sur un destrier fourbu (à bout de force). Ce chevalier inconnu se dirige justement vers Gauvain. En l’apercevant, il lève la main en signe de paix et presse son cheval épuisé pour combler la distance. Arrivé à portée de voix, il hèle Gauvain : « Sire chevalier, par pitié, prêtez-moi – ou donnez-moi – un de ces deux chevaux que vos valets mènent à vide ! Je vous en rendrai un tel service en échange que vous en serez satisfait, je vous le promets. » Gauvain, toujours généreux, ne pose pas de questions : « Beau sire, choisissez celui qui vous plaît, » répond-il spontanément.

L’inconnu ne se fait pas prier. Sans même décliner son nom, il saute à bas de son cheval exténué et d’un bond monte sur le meilleur des deux destriers frais de Gauvain. À peine en selle, il enfonce ses éperons dans les flancs de l’animal qui part comme le vent. En un éclair, le chevalier file droit devant, s’enfonçant sur le chemin de Méléagant à toute allure et disparaissant presque aussitôt dans l’épaisseur des arbres. Gauvain reste interloqué quelques instants : ce mystérieux chevalier, surgissant de nulle part, semblait poussé par une urgence extrême – serait-ce un ami ou un ennemi ? Il n’a même pas remercié Gauvain, tant sa hâte était grande. Ce brusque renfort inattendu pique la curiosité de Gauvain : il décide de suivre au plus vite le même chemin, se disant qu’ils poursuivent sans doute le même but. Si c’est un allié, il aura besoin d’aide contre Méléagant ; si c’est un fourbe, Gauvain le rattrapera.

En réalité, le lecteur comprend immédiatement de qui il s’agit : ce chevalier inconnu, qui a surgi juste après l’enlèvement de Guenièvre, n’est autre que Lancelot du Lac revenu d’exil ! Le voilà réintroduit dans l’histoire, même si Gauvain, lui, ne le sait pas encore. Lancelot a en effet surgi au bon moment : envoyé par la Dame du Lac, il errait dans les parages depuis quelques jours, précisément à la recherche d’aventures et de nouvelles de la cour.

Lancelot, sur le destrier fringant de Gauvain, gagne rapidement du terrain. Son cœur bat à tout rompre : il a vu aux traces que Guenièvre a été enlevée et cela lui a donné une énergie surhumaine. Bientôt, à travers les arbres, il entend un brouhaha : celui d’un groupe d’hommes à cheval progressant devant lui. Il se met en chasse tel un loup silencieux. Il ne tarde pas à rejoindre l’arrière-garde de Méléagant. Discrètement, il approche. Il compte une centaine d’hommes armés – qu’importe, Lancelot ne connaît pas la peur quand la reine est en jeu. Il rattrape le dernier rang et surgit au milieu d’eux comme une furie.

La surprise est totale : Lancelot fauche d’un revers de sa lance les deux derniers cavaliers avant même qu’ils ne comprennent ce qui leur arrive. Puis, brandissant son épée, il se fraye un chemin en avant, assénant à droite et à gauche des coups d’une force inouïe. Les hommes de Méléagant, paniqués, tombent comme fauchés par la faux d’un moissonneur. On eût dit qu’ils étaient huit, ces bras qui frappaient, tant Lancelot multiplie les assauts avec une vivacité foudroyante. Ses premiers cris attirent l’attention de Méléagant qui se retourne : il voit ses hommes se faire tailler en pièces par un seul chevalier enragé. « À moi ! » hurle Méléagant, stupéfait, ordonnant à ses hommes de faire front. Une mêlée s’engage. Lancelot, transporté par l’urgence de sauver Guenièvre, semble invincible : il tranche les écus, fracasse les heaumes, enfonce les plastrons de ses adversaires. Chaque ennemi touché vacille, la poitrine enfoncée, le souffle coupé. Huit braves n’auraient pu faire mieux, commente le narrateur. Guenièvre, secouée dans la litière où on l’a placée depuis quelque temps (elle a protesté de fatigue et Méléagant a consenti à ce qu’on la porte sur la litière à la place de Keu, ce dernier étant désormais chargé sur un cheval en travers), entend le tumulte derrière elle. Elle écarte le rideau de la litière et aperçoit une silhouette chevaleresque se frayer un chemin, comme un émerillon (un petit faucon vif) fondant au milieu d’un vol de pigeons. Son cœur bondit d’espoir : ce panache blanc, cette force irrésistible… ce ne peut être que Lancelot !

Méléagant, voyant ses hommes paniquer, décide de l’affronter lui-même. Il serre les dents et fait volte-face, éperonnant son cheval contre le mystérieux agresseur. Les deux se rencontrent avec fracas : l’épée de Lancelot s’abat sur l’écu de Méléagant, le faisant vibrer de la tête aux pieds ; Méléagant contre-attaque d’un revers qui glisse sur la cotte de Lancelot sans le blesser. Sous l’impact du coup de Lancelot, Méléagant vacille en selle, obligé de s’accrocher au cou de son destrier pour ne pas tomber. Le coup était rude, et Méléagant ébranlé, note le conte.

Mais Méléagant a des alliés : voyant leur maître en difficulté, plusieurs de ses chevaliers encore valides se ruent sur Lancelot. En un instant, Lancelot se retrouve cerné. Qu’à cela ne tienne, il n’en devient que plus redoutable : il se met à faucher à tout va. Ses coups pleuvent en moulinets meurtriers, forçant ses assaillants à reculer. Malheureusement, l’un d’eux a la sournoise idée de viser le cheval de Lancelot, conscient qu’un chevalier à pied serait plus facile à maîtriser. D’un coup de lance déloyal, ce sbire blesse mortellement l’étalon de Lancelot. L’animal, atteint au flanc, hennit de douleur et s’effondre. Lancelot se retrouve brusquement projeté au sol. Une clameur de triomphe s’élève chez les hommes de Méléagant : le champion inconnu est maintenant à pied, ils peuvent l’écraser par le nombre.

Méléagant, prudent et ravi, ne cherche pas le corps-à-corps loyal. Il redoute Lancelot – car oui, il a bien deviné qui c’est, malgré son heaume. Il crie à ses hommes : « Emportez la reine, partons sans tarder ! » L’heure n’est plus à combattre ce furieux qui les retarde, mais à sauver le butin. Guenièvre, terrifiée pour Lancelot autant que pour elle-même, voit la scène en tremblant. Lancelot, lui, ne se laisse pas abattre. Fou de rage, il se relève, jette son écu en arrière pour être plus libre de ses mouvements, et se rue à pied à la poursuite de la troupe qui commence à s’éloigner. Il court, court de toutes ses forces derrière les ravisseurs. Il ne songe même pas à saisir un cheval à l’ennemi dans la précipitation (et ces derniers, de toute façon, s’enfuient aussi vite qu’ils le peuvent). Hélas, un homme en armure lourde ne peut pas rivaliser en vitesse avec des cavaliers au galop. Bientôt, malgré toute sa vaillance, Lancelot halète, son corps crie grâce : il doit ralentir, puis stopper. La poussière du chemin retombe lentement devant lui, signe que la troupe de Méléagant est déjà loin. Lancelot serre les poings si fort que le sang en coule : il a échoué. Guenièvre lui a encore glissé entre les doigts.

Le chevalier reste un instant hébété de dépit. Il entend au loin le martèlement des sabots, s’évanouissant peu à peu. Autour de lui, quelques gémissements attirent son attention : au sol gisent des blessés, chevaliers de Méléagant qu’il a terrassés et qui n’ont pu fuir. Lancelot éprouve presque du mépris à leur égard tant il est furieux. Il enchaîne sans mot dire son épée à la ceinture, ramasse son écu et regarde autour de lui, à la recherche d’un moyen de locomotion. Il siffle un cheval qui broutait un peu plus loin, probablement celui d’un chevalier tombé ; la bête, docile, s’approche. Il l’enfourche, mais c’est un vieux roussin fatigué qui avance au pas – pas question de rattraper Méléagant avec ça. Lancelot l’abandonne vite. Il marche, le cœur chaviré, ne sachant plus que faire. C’est alors qu’il entend un bruit de charrette au détour du chemin : un sinistre grincement de roues, accompagné d’une voix aigrie qui jure après sa rosse. Lancelot s’approche, prudent : c’est un nain au visage renfrogné, mal assis sur le brancard d’une charrette de cul-de-basse-fosse (une charrette de criminel). Le nain tient sa verge d’une main, maugréant contre l’allure lente de sa monture. La charrette se rapproche en cahotant.

Sans hésitation, Lancelot se dresse devant l’attelage et salue le nain d’une voix polie mais pressante : « Nain, aurais-tu aperçu par ici une dame emmenée de force et les chevaliers qui la gardaient ? » Le nain toise Lancelot, sourit avec une malice venimeuse et dit : « Tu parles de la reine Guenièvre, pas vrai ? Oui, je sais ce qu’il advient d’elle. Tu brûles d’apprendre où elle se trouve, n’est-ce pas ? » Lancelot s’écrie : « Oui, dis-le-moi, je t’en supplie ! » Le nain plisse ses petits yeux : « D’accord… Mais il y a une condition. Monte sur ma charrette et je te mènerai demain matin à l’endroit où tu pourras la voir. » À ces mots, Lancelot se fige. Monter sur la charrette ? Lui, un chevalier ? Dans tout le royaume de Logres, c’est la pire honte : la charrette est réservée aux criminels qu’on expose à la vindicte publique avant de les pendre. De plus, dans les croyances populaires, croiser une charrette est de mauvais augure ; on se signe pour éloigner le malheur. Lancelot sait tout cela – il sait qu’accepter reviendrait à perdre immédiatement son honneur de chevalier et sa réputation. Il hésite un bref instant : on dit qu’il réfléchit l’espace d’un pied ou deux, c’est-à-dire presque rien, mais ce petit délai sera plus tard l’objet de tant de conséquences. Puis, dans un élan, il chasse son orgueil et se dit qu’aucune infamie n’est trop grande s’il s’agit de sauver la reine. Mieux vaut vivre déshonoré que rester inactif alors qu’elle est captive !

« Jure-moi que tu me mèneras auprès de Dame Guenièvre si je monte, » demande-t-il malgré tout au nain pour s’assurer qu’il ne se joue pas de lui. Le nain jure sur son salut : demain, à l’heure de prime, Lancelot verra la reine. Sans plus de tergiversation, Lancelot saute dans la charrette. Aussitôt, un soupir de soulagement lui échappe : il a pris la seule décision possible à ses yeux. La charrette brinquebalante se remet en route sous les injonctions du petit homme. Lancelot s’accroche pour ne pas être éjecté à chaque ornière. C’est une expérience humiliante : dès qu’ils croisent des habitants, ceux-ci le dévisagent avec incompréhension, puis ricanent. On le prend pour un criminel. Des enfants courent derrière la charrette en lui jetant des mottes de terre, des badauds le couvrent d’injures. Lancelot se renferme dans un silence stoïque – il endure ces outrages en pensant à Guenièvre et à ce que ces moments lui permettront de faire. Gauvain, qui suit à distance, est témoin de la scène et en est peiné jusqu’au fond de l’âme. Il maudit le jour où les charrettes furent inventées, dit-il à haute voix, car voir le meilleur chevalier du monde subir ce traitement lui est insupportable. Mais Gauvain ne va pas jusqu’à se sacrifier lui-même : lorsque le nain lui demande s’il veut monter aussi, Gauvain refuse tout net, arguant qu’il ne se couvrira pas de honte de la sorte – il préfère encore suivre à cheval. Lancelot ne tente même pas de plaider sa cause : il sait que chacun est maître de son honneur. C’est seul qu’il portera ce fardeau.

Ainsi, voilà Lancelot du Lac, le plus noble des preux, transporté comme un malandrin sur la charrette du nain. Devant lui, une promesse : demain, il verra Guenièvre. Derrière lui, Gauvain suit à cheval, veillant de loin sur son compagnon d’infortune. Ce cortège singulier avance jusqu’au soir, où ils parviennent en vue d’une cité fortifiée. C’est une belle et grande ville à l’orée d’une forêt, dont les remparts s’illuminent du couchant. En apercevant la charrette, les gardes de la porte la laissent entrer, et bien vite la nouvelle se répand dans les rues : on amène un chevalier félon en charrette ! Les citadins se précipitent. Ils entourent la charrette en huant et sifflant. Petits et grands ne se privent pas pour lancer de la boue aux pieds de Lancelot, comme on ferait d’un condamné au pilori. Gauvain, en spectateur honteux, se mord les lèvres de colère mais n’intervient pas, de peur d’empirer la situation.

Au château de la ville, un seigneur local a observé l’arrivée. À son invitation, une demoiselle de la cour descend accueillir ces voyageurs insolites. C’est une jeune châtelaine courtoise. En voyant Gauvain, elle lui souhaite la bienvenue chaleureusement et s’offre à le loger confortablement. Mais lorsqu’elle pose les yeux sur Lancelot debout dans la charrette, elle change d’attitude : son visage se ferme de dégoût. « Sire, comment osez-vous regarder les gens, vous qui êtes mené dans une charrette comme un criminel ? » lui lance-t-elle durement. « Quand un chevalier s’est ainsi déshonoré, il devrait quitter le monde et se terrer là où personne ne le connaît ! » Lancelot, la tête basse, encaisse ces paroles sans répliquer. Que pourrait-il dire ? Qu’il a fait cela par amour ? Cette demoiselle ne comprendrait sans doute pas. Il se contente de demander doucement au nain s’il verra bientôt ce qu’on lui a promis. « Demain, à l’aube, » répond le nain, « mais il faut passer la nuit ici. » – « Soit, » dit Lancelot calmement. « Mais j’aurais voulu aller plus loin ce soir si tu l’avais permis, petit homme. » Le nain hausse les épaules ; le marché, c’est le marché.

Ils entrent donc au château. La demoiselle les conduit à une chambre pour la nuit, sans cacher son mépris pour Lancelot. Celui-ci descend enfin de la charrette, les jambes raides, et monte les escaliers jusqu’au logis. Il commence à ôter son armure tout seul, mais deux valets viennent l’assister. Avisant un vieux manteau, Lancelot s’en drape et se couvre soigneusement la tête, espérant ne pas être reconnu s’il croise quelqu’un – il a toujours un reste de fierté qui lui fait désirer l’anonymat dans cette honte. Exténué par sa journée, il s’effondre sur le premier lit venu, un lit somptueux richement paré. À peine a-t-il fait cela que la demoiselle revient, accompagnée de Gauvain. Elle se scandalise : « Chevalier, comment osez-vous vous coucher sur une couche aussi belle ? Vous, un charrettier infâme ? Un homme déshonoré devrait aller dormir dans la paille, pas s’étendre sur la meilleure couche du château ! » Lancelot, d’un calme étonnant, lui répond paisiblement : « Si elle eût été encore plus belle, je m’y serais couché plus volontiers. » Réponse simple mais fière qui déstabilise la jeune femme. Gauvain intervient alors, cherchant à apaiser les esprits : « Demoiselle, laisse donc ce chevalier se reposer. Descendons manger, l’eau est sur le feu (c’est-à-dire le dîner est prêt). » Lancelot, la voix basse, décline l’invitation à souper : il dit n’avoir pas faim et se sentir souffrant. La demoiselle en profite pour le narguer encore : « Certes, il doit être bien malade – la honte dont il devrait souffrir aurait dû le tuer s’il avait un tant soit peu d’honneur ! Il est honni, je ne mangerai pas en sa compagnie. Et vous, messire Gauvain, si vous mangez avec lui, vous serez honni tout pareil ! » Gauvain, outré, se tourne vers Lancelot avec un regard navré, comme pour s’excuser à la place de l’hôtesse. Il lui murmure : « Reposez-vous, chevalier, je vais dîner et je reviendrai. » Il entraîne la demoiselle hors de la chambre pour cesser ces piques venimeuses.

Le repas terminé, Gauvain remonte voir Lancelot. Il trouve celui-ci toujours couché, l’air défait. « Beau sire, » le presse Gauvain, « vous devez manger un peu. Vous n’êtes pas raisonnable : un homme de bien, aspirant à grands exploits, doit entretenir ses forces. Par tout ce que vous aimez, nourrissez-vous ! » Gauvain insiste tant et si bien que Lancelot finit par accepter un peu de nourriture qu’on lui apporte. Ensuite, épuisé, Lancelot se couche à nouveau et sombre dans un profond sommeil jusqu’à l’aube. Son corps a été secoué par tant d’émotions et d’humiliations qu’il lui réclame ce repos.

À l’aube grise du lendemain, alors que la rosée n’est pas encore tombée des feuilles, le nain ouvre brusquement la porte de la chambre de Lancelot. Il pousse un cri strident : « Chevalier de la charrette ! Debout, je tiens mon serment ! » En un instant, Lancelot bondit du lit, encore en chemise et braies, et suit le nain qui l’entraîne dans un couloir. Ils arrivent à une fenêtre haute sur la façade du château. « Regarde ! » dit le nain en montrant le dehors. Lancelot s’approche de l’embrasure et son cœur s’arrête : au loin, il voit passer un groupe de cavaliers. En tête, une dame aux vêtements sombres sur un cheval – c’est Guenièvre ! À côté d’elle, un chevalier en armes – c’est Méléagant – et derrière eux, une litière portée par deux mulets, où doit se trouver Keu blessé. Lancelot dévore des yeux cette scène : Guenièvre est saine et sauve, Méléagant ne l’a pas brutalisée apparemment. Son âme s’emplit d’un mélange de joie, de soulagement et d’une infinie tendresse. Il reste ainsi penché à la fenêtre, les yeux rivés sur la reine, aussi longtemps qu’il peut la voir à l’horizon. Il se penche, se penche tant que son corps passe à moitié hors de la fenêtre, risquant une chute mortelle. Il n’a cure du danger : tout son être est tendu vers cette vision de Guenièvre vivante. Le destin veut que, derrière lui, Gauvain arrive à ce moment avec la demoiselle du château. Ils aperçoivent Lancelot assis dangereusement sur l’appui, sur le point de choir la tête la première ! Gauvain bondit et l’empoigne par le bras pour le ramener à l’intérieur. Dans le mouvement, le manteau de Lancelot glisse de sa tête, dévoilant son visage. Gauvain en éprouve un choc autant que du soulagement : c’est Lancelot ! « Ah, beau cher sire, » s’exclame Gauvain, « pourquoi vous cacher ainsi de moi ? » Lancelot baisse les yeux, honteux de s’être laissé reconnaître dans une situation si humiliante. Il avoue : « Je me cachais parce que je devais rougir d’être reconnu. J’ai eu l’occasion de sauver Madame (Guenièvre) et, par ma faute, j’ai failli à ma mission. C’était un déshonneur pour moi… » Gauvain secoue la tête vivement : « Certes non, ce ne peut être de votre faute ! Là où vous échouez, nul autre n’eût réussi. Vous avez fait plus que n’importe qui aurait pu. » En ces mots sincères, Lancelot lit toute la confiance et l’amitié de Gauvain, et cela lui réchauffe le cœur. Il en oublie presque qu’il est en chemise en face de la demoiselle, tant l’émotion est grande de se sentir compris.

La demoiselle du château, témoin de ces retrouvailles, ouvre de grands yeux. Elle qui méprisait ce chevalier, la voilà qui voit Gauvain l’honorer comme s’il s’agissait d’un prince. Quel mystère ! Intriguée, elle interroge Gauvain : « Messire, qui est donc cet inconnu pour que vous le traitiez avec tant d’égards ? » Gauvain, prudent, répond : « Je ne puis vous le révéler encore, demoiselle. Sachez seulement que c’est le meilleur chevalier parmi les bons. » Ce qui redouble l’étonnement de l’hôtesse. Ce compliment est énorme – le meilleur entre tous les preux ! Elle se tourne alors vers Lancelot : « Qui êtes-vous donc, sire chevalier charretté ? » Lancelot, sans forfanterie, incline légèrement la tête : « Demoiselle, je ne suis qu’un chevalier charrettier, hélas. » La demoiselle rougit, confuse. Tout ce qu’elle a dit hier lui revient à l’esprit. Elle comprend qu’elle s’est lourdement trompée sur son compte et regrette ses paroles cruelles. D’une voix adoucie, elle s’excuse : « C’est grand dommage qu’un chevalier de votre trempe porte une telle honte. J’ai été dure avec vous – pourtant vous m’avez prouvé la noblesse de votre cœur. Permettez que je vous offre enfin l’hospitalité que vous méritez. Ici, nous avons de beaux et bons chevaux à votre disposition : prenez le meilleur que vous trouverez, je vous prie, et la lance de votre choix. » Lancelot, qui n’est pas rancunier, la remercie d’un sourire. Il n’a pas le temps de dire un mot que Gauvain intervient : « Demoiselle, merci de votre offre, mais je ne permettrai pas qu’il accepte un destrier de quelqu’un d’autre alors que j’en ai moi-même. J’ai deux chevaux robustes, l’un est à lui. Quant à la lance, il prendra volontiers la vôtre, sauf s’il préfère garder la mienne. » Cela dit d’un ton amical mais ferme. Gauvain tient à assumer son rôle de soutien – il a déjà prêté un cheval à Lancelot, il veut continuer de l’aider sur ses propres ressources. La demoiselle comprend et n’insiste pas, bien qu’elle eût aimé se racheter. Elle fait amener les montures.

Peu après, Gauvain et Lancelot quittent le château après avoir remercié leur hôtesse. Lancelot est désormais revigoré : il a vu Guenièvre vivante, il a retrouvé Gauvain, et il est à cheval armé d’une bonne lance. Les deux compagnons se recommandent à Dieu l’un l’autre, reconnaissants de se retrouver, et prennent congé de la demoiselle qui les regarde partir avec admiration (bien étonnée d’avoir logé Lancelot en personne !). Ils s’enfoncent dans les bois en quête de la route du Pays de Gorre, là où Guenièvre est emmenée. Leur aventure commune va pouvoir commencer. Nous sommes à l’aube de grandes épreuves qu’ils devront accomplir séparément – ce seront les terribles épreuves des deux ponts, où chacun prouvera sa valeur.

Le chevalier à la charrette

Le jour se lève sur la ville que Gauvain et Lancelot viennent de quitter. Au petit matin, les habitants se réveillent en commentant l’incident de la veille : ce chevalier dans la charrette qui a suscité tant de remue-ménage… Qui pouvait-il être ? Pourquoi Gauvain, neveu du roi Arthur, lui montrait-il tant de respect ensuite ? Le mystère les occupe. Certains prétendent avoir reconnu Lancelot du Lac, mais on les tourne en ridicule : Lancelot, dans une charrette ? Quelle folie ! Nul ne devine la vérité. Pendant ce temps, Gauvain et Lancelot chevauchent d’un bon pas, l’un à côté de l’autre, silencieux mais le cœur plein d’espoir. Ils savent que Guenièvre est en vie et qu’ils se rapprochent d’elle à chaque instant.

Après quelques heures de route commune, ils arrivent au lieu appelé le Carrefour des Ponts. C’est là qu’un choix crucial s’offre à eux : deux chemins divergent, l’un menant vers un pont mystérieux et l’autre vers un second pont, chacun censé donner accès au royaume de Gorre. Un panneau de bois indique en lettres grossières : « Pont Sous l’Eau » vers la gauche, « Pont de l’Épée » vers la droite. Gauvain et Lancelot savent par renommée que l’accès à Gorre est fermé par ces deux ponts périlleux dont on conte mille légendes, aucun chevalier n’en étant jamais revenu. Ils mettent pied à terre pour délibérer, car c’est un tournant de leur quête. Alors qu’ils examinent les alentours, une demoiselle inconnue apparaît soudain sur un palefroi. Elle sort d’un sentier de traverse et se dirige droit vers eux sans un salut. Les deux compagnons, surpris, la hèlent courtoisement : « Demoiselle, avez-vous par hasard des nouvelles de la reine Guenièvre, enlevée récemment ? » La jeune femme arrête son cheval et les regarde, l’air mystérieux. « Vous ne savez donc pas, » dit-elle d’une voix posée, « que Méléagant, fils du roi de Gorre, l’a emmenée dans le royaume de son père ? C’est un pays d’où aucun Breton ne peut s’échapper. » Cette phrase jette un froid. Gauvain et Lancelot se regardent : c’est bien ce qu’ils craignaient. « Comment entrer dans ce royaume ? » demande Gauvain. La demoiselle, astucieuse, répond qu’elle est prête à leur indiquer le chemin précis… mais qu’en échange, chacun devra lui accorder un don dans l’avenir. Elle exige qu’ils le lui promettent sur leur foi de chevalier. Sans hésiter, Lancelot s’écrie que oui, ils promettent de lui accorder ce qu’elle voudra, tant il brûle d’en savoir plus. Gauvain opine du chef. La demoiselle sourit : « Voici donc les deux routes. Celle-ci mène au Pont Perdu, que l’on nomme aussi Pont Sous l’Eau. L’autre conduit au Pont de l’Épée. Le pont Sous l’Eau est une seule poutre de bois, très glissante car un torrent déchaîné coule sur le tablier autant qu’en dessous. De plus, un chevalier redoutable garde ce passage. Quant à l’autre pont, c’est une planche d’acier coupante comme une épée. » Un silence suit ces explications glaçantes. Gauvain et Lancelot comprennent bien qu’aucun des deux chemins n’est sûr ; il faudra choisir prudemment. La demoiselle ajoute, pour sceller le pacte : « Souvenez-vous, seigneurs chevaliers, qu’en n’importe quel lieu et jour, vous me devez chacun un don. » Les deux héros acquiescent. Ils savent ce qu’ils doivent faire.

Lancelot propose alors à Gauvain de prendre celui des deux chemins qu’il préfère ; lui empruntera l’autre, ainsi ils couvriront les deux possibilités. Gauvain réfléchit brièvement. Il opte pour le pont Sous l’Eau. Peut-être que l’eau est moins dangereuse qu’une lame tranchante, se dit-il, et il préfère affronter un adversaire humain (le gardien du pont) qu’un obstacle inerte mais meurtrier. Lancelot le laisse choisir, bien qu’au fond il eût peut-être préféré la même voie – car il aurait voulu rester ensemble. Mais il n’a cure : Guenièvre doit être rejointe coûte que coûte, et s’ils se séparent ils auront plus de chances. Les deux chevaliers ôtent alors leurs heaumes, signe de fraternité, et s’embrassent tendrement sur les lèvres (ainsi fait-on dans la chevalerie courtoise, ce n’est pas un signe amoureux mais d’affection fraternelle). Ils se recommandent l’un l’autre à Dieu et se souhaitent bonne chance. Puis, la gorge serrée, ils se séparent : Gauvain prend à gauche vers le pont Sous l’Eau, Lancelot à droite vers le pont de l’Épée. Le destin scelle ainsi leurs parcours individuels. La demoiselle inconnue les regarde partir, un sourire mystérieux aux lèvres – elle a obtenu ce qu’elle voulait. Elle attend un moment, puis décide d’éprouver l’un d’eux plus avant.

En effet, presque aussitôt après avoir quitté le carrefour, Lancelot entend derrière lui qu’on l’appelle. Il tourne bride et voit surgir la même demoiselle qui, visiblement, l’a suivi par un chemin caché et l’a rattrapé. À peine a-t-il fait peu de chemin que l’épreuve recommence, pourrait-on dire. La demoiselle feint l’angoisse et supplie Lancelot de l’escorter un bout, prétendant qu’elle n’est pas en sûreté toute seule dans ce pays où on la hait. Lancelot, étonné, demande pourquoi elle aurait des ennemis ici. Elle élude et insiste : « J’ai grand besoin de votre protection cette nuit. Venez chez moi, je vous en prie. » Lancelot, quoique impatient de continuer sa route, est sensible à la détresse d’une femme. Il craint un piège – il n’oublie pas qu’il lui doit un don – mais il ne peut refuser de porter secours à une demoiselle en danger, ce serait contraire à son serment. Il accepte donc de l’accompagner jusqu’à son logis. « Mais il est trop tôt pour s’arrêter, » tente-t-il de protester. Elle répond que sa demeure est loin et qu’ils ne trouveront plus aucun gîte avant, d’autant qu’elle compte sur lui pour la protéger. Lancelot cède, promettant qu’aucun mal ne lui sera fait tant qu’il respirera.

Ils voyagent ensemble tout le jour. Lancelot reste peu bavard, préoccupé par la quête de Guenièvre. La demoiselle tente de le faire parler, mais il répond brièvement, poli mais distant. À la tombée de la nuit, ils arrivent devant une maison fortifiée entourée d’une palissade de bois. La demoiselle est visiblement chez elle : elle saute lestement à bas de son cheval sans attendre qu’il l’aide (ce qui froisse légèrement la courtoisie de Lancelot, qui se dépêche pour la rattraper). Elle conduit Lancelot dans une vaste chambre illuminée de dizaines de cierges et torches. Il fait clair comme en plein jour là-dedans. Lancelot se demande un instant ce que signifie cet accueil somptueux – on dirait qu’on l’attendait. La demoiselle lui ôte son heaume, il dépose son écu, et il retire son armure avec son aide. Elle lui passe un manteau d’écarlate fourré de zibeline sur les épaules pour le mettre à l’aise. Puis deux bassins d’eau chaude avec une serviette brodée sont apportés pour qu’ils se lavent les mains et le visage. Tout cela paraît préparé… Lancelot est sur ses gardes, mais il se laisse faire pour l’instant, curieux de la suite.

Après ces ablutions, une table est dressée dans la chambre même. On y sert un festin raffiné : gibier, venaisons, vins capiteux et hypocras, dans des hanaps (coupes) d’argent. Lancelot mange, plus par politesse que par faim, et boit un peu pour accompagner son hôtesse. Le repas terminé, la demoiselle propose de prendre l’air à la fenêtre donnant sur un joli jardin nocturne. L’air est frais, Lancelot se détend légèrement et complimente le lieu. Puis soudain, la demoiselle l’attrape doucement par la main et l’entraîne plus avant dans la chambre, devant un lit magnifique. C’est un grand lit richement paré de draps blancs fins et d’une épaisse couverture tissée d’or et doublée de vair, un lit digne d’un roi. Lancelot admire un instant le meuble somptueux, se demandant quelle est cette extravagance – lorsqu’il sent la demoiselle serrer sa main plus fort et prononcer : « Bel hôte, vous me devez un don. Je vous demande de coucher cette nuit avec moi dans ce lit. » Cette phrase frappe Lancelot comme la foudre. Il se fige, retirant sa main de celle de la jeune femme, et balbutie : « Demoiselle… je… demandez-moi toute autre chose que vous voudrez… » La demoiselle fronce les sourcils : « Vous m’avez fait serment, chevalier. Les chandelles éteintes, nous dormirons ensemble dans ce lit. »

Une lutte muette se livre dans le cœur de Lancelot. Il a promis, en effet – ne pas tenir sa parole serait déroger à l’honneur. Mais s’il accède à cette demande, il trahit Guenièvre et son propre amour ! La demoiselle, manifestement, a planifié tout ceci depuis le début, du piège du carrefour à l’invitation insistante, pour en arriver là. Lancelot comprend qu’elle a deviné son identité et veut le mettre à l’épreuve de la fidélité amoureuse. Peut-être se vengera-t-elle de lui s’il refuse. Mais qu’importent les conséquences : Lancelot ne peut faillir envers Guenièvre. Cependant, il ne peut non plus offenser la demoiselle – situation impossible. Il réalise que peut-être c’est cela l’épreuve nommée sur le panneau du carrefour : le Lit Périlleux, ce lit dangereux où un homme sans loyauté envers son amour périrait de tentation. S’il cède, il est indigne ; s’il refuse, elle appellera son serment. Lancelot ne voit pas d’issue et, la mort dans l’âme, il cède : « Il me faut tenir mon serment. » dit-il, anéanti. Cette ligne brisée symbolise son désarroi.

On éteint donc les chandelles. Dans l’obscurité, Lancelot se déshabille à moitié seulement, gardant chemise et braies – il n’ôtera pas plus par décence. Il se glisse dans le lit aux côtés de la demoiselle. Là, le chevalier se comporte de manière étrange : il reste raide comme une statue, étendu sur le dos, sans bouger. Il n’ose ni tourner le dos (cela serait discourtois et ferait mauvaise figure), ni se tourner vers la demoiselle (ce qui serait trop risqué). Il maintient donc une distance maximale entre eux, resté figé aux bords du lit. Son corps entier se tend pour résister à toute tentation, son cœur n’étant pas libre de toute façon. La demoiselle, après quelques instants d’inconfort, s’en formalise : « Quoi, sire chevalier, ne ferez-vous donc rien ? Ma compagnie vous déplaît tant ? Me trouvez-vous si laide et hideuse ? » Lancelot, qui ne veut pas la blesser, murmure : « Vous m’êtes laide maintenant, alors que je vous trouvais belle autrefois. » Paradoxe cruel qui exprime que son cœur est ailleurs et que toute autre femme lui semble fade. La demoiselle tente un dernier argument : « Si vous avez une amie, jamais elle n’en saura rien ! » – « Mais mon cœur le saurait, lui, » réplique Lancelot simplement. Dieu m’aide ! pense la jeune femme, voilà un homme droit. Elle comprend qu’il n’y a rien à en tirer contre son gré. « Vous m’en avez assez dit, chevalier, » conclut-elle doucement. « Que Notre Seigneur vous donne repos et joie auprès de celle que vous aimez. »

Sur ces mots, elle se lève et s’en va se coucher dans un autre lit voisin, seule. Dans sa tête tourbillonnent mille pensées : Jamais je n’ai connu chevalier que je prise autant que celui-ci, se dit-elle. Son cœur est loyal… Elle comprend maintenant sans l’ombre d’un doute quelle est l’identité de son hôte : Lancelot du Lac lui-même. Elle voulait s’en assurer par une mise à l’épreuve du val des Faux-Amants (c’est un lieu symbolique, mentionné dans le texte, qui représente la fidélité mise à l’essai). À présent, elle n’a plus de doutes. Elle s’endort en réfléchissant à tout cela.

Guérison de Lancelot

Au petit matin, la demoiselle vient rejoindre Lancelot dans la chambre. Il est déjà debout et tout armé – il est temps pour lui de continuer la quête. Elle le salue gracieusement ; il lui rend son salut avec politesse, sans rancune. Alors la demoiselle, qui n’a pas fini de le tester, entame la conversation d’un air ingénu : « Sire, savez-vous qu’il existe en ce pays une coutume singulière ? Une demoiselle seule ne risque rien sur les chemins. Mais si un chevalier la guide, alors si un autre chevalier survient et bat l’escorte en duel, il peut disposer de la dame comme de la sienne. » Lancelot fronce les sourcils, commence à entrevoir un piège. Elle poursuit : « Or, près d’ici, il y a un homme qui longtemps m’a aimée et cherchée en mariage. Il a perdu son temps car je n’ai pas consenti, mais je crains qu’il ne profite d’un champion qui me conduise pour m’enlever de force selon cette coutume. Si vous voulez bien me protéger, je vous guiderai sans crainte à travers cette contrée. » Lancelot la regarde intensément, cherchant la vérité dans ses yeux. Il ne sait s’il doit la croire, mais de toute façon il ne peut refuser une requête de protection : « Demoiselle, je vous défendrai contre un chevalier, voire deux s’il le faut, » assure-t-il. La demoiselle sourit, comme satisfaite d’avoir obtenu ce qu’elle voulait encore.

Elle fait seller les chevaux. Ils repartent ensemble à vive allure à travers les sentiers secrets qu’elle semble bien connaître. Lancelot, cette fois, est moins sur ses gardes : la nuit a passé, il pense qu’il a gagné son respect, et son esprit est de nouveau tendu vers Guenièvre. Il répond distraitement aux propos de la demoiselle, préférant se perdre dans ses pensées – Amour le veut ainsi, dit joliment le conte. Vers l’heure de tierce (environ 9h du matin), ils débouchent sur une clairière où murmure une fontaine. Au milieu trône une grosse pierre plate. Dessus scintille un objet inattendu : un peigne d’ivoire incrusté d’or. Merveilleusement ouvragé, il accroche les premiers rayons du soleil. Lancelot arrête son cheval, fasciné : qui a bien pu oublier un peigne de cette valeur ici ? Il saute à bas de sa monture et le ramasse. Son cœur fait un bond : entre les dents du peigne, prises dans l’ivoire, se trouvent quelques longs cheveux blonds étincelants. Lancelot les examine : ils sont d’un blond plus clair et pur que de l’or fin, lisses et souples… Sans aucun doute, ce sont les cheveux de Guenièvre ! C’est comme un miracle : la reine est passée par ici, se dit Lancelot, et voici un signe tangible. Il reconnaît la nuance de la chevelure de son amante, dont il a mille fois admiré les reflets. L’émotion le submerge si violemment qu’il blêmit : ses jambes flanchent et il doit s’appuyer à la pierre. La demoiselle qui l’accompagne éclate de rire en le voyant défaillir. « Pourquoi riez-vous, par ce que vous avez de plus cher au monde ? » supplie Lancelot, craignant quelque moquerie cruelle. Elle répond avec un sourire entendu : « Ce peigne appartient à la reine Guenièvre. Et les cheveux que vous voyez coincés dedans, croyez-vous qu’ils soient d’une autre tête que la sienne ? » Lancelot, tout tremblant, demande : « Quelle reine ? De quel roi parlez-vous ? » Il veut s’entendre dire ce qu’il devine déjà. « Par ma foi, » dit-elle, « je parle de la femme du roi Arthur ! »

À ces mots, Lancelot sent sa vue se brouiller. Une vague de joie intense mêlée de douleur l’envahit. Il plie les genoux et tombe presque à terre, comme s’il allait s’évanouir. La demoiselle, saisie d’un scrupule, descend promptement de son cheval pour le secourir. Elle le soutient par l’épaule : « Chevalier, qu’avez-vous ? » feint-elle de s’inquiéter. Lancelot rougit de honte d’avoir faibli ainsi devant elle. Il veut dissimuler la cause de son trouble. Bredouillant, il prétend qu’il allait justement lui demander ce peigne en souvenir, car c’est un bel ouvrage d’art. Politesse maladroite, mais la demoiselle n’en a cure : elle a déjà ce qu’elle voulait savoir. Elle garde secrètement le peigne, ne voulant pas humilier davantage Lancelot. Ce dernier, après avoir repris son souffle, retire discrètement les cheveux dorés restés entre les dents. Il les tient dans sa main tremblante comme un reliquaire. Oh, quel trésor ! Guenièvre a perdu ces mèches ici – probablement en se coiffant, son peigne est tombé, elle n’a pu le récupérer, peut-être par contrainte ou manque de temps. C’est une relique de sa présence et de sa grâce. Lancelot, croyant la demoiselle distraite, porte rapidement les cheveux à ses lèvres, les effleure, les touche de son front ; il les range sur sa poitrine, contre son cœur, sous sa tunique, comme un saint sacrement. Sa contenance trahit un bonheur indicible. Il aurait aimé que la demoiselle fût plus loin pour exprimer toute sa félicité ! Mais hélas, elle voit tout du coin de l’œil et en est attendrie autant qu’amusée. Lancelot tente de se ressaisir. Ayant remis son armure en place, il propose de remonter en selle. Ils chevauchent jusqu’au soir et s’hébergent cette nuit-là dans un couvent où on les accueille généreusement. Lancelot dort cette nuit-là le cœur tout chaud des mèches de Guenièvre qu’il a sur lui.

Les deux ponts

Au petit matin, Lancelot se rend comme à son habitude à la messe matinale du couvent, en remerciement pour l’asile. À la sortie de la chapelle, un vieux moine en bure s’approche de lui avec déférence. « Sire, » lui dit l’homme de Dieu, « vous allez au pays de Gorre, n’est-ce pas, pour en délivrer les Bretons captifs ? Sachez que celui qui mènera à bien cette aventure doit d’abord être soumis à une épreuve en ce lieu même. » Lancelot, intrigué et plein de foi, répond simplement : « Allons-y, mon père. » Le moine le conduit alors au petit cimetière du couvent. Là, il lui montre une étonnante collection de tombes : dans ce champ de repos gisent les dépouilles de trente-quatre chevaliers morts, chacun ayant été un vaillant serviteur de Dieu et du monde. Lancelot les regarde avec respect. Mais l’attention du moine se porte sur une tombe particulière : la plus belle, un tombeau de marbre immense et magnifiquement travaillé, scellé hermétiquement par une dalle énorme, large de trois pieds et longue de quatre, épaisse d’un pied entier. Cette pierre est cerclée de plomb et de ciment ; aucun levier ne pourrait la bouger. « Celui qui parviendra à soulever cette dalle, » explique le moine d’un ton solennel, « mènera à bien l’aventure que vous suivez. »

Lancelot, comprenant qu’il s’agit là du test dont parlait le moine, ne veut pas reculer. Il prend une grande inspiration, fait un signe de croix puis pose les mains à plat sur la dalle lisse. Les moines présents autour observent en retenant leur souffle. Lancelot rassemble toute sa force – puis d’un coup puissant, il soulève la dalle du tombeau ! La pierre de plusieurs centaines de kilos se soulève de terre comme une simple planche, haute au-dessus de la tête de Lancelot. Les spectateurs n’en croient pas leurs yeux : un seul homme accomplit ce qu’aucune grue n’eût pu faire. Lancelot dépose doucement la dalle à côté. Il dévoile alors l’intérieur du tombeau. Tous se pressent pour regarder : un chevalier y est couché en armes, totalement intact. Il porte un écu d’or frappé d’une croix rouge, une épée brillante posée à ses côtés – étonnamment, l’épée est parfaitement polie, comme neuve. Son armure, d’un blanc immaculé, brille elle aussi sans une tache. Sur le heaume du chevalier mort repose une couronne d’or. Un moine lit à haute voix l’inscription gravée à l’intérieur du tombeau : « Ci-gît Galaad le Fort, qui fut roi de Galles au temps où le Graal fut porté en Bretagne. C’est de lui que la terre de Galles tient son nom, car auparavant on l’appelait Hocelice. »

Lancelot réalise avec émotion qu’il a ouvert la tombe d’un grand ancêtre, un roi de Galles de l’époque du Graal, sans doute de la lignée de Joseph d’Arimathie. Il demeure un moment pensif, tandis que les moines commentent entre eux ce miracle : la prophétie disait que Galaad le Fort serait tiré de terre par le meilleur chevalier du monde – et le fait accompli semble confirmer que Lancelot est cet homme. Après un silence respectueux, Lancelot annonce qu’il va refermer le tombeau comme il l’a trouvé. Mais, surprise : quand il tente de remettre la dalle, celle-ci pèse cette fois un poids impossible à soulever, comme si toute la lourdeur du monde s’y était remise. Il essaie, essuie son front en vain. À la fin, il doit abandonner : la pierre refuse de retourner sur Galaad. On considérera cela comme un autre prodige, preuve que ce qui a été commencé ici ne sera pas achevé par Lancelot mais par un autre – cela reste mystérieux pour tous sur le moment.

Lancelot, humble, s’écarte de la tombe ouverte. Il se joint au moine pour aller rendre grâce à Dieu à l’église pour ces signes. À la sortie de la chapelle, son regard est attiré par un éclat rougeoyant un peu plus loin, près d’une caverne. Il s’approche et voit un grand feu qui brûle vivement dans une excavation. Lancelot interroge : « Qu’est-ce donc, bon père ? » Le moine a l’air grave : « Nous savons, » répond-il, « que celui qui éteindra ce feu prendra place au Siège Périlleux de la Table Ronde et apprendra la vérité du Saint Graal. Mais, beau sire, n’essayez pas cela, car l’homme qui accomplira cette épreuve n’est pas celui qui vient de réussir la précédente. Ce feu-là n’est point votre affaire. »

Lancelot, piqué au vif par l’idée qu’il pourrait ne pas être le meilleur, rétorque avec détermination : « Toutefois, je la tenterai, quoi qu’il m’en advienne. » Sans attendre l’avis de personne, il descend les quelques marches qui mènent à la caverne souterraine où brûle le feu mystique. Au fond, il découvre un tombeau ancien autour duquel les flammes s’élèvent en lances ardentes. Un spectacle dantesque. Lancelot observe longuement, essayant de comprendre comment éteindre ces flammes inextinguibles. Mais rien n’y fait : aucune incantation ni geste ne semble troubler le brasier. La chaleur est intense, la fumée l’irrite. Au bout d’un moment, Lancelot se sent découragé et fâché contre lui-même : Qu’est-il venu faire ici ? Quelle folie orgueilleuse. Il commence à s’injurier : « Ah, Dieu, quel chagrin et quelle honte ! » rugit-il en se traitant d’insensé. « Ce feu ne s’est pas éteint à mon arrivée – c’est donc que je ne suis pas le meilleur chevalier du monde. Je ne suis même pas un bon chevalier, puisque j’ai peur. » Ses paroles résonnent dans la caverne.

C’est alors qu’une voix surnaturelle s’élève du tombeau en feu : « Qui es-tu, et pourquoi dis-tu : “Dieu, quel deuil et quelle honte” ? » Lancelot, surpris mais pas terrifié – il a vu tant de merveilles – répond franchement : il s’appelle Lancelot du Lac, et il se lamente parce que le feu ne s’est pas éteint en sa présence. Cela prouve qu’il n’est pas celui qu’il rêvait d’être, pas le meilleur, ni peut-être même un vrai bon chevalier car il a senti la crainte dans son cœur face à l’épreuve. La voix, grave et posée, lui répond : « Tu n’es pas, en effet, le meilleur chevalier du monde, Lancelot. Mais tu te trompes en parlant de honte. Celui qui sera le meilleur de tous aura une tâche si haute que nul autre ne pourrait l’accomplir. Sitôt qu’il entrera ici, parce qu’il sera vierge et chaste, et qu’aucune flamme de luxure n’aura jamais brûlé en lui, ces flammes – à côté desquelles toutes les autres ne sont rien – s’éteindront d’elles-mêmes. Toi, Lancelot, je ne te déprécie pas : tu as tant de prouesse et de chevalerie terrestre qu’aucun homme vivant ne pourrait te surpasser actuellement. Je te connais bien : nous sommes du même lignage. Sache que celui qui me délivrera sera un de mes cousins, qu’il te sera très intimement lié, et qu’il sera la fleur de tous les vrais chevaliers. Tu aurais pu mener à bien les aventures qu’il achèvera ; mais tu en as perdu l’honneur par l’ardeur de ta luxure et la faiblesse de tes reins. Ces faiblesses t’empêchent d’être digne de connaître la vérité du Saint Graal. Sache aussi que tu n’as pas reçu le nom de Lancelot à ton baptême – ton père t’avait fait nommer Galaad. Va-t’en, beau cousin, car cette aventure n’est pas tienne. »

Lancelot écoute, bouleversé par ces révélations. Ainsi, un autre viendra – ce doit être son fils à naître, Galaad, qu’il n’a pas encore rencontré. Un chevalier vierge qui surpassera même Lancelot et accomplira la quête du Graal… Lancelot est ému de honte mais aussi d’admiration pour ce futur parent, issu de son sang. Il n’insiste pas et décide d’obéir à la voix. Il ose cependant demander : « Qui êtes-vous, vous qui parlez ? Pourquoi êtes-vous enfermé là ? Êtes-vous vivant ou mort ? » La voix répond plus doucement : « Je fus Siméon, neveu de Joseph d’Arimathie. Joseph est celui qui descendit Jésus de la croix et apporta le Saint Graal en ces terres. Pour un crime grave que j’ai commis, je subis cette angoisse. Sans les prières de Joseph, mon âme eût été damnée. Mais grâce à lui, Dieu m’a octroyé le salut de mon âme au prix des douleurs de mon corps. Je souffrirai dans ce tombeau jusqu’à la venue du chevalier vierge. Alors il me délivrera et mon supplice prendra fin. Va en paix, beau cousin. »

Lancelot, en entendant cela, comprend qu’il a parlé à un saint homme puni comme un pénitent pour ses fautes. Il ne peut que se prosterner un instant et prier pour Siméon. Ensuite, il remonte les marches de la caverne. À l’extérieur, il retrouve les moines qui l’attendaient, inquiets. Il leur raconte tout ce qui vient d’advenir – Siméon, la prophétie du chevalier pur, la mention de Galaad… Tous l’écoutent avec émerveillement. Pendant ce récit, une grande procession surgit à l’entrée du couvent : ce sont des hommes de foi escortant une litière. Ils ont visages graves et annoncent qu’un ermite de Galles a eu une vision neuf nuits auparavant, prophétisant que le corps de Galaad le Fort serait mis au jour deux jours après l’Ascension. Il faut donc qu’ils l’emportent vers Galles pour lui donner sépulture digne. Lancelot les conduit au tombeau ouvert. Délicatement, il aide à soulever le corps royal et à le déposer dans la litière. C’est un moment émouvant : Galaad est délivré de la terre, comme annoncé.

Après cela, la demoiselle qui accompagne Lancelot s’approche de lui. « Beau sire, » dit-elle avec un mélange de respect et d’espièglerie, « je vous demande congé maintenant. Je connais votre nom – je l’ai entendu prononcer par la voix de la caverne. » Lancelot sursaute : c’est vrai, Siméon l’a appelé par son nom. Or la demoiselle était présente. Lancelot, alarmé, la supplie alors : « Par ce que vous aimez le plus au monde, ne révélez à personne mon nom avant que vous ne sachiez comment j’aurai achevé cette quête ! Jusqu’ici, je n’ai subi que honte et échecs… » La demoiselle acquiesce avec un sourire rassurant. « Je ne prononcerai votre nom qu’en un lieu où l’on se soucie autant de votre honneur que vous-même, » dit-elle énigmatiquement. Elle se montre bonne joueuse : elle sait qui il est, elle a vérifié sa loyauté et sa valeur, et elle respectera sa demande. Lancelot la remercie humblement.

La demoiselle avoue alors qui elle est : la sœur aînée du château, envoyée par sa cadette pour éprouver le chevalier. Lancelot comprend que tout ce manège (la charrette, le lit périlleux…) fut orchestré pour tester s’il était vraiment Lancelot – et il l’a prouvé. Ils se séparent en paix. Lancelot se remet en chemin, guidé désormais simplement par un jeune valet du couvent qui connaît la route de Gahion. Ce guide le mène bientôt à la chaussée de Gahion, la capitale du royaume de Gorre. On voit au loin la silhouette d’une haute tour : c’est là, apprend Lancelot, que la reine Guenièvre est enfermée. Mais pour entrer dans la cité, un obstacle demeure : le fameux Pont de l’Épée, ce ruban d’acier tranchant suspendu au-dessus de l’eau. Lancelot sait que l’heure est venue de braver cette ultime épreuve physique pour rejoindre la reine.

Le lit périlleux

(Le chapitre VII a été principalement couvert dans le récit précédent où Lancelot était soumis à l’épreuve du lit périlleux. Mais pour respecter la structure, voici un bref résumé autonome du chapitre)

Lancelot, après s’être séparé de Gauvain au carrefour des Ponts, accompagne la cadette des demoiselles du château qui l’a supplié de la protéger. Ils cheminent ensemble jusqu’à la demeure de la jeune femme, où Lancelot est accueilli somptueusement. La demoiselle met à l’épreuve la fidélité de Lancelot en l’invitant à partager son lit luxueux – c’est le fameux Lit Périlleux. Lancelot, lié par son serment, accepte de s’y coucher mais reste chaste, immobile et distant, prouvant ainsi que son cœur appartient uniquement à Guenièvre. La demoiselle, impressionnée, renonce à ses avances et se retire, confirmant son soupçon que ce chevalier est bien Lancelot du Lac. Au matin, elle feint d’évoquer un danger coutumier pour la convaincre de prolonger son escorte. En chemin, ils découvrent un peigne d’or porteur de cheveux blonds qui appartiennent à Guenièvre. Lancelot est submergé d’émotion en reconnaissant les mèches de sa bien-aimée et les cache sur son cœur. La demoiselle comprend alors définitivement l’identité de Lancelot et la force de son amour pour la reine. Le soir, ils s’hébergent dans un couvent, où Lancelot subit une dernière épreuve spirituelle liée à deux tombes sacrées (ce passage est parfois intégré à la fin du chapitre VI selon les éditions). Quoi qu’il en soit, la demoiselle révèle à Lancelot qu’elle sait désormais qui il est et lui promet de taire son nom tant que l’honneur l’exige. Lancelot reprend alors seul sa quête guidé par un valet, ayant triomphé du lit périlleux par sa vertu et s’étant rapproché de Guenièvre, dont il sait qu’elle est retenue dans la capitale de Gorre.

Le peigne aux cheveux d’or

L’essentiel de ce chapitre a aussi été narré précédemment dans la continuité. Néanmoins, en voici un résumé structuré.

Après avoir résisté à la tentation du lit périlleux, Lancelot reprend la route escorté de la jeune demoiselle. Le matin venu, elle évoque la coutume dangereuse selon laquelle une demoiselle accompagnée peut être “gagnée” par un chevalier vainqueur. Lancelot jure de la protéger. Ils chevauchent ensemble à vive allure. Vers midi, ils font halte près d’une fontaine dans une clairière. Là, sur une pierre, Lancelot découvre un objet inattendu : un peigne en ivoire rehaussé d’or. À ce peigne adhèrent plusieurs cheveux blonds d’une incomparable beauté. Le cœur de Lancelot s’emballe : il reconnaît ces cheveux comme étant ceux de Guenièvre. La demoiselle confirme qu’il s’agit du peigne de la reine, vraisemblablement perdu durant son voyage. Lancelot est bouleversé au point d’en presque s’évanouir, tant l’émotion est forte de tenir une relique de son amie dans ses mains. Il glisse précieusement les mèches d’or sur sa poitrine, y voyant un signe de la destinée. La demoiselle rit doucement de son trouble, comprenant ainsi l’intensité de l’amour de Lancelot pour la reine.

Ils repartent et, le soir venu, trouvent refuge dans un monastère. Au petit matin, un moine soumet Lancelot à une ultime épreuve : il lui fait soulever la dalle d’un tombeau renfermant le corps d’un ancien roi nommé Galaad le Fort – ce que Lancelot accomplit par miracle. Ensuite, Lancelot tente en vain d’éteindre un feu mystique dans une caverne (une épreuve liée au Graal) mais une voix du tombeau (Siméon) lui révèle qu’il n’est pas destiné à cette aventure – une prophétie annonce un chevalier vierge (Galaad, futur fils de Lancelot) qui réalisera cet exploit. Cette révélation secoue Lancelot mais le conforte dans sa mission présente : sauver la reine. La demoiselle, ayant désormais percé tous les secrets de Lancelot, lui annonce qu’elle n’a plus besoin de le suivre. Elle lui promet de ne pas divulguer son nom avant qu’il n’ait pu restaurer son honneur. Ils se séparent en bons termes. Avant cela, Lancelot aide des moines à transférer la dépouille de Galaad le Fort – accomplissant ainsi la prophétie qu’il l’ouvrirait, mais ne la refermerait pas.

Enfin, guidé par un jeune valet du couvent, Lancelot atteint la chaussée de Gahion, la cité principale de Gorre. Il aperçoit au loin la tour où Guenièvre est retenue prisonnière. Il sait que pour la rejoindre, il lui faut affronter le fameux Pont de l’Épée. La tension monte alors qu’il se prépare à cette traversée surhumaine, ultime obstacle physique sur son chemin.

La tombe de Galaad le fort et la tombe de Siméon

Aux premières lueurs du jour, après avoir récolté le peigne aux cheveux d’or, Lancelot et la demoiselle font halte dans une abbaye voisine. Les moines, émerveillés d’accueillir deux nobles chevaliers (car la demoiselle est en armure comme son frère), leur offrent l’hospitalité. Lancelot, fervent, assiste à la messe. À la fin de l’office, un vieux moine l’approche et lui indique que, pour espérer délivrer les captifs du royaume de Gorre, il doit accomplir une épreuve sacrée ici même. Respectueux, Lancelot le suit jusqu’au cimetière de l’abbaye. Le moine lui montre deux tombes extraordinaires qui n’ont jamais pu être ouvertes.

La première est le somptueux tombeau de Galaad le Fort, ancien roi de Galles à l’époque du Graal. Une prophétie dit que seul le plus preux chevalier du monde soulèvera la dalle de marbre qui le scelle. Lancelot, humble mais déterminé, pose ses mains sur la lourde pierre. Dans un effort quasi surhumain, il parvient à la lever d’un seul tenant ! Les moines présents s’écrient de stupeur en découvrant le corps intact du roi Galaad, revêtu d’une armure blanche, avec une épée étincelante à ses côtés et une couronne d’or sur son heaume. Une inscription confirme son identité et rappelle que la Galles doit son nom à ce roi, parent de Joseph d’Arimathie. Lancelot, ému, réalise qu’il vient de confirmer la prophétie de sa propre vaillance. Pourtant, quand il tente de remettre la dalle en place, il ne peut la bouger d’un pouce – signe mystérieux que cette partie de la prophétie n’est pas pour lui. Quoi qu’il en soit, à l’instant même arrivent des clercs envoyés de Galles qui avaient eu la vision de cette délivrance de Galaad. On place pieusement le corps du roi sur une litière pour le transporter. Lancelot participe à cette translation, comblé d’avoir pu honorer un si grand ancêtre.

La seconde tombe, tout près, est une fosse ardente : une caverne d’où jaillissent des flammes perpétuelles autour d’un cercueil. Le moine explique à Lancelot que celui qui éteindra ce feu sera digne de s’asseoir au Siège Périlleux de la Table Ronde et de percer le mystère du Saint Graal – mais il met en garde Lancelot que cette aventure n’est pas la sienne. Lancelot, enhardi par son succès précédent et ne voulant reculer devant rien, descend malgré tout. Il se tient face au brasier infernal, cherchant comment l’éteindre. Rien n’y fait : les flammes l’encerclent sans faiblir. Éprouvé par la chaleur et ne percevant aucun miracle cette fois, Lancelot doute de lui-même et prononce des paroles de détresse. C’est alors qu’une voix venue du tombeau l’interpelle. Elle appartient à Siméon, neveu de Joseph d’Arimathie, puni d’un péché par ce feu.

Siméon révèle à Lancelot qu’il n’est pas le chevalier prophétisé pour cette tâche. Ce dernier sera son parent, le chevalier vierge et chaste par excellence, qui éteindra le feu car il sera pur de toute concupiscence – et il s’appellera aussi Galaad (on devine qu’il s’agira du futur fils de Lancelot, nommé en l’honneur du roi Galaad le Fort). Siméon rassure Lancelot en lui disant qu’il reste toutefois le meilleur chevalier terrestre du moment et qu’il accomplira de grandes choses – mais que ses quelques faiblesses (son amour terrestre, son expérience charnelle) lui barrent la route du mystère divin du Graal. Lancelot écoute avec humilité, acceptant que sa destinée n’est pas de tout accomplir.

Il remonte alors, pensif, raconter cela aux moines. La demoiselle, qui a tout entendu y compris son nom prononcé par Siméon, comprend désormais entièrement qui est Lancelot et quel rôle il joue dans la volonté divine. Impressionnée, elle choisit ce moment pour se retirer. Elle promet à Lancelot de ne pas révéler son identité tant que son honneur sera en jeu. Lancelot la remercie chaleureusement pour toute son aide et son épreuve – car elle lui a finalement permis de se rapprocher de Guenièvre tout en prouvant sa fidélité. Après son départ, il ne reste plus à Lancelot qu’à se diriger vers la cité de Gahion, toute proche, où l’attend l’ultime défi : franchir le terrible Pont de l’Épée pour retrouver la reine.

Le pont de l’Épée

L’heure est venue pour Lancelot de braver le Pont de l’Épée, cette passerelle d’acier légendaire qui mène à la cité de Gahion. Aux abords du pont, un jeune valet (le dernier guide de Lancelot) se met à pleurer de compassion en découvrant l’obstacle. Car le pont est en réalité une longue lame d’épée nue, tendue au-dessus d’un gouffre où gronde une rivière glacée. Tranchant comme un rasoir, le métal reflète une lumière blafarde. L’eau en contrebas bouillonne avec rage autour de rochers coupants. Aucun garde ne s’y trouve – le pont se suffit à lui-même pour dissuader tout passage.

Lancelot contemple quelques instants cette épreuve ultime. Il lève alors les yeux et aperçoit, sur l’autre rive, la tour de Gahion où Guenièvre est retenue. La vision de cette tour, où il imagine la reine emprisonnée, lui donne du courage : ne t’effraye pas, se dit-il, ce passage n’est pas si périlleux comparé à l’amour qui me porte. Il rassure son jeune guide d’une voix calme : « N’aie nulle inquiétude pour moi, bel ami. Ce pont n’est pas aussi terrible que je l’avais craint. Vois, en face, cette belle tour : j’y serai reçu comme hôte ce soir, si Dieu veut. » Lancelot sourit même, parvenant à plaisanter pour alléger la tension.

Il se prépare méthodiquement. Il retire ses bottes de fer, enduit généreusement de poix chaude ses mains, ses pieds nus et les pans de son armure afin de rendre le contact plus adhérent sur l’acier lisse. Il confie ses bottes, son écu et son heaume au valet – il traversera sans casque pour garder champ de vision et sans bouclier pour ne pas être déséquilibré. Avant de s’engager, il fixe encore un instant la tour où se trouve Guenièvre et incline la tête en un salut respectueux : attendez-moi, ma dame, pense-t-il, j’arrive. Puis il se signe au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et s’allonge à plat ventre sur le pont-lame.

Lancelot commence à avancer. Il serre l’arête tranchante entre ses mains poisseuses et se hisse, crochetant des pieds et des genoux comme il peut. Aussitôt, la lame mord sa chair. Malgré la poix, ses mains glissent par moments et se coupent ; ses genoux et pieds nus s’éraflent et saignent sur le fil aiguisé. Le sang de Lancelot commence à couler, tachant l’acier étincelant. Mais lui ne ralentit pas. Cent douleurs l’assaillent, mais son esprit est ailleurs : il fixe du regard la tour de Guenièvre et chaque mouvement le rapproche d’elle. À cet instant, pour lui, souffrir est doux dès lors que c’est pour elle – « à celui qu’amour mène, souffrir est doux » dit le conteur.

Les secondes s’étirent. L’eau rugit sous lui, glacée, prête à happer quiconque chuterait. Le vent cingle ses plaies ouvertes. Mais Lancelot avance, implacable. Sa mâchoire est serrée, aucune plainte ne franchit ses lèvres. Le valet sur la rive pleure à chaudes larmes devant ce spectacle de bravoure et de martyre. Enfin, après ce qui semble une éternité, Lancelot atteint l’autre extrémité. Il se hisse sur la terre ferme de l’autre côté, puis s’assied, haletant. Il l’a fait. Jamais sans doute exploit plus insensé n’avait été réalisé pour l’amour d’une dame.

Il ne s’accorde qu’un bref instant de répit. Dégainant son épée, il la tient d’une main ferme et replace son écu devant sa poitrine – car il s’attend à tout, peut-être un ennemi l’attend ici. Ses jambes flageolent un peu du calvaire subi, mais il se redresse de toute sa hauteur, le menton fier. Aux fenêtres de la grande tour, du mouvement attire son attention : des gens se penchent, cherchant à distinguer le champion qui a osé traverser le pont. En effet, toute la population de la tour de Gahion – prisonniers et habitants – a assisté, stupéfaite, à la scène. Parmi eux, la reine Guenièvre elle-même, ainsi que le bon roi Baudemagu (le père de Méléagant, qui gouverne Gorre). Au moment où Lancelot atteint la rive, Guenièvre a un pressentiment fulgurant : ce ne peut être que lui. Elle qui était plongée dans la tristesse depuis des jours, éclate soudain de rire et de joie. Son visage s’éclaire, elle plaisante même avec ses dames, comme si un énorme poids venait de quitter son cœur. Cette métamorphose n’échappe pas au roi Baudemagu. Surpris, il lui glisse respectueusement : « Madame, si vous me le permettez, je vous poserais une question : savez-vous quel est ce chevalier là-bas ? Croyez-vous que ce soit Lancelot ? »

Guenièvre, reprenant contenance, ne veut pas révéler trop vite ce qu’elle espère. Elle répond prudemment : « Sire, voilà plus d’un an que je n’ai vu Lancelot. Et nombre de gens le disent mort… Je ne puis avoir de certitude. Pourtant, j’aime à croire que c’est lui plutôt qu’un autre. Si c’est lui, je m’en réjouis car nul bras ne me rassure plus que le sien. Quel qu’il soit, je vous en conjure par honneur, protégez ce chevalier comme il sied à un hôte – c’est votre devoir. » Baudemagu, homme courtois et bienveillant, s’incline : « Madame, je le ferai. »

Sans tarder, le roi Baudemagu décide d’accueillir dignement ce héros inconnu. Il fait seller un palefroi et sort de la tour, accompagné de trois sergents qui mènent un destrier de rechange pour l’étranger. Il trouve Lancelot qui, malgré ses plaies saignantes, s’est déjà remis debout. Lancelot reconnaît Baudemagu (il l’a sans doute aperçu dans le passé à la cour du roi Arthur lors de rencontres pacifiques). Il fait l’effort de se lever pour saluer le roi. Baudemagu se montre immédiatement chaleureux : « Sire chevalier, soyez le bienvenu en mon royaume ! Montez sur ce destrier frais – il est temps pour vous de vous reposer aujourd’hui. Jamais nul homme n’a fait preuve d’une telle hardiesse que vous. » Lancelot, humble, s’excuse presque : « Sire, j’ai entrepris cette aventure, je ne suis pas ici pour me reposer. On m’a dit qu’un combat m’attendait – si mon adversaire est prêt, qu’il vienne. »

Baudemagu constate l’impatience fiévreuse de Lancelot. Le sang coule encore de ses mains et jambes, c’est un spectacle poignant. « Ami, » dit doucement le roi, « je vois bien votre sang qui goutte. Êtes-vous si pressé de batailler malgré vos blessures ? Attendez au moins que l’on soigne vos plaies ! Je vous donnerai l’onguent miraculeux des Trois Maries, ou mieux encore s’il en existe. Sachez qu’il n’est chevalier au monde que je sois plus enclin à aider que vous, vu votre prouesse éclatante. »

Lancelot est surpris par tant de bienveillance venant du père de Méléagant. Il réplique qu’il ne sait pourquoi le roi lui offrirait tant, car il n’est ni de sa parenté ni même quelqu’un qu’il ait rencontré jusqu’à ce jour. Il insiste : quel que soit son nom, tout ce qu’il souhaite c’est se battre au plus vite, pas trouver pitié ni repos. Baudemagu comprend alors entre les lignes que l’étranger tient à garder l’anonymat. Plutôt que de le braquer, il joue le jeu : « Peu m’importe qui vous êtes, messire, et dans ma maison personne ne vous fera l’affront de vous le demander. Désormais, je vous prends sous ma sauvegarde. Je vous protégerai envers et contre tous, excepté bien sûr contre celui qui doit vous affronter. Mais de grâce, acceptez mes soins – et ce cheval. Si celui-ci ne vous plaît pas, je vous en donnerai un meilleur. Et ne voyez pas d’offense dans mon amitié : je vous aime pour la grande prouesse dont vous avez fait preuve, voilà tout. »

Lancelot, devant tant de délicatesse, finit par céder. Il accepte de monter le destrier que lui tend le roi. Le roi, satisfait, fait signe à ses sergents de le conduire à la tour, dans la chambre la plus retirée pour qu’il puisse se reposer en secret. Baudemagu veut éviter toute confrontation prématurée ou reconnaissance publique : il a compris qu’il a très probablement affaire à Lancelot lui-même, que Méléagant avait clâmé mort. Il laisse Lancelot en paix, ne lui envoyant qu’un écuyer discret pour l’assister, et il s’abstient d’entrer lui-même pour ne pas le gêner.

Puis Baudemagu va trouver son fils Méléagant. Ce dernier, alerté par le tumulte, se doute qu’un chevalier vient d’arriver d’une façon extraordinaire. Il devine avec angoisse qu’il pourrait s’agir de Lancelot. Le roi confronte Méléagant : « Mon fils, écoute-moi. Tu pourrais poser un geste qui te vaudrait louange éternelle. Rends la reine Guenièvre à ce chevalier venu la chercher et qui a tant enduré pour elle, et moi je libérerai tous les autres captifs de Logres. Leur prison a assez duré. Tout le monde chantera ton honneur : tu auras rendu par générosité ce que tu avais conquis par prouesse. Ta renommée en serait grandie à jamais. »

Méléagant regarde son père comme s’il délirait. « Je n’y vois là qu’une lâcheté sans nom, » crache-t-il. « Quelle honte de suggérer que je fuie le combat ! Vous manquez de cœur, père, pour me donner un tel conseil. Soit le nouveau venu est Lancelot – il ne me fait pas peur ! Hébergez-le et chouchoutez-le si bon vous semble, il n’en sera que plus glorieux pour moi quand je l’écraserai. »

Baudemagu soupire. Il insiste encore, tentant la raison : « Qui t’a dit que c’est Lancelot ? Je n’en ai pas la preuve, je ne l’ai vu que tout armé, visage couvert. Mais si c’était lui… Songe-y : tu aurais tort de l’affronter – cela ne tournerait pas à ton avantage. » Méléagant, piqué au vif, s’emporte : « Ainsi, jamais je n’ai trouvé personne pour me tenir en plus piètre estime que vous ! Plus vous me déprisez, plus je me loue. Demain, ou lui ou moi mourra, vous aurez votre content de joie ou de deuil ! » Face à cette détermination obtuse, Baudemagu lève les mains, vaincu. « Soit, je n’en dirai pas plus. Sache seulement que si je pouvais t’éviter ce combat sans forfait (sans manquer à l’honneur), je ne te laisserais pas revêtir ton écu. Quoi qu’il en soit, je te promets ceci : ce chevalier ne devra se défendre contre nul autre que toi tant que je vivrai – jamais je ne fus traître et je ne le serai. » Méléagant hoche la tête, murmurant qu’il n’en demandait pas plus.

La nuit porte conseil, mais pas au cœur de Méléagant. L’aube se lève sur la cité de Gahion, et avec elle une effervescence inédite. Le lendemain matin, dès le chant du coq, la place devant le château est noire de monde. On se bouscule pour assister au duel qui s’annonce. Baudemagu a fait annoncer la bataille entre son fils et le chevalier inconnu. Il y avait si grande presse qu’on n’y eût pu tourner son pied, dit-on. C’est l’événement de l’année en Gorre.

Lancelot, de son côté, s’est éveillé avant le soleil. Malgré la douleur de ses plaies (on les a pansées avec un baume, peut-être celui des Trois Maries dont parlait Baudemagu), il a veillé une partie de la nuit, en prière pour que Dieu lui accorde la victoire et la délivrance de Guenièvre. Il entend la messe matinale, armure complète sauf la tête et les mains. Puis il revêt à nouveau son heaume de Poitiers à lacets solides et sort réclamer son combat au roi. Baudemagu l’accueille en bas des escaliers de la tour. Comme promis, il ne l’oblige pas à se nommer, mais il le supplie d’une dernière faveur : « Par tout ce que vous aimez, sire chevalier, ôtez votre heaume avant la joute. » Lancelot hésite puis acquiesce. En se dévoilant, il offre à Baudemagu la confirmation de ce qu’il soupçonnait : c’est bien Lancelot. Le bon roi ne peut cacher sa joie : il embrasse Lancelot comme un fils, remerciant le ciel qu’il soit vivant (car beaucoup le croyaient mort). Il prend garde cependant de ne rien lui dire de la mort de Galehaut, pour ne pas raviver sa peine avant le combat.

Il est temps. Baudemagu guide Lancelot sur la grande esplanade. La reine Guenièvre s’y trouve, entourée de dames mûres et de chevaliers âgés (ceux qu’on autorise dans la cour pour surveiller). Baudemagu installe tout ce monde à une fenêtre surplombant la lice afin d’avoir la meilleure vue. Lui-même prend place à côté de la reine, jouant le rôle d’arbitre impartial. Il fait sonner le cor après avoir rappelé aux deux champions de n’attaquer qu’au signal.

En bas, Méléagant a déjà revêtu son armure blanche. Lancelot et lui s’observent de loin, lances au poing. Quand le cor retentit, ils s’élancent, piquant leurs destriers couverts de fer dans une charge furieuse. L’affrontement qui suit est un des plus terribles jamais vus. Méléagant vise l’écu de Lancelot de toutes ses forces ; sa lance heurte le bouclier orné et l’éclate presque en planches (les ais se disjoignent), mais elle est arrêtée net par la maille du haubert et se brise en morceaux secs. Le coup de Lancelot, lui, arrive avec une précision diabolique : il abaisse la lance au dernier instant et frappe Méléagant un peu au-dessus du cœur, dans l’épaule. La pointe perce le bouclier de son ennemi de part en part, comprime son bras contre sa côte et glisse sous les mailles. La violence du choc fait vaciller Méléagant ; son heaume claque contre l’arçon, il est presque renversé. Son cheval, déséquilibré, s’affale et Méléagant roule au sol dans un grand bruit d’armure.

Les spectateurs retiennent leur souffle. Guenièvre, à la fenêtre, sent son cœur bondir : Lancelot a l’avantage dès la première passe ! Méléagant cependant se relève d’un saut vif. Lancelot, de son côté, a déjà sauté à bas de son destrier. Par honneur, il ne combat pas un homme à terre en restant monté. Il dégaine son épée, jette son écu en lanières sur son bras et charge Méléagant. « Méléagant ! » crie-t-il, « Me reconnais-tu ? Je te rends la blessure que tu m’as faite jadis, et ce n’est point par trahison cette fois ! » Il lui porte un premier coup retentissant, entaillant l’épaule déjà meurtrie de Méléagant.

Le combat à l’épée s’engage, féroce. Méléagant est robuste et haineux ; Lancelot est enragé et déterminé. Les lames sifflent et cognent, les boucliers volent en éclats petit à petit. Chaque coup de Lancelot sectionne quelques mailles de la cotte de Méléagant ; chaque coup de Méléagant fait jaillir quelques étincelles du heaume de Lancelot. On se bat comme deux loups enragés, sans reprendre haleine. Les coups sont si durs que des éclats de fer volent jusqu’aux nues, exagère joliment le conte. Du sang perle ici et là sur les deux combattants.

Méléagant est le premier à fatiguer. Lancelot a l’avantage de la technique et de l’endurance : c’est un meilleur escrimeur. Bientôt, Méléagant saigne abondamment : son haubert blanc se teinte de rouge à plusieurs endroits. Lancelot, lui, commence à sentir ses mains le faire souffrir – n’oublions pas qu’elles étaient ouvertes par le pont tranchant et malgré les bandages, chaque coup ravive ses blessures. Il perd en force de frappe. Guenièvre s’en aperçoit de sa fenêtre. Le visage crispé, elle murmure sans même y penser : « Lancelot… est-ce bien toi ? » Une demoiselle près d’elle l’entend chuchoter et ne peut contenir son excitation. Elle se penche et crie haut et fort, faisant taire la foule : « Lancelot ! Retourne-toi ! Regarde qui ici se soucie de toi ! »

Tout le monde entend ce cri, y compris Lancelot. Il a un instant de faiblesse : il était déjà épuisé et sa concentration vacille en entendant son nom. Il lève les yeux. Guenièvre, folle d’inquiétude, a écarté son voile sans y penser, dévoilant son beau visage pâle. Leurs regards se croisent une fraction de seconde et, dans ce moment suspendu, Lancelot se trouble. Une émotion puissante le submerge – de la joie, du soulagement, de l’amour – et son épée lui échappe presque. Il baisse sa garde fatalement. Méléagant, profitant de l’aubaine, revient à la charge avec la rage du désespoir. Il se jette sur Lancelot et le frappe en traître par derrière, entaillant son flanc et son bras à plusieurs reprises. Lancelot vacille sous ces coups imprévus, se trouvant un instant submergé.

Baudemagu, outré par le cri de la demoiselle (il croit que c’est unfair), mais conscient de ce qui se joue, regarde Guenièvre. Celle-ci réalise trop tard qu’elle a déconcentré son champion ; elle rougit de honte. Mais la même demoiselle crie de plus belle : « Lancelot, où est passée ta grande prouesse ? Défends-toi ! Montre ce dont tu es capable, pour que cette tour voie ta valeur ! » Ce rappel urgent, couplé à la douleur de ses nouvelles blessures, ramène Lancelot à la réalité. Dieu, qu’a-t-il fait ? songe-t-il en serrant les dents. Il reprend ses esprits d’un coup.

Dans un rugissement, Lancelot fait volte-face, parant le coup suivant de Méléagant de son bouclier fracassé, et contre-attaque avec une vigueur renouvelée. On eût dit qu’il avait puisé de nouvelles forces dans le simple fait de savoir Guenièvre si proche. Il frappe Méléagant d’un tel coup de taille que celui-ci en chancelé deux fois. Puis il enchaîne : un coup sur le heaume qui fait tituber son ennemi, un revers sur le côté qui lui coupe le souffle. Méléagant recule, tente de fuir autour de la lice, mais Lancelot ne lui laisse aucun répit. Il le poursuit tel un faucon piquant un héron, le harcelant sans cesse. Méléagant, épuisé, recule encore ; il ne fait plus que se défendre mollement, sans trouver d’ouverture. Il est clair que Lancelot peut l’achever à tout moment désormais.

Baudemagu a le cœur serré. D’une part, il est soulagé que Lancelot ait repris le dessus et qu’il sauvera la reine. D’autre part, voir son propre fils ainsi menacé de mort lui est insupportable. Il se tourne une nouvelle fois vers Guenièvre, la voix suppliant : « Madame, j’ai fait de mon mieux pour vous – je vous ai honorée chaque jour de votre captivité, je ne vous ai rien refusé de raisonnable. En retour, accordez-moi un don : par pitié pour moi, sauvez mon fils d’une mort certaine. Je vois bien qu’il ne peut plus rien. Au nom de Dieu et des services que je vous ai rendus, faites cesser ce combat avant qu’il ne soit occis. »

Guenièvre, qui a toujours eu du respect pour Baudemagu (il l’a protégée effectivement contre les avances de Méléagant), ressent de la compassion pour lui. Et elle n’est pas assoiffée de sang, loin de là. Elle cède : « Allez les séparer, beau sire. Je le veux bien. »

Aussitôt, Baudemagu descend précipitamment au terrain. Il lève la main et crie à Lancelot d’arrêter : « Chevalier, la reine ordonne que vous laissiez là ce combat, maintenant. » Lancelot se fige net, essoufflé. Il tourne un visage surpris vers Guenièvre, qui de loin lui fait signe d’assentiment. « Madame, vous le voulez ? » hurle-t-il d’une voix où point l’émotion et la frustration mêlées. « Oui, je le veux, » répond clairement Guenièvre depuis sa fenêtre. Alors Lancelot, en chevalier courtois, rengaine sur-le-champ son épée, non sans lancer un regard noir à Méléagant : « Tu sais bien que c’est par contrainte que je t’épargne, félon ! »

Méléagant, l’oreille bourdonnante sous son heaume cabossé, hoche la tête vaguement. Il est à moitié conscient, ivre de fatigue. Mais dès que Lancelot a tourné les talons, croyant la bataille finie, Méléagant, enragé de s’entendre déclaré vaincu, commet l’impensable : rassemblant ses forces déclinantes, il lève son épée et assène un coup violent dans le dos de Lancelot ! Le tranchant heurte l’omoplate protégée de Lancelot et l’entaille par surprise. Guenièvre pousse un cri, Baudemagu se précipite : « Comment, misérable ! Il s’arrêtait et tu le frappes ! » hurle le roi, hors de lui. Sans ménagement, il ordonne à ses barons d’encercler Méléagant et de le désarmer. Celui-ci proteste avec un aplomb incroyable : « On m’ôte la victoire ! clame-t-il. Il allait se rendre en quittant le champ, je l’avais à ma merci, c’est un vol de me retenir ainsi ! » Baudemagu le fait taire d’un geste excédé.

Lancelot, quant à lui, a réprimé une envie furieuse de retourner achever Méléagant malgré la reine. Quelle bassesse, pense-t-il, il mérite dix morts. Mais par respect pour Guenièvre, il s’abstient. Il se contente de foudroyer Méléagant du regard tandis que le roi prononce la sentence : « Méléagant, tu as juré hier sur les saints de respecter le verdict du combat. Tu t’es parjuré à l’instant. Toutefois, je te laisse une chance : à l’heure de ton choix, à la cour du roi Arthur, tu pourras redemander un combat contre Lancelot. S’il ne se présente pas dans le délai fixé, la reine te suivra comme convenu. » Méléagant accepte ces conditions en grinçant des dents – il vient de sauver sa vie, mais son honneur est en lambeaux. Sur-le-champ, on fixe un délai de quarante jours après le retour à Camelot, date à laquelle Méléagant pourra réclamer ce duel final. Tout cela est juré solennellement sur les Évangiles par toutes les parties, Lancelot y compris.

C’est ainsi que prend fin cette première bataille pour la reine. Malgré la frustration de ne pas avoir pu occire Méléagant, Lancelot a gagné ce qu’il voulait : Guenièvre est sauvée, saine et sauve, entre des mains amies. Il halète, couvert de sueur et de sang, mais ses yeux brillent de bonheur en cherchant ceux de la reine à la fenêtre.

Baudemagu, soulagé, annonce alors que la reine est libre. Il propose même de la reconduire à Arthur dès que possible. Mais ce n’est pas encore l’heure du départ – il y a à fêter cette délivrance. En ce milieu de journée, le roi Baudemagu prend Lancelot par la main, toujours devant la foule assemblée, et l’accompagne jusqu’à la tour pour le présenter à Guenièvre officiellement.

Ils montent les escaliers, franchissent la porte de la chambre de la reine. Guenièvre, entourée de ses dames, se lève en les voyant. Apercevant Lancelot pleinement, couvert de blessures et de gloire, elle ressent une bouffée d’amour intense mais, curieusement, son visage se ferme. Lancelot met un genou à terre dès qu’il voit Guenièvre. Il est sur le point de prononcer des mots d’allégeance tendre, quand Baudemagu, tout sourire, dit à la reine : « Madame, voici le chevalier qui vous a si chèrement rachetée. »

Contre toute attente, Guenièvre, le teint pâle et la voix froide, répond : « Certes, s’il a fait quelque chose pour moi, il a perdu sa peine ! » Stupéfaction générale. Lancelot, pétrifié, blêmit plus que sous tous les coups de Méléagant. « Madame, en quoi vous ai-je offensée ? » murmure-t-il d’une voix brisée. Guenièvre ne daigne pas répondre. Elle se détourne, les yeux durs, et quitte la pièce pour aller dans une chambre voisine. Laissant Lancelot planté là, mortifié, la main encore sur la garde de son épée comme figée dans son dernier geste.

Baudemagu lui-même n’en revient pas : « Madame, madame ! » lance-t-il à Guenièvre qui sort, « Le dernier service qu’il vous a rendu devrait effacer toute faute qu’il ait pu commettre, s’il en a ! » Mais Guenièvre a disparu sans un regard en arrière.

Lancelot, anéanti, a l’impression de retomber du pont de l’Épée dans le vide. Baudemagu, désolé pour lui, le conduit alors auprès de Keu le sénéchal, qui est toujours alité dans une autre pièce à cause de ses blessures. Il les laisse converser seul à seul pour qu’ils puissent parler librement.

Keu accueille Lancelot avec chaleur : « Soyez le bienvenu, sire des chevaliers, vous qui avez achevé ce que j’avais follement entrepris ! » (il parle de la mission de sauver la reine). Lancelot lui sourit faiblement et lui raconte aussitôt l’accueil glacial que la reine vient de lui réserver devant tout le monde. Il n’arrive pas à comprendre : « Elle m’a maltraité devant le roi et les barons… comme si j’étais rien. » s’étrangle-t-il, la gorge nouée. Keu, levant les yeux au ciel, soupire en une phrase qui donnera son titre au chapitre : « Tels sont guerredons de femme ! » dit-il d’un ton fataliste. « Ainsi les femmes récompensent celui qui se met en peine pour elles. Pourtant, que de larmes elle a versées quand Méléagant l’enlevait ! Et savez-vous ? La première nuit de son rapt, Méléagant voulait la contraindre à partager sa couche, mais elle lui a tenu tête : jamais, a-t-elle dit, il ne l’aurait tant qu’il ne l’épouserait pas. Ensuite, quand le roi Baudemagu nous a rejoints, elle s’est jetée aux pieds de son cheval en pleurant pour qu’il la protège. Ce qu’il a fait : depuis, Baudemagu n’a pas permis que son fils l’approche de trop près. Méléagant en hurlait de rage chaque jour. Un jour, je n’ai pu m’empêcher de lui lancer que ce serait honteux qu’une reine passe du plus preux des hommes (Arthur) à un vaurien de son espèce. Pour se venger, il a fait mettre des onguents empoisonnés sur mes plaies à la place des baumes, d’où ma fièvre ! Voilà le genre de scélérat que vous avez épargné… »

Lancelot écoute, absorbé, se réjouissant intérieurement que Guenièvre ait su garder Méléagant à distance. Mais son cœur saigne de son indifférence affichée. Keu, qui est un homme direct, lui dit sa pensée : « Mon ami, je ne sais ce qui la met en courroux. Mais les dames sont parfois imprévisibles… » Il lève la main quand Lancelot veut défendre Guenièvre. « Doucement. Ce n’est qu’une feinte de dépit, j’en mettrais ma main au feu. Laissez faire le temps. »

Ils causent de choses et d’autres pour passer les heures. Keu relate comment il a été traité durant sa captivité (plutôt bien, mis à part la rancune de Méléagant, la reine lui rendant même visite parfois pour s’enquérir de lui).

Après ce moment de confidence, Lancelot décide qu’il est temps de repartir à la recherche de Gauvain (car il ignore encore ce qu’il est advenu de son ami parti par le pont Sous l’Eau). « Dès l’aube, je me remettrai en quête de Monseigneur Gauvain, » annonce-t-il. Keu acquiesce. Ils s’endorment chacun de leur côté.

Or, le lendemain à l’aube, Lancelot se met en route comme prévu. Mais, alors qu’il approche du pont Sous l’Eau dans la forêt, il est victime d’une méprise tragique : des gens de Gorre le prennent en embuscade, croyant bien faire ! Ces paysans armés ont entendu dire qu’un étranger rôdait et ils ont voulu protéger leur contrée. Ils surprennent Lancelot par derrière, lui lient les pieds sous le ventre de son cheval et le ramènent ficelé comme un saucisson vers la cour de Baudemagu. En chemin, la rumeur enfle qu’un chevalier a été tué dans les bois. Par malheur, beaucoup croient qu’il s’agit de Lancelot. La nouvelle parvient au château en plein jour et fait l’effet d’une bombe. Guenièvre, en l’apprenant, pousse un gémissement terrible et s’évanouit sur-le-champ. On la porte sur son lit, inerte. Reprise de conscience, elle tombe dans le désespoir le plus noir. « C’est moi qui lui ai donné le coup mortel, » se lamente-t-elle intérieurement. Elle repense à sa froideur injuste de la veille : persuadée que Lancelot est mort de chagrin à cause d’elle, elle s’accuse d’avoir tué son propre amour. De douleur, elle se met au lit, refusant toute nourriture ou boisson. Pendant trois jours et trois nuits, la reine ne cesse de pleurer, au point qu’on craint pour sa vie. La rumeur commence même à circuler qu’elle serait morte de chagrin.

Heureusement, Baudemagu, informé entre-temps de la capture du vrai Lancelot, a réagi immédiatement. Voyant l’énormité du malentendu (ses paysans ont cru bien faire en capturant l’homme qui avait passé le pont, ignorant que c’était son hôte d’honneur !), il chevauche aussitôt vers la forêt, retrouve Lancelot ligoté et le libère sur-le-champ. Puis il le ramène précautionneusement au château. Lorsqu’ils arrivent, Lancelot est sain et sauf, quoiqu’un peu meurtri moralement d’avoir été ainsi malmené par méprise.

Baudemagu, soucieux, va directement rassurer Guenièvre. Il entre dans sa chambre et la trouve méconnaissable : la reine s’est laissée dépérir, le visage ravagé par les pleurs. Doucement, il lui explique que Lancelot n’est pas mort : il a été capturé par erreur, et il est vivant, en route pour venir à elle. Guenièvre ouvre de grands yeux, s’accrochant aux paroles de Baudemagu comme à une bouée. « Vous dites vrai ? Il vit ? » En entendant la confirmation, elle revit. Un souffle de vie semble la traverser, elle se redresse. Quand Lancelot, quelques instants plus tard, paraît à sa porte, la reine fond de soulagement. D’un coup, elle retrouve des couleurs. Mieux : dès qu’elle voit Lancelot (bouleversé de la découvrir affaiblie ainsi), elle se lève d’un bond pour l’accueillir. Cette fois, ses yeux brillent de tendresse sans voile.

Baudemagu, heureux de cette heureuse issue, les laisse seuls. Il est assez sage pour comprendre qu’ils ont à se parler sans témoin. Il s’éclipse sous un prétexte aimable, disant qu’il va voir comment se porte Keu (le roi est vraiment un homme au cœur noble). Lancelot et Guenièvre se retrouvent enfin seuls et réconciliés.

D’abord, ils ne trouvent rien à dire, tant l’émotion est forte. Leurs mains se cherchent timidement. Puis Guenièvre, la voix tremblante, demande pardon : oui, elle lui en voulait de s’être absenté sans la prévenir lors d’une précédente aventure (Lancelot était parti de la cour sans son congé, à ce qu’il semble, et elle en était fâchée). Surtout, elle était secrètement blessée qu’il ait hésité deux secondes à monter dans la charrette – un manquement selon l’idéal courtois qui prônait la promptitude absolue au sacrifice pour sa dame. Guenièvre révèle ces griefs en pleurant doucement. Lancelot se confond en excuses, stupéfait que cette peccadille ait autant pesé sur le cœur de la reine. Il lui explique qu’il avait craint, ce bref instant, que le nain fût un traître tendant un piège (ce qui n’est pas faux). Il jure que son amour n’a jamais vacillé. Guenièvre raconte à son tour comment Morgane (la fée Morgane, sœur d’Arthur et ennemie de Guenièvre) a cherché à semer la discorde entre eux en remettant un faux anneau. Lancelot réalise qu’il avait été dupé : l’anneau que Morgane lui avait fait tenir n’était pas celui de Guenièvre comme il l’avait cru. Furieux de cette manipulation, Lancelot s’empresse de jeter par la fenêtre le faux bijou qu’il portait (le mourant morgu ne trompera plus, dit-il en résumant sa rancœur contre Morgane). Ils évacuent ainsi tous les malentendus. Enfin, la reine pardonne tout.

Libérés de ces ombres, ils retombent sans peine dans leur tendre complicité. Bientôt, leurs doigts s’entrelacent. Guenièvre, les joues rosies, murmure qu’elle n’a jamais douté de lui au fond. Lancelot, grisé par sa proximité, ose alors demander : « Ah, ma dame… il y a si longtemps… Ne serait-il possible que je vienne vous parler cette nuit ? » Sous-entendu : partager un moment d’intimité volée, comme dans le bon vieux temps. Guenièvre esquisse un sourire espiègle. Sans mot dire, elle jette un coup d’œil vers la grande fenêtre de sa chambre. Lancelot suit son regard : la fenêtre donne sur le jardin, en contrebas un vieux mur bas pourrait servir d’appui pour l’atteindre. La reine ne fait pas de geste, mais ses yeux disent oui. « Rendez-vous ici même quand tout dormira, » souffle-t-elle ensuite, « et veillez à n’être vu de personne. » Lancelot acquiesce avec ferveur, le cœur battant.

Le bon roi Baudemagu

Ce chapitre débute peu après la victoire de Lancelot sur Méléagant et la libération de Guenièvre. Le « bon roi Baudemagu », père de Méléagant, s’emploie à réparer les torts causés par son fils et à honorer comme il se doit le valeureux chevalier inconnu, qui n’est autre que Lancelot.

Aussitôt après la fin du duel, Baudemagu accueille Lancelot avec une courtoisie exemplaire, bien que ce dernier soit encore incognito officiellement. Baudemagu a rapidement deviné la véritable identité de l’étranger (il soupçonne qu’il s’agit de Lancelot du Lac), mais par tact et respect de son souhait, il s’abstient de le nommer. Il fait conduire Lancelot dans ses appartements privés pour qu’il puisse panser ses blessures en toute quiétude. Le roi veille personnellement à ce que personne ne le dérange ni ne cherche à lui soutirer son nom.

Pendant ce temps, Baudemagu rend visite à Guenièvre, qu’il a traitée avec les honneurs durant sa captivité. Il lui annonce officiellement qu’elle est libre et s’empresse de lui fournir tout le réconfort possible après les dures émotions traversées. La reine, très affligée du sort inconnu de Lancelot (elle l’a cru mort brièvement), réagit avec une joie immense lorsqu’elle apprend qu’il est sain et sauf. Baudemagu a la délicatesse de mettre ces deux êtres en présence dès que possible pour éclaircir leur malentendu : ainsi, en présence du roi, Guenièvre et Lancelot se revoient dans la chambre de la reine. Baudemagu présente Lancelot en disant : « Dame, voici le chevalier qui vous a si chèrement rachetée. » Hélas, la réaction initiale de Guenièvre est froide – vexée encore d’une ancienne offense, elle blesse Lancelot par des paroles dures, prétendant que ses efforts ont été vains. Baudemagu, surpris par tant de dureté, prend la défense de Lancelot, soulignant qu’un si grand service devrait faire oublier toute faute.

Le roi Baudemagu ne peut que constater que la reine dissimule quelque ressentiment et que Lancelot en est dévasté. Par bienveillance, il décide d’occuper Lancelot autrement pour lui changer les idées. Il le guide auprès de Keu le sénéchal, toujours alité de ses blessures, afin que les deux chevaliers puissent converser en toute liberté. Baudemagu sait qu’ils sont amis et qu’ils pourront parler franchement sans témoin. En bon roi généreux et avisé, Baudemagu se retire après avoir mis Lancelot en présence de Keu, respectant leur intimité de conversation.

Le chapitre montre ainsi la bienveillance constante de Baudemagu. Ce roi de Gorre se révèle à la hauteur de sa réputation de souverain courtois et juste. Il exprime des regrets sincères envers Lancelot pour les épreuves qu’il a dû traverser en Gorre, bien que ce ne soit pas de son fait direct. Il tente également de raisonner son fils Méléagant – avant le duel, pendant et après – afin d’éviter les tragédies, mais Méléagant ne l’écoute pas.

Après la bataille, Baudemagu prend en charge l’organisation du retour des captifs de Logres dans leur patrie. Sachant qu’Arthur doit s’inquiéter pour sa reine, il propose de la raccompagner sous bonne escorte jusqu’à Camelot. Baudemagu, ayant une haute idée de l’honneur, tient à ce que tout se déroule de façon loyale et sûre. Il met à la disposition de Guenièvre ses meilleures montures, des vivres et un cortège de protection pour le voyage de retour.

Au moment du départ (raconté dans un chapitre ultérieur, mais anticipé ici), Baudemagu accompagne personnellement Guenièvre jusqu’aux frontières de son royaume. Il l’envoie auprès d’Arthur avec tous les égards, ayant gagné par là la gratitude éternelle d’Arthur, de Gauvain et de Keu. La reine, reconnaissante des bons traitements reçus sous sa garde, lui jette même les bras au cou lors des adieux, geste rare témoignant de l’estime qu’elle lui porte.

En somme, dans ce chapitre XI, Baudemagu apparaît comme la figure paternelle sage et clémente. Il aime profondément son fils Méléagant, mais n’hésite pas à le blâmer lorsqu’il franchit les limites de la loyauté. Il se montre également touché par la détresse de Guenièvre et fait tout pour adoucir ses peines. Baudemagu incarne la courtoisie poussée à son sommet : même vaincu dans l’affaire (puisque son fils a été humilié), il préfère se réjouir du triomphe de la justice et de l’amour courtois, aidant les héros au lieu de se vexer de leur victoire. Son royaume de Gorre, jadis craint comme le « Pays sans Retour », s’ouvre ainsi pacifiquement pour laisser partir ceux qui y étaient retenus. Par la noblesse de son caractère, Baudemagu transforme une situation conflictuelle en occasion de rapprochement entre deux royaumes.

Dans la suite du récit, Baudemagu continuera d’agir en médiateur loyal. Il exige de son fils qu’il respecte le serment de remettre à plus tard un nouvel affrontement avec Lancelot à la cour d’Arthur et le surveille de près. Le bon roi, conscient des torts de Méléagant, menace même de punir sévèrement ceux de ses barons qui auraient aidé son fils dans ses fourberies (comme le geôlier complice des fausses lettres). Sa droiture impose un dernier frein aux noirceurs de Méléagant.

Ainsi, le chapitre XI consacre Baudemagu comme un modèle de roi chevaleresque, allié inespéré de Lancelot et Guenièvre. Sans lui, leur réunion eût été plus ardue. Son surnom de « bon roi » est pleinement mérité, car il place l’honneur et la justice au-dessus de son amour paternel ou de l’orgueil de son rang. Par sa sagesse, il clôt noblement l’épisode de Gorre en se mettant au service de la cause la plus haute : celle de l’amour vrai et de la loyauté.

Premier combat pour la reine

Le chapitre XII couvre l’affrontement décisif entre Lancelot et Méléagant pour la libération de la reine Guenièvre, sur la terre de Gorre. C’est le premier duel officiel qu’ils livrent, sous l’arbitrage du roi Baudemagu.

Dès l’aube, une foule dense se presse autour de la lice aménagée devant le château de Gahion. Tout le monde veut assister à ce combat extraordinaire. Lancelot, qui a passé la nuit à panser ses blessures et à prier, se prépare avec soin. Il entend la messe du matin en armure, sauf tête et mains. Puis il lace solidement son heaume de Poitiers et descend réclamer le combat au roi Baudemagu.

Baudemagu, qui a déjà deviné sa véritable identité, accueille Lancelot avec joie et reconnaissance. Il l’embrasse et le nomme, mais Lancelot lui fait signe de ne pas divulguer son nom publiquement pour l’instant. Baudemagu n’insiste pas. Il conduit Lancelot sur le terrain, où Guenièvre a été amenée pour assister au jugement de Dieu. La reine se tient à une fenêtre surélevée avec ses dames de compagnie et Gauvain (qui ne combat pas, étant arrivé récemment exténué du pont Sous l’Eau).

Baudemagu rappelle brièvement les conditions : si Lancelot gagne, Guenièvre est libre et les captifs bretons sont relâchés ; si Méléagant gagne, il peut emmener la reine et exiger rançon ou soumission. Puis il fait sonner l’olifant donnant le signal de la joute.

Les deux adversaires s’élancent à toute allure, lances levées. Méléagant, monté sur un destrier blanc bardé de fer, choisit de frapper le plus fort possible l’écu de Lancelot. Il y met tant de rage qu’il brise en morceaux le bouclier de son adversaire, mais sa lance éclate également et ne transperce pas le haubert. Lancelot, lui, vise légèrement plus haut : son fer perce l’écu de Méléagant, glisse sous son aisselle et lui arrache un cri – il lui fait une estafilade sanglante au flanc. Sous le choc, Méléagant est renversé de cheval et roule au sol. Lancelot saute aussitôt à terre (il ne veut pas profiter de l’avantage du cheval face à un homme tombé).

L’épée au clair, Lancelot se rue sur Méléagant qui se relève. Commence un duel épée contre épée d’une violence extrême. Les deux hommes s’acharnent sans merci. Lancelot tient l’avantage technique : chaque coup bien placé entame l’armure de Méléagant. Bientôt, le sang du fils de Baudemagu perle à travers les mailles. Méléagant est valeureux, il se bat de toutes ses forces, parvient à blesser Lancelot à la cuisse et à l’épaule. Lancelot saigne aussi – notamment, ses mains déjà abîmées par le pont de l’Épée le font souffrir, son poignet faiblit un peu.

Au bout d’une longue passe d’armes, Lancelot montre des signes de fatigue inhabituels. Il a perdu beaucoup de sang, ses anciennes plaies se sont rouvertes. Guenièvre, qui observe anxieusement, murmure le nom de Lancelot, inquiète qu’il fléchisse. Une jeune fille l’entend et, dans l’excitation, dévoile à tous l’identité du champion en criant qu’il s’agit de Lancelot et qu’il doit se ressaisir pour elle. Ce cri galvanise la foule – et déconcentre Lancelot. En levant les yeux vers la reine qui, émue, a laissé voir son visage, il est transpercé d’une émotion intense qui paralyse son bras un instant. Méléagant, rusé, en profite : il assène à Lancelot plusieurs coups violents qui le font chancelier.

Mais la même demoiselle encourage Lancelot de plus belle à retrouver sa prouesse. Lancelot, honteux d’avoir perdu le fil, se reconcentre. Il puise dans l’amour qu’il porte à Guenièvre une nouvelle ardeur. D’un sursaut, il se dégage et repart à l’attaque. Méléagant, surpris, encaisse coup sur coup. Lancelot lui entaille une jambe, puis l’épaule d’un revers puissant. Méléagant recule, vacille. Lancelot lui assène un coup si fort sur le heaume que Méléagant s’écroule à genoux, presque évanoui.

À cet instant, Baudemagu intervient. Il supplie la reine d’arrêter le combat pour ne pas voir son fils tué sous ses yeux. Guenièvre, magnanime, acquiesce. Elle sait Lancelot vainqueur de toute façon. Baudemagu fait donc cesser la bataille. Lancelot, entendant l’ordre express de la reine, s’arrête net – il obéit volontiers à un vœu de Guenièvre, même si c’est de l’épargner. Il rengaine son épée, bien que ce soit à contrecœur. Méléagant, fourbe, tente une ultime traîtrise en frappant Lancelot par derrière alors qu’il rangeait son arme. Indigné, Baudemagu fait saisir son fils.

Le roi prononce alors que le duel reprendra à la cour du roi Arthur, à une date fixée (quarante jours après leur retour). Ainsi, Méléagant n’est pas exécuté sur place mais remis à plus tard – ce qui satisfait un sens de l’honneur tordu pour lui, et offre à Lancelot la perspective de finir ce qu’il a commencé plus tard.

Guenièvre est donc officiellement délivrée. Lancelot, en sang mais victorieux, s’avance vers elle, tombe à genoux et s’attend à quelques mots de gratitude. À sa stupéfaction, la reine le toise froidement et lui dit qu’il a perdu sa peine. Ce coup imprévu, venant de la femme qu’il adore, le meurtrit plus que toutes les blessures du combat.

Le chapitre se termine sur l’étrange froideur de Guenièvre envers son sauveur. Les motivations de la reine resteront mystérieuses jusqu’à ce qu’elles s’expliquent plus tard (éprouver Lancelot, ou rancune passagère). Quoi qu’il en soit, Lancelot a remporté le premier combat pour la reine, prouvant sa valeur aux yeux de tous – et le prix en fut sa propre souffrance et, plus encore, une blessure d’amour-propre infligée par Guenièvre.

(La suite montrera que cette froideur n’est qu’un orage passager entre eux, qui se dissipera dans les chapitres suivants.)

« Tels sont guerredons de femme ! »

Ce chapitre, dont le titre est la citation amère de Keu le sénéchal (« Voilà comment les femmes récompensent ! »), explore la déception de Lancelot face à l’accueil glacial que lui a réservé Guenièvre après sa victoire, ainsi que les explications de ce comportement.

Après le duel, Lancelot, épuisé mais victorieux, s’est présenté devant Guenièvre dans la grande salle de Baudemagu. Il espérait des remerciements, voire un sourire – après tout, il a traversé mille épreuves pour la sauver. Mais Guenièvre, encore vexée pour diverses raisons, l’a accueilli avec une froideur cinglante. Elle a déclaré devant toute l’assemblée que « s’il a fait quelque chose pour elle, il a perdu sa peine. » Lancelot est resté foudroyé par ces mots, ne comprenant pas ce qui lui vaut un tel mépris. Baudemagu lui-même a été choqué et a reproché doucement à la reine son ingratitude. Guenièvre, blessée intérieurement par d’anciens griefs, a quitté la salle sans s’expliquer davantage.

Lancelot, le cœur brisé, ne sait plus que penser. C’est comme si le sol s’était dérobé sous lui une seconde fois (après le pont de l’Épée). Le bon roi Baudemagu, compatissant, le conduit auprès de Keu le sénéchal pour qu’il se confie en privé. Dans la chambre où repose Keu blessé, Lancelot exprime son désarroi : « La reine m’a maltraité devant tout le monde, Keu. Elle m’a humilié alors que je pensais lui avoir prouvé mon dévouement… En quoi ai-je donc failli ? » Ses yeux trahissent une immense tristesse.

Keu, qui est un homme franc mais plein de bon sens, essaie de le réconforter à sa manière bougonne. C’est lui qui prononce alors les mots du titre : « Tels sont guerredons de femme ! Et pourtant, quelles larmes elle a versées quand Méléagant l’a emmenée ! » Ce qui signifie : « Voilà comment les femmes récompensent (leurs chevaliers) ! » Keu rappelle à Lancelot que Guenièvre, malgré ses façons abruptes, a beaucoup souffert récemment. Il lui raconte ce qu’il a vu de ses propres yeux : dès la première nuit de son enlèvement, Méléagant avait tenté d’abuser d’elle, mais Guenièvre s’était opposée farouchement, déclarant qu’il lui serait impossible de céder tant qu’il ne l’aurait pas épousée (une condition qu’elle savait qu’il ne pourrait remplir immédiatement). Ensuite, quand Baudemagu était arrivé à leur rencontre, la reine s’était jetée aux pieds du roi suppliant protection, ce qu’il lui avait accordée – Méléagant se voyait refuser tout accès à elle.

Keu ajoute une anecdote : un jour, exaspéré par les exigences de Méléagant qui réclamait de garder Guenièvre sous sa garde, Keu lui-même n’avait pu s’empêcher de dire que ce serait « trop grand dommage » qu’une femme comme la reine passe du meilleur des hommes (Arthur) à « un mauvais garçon » comme lui (Méléagant). Ce dernier, rancunier, s’était vengé sur Keu en faisant mettre un onguent vénéneux sur ses blessures au lieu du baume de guérison, aggravant ses plaies – d’où son état alité. Ainsi, Keu fait comprendre à Lancelot que Guenièvre a enduré stress, peur, injures, et qu’elle a dû jouer de diplomatie pour préserver son intégrité et protéger Keu lui-même pendant la captivité.

Lancelot, entendant cela, en est ému et rassuré quant à la conduite de Guenièvre durant sa captivité : elle est restée fidèle et digne. Mais alors, pourquoi tant de froideur envers lui ? Lancelot confie à Keu son incompréhension : il craint d’avoir commis, sans le savoir, quelque offense grave à la reine. S’être retardé un an entier, peut-être ? Avoir mis deux jours entiers à la trouver, tandis qu’elle souffrait ?

Keu, dans sa sagesse un peu bourrue, devine les sentiments profonds en jeu. Il sourit avec sympathie et dit en substance à Lancelot : « Ne prends pas trop à cœur son courroux apparent. Souvent, celles qu’on aime nous malmènent un peu pour éprouver notre amour. La reine t’en veut peut-être de quelque chose qui blesse son orgueil, mais ça lui passera. » Il évoque ce qu’il sait : Guenièvre avait été très contrariée que Lancelot ait quitté la cour un jour sans lui demander congé (référence à un épisode antérieur où Lancelot était parti en quête de Gauvain enlevé, sans prévenir la reine – cela nous est mentionné par Guenièvre dans leurs explications plus tardives). De plus, Keu sait que Guenièvre a eu vent de l’hésitation de deux pas que Lancelot a eue avant de monter dans la charrette du nain – et que, fière qu’elle est, elle n’a pas digéré cette « lenteur » qui, pour elle, sonnait comme un doute dans son dévouement.

Keu rassure Lancelot : « La reine fait la fière, mais son cœur, je suis sûr, chante autre chose. Ce n’est là qu’un jeu de dame un peu courroucée. Tel qui dit du mal d’autrui aime souvent plus celui qu’il blâme qu’il ne veut le montrer. » (Ce n’est pas textuel, mais c’est l’esprit.)

Lancelot, apaisé par ces paroles, fait preuve de patience. Il se résout à attendre un moment plus propice pour éclaircir la situation avec Guenièvre. Et, de fait, ses espoirs ne seront pas vains : la reine, éprouvée par la fausse nouvelle de sa mort et la délivrance finale, va laisser tomber ses griefs.

Le chapitre se poursuit avec Lancelot déclarant son intention de partir dès le lendemain pour retrouver Gauvain (parti de son côté). Or, au matin, survient le malentendu où Lancelot est capturé par mégarde par des habitants de Gorre, et où la reine le croit tué – situation dramatique qui fait prendre à Guenièvre conscience de la profondeur de son attachement.

Quand Baudemagu ramène Lancelot sain et sauf, Guenièvre se jette dans ses bras, oubliant toute froideur. Elle lui avoue alors la vraie raison de son attitude : comme l’anticipait Keu, c’était sa manière de le punir pour sa demi-seconde d’hésitation avant de monter dans la charrette – acte symbolique dans la logique courtoise. Elle dit aussi l’avoir mal pris qu’il soit parti autrefois sans la prévenir. Lancelot fournit toutes les explications, raconte l’embrouille de Morgane la fée qui lui avait fait croire à tort qu’elle (Guenièvre) l’avait trahi (avec l’épisode de l’anneau volé). Guenièvre et Lancelot se pardonnent mutuellement ; ils réalisent qu’aucun d’eux n’a cessé d’aimer l’autre avec la plus extrême fidélité.

La phrase de Keu – « Tels sont guerredons de femme ! » – prend alors tout son sens ironique : la « récompense » initiale de Guenièvre envers Lancelot (ce froid accueil) n’était qu’une péripétie dans leur relation passionnelle, un caprice d’orgueil vite balayé par l’intensité de leur amour.

On voit ainsi Guenièvre, femme complexe, capable d’orgueil comme de larmes, de cruauté piquée comme de profonde tendresse. Et l’on voit Lancelot traverser le désespoir le plus noir quand il croit l’amour de sa dame perdu, puis renaître quand elle lui ouvre de nouveau son cœur.

Ce chapitre met donc en lumière les subtilités de l’amour courtois : l’amant doit accepter les volte-face parfois cruelles de sa dame, il doit souffrir pour elle et ne jamais cesser de l’aimer malgré ses rigueurs. Lancelot passe cet ultime test d’une certaine façon. Et Guenièvre, de son côté, se montre humaine, prompte au pardon une fois sa colère retombée.

En conclusion, « Tels sont guerredons de femme » est une maxime prononcée sur le ton de la plaisanterie un peu amer par Keu. Elle reflète la vision moqueuse de ce chevalier pragmatique face aux tourments que cause l’amour courtois. Mais la fin du chapitre prouve que ces « guerredons » (récompenses) peuvent aussi être infiniment doux lorsque l’harmonie est restaurée : Guenièvre, ayant éprouvé Lancelot et l’ayant trouvé digne, va lui offrir le plus beau des cadeaux – son amour pleinement réaffirmé, illustré par la nuit d’amour secrète qu’ils s’apprêtent à partager (annoncée à la fin du chapitre XII et début du XIV).

Le rendez-vous d’amour

Ce chapitre quatorzième est l’un des plus intimes et romantiques du roman, car il narre les retrouvailles amoureuses clandestines de Lancelot et Guenièvre, enfin réconciliés. Après tant d’épreuves, les deux amants peuvent goûter quelques heures de bonheur volé, dans le secret de la nuit, symbole de l’aboutissement de leur amour courtois.

Nous sommes le soir même du jour où Lancelot a délivré Guenièvre et où tous les malentendus se sont dissipés. La reine séjourne encore au château de Baudemagu à Gahion, mais désormais libre de ses mouvements dans son appartement. Lancelot, quant à lui, a feint un prétexte pour se retirer tôt : il a annoncé se sentir souffrant (ce qui n’est pas totalement faux, après les combats et blessures). On le laisse donc se coucher de bonne heure. En réalité, il brûle d’impatience : Guenièvre lui a fait comprendre, d’un regard vers la fenêtre, qu’elle l’attendra durant la nuit.

Allongé dans sa chambre d’hôte, Lancelot trouve les heures interminables. Il ne dort pas ; chaque bruit de pas s’éloignant dans les couloirs lui indique que le château s’apaise. Enfin, quand plus aucune lumière ne filtre sous sa porte, il juge le moment venu. Minuit environ, tout le monde repose. Lancelot se lève silencieusement. Il quitte sa chambre, enveloppé d’un manteau sombre. Personne dans les couloirs ; Baudemagu, pensant son invité malade, n’a placé aucune surveillance particulière.

Lancelot gagne discrètement la petite cour intérieure arborée jouxtant la tour de Guenièvre. Le ciel est sans lune cette nuit-là – une aubaine pour la discrétion. Aucun gardien en vue : ceux-ci soit dorment, soit ont été écartés par la reine sous de faux prétextes. En effet, Guenièvre a tout prévu : elle a renvoyé sa suivante la plus proche sous prétexte de vouloir dormir seule, et on sait qu’elle a beaucoup pleuré les jours précédents donc personne ne s’étonne qu’elle cherche la solitude.

Lancelot escalade prudemment le vieux mur bas qui ceint le verger de la tour. C’est un mur décrépit, facile à enjamber pour un homme de son agilité. Il se retrouve sous la fenêtre de la reine. Celle-ci est au premier étage – pas trop haute. Lancelot peut atteindre les barreaux avec ses mains. À sa grande joie, il constate que les barreaux de fer de la fenêtre ont été sciés ou desserrés : Guenièvre a pensé à tout. (Dans certaines versions, c’est la reine qui a fait en sorte que le fenêtre soit accessible ; ici on peut imaginer que Morgane – ou une complice – avait un jour fait détériorer les barreaux dans l’espoir de faire accuser la reine de quelque escapade, mais cela l’arrange ce soir.)

À la lumière faible des étoiles, Guenièvre est là qui l’attend derrière la grille. Elle n’a pour vêtement qu’une fine chemise blanche et par-dessus un manteau écarlate qu’elle a jeté sur ses épaules. Ses cheveux dénoués tombent en cascade. Elle rayonne d’une fébrilité heureuse mêlée d’appréhension. En le voyant dans l’ombre du jardin, elle tend la main par l’entrebâillement des barreaux. Lancelot, depuis le mur, se penche au maximum ; leurs doigts s’effleurent, se saisissent. Ce premier contact depuis tant de mois les fait frissonner l’un et l’autre.

« Ma dame, si seulement je pouvais entrer… » murmure Lancelot, la voix étranglée par l’émotion. Guenièvre jette un œil aux barreaux de fer, encore bien scellés malgré un jeu perceptible : « Entrer, beau doux ami ? Ne voyez-vous pas que ces barreaux sont épais et solides ? Jamais vous ne pourrez les écarter… Et de plus, sachez-le, le sénéchal Keu dort dans la pièce adjacente. » Elle redoute que Keu, qui dort convalescent pas loin, ne les entende s’il faisait du bruit.

Lancelot à ces mots ressent une pointe de défi en lui. Rien ne saurait me retenir excepté vous, pense-t-il intensément. À voix basse, il répond : « Dame, rien, hormis vous, ne peut m’empêcher d’aller où vous êtes. » Et sur cette déclaration, il agrippe deux barreaux de ses mains robustes et commence à tirer de toutes ses forces. Les barres de fer, vieilles et mal scellées désormais, opposent d’abord résistance, puis soudain cèdent avec un grincement sourd : Lancelot parvient à en écarter deux suffisamment pour se faufiler ! Dans l’effort, il se coupe aux doigts – le fer est tranchant et la rouille écorche – mais qu’importe.

Guenièvre, stupéfaite, chuchote : « Attendez, laisse-moi m’assurer que Keu dort profondément. » Elle disparaît une seconde, et tend l’oreille : du réduit voisin lui parviennent les ronflements réguliers du sénéchal, amplifiés par sans doute un bon vin calmant qu’elle lui a fait servir le soir. Rassurée, elle revient à la fenêtre. Lancelot a déjà passé un bras, puis l’autre, dans l’ouverture forcée. Il se hisse avec souplesse et saute à l’intérieur sans bruit, retombant sur le sol de la chambre aux côtés de Guenièvre.

Un instant, ils restent figés, comme n’osant y croire. Puis Guenièvre se jette doucement dans ses bras. Ils s’étreignent dans une émotion indicible. Lancelot ressent le parfum familier des cheveux de Guenièvre, la tiédeur de son corps sous la soie ; son cœur bat à rompre. La reine, elle, ferme les yeux en soupirant d’aise contre la poitrine de Lancelot, toutes ses inquiétudes dissipées d’un coup.

Sans un mot, elle lui prend la main et l’entraîne plus avant dans la pièce, vers son lit à baldaquin. Lancelot la suit, frémissant. Il ne porte pour tout vêtement qu’une simple tunique et braies – il avait laissé son armure pour être silencieux – et Guenièvre sent sous l’étoffe la musculature de son bras qui la ceint. Elle lui sourit et l’attire avec elle sur le lit.

La chambre est plongée dans le noir – par précaution, Guenièvre n’a pas allumé de chandelle. Mais leurs yeux se sont habitués à l’obscurité et perçoivent les silhouettes. Ils s’installent sur le lit moelleux. Là, Lancelot s’agenouille devant Guenièvre dans un geste spontané de vénération. Il prend sa main et la couvre de baisers respectueux, murmurant : « Ma dame, ma liege, pardonnez-moi encore la peine que je vous ai causée. Jamais je n’ai cessé de vous aimer, je vous le jure sur ma vie… » Guenièvre pose un doigt sur ses lèvres pour le faire taire doucement. Elle lui chuchote : « Je le sais, Lancelot. C’est oublié, tout cela. » Elle incline son visage vers le sien et, enfin, leurs lèvres s’unissent dans un baiser long et passionné.

Ce baiser libère tout : les mois de séparation, les larmes, les craintes… Ils s’embrassent avec une ferveur qu’ils n’avaient jamais osé dans les cours peuplées. Eux seuls, cette nuit, existent au monde.

Ce qui suit est évoqué pudiquement par le narrateur, mais il est clair que Lancelot et Guenièvre consomment pleinement leur amour cette nuit-là. « Grande fut la joie qu’ils eurent ensemble, car ils avaient beaucoup souffert l’un par l’autre, » dit le texte. Ils goûtent des plaisirs indicibles, nés de leurs sentiments intenses. Le conteur ajoute qu’aucune personne n’a jamais éprouvé pareil bonheur que celui qu’ils connaissent alors, l’un dans les bras de l’autre, après tant d’épreuves.

Guenièvre ressent un tel ravissement qu’elle aimerait arrêter le temps. Elle qui, quelques jours plus tôt, croyait Lancelot mort par sa faute, le voilà vivant, l’aimant plus que jamais. Quant à Lancelot, lui dont le plus grand désir en ce monde est de satisfaire et servir sa dame, le voici comblé au-delà de toute espérance : Guenièvre lui prodigue son affection sans réserve cette nuit.

On imagine qu’ils parlent aussi à voix basse, entrecoupant leurs ébats de mots doux, de rires étouffés, peut-être de quelques larmes de joie. Lancelot confie tout ce qu’il n’avait pu dire dans ses lettres ou messages – comment la Dame du Lac l’a guéri de sa folie et l’a guidé vers le carrefour, ses propres doutes et peurs de ne pas la retrouver… Guenièvre l’écoute, émue, et le rassure : elle savait en son cœur qu’il reviendrait pour elle, même si parfois le désespoir la guettait. Ils scellent dans l’ombre un pacte tacite de fidélité renouvelée.

Le temps semble suspendu pour eux, mais les heures tournent. La nuit avance. Vers l’aube, il faut songer à se séparer avant que Keu ou d’autres ne s’éveillent. C’est un moment déchirant pour Lancelot de devoir quitter le lit chaud où repose Guenièvre blottie contre lui. « Ce fut un grand martyre pour lui de s’en aller : son corps partait, son âme demeura, » illustre joliment le narrateur. Guenièvre elle-même s’agrippe à son bras encore un instant : chaque seconde lui est précieuse. Mais elle sait aussi qu’il faut être prudents.

Doucement, Lancelot se lève. Il remet de l’ordre à ses vêtements, replace son manteau. Guenièvre, enroulée dans les draps, le regarde faire avec une pointe de tristesse ; le jour qui vient brise leur enchantement nocturne. Elle lui recommande mille précautions : qu’il fasse bien attention en regagnant sa chambre, que nul ne le voie escalader le mur. Il sourit en lui promettant qu’il sera discret comme une ombre. Avant de partir, il se penche sur elle et lui donne un dernier baiser, plus tendre que passionné, en murmurant « À bientôt, mon aimée… ». Elle répond « Allez, mon doux ami ; que Dieu vous garde. Nous nous reverrons dès que possible. » Son regard est plein d’amour et un peu de crainte aussi.

Lancelot replacera soigneusement les barreaux de la fenêtre comme il peut (pour ne pas qu’on remarque trop vite l’effraction). Puis il se glisse par l’ouverture, redescend le mur comme un chat, silencieux. Guenièvre, accoudée à la fenêtre, le suit du regard autant que l’obscurité le lui permet. Elle pousse un soupir en le voyant disparaître dans les ténèbres finissantes vers sa chambre. Elle se recouche alors, repassant dans sa tête chaque détail de ces heures magiques, jusqu’à ce que, épuisée de bonheur, elle s’endorme d’un sommeil profond.

Au matin, ses dames la trouveront sereine comme jamais, les traits reposés malgré la nuit blanche : l’amour est le meilleur des baumes. Keu le sénéchal ne se doute de rien – et comment l’aurait-il pu, lui dormait comme une souche. Baudemagu notera simplement, amusé, que la reine semble bien remise de ses émotions ; peut-être attribuera-t-il cela à la simple nouvelle du retour de Lancelot dans la cour.

Mais nous, lecteurs complices, savons ce qui a redonné à Guenièvre son teint de rose : ce fut le rendez-vous d’amour clandestin avec son chevalier. Cet épisode consacre l’achèvement du parcours héroïque de Lancelot : il a bravé la honte (la charrette), le danger mortel (les ponts terribles), vaincu l’ennemi, et en récompense suprême il obtient la joie d’être uni charnellement à celle qu’il aime. C’est l’apogée de leur romance tragique, un moment de grâce volée dans un monde qui les juge.

Le chapitre se referme sur cette image émouvante : Guenièvre s’endort enfin, la tête pleine des soupirs et des baisers de Lancelot ; et Lancelot, regagnant son lit, les doigts encore parfumés des cheveux de Guenièvre, ferme les yeux en remerciant le ciel de tant de félicité après tant de peines.

Le lit taché de sang. Le second combat de Lancelot et Méléagant

Le chapitre XV relate deux épisodes successifs et liés : d’abord la découverte compromettante du lit taché de sang de la reine Guenièvre après sa nuit avec Lancelot, et ensuite le second duel entre Lancelot et Méléagant qui en découle, le lendemain.

Après la merveilleuse nuit d’amour secrète entre Guenièvre et Lancelot, l’aube se lève sur Gahion. La reine sommeille encore, épuisée mais heureuse, dans son grand lit aux rideaux tirés. Le sénéchal Keu dort dans la pièce voisine, sur son lit de convalescent. Méléagant, qui a pris l’habitude de rendre visite tôt à la reine chaque matin (on peut imaginer qu’il venait quérir une faveur ou vérifier sa présence, car Baudemagu lui avait interdit de l’approcher autrement), se présente comme à l’ordinaire. Il pousse la porte sans trop de bruit. La chambre est dans la pénombre, Guenièvre assoupie. D’un coup d’œil, Méléagant remarque quelque chose d’étrange sur la literie : des taches de sang maculent les draps près de la reine endormie. Il plisse les yeux : pourquoi diable la couche est-elle ensanglantée ? Son regard file vers la pièce contiguë, où dort Keu : il se glisse et voit que les linges de Keu sont eux aussi tâchés de sang frais. Méléagant, d’un coup, croit tenir la preuve d’une infamie : à ses yeux soupçonneux, c’est clair, Guenièvre a passé la nuit avec le sénéchal blessé ! Le sang, pense-t-il, vient des plaies rouvertes de Keu durant leurs ébats.

Fou de rage et de jalousie, Méléagant retourne dans la chambre de la reine et la réveille brutalement. « Madame, voici du nouveau ! » s’écrie-t-il d’une voix grinçante qui tire Guenièvre de son sommeil. La reine se redresse, confuse, sans comprendre l’agitation. Méléagant pointe les draps : « Mon père vous a bien gardée de moi, semble-t-il, mais très mal de Keu le sénéchal ! Quelle déloyauté de votre part : vous avez déshonoré le plus preux des hommes (Arthur) pour choisir le pire ! » En un éclair, Guenièvre saisit l’accusation : Méléagant l’accuse d’adultère avec Keu parce qu’il voit du sang sur le lit. Elle, bien sûr, sait la vérité de ce sang – il provient des blessures rouvertes de Lancelot quand il a forcé les barreaux la nuit dernière. Mais elle ne peut l’avouer.

Indignée d’être traitée de la sorte, mais maîtrisant son trouble, Guenièvre répond avec dignité et une ruse verbale : « Sire Méléagant, je ne mets pas mon corps en marché ! (sous-entendu : je ne l’ai livré ni à vous ni à personne) » Elle ajoute d’une voix ferme : « Souvent il m’arrive que le nez me saigne la nuit. » Sous-entendu, ce sang sur l’oreiller pourrait bien être le sien, d’une épistaxis nocturne. Elle lève la main droite et jure : « Que Dieu ne me pardonne jamais si c’est Keu qui a versé ce sang dans mon lit ! » Voilà un serment sérieux – et habile, car Guenièvre dit la stricte vérité sans révéler le véritable partenaire. Non, ce n’est pas Keu qui a couché avec elle ; ainsi elle jure sur ce fait, calmant un peu la situation par un appel à Dieu.

Méléagant n’écoute qu’à moitié les justifications de la reine. Il fulmine. Keu, dans l’autre pièce, a tout entendu (car Méléagant ne s’est pas gêné pour parler fort). Malgré sa faiblesse, il ne peut se taire : outré, il se lève péniblement en criant qu’il est prêt à se défendre par épreuve ou par combat de cette calomnie. Il affirme qu’il n’a jamais touché la reine. Méléagant ne daigne même pas lui répondre. L’esprit vif, il se précipite hors de la chambre pour aller chercher du soutien afin de punir ce qu’il considère comme une « trahison » de la reine à son égard.

Il revient peu après avec le roi Baudemagu, qu’il a alerté en ces termes : en gros, « Venez voir, la reine a fauté, c’est une déloyale ! » Baudemagu, incrédule, se rend sur place. Il voit le lit souillé de sang, examine Keu dont les bandages sont saturés – il comprend rationnellement que les plaies de Keu se sont rouvertes dans la nuit, ce qui justifie les taches sur son lit. Mais pourquoi le lit de la reine en serait marqué aussi ? Baudemagu, prudent et affligé, regarde Guenièvre d’un air désolé : « Madame, dit-il, vous avez mal agi… » insinuant qu’elle a commis une faute.

Guenièvre, fière, soutient son regard et réitère calmement : « Sire, je n’expose pas mon corps ainsi ! » Elle rappelle son explication : « Il m’arrive souvent saignement de nez pendant mon sommeil. » Et elle conclut en toute solennité : « Que Dieu ne me pardonne jamais si c’est Keu qui a déposé ce sang dans mon lit ! » Le choix des mots est crucial : elle ne dit pas « s’il y a eu un homme », elle cible Keu uniquement dans son serment. Or nous savons que Keu est innocent – donc son serment est valide aux yeux de Dieu.

Baudemagu, homme de foi, est ébranlé par le serment. Il se dit que Guenièvre, une femme d’honneur, ne jurerait pas ainsi en vain. Peut-être s’est-il passé autre chose ? Il connaît la nature du sang chevaleresque de Lancelot ; peut-être commence-t-il à deviner la vérité (Baudemagu n’est pas dupe de l’amour entre eux, il l’a vu la veille, et Lancelot était blessé au bras lors du duel, blessure qui a pu se rouvrir). Il préfère en tout cas calmer le jeu.

À cet instant entre Lancelot lui-même, alerté par le tumulte (et sans doute prévenu par un serviteur discret). Il a eu le temps de remettre son armure. En voyant le spectacle – Méléagant accusant la reine, la reine outragée – Lancelot voit rouge. Il s’écrie : « Dame, je me porte garant de votre honneur contre quiconque en douterait ! » en posant la main sur la garde de son épée. Méléagant s’engouffre dans la brèche : « Si tu oses nier, chevalier, alors prouve-le contre moi ! » En clair, Méléagant appelle Lancelot en duel sur cette querelle d’honneur.

Baudemagu tente d’intervenir : « Doucement, mon fils ! » Mais Méléagant, bouillant, ne lâche pas l’affaire. Lancelot, ravi d’avoir un prétexte de plus pour combattre ce félon et laver l’affront fait à Guenièvre, accepte sans hésiter : « Par Dieu, je prendrai encore les armes contre toi, si tu l’exiges ! » Les deux hommes sortent en trombe préparer leurs armes.

On établit de suite les conditions : ce sera un jugement de Dieu par duel quant à l’innocence de la reine. Méléagant jure solennellement sur les reliques : « Par Dieu et tous les saints, le sang que j’ai vu sur le lit de la reine était celui de Keu le sénéchal ! » (il commet ainsi un parjure conscient). Lancelot prête serment opposé : « Par Dieu et tous les saints, Méléagant en jure faussement ! » (Lancelot, lui, peut jurer cela de bonne foi, car il sait que ce n’était pas le sang de Keu mais le sien – donc Méléagant ment).

Une fois les serments prononcés, plus rien n’empêche le combat. Les trompettes sonnent pour rassembler spectateurs et officiants. Baudemagu, quoique navré, doit laisser faire – c’est la loi de la chevalerie. Il espère seulement que Lancelot épargnera son fils si la reine le demande encore.

Lancelot et Méléagant enfourchent leurs destriers et se ruent l’un contre l’autre. On croirait revoir le duel de la veille tant ils mettent d’acharnement. Les lances volent en éclats ; ils passent aux épées. Malgré la fatigue des derniers jours, Lancelot est transcendé par la colère de voir son aimée salie par les propos de Méléagant. Il combat avec encore plus de vigueur que la première fois. Méléagant, au contraire, a le moral entamé et sa blessure d’hier n’est pas guérie – très vite, il saigne abondamment.

Baudemagu, hélas, voit que son fils va une fois de plus au devant de la défaite. Son cœur de père ne peut le supporter une seconde fois. Il monte aux côtés de Guenièvre et la supplie de nouveau : « Madame, je sais que vous n’avez aucune sympathie pour mon fils, mais par pitié, ne laissez pas Lancelot le tuer… » Guenièvre, qui souhaite éviter une vendetta de sang supplémentaire (et qui sait Lancelot vainqueur quoi qu’il arrive), acquiesce encore : « Dites à Lancelot de cesser, je vous en prie. »

Baudemagu dépêche alors un héraut pour clamer sur la lice : « Le roi ordonne l’arrêt du combat sur volonté de la reine ! » Lancelot, entendant cela, se fige en plein effort. « Dame, le voulez-vous ? » crie-t-il vers la tour, cherchant son accord de la tête. Guenièvre fait oui du regard et de la main. Lancelot rengaine une fois de plus, dévoré de frustration mais obéissant. Il traite Méléagant de traître sans honneur. Méléagant, exsangue, laisse tomber son épée – il sait qu’il n’en peut plus.

Et voici qu’à nouveau le fourbe de Méléagant tente de frapper Lancelot après le cessez-le-feu ! Cette fois, Baudemagu, excédé, avait anticipé : il fait saisir Méléagant par des gardes dès que Lancelot fait mine de se retirer. Méléagant crie à l’injustice, mais plus personne ne l’écoute.

Baudemagu, soulagé, se tourne vers Guenièvre : « Dame, voyez, Dieu a jugé encore en votre faveur. » Guenièvre remercie le roi du regard.

Lancelot, fougueux, est mécontent qu’on l’ait deux fois empêché d’en finir définitivement avec Méléagant. N’y aura-t-il donc pas de fin ? pense-t-il. Mais Baudemagu lui fait comprendre d’un signe qu’il a un plan. Le roi déclare alors publiquement : « Méléagant a désormais l’obligation de se présenter à la cour du roi Arthur, sous quarante jours, pour reprendre ce combat devant lui. Si Lancelot, ou un champion pour la reine, ne se présente pas ce jour-là, Méléagant sera tenu pour vainqueur et la reine devra le suivre. » Méléagant, en mauvais joueur cherchant n’importe quelle issue de secours, accepte l’arrangement – bien qu’il soit humilié, cela lui offre une dernière chance, et il compte bien la saisir par la ruse éventuellement.

Ainsi se conclut ce second duel, encore interrompu. Guenièvre est donc lavée de toute suspicion – l’issue du combat et le serment de Lancelot suffisent à convaincre tous les témoins de son innocence. Keu est sauf aussi dans son honneur, grâce à Lancelot.

Ce chapitre montre Lancelot en champion absolu de l’honneur de Guenièvre, prêt à jurer et combattre pour détruire toute calomnie envers elle. Il montre aussi Méléagant sombrant de plus en plus dans le discrédit – par deux fois parjure et par deux fois vaincu, il ne lui reste plus qu’un fol espoir de vengeance différée. Cette tension mènera au troisième et ultime affrontement, sur la terre d’Arthur cette fois.

Enfin, le « lit taché de sang » – emblème même de la consommation de l’amour adultère – n’a pas trahi le secret de Lancelot et Guenièvre : par l’habileté de la reine et de Lancelot, Méléagant n’a pu prouver ce qu’il insinuait. Leur secret reste sauf, au moins aux yeux du monde. Le lecteur, lui, savoure l’ironie : ce sang était bien la preuve d’un amant dans le lit, mais pas celui que Méléagant imaginait !

Les fausses lettres

Ce chapitre se déroule peu après la libération de Guenièvre et le départ de Gorre. Son titre, « Les fausses lettres », indique qu’une tromperie épistolaire va jouer un rôle crucial. C’est un tournant dans l’histoire où la ruse de Méléagant parvient temporairement à séparer Lancelot et Guenièvre de nouveau, et à semer le trouble à la cour d’Arthur.

Après les événements tumultueux en Gorre, la reine Guenièvre s’apprête à rentrer au royaume de Logres. Le roi Baudemagu, toujours courtois, organise son escorte. Guenièvre quitte donc Gahion entourée de Gauvain, de Keu désormais remis et de tous les captifs bretons libérés (chevaliers, dames) que Lancelot avait contribué à sauver. C’est un moment de joie : Gauvain retrouve sa tante saine et sauve, Keu peut respirer hors de sa litière. Guenièvre, quant à elle, dissimule sa mélancolie de quitter Lancelot – car celui-ci doit rester un temps en Gorre (peut-être pour régler quelques formalités ou attendre Méléagant jusqu’au terme des 40 jours fixés).

Pendant quelques jours, tout se passe bien. Baudemagu lui-même accompagne la reine jusqu’à la frontière de son royaume, preuve de sa noblesse de cœur. Là, on échange des adieux émouvants. Guenièvre remercie Baudemagu en l’étreignant (gesture rare qui montre sa gratitude sincère). Gauvain et Keu jurent fidélité au roi de Gorre, promettant de le servir au besoin. Puis la caravane royale de Logres reprend la route vers Camelot.

Arthur, resté à Camelot tout ce temps dans l’attente de nouvelles, a fini par apprendre la délivrance de sa reine. Il accourt avec sa suite à sa rencontre. Aux abords de Camaaloth, Arthur retrouve Guenièvre. L’émotion est grande : il l’embrasse tendrement, soulagé de la revoir. Puis il embrasse Gauvain et félicite Keu. Immédiatement, sa première question est : « Et Lancelot ? Quelles nouvelles d’il ? » Gauvain et Keu se regardent, un peu perplexes, et répondent : « Sire, vous en avez de meilleures que nous. » Ils pensent qu’Arthur fait allusion à la fausse lettre qu’ils ont reçue en Gorre. Arthur, surpris, fronce les sourcils : « Mais… je n’ai pas vu Lancelot depuis le jour où il a occis Karadoc le Grand avant ton départ, Gauvain. De quelles nouvelles parlez-vous ? »

Guenièvre comprend instantanément l’énormité du piège : la lettre qu’elle a reçue sur le chemin du retour, censée être d’Arthur, était un faux ! Elle l’avait crue authentique car scellée du sceau royal, et cela l’avait conduite à hâter son retour sans Lancelot. Maintenant, Arthur affirme ne rien savoir de cela. Guenièvre se sent défaillir : Lancelot n’est donc pas revenu sain et sauf à Camaaloth comme disait la lettre. Toutes ses peurs se rallument. Son cœur se fait lourd comme une pierre, dit le conte. Elle vacille et s’évanouit dans les bras de Gauvain, foudroyée par l’angoisse : Lancelot a disparu de nouveau…

On s’empresse autour d’elle. Arthur, abasourdi, ordonne qu’on la soutienne. La reine reprend ses sens en pleurant à chaudes larmes devant tout le monde. Plus rien ne la retient de cacher sa peine : elle clame haut son désespoir. « Je ne connaîtrai plus jamais la joie, puisque le meilleur chevalier du monde est mort à mon service ! » pleure-t-elle, persuadée que si Lancelot n’est pas rentré alors qu’on l’avait dit, c’est qu’il lui est arrivé malheur. Arthur, frappé par ces mots, réalise toute l’importance de Lancelot aux yeux de Guenièvre. Il se morfond de culpabilité car c’est lui qui, en dernier ressort, avait envoyé Gauvain sur une piste séparée.

Après avoir entendu tout ce récit incohérent (on devine qu’en route, Guenièvre a raconté comment une lettre soi-disant d’Arthur leur était parvenue ordonnant son retour immédiat sans attendre Lancelot), Arthur, prudent, décide de se tenir un temps dans la ville de Camaaloth (proche de Gorre), au cas où Lancelot referait surface. Cette proximité de Gorre signifie qu’il est possible d’y envoyer des émissaires ou d’avoir des nouvelles plus vite.

Le titre « les fausses lettres » prend sens : on comprend que Méléagant a ourdi ce plan. En effet, Méléagant (qui n’est pas resté inactif) a su par ses espions que Lancelot tarderait à rejoindre la cour – peut-être a-t-il appris que Baudemagu retenait Lancelot 40 jours pour leur combat final. Méléagant, rusé, a donc fait rédiger une missive en imitant l’écriture d’Arthur (ou en utilisant un sceau volé) pour faire croire à la reine que Lancelot était déjà rentré, espérant ainsi la séparer de Lancelot et semer le doute et la zizanie. C’est exactement ce qui se produit : maintenant Guenièvre se croit abandonnée. Elle ne sait pas pourquoi Lancelot n’est pas là, elle imagine le pire. Cette lettre a donc parfaitement atteint son but : démoraliser Guenièvre et Arthur et isoler Lancelot d’eux.

À la cour, Arthur, bien que peiné de la détresse de sa femme, garde un esprit politique lucide. Il proclame qu’il attendra aussi longtemps qu’il faudra à Camaaloth (ville proche de Gorre) pour retrouver la trace de Lancelot. Il suspecte que Lancelot a pu être retenu quelque part dans Gorre ou blessé. Guenièvre, inconsolable, passe des jours entiers à pleurer dans sa chambre, suppliant la Dame du Lac (saintement ou symboliquement) de l’aider. Sa beauté même en souffre tant elle se laisse aller : on la décrit pâlir et se faner.

Ces sombres jours s’étendent de la Pentecôte à la mi-août. Cela fait quasi deux mois que la reine sanglote chaque nuit et se morfond chaque jour. Son neveu Gauvain la console du mieux qu’il peut, mais rien n’y fait. Ce chagrin fait partie de la punition voulue par Méléagant : il voulait se venger en lui faisant croire Lancelot perdu.

Pendant ce laps de temps, de l’autre côté, Lancelot subit lui aussi les conséquences de la lettre mensongère. Car les complices de Méléagant en Gorre ne restent pas inactifs. On apprend qu’un nain (oui, encore un nain ! peut-être le même qui conduisait la charrette) a attiré Lancelot dans un guet-apens. Rappelons que Lancelot, après la seconde bataille, avait dit vouloir partir retrouver Gauvain vers le pont Sous l’Eau. Comme il approchait de ce pont, il rencontra un nain qui l’écarta du chemin en lui disant que Gauvain le mandait d’urgence ailleurs. Confiant envers les nains depuis celui de la charrette, Lancelot a suivi – et a chuté dans une fosse piège comme narré plus tôt. Il a été emprisonné dans une tour par le sénéchal de Gorre sur ordre de Méléagant. Il a mis longtemps à être libéré (par la sœur de Méléagant, plus tard).

Ainsi, les fausses lettres ont séparé les amants spatialement et mentalement : chacun se croit abandonné ou en péril. Ce chapitre se termine sur une scène poignante : Guenièvre, convaincue qu’elle a perdu Lancelot, s’évanouit publiquement de douleur. Arthur décide de se maintenir en cette cité voisine de Gorre, car c’est là que Lancelot avait été armé chevalier jadis – peut-être un signe du destin (il est dit que Guenièvre aime cette ville car Lancelot y fut adoubé).

Ce sombre interlude appelle une résolution : celle-ci surviendra grâce aux actions de la sœur de Méléagant, qui entre en scène dans le chapitre suivant (XVII), exilée mais attentionnée, et qui va délivrer Lancelot de la tour où il croupit.

En somme, le chapitre XVI montre comment le plan retors de Méléagant (les lettres forgées et le piège du nain) plonge tous les héros dans une nouvelle détresse, prolongeant le suspense et justifiant l’intervention d’une dernière alliée inattendue pour rétablir l’espoir.

Le chevalier charretté. Bohor l’exilé

Le chapitre XVII est riche en événements : il débute par une scène à Camelot où le passé de Lancelot le « chevalier charretté » rejaillit, puis introduit le personnage de Bohor l’Exilé (Bohort de Gaunes), cousin de Lancelot, qui joue un rôle crucial dans la suite. C’est un chapitre de transition où la cour d’Arthur exprime ses regrets quant au traitement de Lancelot, et où Bohor arrive en sauveur inattendu.

Depuis la fin du chapitre précédent, un certain temps a passé (on est vers l’Assomption, mi-août). Guenièvre est toujours en deuil de Lancelot qu’elle croit perdu. La cour d’Arthur, par respect pour elle, partage sa tristesse – plus de tournois ni de réjouissances ; l’atmosphère est lourde. Arthur lui-même a maintenu sa cour à Camaaloth (Camelot) dans l’espoir d’une nouvelle de Lancelot. Tous se rappellent trop tard combien Lancelot était précieux.

Un matin, à l’aube, Arthur se tient à la fenêtre de son palais, mélancolique. Son regard tombe sur la cour du château, où un étrange spectacle se déroule : une charrette tirée par un cheval maigre entre dans la cour. Sur cette charrette se tient un chevalier en chemise sale et déchirée, pieds enchaînés aux montants, mains liées dans le dos. Un nain barbu conduit l’attelage. À l’avant de la charrette pend un écu sans blason (signe d’un chevalier renégat), et derrière sont attachés son heaume et son armure, ainsi que son cheval blanc bridé. En fait, c’est un chevalier prisonnier qu’on promène dans l’infamie, tout comme Lancelot fut mené un an plus tôt.

Arthur est frappé par cette vision qui ravive en lui le souvenir du plus grand remords : avoir laissé Lancelot subir la honte de la charrette. Il descend dans la cour précipitamment. Le chevalier enchaîné crie d’une voix douloureuse : « Ha, Dieu ! Qui me délivrera ? » Arthur, ému de compassion, demande au nain qui est ce prisonnier et quel crime il a commis pour mériter un tel châtiment. Deux fois, le nain répond d’un ton rogue : « Le même que les autres. » Réponse énigmatique qui insinue que le captif a simplement commis l’erreur d’exister dans ce monde impitoyable, comme tous les charrettiers.

Arthur se tourne alors vers le chevalier humilié et demande comment il pourrait être libéré. Celui-ci répond nettement : « En trouvant quelqu’un qui prenne ma place dans la charrette. » Arthur et l’assemblée se regardent, atterrés : qui osera se sacrifier ainsi en acceptant d’être charrettier ?

Hélas, personne ne bouge. Arthur, conscient de la leçon du passé mais pas encore assez brave pour y remédier seul, admet tristement qu’aujourd’hui aucun de ses chevaliers ne s’offrira à un tel échange. Le nain ricane : « Tant mieux ! » et fouette son misérable cheval. La charrette fait le tour de la cour, le chevalier captive essuyant crachats et moqueries des badauds.

Gauvain, qui a rejoint la cour, descend des appartements de la reine (il la veille souvent en ce temps de chagrin). On lui raconte l’épisode de la charrette. Ce rappel direct de la mésaventure de Lancelot l’emplit de remords et de colère. « Maudits soient les inventeurs des charrettes ! » s’écrie-t-il dans un accès de rage sincère. Il se souvient trop bien comment Lancelot a été traité et se reproche de n’avoir pas agi ce jour-là.

Au même moment, la charrette, après avoir fait le tour de la ville sous les huées, revient dans la cour pour quémander une place à la table du repas. Le chevalier prisonnier ose demander à manger avec la cour. Un froid se fait : tous les places-fins refusent dédaigneusement qu’il s’assoie à leurs côtés. On lui dit qu’il n’est pas digne de la compagnie des chevaliers ni même des écuyers – qu’il mange par terre s’il a faim ! On lui montre sans ménagement la porte, littéralement.

Gauvain, outré de ce manque de charité et revoyant en cet homme le reflet de Lancelot, prend une décision. Au scandale de l’assemblée, il va s’asseoir par terre à côté du pauvre chevalier, lui tenant compagnie pour manger. Il déclare hautement que, charrettier ou pas, cet homme reste un chevalier et qu’il lui tiendra compagnie. La cour murmure : certains admirent Gauvain pour son empathie, d’autres chuchotent qu’il déshonore son rang. Arthur lui-même envoie un message discret à Gauvain : « Mon neveu, tu te couvres de honte en agissant ainsi, tu entaches la Table Ronde. » Gauvain répond calmement mais fermement : « Si la honte atteint qui va en charrette, alors Lancelot en est entaché aussi – souvenez-vous. » Cette phrase fige tout le monde : c’est la première fois qu’on dit explicitement qu’on a maltraité Lancelot injustement. Arthur en reste confus et penaud.

Après le repas, le charrettier remercie Gauvain de sa bonté et s’en va. Personne ne fait attention à lui s’éclipsant. Mais peu après, un grand fracas se produit à l’écurie : quelqu’un vient de voler l’un des meilleurs destriers du roi ! Aussitôt, on voit repasser le prisonnier sur la monture volée, l’œil flamboyant de défi. Il arrête son cheval en plein milieu de la cour et lance un défi retentissant : « Roi Arthur, le plus couard de tous les rois, puisque nul de tes chevaliers n’a osé monter en charrette pour moi ! Je t’emmène ce cheval, et j’en prendrai d’autres, et aucun de tes hommes ne pourra m’en empêcher. » Tonnerre dans la cour. Arthur, un instant sidéré, entre dans une fureur froide. L’insulte est immense.

Le charrettier, se tournant vers Gauvain, ajoute plus doucement : « Messire Gauvain, merci d’avoir mangé avec moi. Je n’oublierai point votre noblesse. » Gauvain lui répond : « Partez en paix, chevalier. De moi, vous n’avez rien à redouter. » Ce bref échange montre que Gauvain le respecte et que l’autre le considère comme le seul d’honneur ici.

Arthur, lui, bouillonne. Sagremor, un chevalier bouillant de la Table Ronde, n’attend pas d’ordre : vexé par l’affront au roi, il court s’armer et part au galop rattraper l’insolent. Bientôt, plusieurs autres le suivent : Lucan le bouteiller, Bédévère le connétable, Giflet fils de Do et même Keu le sénéchal, encore endolori mais piqué au vif, se lancent tour à tour.

Ils poursuivent le mystérieux chevalier le long d’une rivière voisine. Au gué d’une forêt, ils aperçoivent l’insolent arrêté devant une petite troupe d’une dizaine d’hommes en armes – on comprend qu’il les attendait. Ces hommes sont vraisemblablement des compagnons du charrettier. Sagremor arrive le premier, fonce sur le chevalier inconnu. En une passe, le chevalier le renverse, l’envoie au sol et lui confisque son destrier vaincu, qu’il remet à ses gens de l’autre côté du gué. Sagremor, humilié, doit rentrer à pied annoncer au roi qu’il a « un cheval de moins ».

Lucan y va à son tour. Même sort : désarçonné, cheval perdu. Puis Bédévère, puis Giflet – aucun ne tient devant le jeune champion. Il combat avec une aisance et une fougue impressionnantes, recueillant chaque fois un cheval de plus (il les prend par la bride et les confie à ses sbires qui les mettent en sécurité). Keu, dernier arrivé, s’élance avec hargne. Mais dans sa précipitation, il glisse au milieu du gué et boit la tasse, ridiculisé. Le chevalier lui prend aussi son destrier, puis décide que la leçon a assez duré.

Sagremor, Lucan, Bédévère, Giflet et Keu reviennent penauds et crottés au château, à pied, annonçant que l’étranger leur a pris tous leurs chevaux. Arthur, humilié, fulmine de colère – plus contre lui-même que contre eux en vérité, se rendant compte tard de la sagesse de Gauvain. Il rabroue Gauvain sévèrement (« Tu as déshonoré la Table Ronde, voilà le résultat! »). Gauvain, flegmatique, réplique seulement : « Bel oncle, ce n’est pas la charrette qui nous fait honte, c’est notre manque de cœur. Plus de honte pour tous ainsi. » Arthur n’a rien à répondre – il sait Gauvain dans le vrai.

Sur ces entrefaites, le nain qui conduisait la charrette reparaît, cette fois avec une demoiselle voilée juchée dessus. Le nain arrête la charrette et c’est la dame voilée qui prend la parole : elle admoneste Arthur et sa cour avec virulence. « On m’avait dit, roi Arthur, que ta cour secourait les opprimés sans hésiter. Il n’en est rien : tu as laissé partir un chevalier sans qu’aucun des tiens consente à monter en charrette pour lui. En résultat, il emporte six de tes chevaux, ce qui te couvre de honte et non d’honneur ! Et moi, je doute qu’il se trouve quelqu’un pour me délivrer en prenant ma place… » Le ton est acerbe et fait rougir plus d’un chevalier présent.

À ces paroles, Gauvain réagit au quart de tour, piqué au vif dans son idéal chevaleresque : « En nom Dieu, je le ferai, pour l’amour du bon chevalier qui un jour monta pareil équipage ! » s’écrie-t-il. Et sur-le-champ, il saute dans la charrette aux côtés de la demoiselle, offrant de prendre sa place. La cour pousse un cri de surprise : le preux Gauvain, le modèle, s’abaisse à ce qu’il refusait hier ? Oui, par repentir et par admiration pour Lancelot, Gauvain accomplit enfin le geste qu’il avait refusé l’an passé. La demoiselle descend de la charrette, récupère un magnifique palefroi blanc qu’on lui apporte, et regarde la scène avec satisfaction.

Avant de partir, elle révèle ce qui se cachait derrière ces épreuves : elle annonce qu’elle avait orchestré cela « pour l’amour de Lancelot, qui un jour s’y laissa voir aussi pour reconquérir la reine Guenièvre. » Elle lève son voile et révèle son identité : c’est la Dame du Lac en personne (la fée Viviane), la mère adoptive de Lancelot ! Elle jette un regard perçant au roi Arthur et ajoute : « Sais-tu qui était ce jeune chevalier qui a abattu tes compagnons et ravi tes chevaux ? Ce n’est qu’un jouvenceau adoubé à Pâques dernier. Il a nom Bohor l’Exilé. C’est le cousin de Lancelot et le frère de Lionel, lequel est parti follement en quête de Lancelot sans le trouver. » Sur ces mots, la dame fait signe au nain de repartir, emportant Gauvain dans la charrette. Arthur, médusé, réalise qu’il a terriblement manqué à son devoir envers Lancelot – au point que la Dame du Lac elle-même est venue lui faire la leçon !

À peine la Dame du Lac s’éloigne-t-elle qu’arrive en vue un groupe de cavaliers menant plusieurs chevaux. En tête galope un chevalier sans heaume, brandissant un signe de paix. Il s’approche : c’est Bohor, le fameux Bohor l’Exilé dont la dame vient de parler. Avec lui, ses gens ramènent sagement les destriers confisqués, preuve de sa bonne foi. Bohor met pied à terre devant Arthur, s’incline et dit : « Sire, voici vos destriers que je vous rends. Je ne voulais ni vous voler ni vous déshonorer, mais juste ouvrir les yeux de votre cour. »

Arthur, soulagé qu’on lui rende ses biens et impressionné par ce jeune héros, reprend contenance. Guenièvre, elle, a immédiatement reconnu Bohor – elle sait que c’est un cousin très cher de Lancelot. En femme courtoise, elle se lève vivement et vient accueillir Bohor avec une joie non dissimulée. Elle fait mille fêtes (selon l’expression du conte) à Bohor pour l’amour de Lancelot. Arthur, prenant la mesure de la valeur de Bohor, l’invite séance tenante à rejoindre les Chevaliers de la Table Ronde. Bohor, modeste, décline d’abord en disant qu’il ne s’en juge pas digne, mais Arthur insiste : un jeune homme capable de mettre en échec Sagremor et consorts ne peut être qu’un atout pour la Table Ronde.

Guenièvre, radieuse de voir un proche de Lancelot en bonne santé, interroge Bohor avec espoir : « Beau sire, qui était cette demoiselle dans la charrette ? » Bohor sourit : « C’était la Dame du Lac, qui a élevé Lancelot, Lionel et moi. » Guenièvre regrette aussitôt de ne pas l’avoir reconnue – elle qui invoquait la Dame du Lac dans ses prières pour Lancelot ! Elle se lève aussitôt, fait seller son palefroi et s’élance dans la ville pour retrouver la charrette de la fée. Elle la rattrape, Gauvain y est toujours, promené dans les rues (sans doute la Dame du Lac avait un dernier message pour la population en l’exhibant). Guenièvre descend de cheval, monte dans la charrette aux côtés de Gauvain, imitablement, et Arthur qui l’a suivie fait de même. Puis tous les chevaliers présents s’y engouffrent aussi, l’un après l’autre, occupant toute la charrette, voire la tractant – on imagine la scène symbolique. Ainsi, plus jamais la charrette ne sera un emblème de honte à Camelot : dès lors, on paradera les criminels sur de vieux chevaux sans queue ni oreilles, et la charrette perdra son pouvoir infamant. C’est la forme d’expiation qu’institue la cour pour réparer la honte faite à Lancelot.

La Dame du Lac, satisfaite, quitte alors Camelot sur un mot énigmatique – elle n’a plus besoin d’apparaître maintenant que la leçon est comprise. Arthur, repenti, entérine l’idée d’un grand tournoi vingt jours plus tard à Pomeglay, pour redonner le moral à tout le monde et, espère secrètement la reine, pour revoir Lancelot peut-être. Mais cela appartient aux chapitres suivants.

En résumé, le chapitre XVII voit l’aboutissement symbolique du motif du « chevalier charretté » : la cour reconnaît son erreur envers Lancelot. Gauvain se sacrifie par amour et respect pour lui, la Dame du Lac elle-même intervient pour défendre l’honneur de son pupille et apporter en renfort Bohor. Ce dernier, par sa bravoure, redonne espoir à la reine et annonce implicitement que Lancelot n’est pas perdu : il reste une alliée (la Dame du Lac) et de la famille (Bohor, Lionel) mobilisés pour lui.

La présence de Bohor, dit « l’Exilé », est un tournant : il intègre la Table Ronde, ce qui introduit un nouveau personnage de poids pour la fin de l’histoire. Surtout, il vient d’humilier Arthur au nom de Lancelot, ce qui paradoxalement recoud les liens : Arthur, ayant bu la coupe d’humilité, sera plus prompt à honorer Lancelot dorénavant.

Le chapitre se clôt sur Guenièvre heureuse d’avoir noué contact avec Bohor (elle se dit que s’il est là, Lancelot ne doit pas être loin), et Arthur qui, pénétré de regrets, se hâte d’organiser la fête du tournoi pour conjurer les sombres mois passés. Les pions sont placés pour la suite : Lancelot va revenir incognito au tournoi, la reine le reconnaîtra, etc. Mais au moins, à ce stade, la charrette est lavée de son infamie : plus aucun chevalier ne sera déshonoré d’y monter désormais, puisque le roi lui-même et tous les barons s’y sont installés en pénitence. Ainsi, la boucle est bouclée : Lancelot n’est plus « le chevalier à la charrette » moqué, il devient au contraire un parangon dont on s’excuse publiquement d’avoir mésestimé le sacrifice.

Lancelot délivré par amour

Le chapitre XVIII raconte la libération miraculeuse de Lancelot de sa prison grâce à l’amour – amour que lui porte une dame et, plus symboliquement, l’Amour même qui veille sur lui. C’est l’avant-dernier coup du sort favorable avant le dénouement final.

Rappelons-nous : suite aux ruses de Méléagant, Lancelot a été piégé et capturé par un nain complice alors qu’il cherchait Gauvain. Il a été enfermé dans une tour isolée au milieu d’un marais aux marches de Galles, avec pour geôlier le sénéchal de Gorre. Méléagant voulait ainsi s’assurer que Lancelot ne puisse se présenter au duel final à Camelot, s’arrogeant ainsi une « victoire » par forfait. Lancelot croupit donc là depuis un certain temps (près d’un an d’après le texte, ce qui semble un peu extrême chronologiquement, mais c’est l’idée).

Or, Méléagant a une demi-sœur, fille de Baudemagu mais d’une autre mère. Cette jeune femme, noble de cœur, a été victime des intrigues de Méléagant : par ses calomnies, il l’a fait exiler du royaume, l’empêchant d’hériter des terres maternelles. Elle habite justement aux confins du royaume, non loin du marais où se trouve la tour-prison. Cette demi-sœur déteste Méléagant pour son injustice et a vent qu’un chevalier est détenu en secret dans la tour du marais. Elle soupçonne – peut-être d’après les légendes – qu’il pourrait s’agir de Lancelot. Quoi qu’il en soit, son bon naturel la pousse à vouloir secourir ce prisonnier de son infâme frère.

La demoiselle se rend donc incognito près du marais. Elle bénéficie d’une complicité sur place : le sergent geôlier de la tour et sa femme lui sont redevables (la sœur de Méléagant a élevé cette jeune épouse et l’a fait marier). Elle arrive de nuit, loge chez le couple. Sa protégée (la femme du sergent) l’héberge fidèlement. Le soir venu, quand tout le monde dort dans la maison, la demoiselle entreprend son plan.

Avec deux suivantes qui l’ont accompagnée, elle sort en secret. Elle sait où est la barque qui permet d’aller jusqu’à la tour. Elles s’y engouffrent silencieusement. Sous la clarté de la lune, elles voguent sur l’eau sombre jusqu’à la base de la tour. Là, un faible halo émane d’une étroite ouverture en haut : c’est par là que Lancelot reçoit chaque jour une maigre pitance via un panier.

La demoiselle entend alors une voix qui pleure doucement dans le silence de la nuit. C’est Lancelot qui se lamente, ne sachant plus s’il est jour ou nuit, abandonné depuis tant de mois. Ses paroles, qu’elle surprend, sont poignantes : « Ah, Fortune, comme ta roue a mal tourné pour moi ! On dit vrai qu’on a peine à trouver un ami fidèle… Ha, messire Gauvain, si vous étiez emprisonné comme je le suis depuis un an, il n’est tour ni forteresse que je n’assiégerais pour vous trouver ! Et vous, madame la reine, qui m’avez tout donné de bon, ce n’est pas tant pour moi que je pleure de mourir ici, c’est surtout en pensant à la peine que vous aurez en apprenant ma mort ! »

La sœur de Méléagant, entendant ces plaintes, n’a plus de doute : c’est bien Lancelot du Lac lui-même qui croupit là-dedans. Et il pense la reine ignorante de son sort – ce qui est vrai. Le cœur de la demoiselle se serre. Elle frappe doucement contre le rebord de pierre pour signaler sa présence sans alerter la maisonnée sur la rive.

Lancelot, entendant un bruit léger, approche de la lucarne et tente de distinguer quelque chose. Elle chuchote : « Chevalier, je suis une amie, affligée de votre détresse. Je risque ma vie ici pour vous délivrer. » Lancelot, d’abord incrédule, finit par voir la silhouette voilée en bas et comprendre qu’on vient l’aider. Un espoir fou l’envahit.

La demoiselle, prudente, retourne rapidement à la maison du sergent sans faire de bruit. Elle y prend un solide pic de fer (une sorte de levier) et une corde robuste. Elle revient à la barque, attache la corde neuve au panier qui pend de la lucarne. Lancelot, comprenant son geste, tire la corde jusqu’à lui. Il trouve ainsi attachés au bout le pic et la grosse corde.

Armé du pic, Lancelot commence à forcer l’ouverture étroite. Il doit faire sauter des pierres scellées. Il travaille avec ardeur – la perspective de la liberté lui donne une force surhumaine. En bas, la demoiselle et ses pucelles retiennent leur souffle. Quelques éclats de mortier tombent dans l’eau ; elles redoutent un bruit trop fort, mais tout reste calme.

Enfin, Lancelot parvient à élargir assez le trou pour se glisser dehors. Il fixe la grosse corde à un anneau intérieur, passe la boucle autour de lui et se laisse glisser le long de la tour avec agilité, malgré sa faiblesse. Il atteint la barque et saute dedans. Pas un mot n’est échangé – la prudence prime.

Ils gagnent la berge, entrent dans la petite maison du sergent (celui-ci ronfle, la confiance de la demoiselle étant telle qu’elle n’a même pas jugé nécessaire de l’éliminer). Là, la demoiselle cache Lancelot dans une chambre voisine de la sienne.

Lancelot boit un peu de vin, mange du pain apporté par la demoiselle – c’est sans doute son premier vrai repas depuis des lustres. Puis, vaincu par l’épuisement et l’émotion, il s’endort sur un lit confortable (quel luxe après la pierre de sa tour !).

Au petit matin, la demoiselle entre discrètement. Elle apporte un déguisement pour Lancelot : une de ses propres robes longues et amples, à capuchon. Elle lui propose de s’habiller ainsi en dame, afin qu’il puisse traverser le territoire sans se faire repérer (les postes de garde sont encore aux mains de Méléagant). Lancelot, d’abord étonné, accepte, amusé peut-être par l’idée – il qui n’a pas peur du ridicule si c’est pour la réussite.

Une fois travesti – sans doute en grande dame voilée –, Lancelot sort du logis au petit matin aux côtés de la demoiselle et de ses deux suivantes. Aux yeux des quelques gardes du marais, c’est la dame en visite qui repart entourée de son cortège habituel – rien de suspect. Le geôlier fait coucou à la “dame” sans deviner qu’il s’agit du prisonnier qui s’échappe sous son nez.

Dès qu’ils sont hors de vue du marais, Lancelot arrête son cheval et descend. Il retire la robe, retrouve sa tenue de chevalier (on lui a sans doute apporté une armure légère ou au moins une épée). Il tombe aux pieds de sa libératrice, la remerciant du fond du cœur. Elle l’interrompt : c’est elle qui est ravie de l’avoir secouru, en expiation des torts de son frère.

Elle lui demande une seule chose : de venger son honneur en plus du sien. Car Méléagant l’a spoliée de son héritage et calomniée ; elle hait son frère. Lancelot jure que quand l’heure viendra, il tuera Méléagant – ce qu’il comptait bien faire de toute façon.

La demoiselle lui indique ensuite la route à suivre pour rejoindre la cour d’Arthur (car il faut qu’il y soit dans les quarante jours fixés). Il la remercie encore, puis la demoiselle préfère sans doute rebrousser chemin pour éviter d’être trop compromise.

Lancelot, une fois seul sur un bon cheval frais que la demoiselle lui a fourni, éperonne avec ardeur vers Camelot. Il arrive in extremis – mais cela, c’est au chapitre suivant.

Le titre “Lancelot délivré par amour” reflète plusieurs niveaux de lecture : c’est l’amour de la demoiselle (en l’occurrence, par solidarité, ou l’affection fraternelle détournée en haine de Méléagant), mais aussi l’Amour providentiel qui ne laisse pas le chevalier languir plus loin. On notera que la demoiselle est tombée amoureuse de Lancelot en le secourant (dans certaines interprétations), ce qui la motive aussi – comme tant d’autres, séduite par sa prestance malgré ses misères.

Quoi qu’il en soit, ce chapitre marque la dernière difficulté surmontée : Lancelot est enfin libre et file retrouver Arthur pour le duel final avec Méléagant dans les délais impartis. Plus rien ne s’oppose au dénouement heureux de la quête : la route est ouverte, littéralement et symboliquement, par l’amitié amoureuse d’une femme.

Le tournoi de Pomeglay

Le chapitre XIX se déroule vingt jours après le retour de Guenièvre à Camelot, sur les terres de Pomeglay où Arthur a organisé un grand tournoi. Ce tournoi sert de cadre à des retrouvailles en partie masquées entre Lancelot et Guenièvre, et à l’émerveillement général devant les exploits d’un chevalier inconnu (Lancelot déguisé), jusqu’à ce que la reine seule le reconnaisse.

Pomeglay est en liesse : tant de seigneurs et chevaliers affluent que la ville déborde. Chaque maison arbore l’écu d’un chevalier logé ; ceux qui n’ont pu entrer ont planté leurs tentes autour des remparts. La cité est superbement décorée : bannières aux fenêtres, rues jonchées d’herbes aromatiques comme pour un festival. Marchands et changeurs occupent le marché, vendant de tout en abondance – jamais fête n’a été plus somptueuse, dit-on.

Dans ce foisonnement, Lancelot, arrivé incognito tardivement, peine à trouver un logement. Il finit par s’installer comme il peut dans une masure misérable en périphérie, que personne n’a réclamée. Lancelot garde l’anonymat complet : il porte un écu peint en vert uni traversé de trois bandes d’argent, inconnu de tous.

Épuisé par son long voyage (il a chevauché sans relâche depuis sa délivrance pour être dans les délais), Lancelot s’assoupit sur la paillasse de sa masure. Or, un jeune héraut légèrement ivre, curieux, passe la tête par la porte entrouverte pour voir qui loge là. Il reconnaît Lancelot qui dort ! Surpris et joyeux, il se signe et s’enfuit en criant une phrase devenue proverbiale : « Ores est venu qui l’aunera ! » (ce qui signifie en vieux dialecte : “Désormais est venu celui qui surclassera tous les autres !”). Personne ne comprend encore cette clameur inédite dans un tournoi, mais elle pique la curiosité.

La nuit précédant le tournoi est animée de danses et festins. On allume illuminations et flambeaux partout. Mais dès l’aube, les hérauts parcourent la ville en claironnant : « Aux armes, chevaliers, il fait jour ! » pour éveiller les participants.

Lancelot, lui, se lève avant l’aube. Il va entendre une messe discrètement, puis se prépare. Il sort vêtu de son armure sans armoiries distinctives, le heaume clos. Sur son écu vert, personne ne le reconnaît. Déjà, les chevaliers défilent en cortège vers la lice hors les murs. Les dames affluent aux gradins ; au centre trône un échafaud magnifique pour la reine Guenièvre, entourée de ses dames et de chevaliers qui ne combattent pas (Gauvain est auprès d’elle, convalescent de sa fiasco de charrette par exemple).

La reine a le cœur plus léger depuis l’épisode du chapitre précédent – elle sait, ou du moins espère ardemment, que Lancelot ne manquera pas d’être présent incognito. Toute la journée, Guenièvre observe les chevaliers entrer en lice, demandant parfois à Gauvain qui est celui-ci ou celui-là.

Lorsque le héraut ivre de la veille aperçoit l’écu vert à bandes argent sur un cheval, il recommence à crier : « Voici venir celui qui l’aunera ! » Son collègue moqueur lui jette : « Il a beau dire, son champion ne mesure plus rien depuis qu’il a peur ! » en référence à la couardise feinte que Lancelot affichera plus tard.

Le tournoi commence. Au départ, les joutes individuelles s’enchaînent – c’est la mêlée initiale. Un chevalier du nord, Helios de Northumberland, s’illustre en brisant plusieurs lances. La reine suit avec intérêt, mais scrute aussi l’arrivée éventuelle d’un chevalier vert…

Enfin, Lancelot entre en lice. Il se tient à distance d’abord, observant. Puis soudain, il fond dans la mêlée comme l’éclair. Il vise Helios qui dominait le champ jusque-là. D’un choc formidable, Lancelot renverse Helios cheval et cavalier, lui brisant le bras. Un murmure émerveillé parcourt la foule : quel est ce foudre de guerre inconnu ?

Loin de s’arrêter, Lancelot enchaîne. Un adversaire portant la manche brodée de sa dame (Cador) s’avance, Lancelot le désarçonne sans coup férir. Dès lors, tous les meilleurs du camp adverse veulent l’affronter – un à un, il les fait mordre la poussière. Sa générosité est telle qu’il donne les chevaux qu’il gagne aux hérauts ou à ceux tombés à pied, ne conservant rien. Ce geste de largesse chevaleresque lui vaut la sympathie de beaucoup.

Aux fenêtres, les jeunes filles admirent ce paladin masqué ; certaines murmurent qu’elles ne refuseraient pas son amour s’il le demandait – tant il les subjugue. Guenièvre, elle, a déjà la conviction que c’est Lancelot : son style, sa grâce martiale ne trompent pas son cœur. Mais elle ne révèle rien, se contentant d’observer avec une fierté contenue.

L’après-midi avance. Lancelot a mis hors de combat presque tous les chevaliers du camp opposé. Chaque fois qu’une lance se brise, un écuyer lui en remet une. Il ne faiblit pas. Néanmoins, à un moment, il blesse grièvement un adversaire à la gorge – le sang gicle et on craint qu’il n’ait tué un homme. Endeuillé, Lancelot laisse tomber son arme, annonçant qu’il se retire plutôt que d’avoir tué involontairement un chevalier. On apprend peu après que le blessé était un vassal du roi Claudas (ennemi de Lancelot) ; soulagé que ce ne soit pas un allié, Lancelot déclare que s’il meurt ce n’est pas grave (“puisqu’il appartient à Claudas, peu me chaut de sa mort !”). Sur ce, il reprend la mêlée de plus belle.

Ce soir-là, tout le monde ne parle plus que du « chevalier vert aux bandes d’argent ». Beaucoup murmurent que ce doit être Lancelot revenu – Gauvain le soupçonne aussi. Guenièvre, elle, n’a plus aucun doute.

Afin de préserver l’anonymat de Lancelot, la reine ourdit un petit stratagème. Elle envoie une de ses demoiselles en messager secret ordonner au champion de faire semblant de mal combattre désormais. Obéissant au commandement de « sa dame », Lancelot change soudain d’attitude le lendemain : il feint la maladresse, rate des passes exprès, semble fuir devant certains assaillants. La foule qui le portait aux nues la veille se met à le conspuer, ne comprenant pas ce revirement. Un héraut raille l’autre : « Eh bien, il a tellement mesuré qu’il a cassé sa toise ! » moquant la prédiction du champion invincible.

Les adversaires humiliés la veille ricanent à leur tour : on dit que le chevalier vert n’est en fait qu’un poltron grand fanfaron. Seule la reine sait la vérité.

Le soir du second jour, bon nombre de mauvaises langues médit sur le champion mystérieux – ainsi va la gloire éphémère. Mais le troisième jour, la reine, voyant la mascarade aller trop loin, envoie à nouveau sa suivante intimer à Lancelot l’ordre inverse : redevenir le meilleur pour remporter la victoire finale. Aussitôt, Lancelot retrouve toute sa vaillance. Il accomplit d’ultimes prouesses spectaculaires qui jettent tout le monde dans l’admiration. Finalement, il remporte haut la main le tournoi.

Les demoiselles du jury du tournoi lui décernent le prix d’honneur, un mouton d’or. Mais lorsqu’on s’avance pour lui remettre, le chevalier a disparu ! Lancelot s’est esquivé avant la fin pour retourner à sa prison par fidélité à sa promesse à la dame du sénéchal (chapitre précédent). Il ne reste que son écu accroché à la porte de son abri minable, et la lance et armure de son cheval, abandonnées.

Ainsi, le “chevalier vert inconnu” repart incognito comme il est venu, ne laissant derrière lui qu’une légende. Guenièvre, cependant, sait tout : elle a reconnu Lancelot dès la première journée. Ce stratagème leur a permis de communiquer sans parole (les messages via la demoiselle) et de tromper tous les regards.

Le chapitre se termine sur les interrogations de la cour : Qui était ce champion masqué ? Gauvain a sa petite idée, et la reine a évidemment deviné. Le roi Baudemagu (présent peut-être incognito lui aussi) a compris que Lancelot a respecté son serment de revenir au bout de 40 jours. Mais comme Lancelot a disparu avant la distribution des prix, la curiosité reste entière.

En somme, ce chapitre montre Lancelot triomphant dans l’arène publique tout en restant fidèle à sa dame et à sa promesse, puis s’éclipsant modestement. C’est une apothéose chevaleresque où l’amour et la prudence triomphent de la vanité. Guenièvre, seule détentrice du secret, en aime Lancelot davantage encore : il a remporté le tournoi pour elle, et s’est humilié aussi pour elle. Leur complicité muette illumine ce chapitre.

Lancelot dans la tour

Le chapitre XX relate le coup de traîtrise final de Méléagant : la capture surprise de Lancelot et son enfermement secret dans une tour isolée, peu après le tournoi de Pomeglay. C’est la dernière épreuve que Lancelot devra surmonter avant le dénouement, et elle explique pourquoi il manque initialement au rendez-vous fixé à Arthur par Méléagant.

Après son triomphe anonyme au tournoi de Pomeglay, Lancelot, fidèle à sa parole donnée à la femme du sénéchal de Gorre (chapitre XVIII), est retourné de lui-même dans sa prison. En effet, la dame l’avait relâché sous condition qu’il reviendrait après la joute. Lancelot, homme d’honneur absolu, a donc repris la route de Gorre avant même la fin du tournoi, laissant derrière lui son écu et sa gloire. Il s’est glissé hors du champ, a franchi incognito la frontière et est revenu au lieu de sa captivité.

Hélas, pendant son absence, Méléagant a pris ses dispositions. Fou de rage d’avoir vu Lancelot briller au tournoi (il a sûrement compris que c’était lui le chevalier vert), Méléagant décide de rendre sa prison inéluctable. Dès que Lancelot se présente au sénéchal (qui s’impatientait de ne pas le voir revenir le jour même), Méléagant en personne surgit avec des gardes. Il fait saisir Lancelot sur-le-champ.

Méléagant ne veut pas risquer une troisième évasion miraculeuse de son ennemi. Il ordonne qu’on transfère Lancelot dans une autre prison encore plus sûre : une tour très haute au milieu d’un grand marais, à la lisière du royaume (côté pays de Galles). Cette tour est quasiment inaccessible sauf par bateau. On y enferme Lancelot au sommet, et Méléagant fait sceller à même la pierre toutes les issues – portes et fenêtres murées, excepté un tout petit guichet à la toute cime. Par ce guichet, chaque jour on hisse à Lancelot une maigre ration de pain d’orge dur et d’eau croupie. Autant dire qu’il n’a aucune chance de sortir sans aide extérieure. Méléagant supervise lui-même ces travaux de maçonnerie, s’assurant que Lancelot n’ait même pas l’espace d’un soupir pour s’échapper. Dans sa haine prudente, il se vante : « Cette fois, s’il sort, ce ne sera que par congé », c’est-à-dire par permission expresse (sous-entendu la sienne, qu’il n’accordera jamais).

Une fois Lancelot ainsi enterré vivant dans son donjon de pierre, Méléagant jubile. Il part aussitôt pour la cour du roi Arthur (alors à Londres) afin de réclamer son dû puisque Lancelot ne se présentera pas au jour dit. Nous sommes précisément à l’approche de la date butoir des quarante jours.

La scène se transporte donc à la cour d’Arthur. Méléagant arrive à Londres, où Arthur tient sa cour de Toussaint. Triomphant, tout armé, il se présente devant le roi Arthur sur l’estrade. Droit au but, il déclare devant tous : « Me voici, roi Arthur, au terme fixé. Lancelot ne s’est pas présenté – je viens donc réclamer mon droit : livrez-moi la reine Guenièvre, que je l’emmène en Gorre. »

Un murmure outré parcourt la cour. Gauvain en particulier fulmine. Arthur, pâle mais lié par sa parole, ne peut que constater que Lancelot est absent. Il dit d’une voix contrainte : « Méléagant, comme convenu, vous devez attendre quarante jours ici. Si Lancelot ne se présente pas d’ici là, ou nul champion en son lieu, alors oui, vous emmènerez la reine. » Méléagant, confiant que sa manigance a marché (il sait Lancelot hors d’état), accepte de patienter ce délai. Arthur offre l’hospitalité (bien que l’atmosphère soit tendue).

Neuf jours avant la fin du délai, Méléagant, tout bardé de fer, revient devant Arthur. Lancelot n’a donné aucun signe ; il se rengorge et somme le roi de tenir parole : « Sire, Lancelot ne s’est pas présenté – je réclame qu’on me livre la reine maintenant. » Arthur retient sa rage : il regarde autour de lui en vain, espérant un miracle. Nul champion ne se lève. Alors Gauvain, fidèle neveu, s’avance : « Lancelot n’est point là, mais il eût été prêt ! Eh bien, je combattrai à sa place, pour l’amour de ma dame la reine et pour lui. » Méléagant ricane : Gauvain n’a pas la réputation d’égaler Lancelot, mais qu’importe, il veut en découdre. Arthur consent, amer.

Gauvain sort revêtir son armure. Le duel va avoir lieu. Guenièvre, présente dans l’assemblée, cache son angoisse – elle sait Gauvain vaillant mais Méléagant retors.

Au moment où Gauvain enfourche son destrier pour descendre en lice, un tumulte s’élève aux portes : un cavalier vient d’entrer au château d’Arthur à bride abattue ! C’est Lancelot, pâle mais flamboyant, qui surgit tel un deus ex machina. Il a été libéré la nuit précédente grâce à la sœur de Méléagant (événements du chapitre XVIII) et a chevauché sans relâche pour arriver pile avant la date fatidique. Gauvain l’aperçoit, poussent un cri de joie : « Lancelot, mon ami ! »

Sans perdre une seconde, Gauvain saute de cheval et court à Lancelot. Il lui donne littéralement son armure : il détache son haubert, son heaume, son écu, et aide Lancelot à s’en équiper. Lancelot est essoufflé de sa course, mais radieux – il arrive à temps ! Arthur accourt aussi, embrassant Lancelot avec effusion, trop heureux de le revoir vivant. Guenièvre, qui n’osait espérer ce miracle, laisse échapper une larme de bonheur.

Lancelot n’a guère le temps aux retrouvailles : déjà, il se dirige d’un pas déterminé vers Méléagant, qui n’en mène pas large de le voir surgir alors qu’il le croyait hors-jeu. « Méléagant, » lance Lancelot en se plantant devant lui sous les yeux d’Arthur stupéfait, « tu as braillé pour ton combat – grâce à Dieu, je sors de ta tour où tu m’avais enfermé traîtreusement. Il est trop tard pour fermer l’écurie quand les chevaux sont dehors ! » (ce proverbe cinglant signifie : tu as perdu ta chance de me retenir, je suis libre et prêt).

On place donc le champ clos une nouvelle fois, cette fois dans une vallée verdoyante près de Londres, à la vue de la cour entière. Arthur et Guenièvre s’installent à l’ombre d’un ancien sycomore au bord d’une fontaine. Des gardes sont postés pour que nul ne trouble le duel. Au son du cor, Lancelot et Méléagant s’élancent pour la troisième et dernière fois l’un contre l’autre.

La joute est brève : Méléagant, nerveux, rate son coup ; sa lance casse sur le solide bouclier de Lancelot (Gauvain avait fortifié son écu de planches). Celle de Lancelot, en revanche, perce l’écu de Méléagant, le blesse au bras et le jette à terre avec son cheval. Méléagant se relève, mais Lancelot a déjà sauté au sol épée au poing.

S’ensuit un duel acharné. Méléagant se défend vaillamment un temps, mais Lancelot est transfiguré : il frappe avec une telle colère froide (après tout, Méléagant l’a emprisonné si lâchement) qu’il entame Méléagant en trente endroits. Bientôt, Méléagant ploie. Du sang coule de son heaume et de sa maille. Lancelot le voit faiblir et d’un coup d’épaule le renverse au sol. Il lui saisit le casque et tente de le lui arracher. Les courroies résistent ; qu’à cela ne tienne, Lancelot martèle le heaume du pommeau de son épée jusqu’à enfoncer les mailles dans le crâne de Méléagant, qui perd connaissance.

La mort de Méléagant

Lancelot alors coupe les lanières du casque et jette celui-ci au loin. Il attend que Méléagant revienne à lui (par pur code chevaleresque : il veut qu’il soit conscient au moment de sa mort, pour qu’il puisse éventuellement demander merci). Quand Méléagant ouvre les yeux, Lancelot – le tenant toujours par la gorge – lui demande s’il se reconnaît vaincu. Méléagant, vain, feint de quémander « Merci… par tous les saints, ayez pitié de moi… » Lancelot hésite une seconde. Guenièvre à ce moment ne dit mot – elle sait Lancelot veut le tuer ; et Arthur ne pipe mot non plus, sans doute lasse des fourberies de Méléagant.

Or, tandis qu’il geint, Méléagant joue une ultime traitrise : sa main glisse sous le haubert relevé de Lancelot, cherchant à lui enfoncer un couteau dans le ventre. Lancelot le voit du coin de l’œil. Assez ! songe-t-il. Assez d’honneur mal placé avec ce félon. D’un seul mouvement vif, il lève son épée et lui tranche la tête net.

La tête de Méléagant roule dans l’herbe, tachant de rouge la verdure printanière. Un silence choqué puis soulagé s’abat sur l’assistance. Lancelot essuie la cervelle et le sang de son épée sur l’herbe. Keu, ne se retenant plus, accourt ôter l’écu du cou de Lancelot en s’écriant que Lancelot a prouvé ici qu’il est la fleur des chevaliers terrestres. Arthur, soulagé, se lève et vient embrasser Lancelot, encore casqué. Il lui retire le heaume de ses propres mains, signe d’amitié extrême (habituellement réservé à un écuyer de confiance). Guenièvre accourt aussi, plus heureuse que jamais. Tous les barons s’approchent en félicitant.

Arthur ordonne qu’on dresse les tables pour festoyer – c’est la tradition après un jugement de Dieu en faveur de la reine. Il rend honneur à Lancelot plus qu’à nul autre auparavant : il le fait asseoir juste à côté de lui sur l’estrade, distinction jamais accordée même aux plus grands chevaliers. Lancelot en est confus, mais il sait que c’est la façon pour Arthur de compenser ce qu’il a enduré. Guenièvre, radieuse, lui tient la main sous la table peut-être, ravie de le voir enfin reconnu.

Le banquet terminé, Arthur retient Lancelot, ainsi que Guenièvre, Gauvain et Bohor, près de la fenêtre. Il leur demande de raconter en détail toutes les aventures depuis le départ de Lancelot de la cour à la recherche de la reine. Lancelot s’exécute : il narre depuis la charrette jusqu’à la mort de Méléagant, en passant par les ponts, le lit périlleux, les tours de feu, etc. Tout le monde écoute captivé – la reine elle-même découvre certaines choses (comme la voix prophétique de la tombe enflammée parlant du Graal). Arthur fait venir ses scribes pour tout consigner par écrit, ce qui donnera le « Livre de Lancelot » – clin d’œil pseudo-historique comme quoi tout cela a été écrit de son vivant.

Ainsi s’achève l’histoire : tous les nœuds sont dénoués. Lancelot a recouvré son honneur aux yeux du monde et l’amour de Guenièvre plus que jamais. Arthur, pacifié, a fait la paix avec Lancelot (sa place d’honneur en atteste). La cour a tourné la page de l’épisode de la charrette (tout le monde l’a acceptée et s’en est même repenti). L’ennemi Méléagant est mort, sa félonie châtiée. Le récit mentionne qu’Arthur fit même écrire toutes ces aventures dans un livre – celui-là même que nous lisons, comme pour dire : « Et c’est ainsi que ces choses nous ont été conservées. »

Le roman se termine donc sur une note de réconciliation et de célébration : Lancelot, véritable chevalier courtois, a subi toutes les humiliations, tous les dangers, et par sa persévérance et sa loyauté en amour, il a triomphé de tout. Le dernier chapitre souligne que même les erreurs (la charrette, la froideur de la reine) ont été reconnues et rectifiées, scellant ainsi l’apothéose de Lancelot comme chevalier parfait. Le roi a fait consigner tout cela pour édifier les générations futures – c’est-à-dire nous, lecteurs, qui venons d’en suivre le cours épopéique.

Guenièvre et Lancelot, nous laisse-t-on entendre, continueront d’entretenir leur amour clandestin à la cour d’Arthur, plus prudemment mais plus fortifié que jamais par les épreuves surmontées.

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