Vous trouverez ici deux résumés du roman de Romain Gary, largement inspiré de sa relation avec sa mère. L’un est un résumé court tandis que l’autre est découpé par chapitre. Pour accéder à l’analyse complète du roman alors il vous suffit de suivre ce lien. Bonne lecture !
- 📕 Résumé court
- 📑 Résumé par chapitre
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitre 3
- Chapitre 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8
- Chapitre 9
- Chapitre 10
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitre 14
- Chapitre 15
- Chapitre 16
- Chapitre 17
- Chapitre 18
- Chapitre 19
- Chapitre 20
- Chapitre 21
- Chapitre 22
- Chapitre 23
- Chapitre 24
- Chapitre 25
- Chapitre 26
- Chapitre 27
- Chapitre 28
- Chapitre 29
- Chapitre 30
- Chapitre 31
- Chapitre 32
- Chapitre 33
- Chapitre 34
- Chapitre 35
- Chapitre 36
- Chapitre 37
- Chapitre 38
- Chapitre 39
- Chapitre 40
- Chapitre 41
- Chapitre 42
📕 Résumé court
Le récit débute dans l’enfance du narrateur, Romain, élevé par sa mère, une femme au caractère fort et à l’amour farouche. Dans les années 1920, tous deux vivent en Pologne, à Wilno, où la mère de Romain ne cesse de rêver d’un avenir grandiose pour son fils en France. Abandonnée par son mari, elle élève seule Romain et place en lui tous ses espoirs. Malgré la pauvreté, elle tient à offrir à son enfant le meilleur et lui répète qu’il deviendra un jour un grand homme, « quelqu’un », en France. Romain grandit donc bercé par ces promesses maternelles : il sera un héros français, un ambassadeur, un artiste peut-être, bref un homme accompli. Très tôt, la mère inculque à son fils une admiration sans bornes pour la France, patrie des lumières et du succès selon elle, et lui fait jurer de ne jamais renoncer à ses ambitions.
À Wilno, la mère de Romain se démène pour gagner leur vie. Elle ouvre une petite maison de couture, n’hésitant pas à user de stratagèmes audacieux pour attirer la clientèle de la bonne société locale. Un jour, elle fait même placarder une annonce fantaisiste prétendant que le célèbre couturier parisien Paul Poiret viendra inaugurer sa boutique, ce qui provoque l’étonnement général dans la ville. Si cette ruse lui apporte un succès éphémère, elle finit aussi par attirer la méfiance des autorités polonaises, toujours soupçonneuses envers les réfugiés russes comme elle. Qu’importe, la mère de Romain est prête à tout pour assurer l’avenir de son fils.
Bientôt, faute de moyens, ils quittent Wilno pour Varsovie, étape intermédiaire vers la France. À Varsovie, la vie est précaire : ils logent dans de petites chambres meublées et la mère exerce mille métiers pour subvenir aux besoins. Tour à tour courtière en bijoux, négociante de fourrures et d’antiquités, gérante d’immeubles, elle va jusqu’à acheter des vieilles dents en or ou en platine pour les revendre – une idée peu ragoûtante mais qui rapporte un peu. Chaque matin, malgré ses épuisantes journées, elle se présente à l’école de Romain, un thermos de chocolat chaud et des tartines beurrées à la main, pour qu’il ne manque de rien. Son dévouement est absolu. Romain, lui, voudrait tant la rendre fière : il rêve de prouesses artistiques ou sportives. Un temps, il s’entraîne fiévreusement au jonglage, ambitionnant secrètement de devenir le plus grand jongleur du monde pour éblouir sa mère, mais ce n’est qu’une lubie d’enfant. Faute d’argent, il ne peut intégrer le lycée français de Varsovie comme sa mère l’aurait souhaité, et doit fréquenter l’école polonaise locale. Qu’à cela ne tienne, elle lui paie des leçons particulières de français et continue d’affirmer à qui veut l’entendre que son fils étudie pour devenir un jour un grand homme en France. Romain comprend vite qu’il est l’unique centre de la vie de sa mère et que chacune de ses réussites, mêmes minimes, est pour elle une victoire personnelle.
Mère et fils parviennent enfin en France à la fin des années 1920. Ils s’installent à Nice en 1928, pensant trouver là le terreau favorable aux ambitions de Romain. La mère, infatigable, tente d’y monter une nouvelle affaire de couture, mais les débuts sont difficiles. Elle loue un modeste deux-pièces Avenue Shakespeare, expose des écharpes et ceintures de luxe en vitrine dans les couloirs de l’Hôtel Négresco pour toucher une commission sur chaque vente, et offre même des soins de beauté dans l’arrière-boutique d’un coiffeur pour boucler les fins de mois. Malgré ces efforts acharnés, l’argent manque souvent. Pourtant, Romain ne souffre d’aucune privation : « personne, à Nice, ne m’a jamais vu mal chaussé, ou mal vêtu », note-t-il avec gratitude. Sa mère veille à ce qu’il mange à sa faim et soit correctement habillé, cachant tant bien que mal leurs difficultés. Le jeune garçon, conscient des sacrifices maternels, s’en veut parfois de ne pas être un génie. Sa mère avait un temps espéré faire de lui un virtuose du violon – un nouveau Menuhin – mais il n’avait aucun talent musical, ce qui lui fait éprouver des remords en voyant tout ce qu’elle fait pour lui.
Adolescent à Nice, Romain cherche désespérément comment rendre sa mère fière de lui. Il se découvre un modeste talent pour le tennis de table et s’y entraîne avec acharnement. Son assiduité finit par payer : en 1932, il remporte le championnat de ping-pong de la ville de Nice. Ce trophée local, dérisoire aux yeux du monde, représente pourtant un triomphe symbolique pour le jeune homme. C’est « l’exploit » dont sa mère s’enorgueillit le plus, exhibant la médaille d’argent de son fils comme s’il avait gagné les Jeux olympiques. Si Romain perd tous les tournois suivants, peu importe : il a offert à sa mère une première victoire tangible, prélude selon elle des gloires à venir.
Les années passent et, sous l’impulsion maternelle, Romain continue de se construire. Élève au lycée de Nice, il se passionne pour la littérature et l’écriture. Sa mère l’encourage à écrire des poèmes et des nouvelles, convaincue qu’il a du génie. Elle n’hésite pas à harceler les directeurs de journaux pour qu’ils publient les écrits de son fils, et lorsqu’une de ses nouvelles paraît enfin dans un hebdomadaire, elle en achète des dizaines d’exemplaires pour les montrer fièrement à tout le quartier. Son soutien est parfois envahissant mais toujours dicté par l’amour. Romain entreprend aussi des études de droit pour préparer son avenir comme le souhaite sa mère. En 1933, il part étudier à la faculté de droit d’Aix-en-Provence. Les adieux à Nice sont déchirants : sa mère pleure à chaudes larmes, fière et inquiète de voir son « grand homme » s’envoler du nid. Romain promet de ne pas la décevoir. Il ignore encore que ce départ marque la fin de son adolescence insouciante et le début des épreuves qui forgeront véritablement son destin.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Romain s’engage sans hésiter dans l’Armée de l’Air française. Depuis longtemps, lui et sa mère ont fait le choix de l’aviation : l’exploit de l’Atlantique traversé par des aviateurs héros les avait fait rêver, et sa mère voyait en Romain un futur « Guynemer » des temps modernes. Devenu aviateur, Romain est promu sergent-instructeur à l’École de l’Air de Salon-de-Provence au moment de la mobilisation générale. À l’heure du départ au front, sa mère, bien que vieillissante et malade (elle souffre de diabète), n’hésite pas à traverser la France pour aller embrasser une dernière fois son fils avant qu’il ne parte en guerre. Elle réquisitionne sans scrupule un vieux chauffeur de taxi, le fidèle Rinaldi, et le fait rouler plus de cinq heures de Nice jusqu’à Salon-de-Provence pour arriver à la base aérienne, prétextant l’urgence patriotique de dire adieu à son fils. Chargée de paquets de victuailles – saucissons, jambons, pots de confiture – elle surgit devant la cantine des officiers, la cigarette aux lèvres et la canne à la main, offrant à Romain une entrée en scène aussi théâtrale qu’inattendue.
Sur le moment, Romain est mortifié par cette irruption maternelle en plein milieu de ses camarades soldats. Sa mère, ignorant superbement la gêne de son fils, l’accueille les bras ouverts et ne peut s’empêcher de proclamer bien haut sa fierté. Devant les aviateurs rassemblés et amusés, elle clame avec son accent russe : « Guynemer ! Tu seras un second Guynemer ! […] Tu seras un héros, tu seras général […] Ambassadeur de France – tous ces voyous ne savent pas qui tu es ! ». Romain rougit jusqu’aux oreilles sous les quolibets de ses compagnons. Jamais il ne s’est senti aussi honteux – il voudrait disparaître tant sa mère, avec son amour débordant, vient de ruiner l’image de dureté virile qu’il s’était forgée dans l’armée. Sur le coup, il en conçoit une fureur froide et une humiliation profonde. Mais très vite, face à la menace des larmes maternelles et à la phrase poignante – « Alors, tu as honte de ta vieille mère ? » – qu’elle prononce en tremblant, il laisse tomber sa froideur. Le fils reprend le dessus sur le soldat. Il enlace sa mère et, dans un geste de défi adressé à ses camarades moqueurs, il les toise fièrement, prêt à assumer pleinement celle qui l’a élevé. À cet instant, Romain prend conscience que tout ce qu’il va entreprendre dans cette guerre, il le fera pour elle. Toute honte dissipée, il se remémore la promesse silencieuse qu’il s’était faite « à l’aube de [sa] vie » : revenir victorieux un jour, pour rendre justice à sa mère et donner un sens à ses sacrifices. Regonflé par l’amour filial, il est déterminé à se montrer digne. La séparation a lieu dans l’émotion – sa mère le bénit en russe, lui traçant le signe de croix sur le front, et Romain part au combat le cœur serré mais résolu.
Engagé sur plusieurs fronts, le jeune aviateur participe à la drôle de guerre puis à la campagne de France en 1940. Pendant ces mois difficiles, la foi inébranlable que sa mère lui a transmise ne le quitte pas. Alors que l’offensive allemande balaie l’armée française en mai-juin 1940, Romain refuse de céder au désespoir. Blessé légèrement par un éclat d’obus lors d’un bombardement à Tours le 13 juin 1940, il choisit de ne même pas faire retirer le shrapnel logé dans sa cuisse : il le conserve précieusement, imaginant déjà la fierté avec laquelle sa mère tâtera ce morceau de métal quand il pourra le lui montrer en permission. Tandis que la France vacille, Romain reste confiant, presque naïvement : comme sa mère, il croit dur comme fer que la Patrie triomphera in extremis des « gros lourdauds d’Allemands ». Hélas, l’armistice est signé et l’armée française doit cesser le combat. Plutôt que de déposer les armes, Romain décide alors de poursuivre la lutte aux côtés du général de Gaulle. Il ne peut concevoir la défaite ni trahir le rêve de sa mère. En juin 1940, à Bordeaux, il se porte volontaire pour s’envoler vers l’Angleterre avec quelques camarades afin de rejoindre les Forces françaises libres.
Le départ vers l’Angleterre se fait dans le chaos de la débâcle. Romain et trois compagnons d’armes parviennent à réquisitionner un avion pour s’évader. Alors qu’ils s’apprêtent à décoller d’un terrain près de Bordeaux, un événement inouï se produit : un planton à bicyclette surgit in extremis sur la piste pour l’appeler – « Sergent, on vous demande au mirador. Communication téléphonique urgente ! ». Sidéré, Romain comprend instantanément, de façon presque surnaturelle, que c’est sa mère qui tente de le joindre au bout du fil en pleine débâcle. Comment sa voix a-t-elle réussi à se frayer un chemin jusqu’à lui au milieu de l’effondrement général ? Le jeune homme crie à ses camarades de faire un tour d’essai sans lui et court répondre à l’appel providentiel. Il a tout juste le temps de voir l’avion s’élever dans les airs sans lui… puis piquer et s’écraser au sol dans une explosion, tuant tous ses compagnons. Bouleversé, Romain rejoint en tremblant le poste téléphonique. Au bout du fil, la voix de sa mère lui parvient, déchirante. Aucun mot cohérent ne sort, juste un échange de cris et de sanglots qui transcende le langage. Dans ce hurlement déchiré, Romain reconnaît toute la douleur et l’amour d’une mère pressentant qu’elle perd son enfant. Avant que la liaison ne coupe, elle parvient tout de même à articuler, dans un sanglot rageur, un dernier encouragement : « On les aura ! » (« On va les vaincre ! »). Ce cri simple et bouleversant s’imprime à jamais dans le cœur de Romain, lui insufflant un courage nouveau au milieu du désastre. Sauvé miraculeusement de la mort par ce coup de téléphone maternel, le jeune homme reprend espoir. Dès lors, plus rien ne pourra l’arrêter.
Romain réussit finalement à quitter la France occupée. Il embarque sur un autre avion vers l’Angleterre, bien décidé à honorer le cri de ralliement de sa mère. Pendant quatre ans, il combat au sein de la Royal Air Force avec les pilotes de la France libre. Aux commandes de bombardiers, il participe à de nombreuses missions au-dessus de l’Afrique et de l’Europe, toujours animé par le souvenir de sa mère et sa foi inébranlable en la victoire. Ses camarades tombent par dizaines autour de lui, mais Romain survit à toutes les épreuves, porté par une force intérieure qui dépasse la sienne. Il reçoit du courrier de Nice : des lettres de sa mère lui parviennent régulièrement, pleines d’amour, de fierté et d’histoires de ses exploits qu’elle semble connaître en détail. Ignorant tout de l’enfer qu’elle traverse en son absence, il trouve dans ces lettres un soutien moral indéfectible. Elles sont comme un fil invisible qui le relie à sa mère à travers l’Atlantique et entretiennent sa détermination au combat.
En 1945, la guerre s’achève enfin par la victoire des Alliés. Romain, désormais âgé d’une trentaine d’années, a accompli des faits d’armes dont sa mère rêvait. Lieutenant de l’aviation décoré, il assiste avec émotion à une cérémonie où Sa Majesté la reine d’Angleterre en personne passe son escadrille en revue sur un terrain du Kent. Il repense à sa mère à cet instant, songeant que nul doute elle l’aurait trouvé très beau en uniforme aux côtés de la reine. Après tant de combats, il ne pense qu’à une chose : rentrer en France au plus vite pour retrouver sa mère adorée et lui présenter enfin, en chair et en os, le « héros » qu’elle a toujours vu en lui.
Romain rentre en France à la fin de la guerre, impatient de revoir sa mère et de lui montrer qu’il a tenu toutes ses promesses. Il retourne à Nice, là où il l’a quittée. Mais à son arrivée à l’Hôtel-pension Mermonts où elle résidait, personne ne l’attend. L’accueil est glacé, presque gêné. Très vite, le narrateur découvre la cruelle vérité : sa mère est morte depuis trois ans et demi, emportée par la maladie quelques mois seulement après son départ pour l’Angleterre. Romain accuse le coup avec sidération. Comment aurait-il pu le savoir ? Il a continué à recevoir ses lettres durant toute la guerre… Il apprend alors l’ultime preuve d’amour que sa mère lui a laissée : sentant sa fin venir, elle avait, pendant les jours précédant sa mort, rédigé fébrilement près de deux cent cinquante lettres d’avance. Ces lettres, datées de nulle part, elle les a confiées à une amie en Suisse qui se chargea de les expédier régulièrement à Romain pendant son exil. Ainsi, durant trois ans et demi, le pilote a continué de recevoir la force et le courage venus de ces enveloppes maternelles, sans jamais soupçonner la disparition de celle qui les avait écrites. « Le cordon ombilical avait continué à fonctionner », écrit-il pour décrire ce lien d’amour qui l’a soutenu au-delà de la mort de sa mère. Cette révélation foudroyante bouleverse Romain : il mesure alors l’ampleur du sacrifice et de la prévoyance aimante de sa mère, qui a tout orchestré pour qu’il ne flanche jamais et accomplisse son destin jusqu’au bout.
Seul face à l’Océan de chagrin qui le submerge, Romain réalise qu’il est désormais orphelin, mais que grâce à elle il a pu devenir l’homme qu’elle voulait. Il repense à toute sa vie, à chaque étape où sa mère l’a porté à bout de bras, et comprend que le véritable héros de son histoire, c’est cette mère courage qui lui a donné la promesse de l’aube. Depuis les aubes de son existence, elle lui avait promis un grand destin et lui avait insufflé la volonté de le réaliser. Par amour pour elle, il a tenu bon contre vents et marées. Devenu adulte, il a conquis le monde à sa façon : il est officier médaillé, diplomate de carrière, et s’est même lancé dans l’écriture, publiant des romans – autant d’accomplissements qu’elle avait toujours prophétisés pour lui. « Je n’ai pas démérité, j’ai tenu ma promesse », affirme-t-il en son for intérieur, constatant qu’il a servi la France de tout son cœur et fait honneur à l’éducation reçue.
Romain Gary conclut son histoire en réfléchissant, des années plus tard, sur une plage de Big Sur en Californie, à tout ce qu’il a traversé pour tenir cette promesse initiale. Il se revoit enfant, choyé et exhorté par sa mère à être le meilleur, et constate le chemin parcouru. Si son œuvre et sa vie ont un sens, c’est celui-là : prouver que l’amour maternel, même excessif, peut forger un destin exceptionnel. La Promesse de l’aube est ainsi le récit d’une vie menée tambour battant pour être à la hauteur d’un idéal, celui qu’une mère, dès l’aube, a rêvé pour son fils. Romain aura tout fait pour tenir parole et revenir triomphant vers celle qui l’attendait – même si le sort tragique ne lui a pas permis de la retrouver vivante. Pourtant, au fond de lui, il sait que jamais elle ne l’a vraiment quitté. Chaque succès de sa vie, chaque honneur reçu, il les a déposés comme autant de couronnes sur la tombe invisible de sa mère. Et lorsqu’il repense à ce petit garçon pauvre de Wilno à qui sa mère disait « tu seras un héros, tu verras », il peut maintenant murmurer, le cœur apaisé : promesse tenue.
📑 Résumé par chapitre
Chapitre 1
Romain Gary, désormais âgé d’une quarantaine d’années, est étendu seul sur la plage sauvage de Big Sur, en Californie. Autour de lui, l’océan Pacifique s’étend à perte de vue et une brume matinale adoucit le paysage. Le lieu est désert et silencieux. Dans cette solitude, Romain sent monter en lui une profonde nostalgie : à quarante ans passés, il rêve encore de l’amour absolu que lui prodiguait autrefois sa mère, Mina. C’est un manque inextinguible, une soif de tendresse née dans son enfance. Sur ce sable californien, le souvenir de Mina l’enveloppe entièrement.
En cet instant hors du temps, un souvenir marquant afflue, ramenant Romain des années en arrière, au début de la Seconde Guerre mondiale. En 1940, alors que la France mobilise ses troupes, sa mère entreprend un voyage épique pour lui faire ses adieux avant son départ au combat. Mina, femme déterminée et extravagante, parcourt des centaines de kilomètres depuis Nice jusqu’à la base de Salon-de-Provence où Romain est cantonné. Ne possédant pas de voiture, elle convainc un chauffeur de taxi de l’y conduire gratuitement, usant de persuasion et d’un brin de chantage patriotique. Les bras chargés de provisions pour son fils, elle arrive triomphalement devant la cantine des soldats, la canne à la main et une cigarette aux lèvres.
Romain revoit la scène comme si elle se déroulait devant lui. Jeune sergent aviateur, il se tient parmi ses camarades lorsque Mina apparaît. Sous les regards amusés des soldats, elle ouvre grand les bras avec un aplomb théâtral et invite son fils à s’y jeter. Gêné par cette effusion maternelle en plein milieu de l’univers viril de l’armée, Romain tente d’abord de préserver son image de jeune homme dur et indépendant. Il s’avance d’un pas nonchalant, les mains dans les poches, feignant une assurance distante. Mais Mina, transportée par la fierté, ne laisse à personne le soin d’ignorer l’importance de son fils. D’une voix vibrante à l’accent russe, audible de tous, elle proclame que Romain sera un héros, un aviateur d’exception promis à un destin d’exception. Un rire parcourt les rangs des troufions face à ces déclarations, et Romain sent le rouge de la honte lui monter aux joues.
Sur le moment, le jeune homme est envahi par un sentiment de colère et de confusion. Jamais il ne s’était senti aussi mortifié que devant cette scène où sa mère, par amour, venait de briser son image de jeune homme endurci. Il murmure entre ses dents, suppliant Mina de modérer son exaltation, mais déjà celle-ci remarque son trouble. Son visage change, ses lèvres se mettent à trembler, et elle pose sur lui un regard blessé. « Alors, tu as honte de ta vieille mère ? » demande-t-elle doucement, assez fort pourtant pour qu’il l’entende bien. Ces quelques mots viennent à bout de l’attitude bravache de Romain. Toute sa fierté s’effondre alors en un instant. Bouleversé et pris de remords, il oublie les moqueries alentours, prend sa mère dans ses bras et la serre contre lui avec toute l’affection qu’il tentait jusque-là de cacher.
Sur la plage de Big Sur, Romain repense à cet adieu émouvant. Ce jour-là, en 1940, il fait une promesse solennelle à lui-même et à sa mère : il se promet de réussir sa vie pour lui rendre hommage. Fort de l’amour invincible de Mina, il se promet également de combattre la haine et l’ignorance qui ravagent le monde. Désormais, allongé face aux vagues californiennes, il sent alors l’écho de cette promesse résonner en lui. C’est ainsi qu’il entreprend de raconter son histoire et celle de Mina – cette promesse de l’aube d’une vie meilleure que l’amour maternel lui a faite et qu’il tentera de réaliser à chaque instant de son existence.
Chapitre 2
Romain a treize ans et vit seul avec Mina, sa mère, dans un modeste logement. C’est un adolescent rêveur et peu porté sur les études classiques : à l’école, il n’excelle ni en mathématiques ni en latin, et ses résultats sont moyens. Pourtant, un talent se démarque déjà chez lui – l’écriture. Romain rédige avec aisance de belles rédactions qui surprennent ses professeurs par leur style et leur maturité. Mina s’en enorgueillit aussitôt : aux yeux de cette mère passionnée, le don de son fils pour les lettres est le signe précurseur de la brillante carrière qu’elle lui prédit depuis toujours.
Mina voit en Romain un futur grand homme de France. Elle n’a jamais douté qu’il accomplirait un destin hors du commun. Actrice fervente de cette destinée rêvée, elle encourage le moindre de ses progrès avec un enthousiasme débordant. Chaque bonne note, chaque phrase bien tournée est pour elle la confirmation que son « génie » de fils est promis à la gloire. Dans leur petit appartement, Mina proclame à qui veut l’entendre – et même à ceux qui n’écoutent pas – que Romain deviendra écrivain, diplomate ou héros national. Elle s’adresse à son fils avec des étoiles dans les yeux, convaincue qu’il portera haut le nom de leur famille.
Un soir, alors que Romain est penché sur ses devoirs, Mina lui fait part d’une idée qui la travaille depuis quelque temps. Elle a réfléchi que pour se hisser au rang des personnalités illustres, son fils devrait porter un nom à la hauteur de ses ambitions. « Roman Kacew », son nom de naissance, lui paraît trop banal pour briller sur les affiches ou en couverture des livres. Mina suggère donc qu’il adopte un pseudonyme, un nom de plume plus noble ou frappant. Romain est d’abord surpris – à treize ans, changer de nom ne lui était jamais venu à l’esprit – mais il voit l’excitation de sa mère et comprend que c’est important pour elle. Amusé et flatté, il se prend au jeu et commence à chercher le nom parfait, un nom qui sonnerait français, distingué, et qui pourrait un jour apparaître en grand sur les façades des ambassades ou les devantures des librairies.
Chaque soir, Romain propose à sa mère de nouveaux noms sortis de son imagination ou inspirés de ses lectures. Mina les répète à voix haute, les juge, les pèse, comme si l’avenir de son fils en dépendait. Ensemble, ils écartent les patronymes trop communs et s’enflamment pour les plus originaux. Ce rituel renforce leur complicité : Romain réalise combien sa mère croit en lui, et cette foi inébranlable le touche profondément. Il prend ainsi, confusément, conscience de sa vocation. À travers la recherche de ce pseudonyme, il embrasse l’idée qu’il est destiné à accomplir de grandes choses. Sous le regard aimant et exigeant de Mina, Romain forge ainsi non seulement son futur nom d’écrivain, mais aussi sa détermination à être à la hauteur de la promesse qu’elle voit en lui.
Chapitre 3
Mina s’évertue à offrir à son fils tout ce qu’il faut pour le mener vers la réussite. Bien qu’ils aient des moyens limités, elle ne recule devant aucun sacrifice pour parfaire l’éducation de Romain. À Wilno d’abord, puis au gré de leurs déplacements, elle trouve des stratagèmes pour qu’il ne manque de rien sur le plan culturel. Romain a accès aux livres, aux arts, et sa mère multiplie pour lui les occasions d’apprendre. Elle lui fait donner des cours particuliers dès qu’elle le peut, convaincue que chaque discipline maîtrisée sera un atout de plus vers la gloire qu’elle lui prédit.
Le jeune garçon s’essaie ainsi à toutes sortes d’activités. Mina l’envoie prendre des leçons de danse, pensant qu’un futur diplomate doit savoir valser avec élégance. Romain obéit de bonne grâce, mais il n’est guère passionné par les entrechats : il se révèle élève médiocre en ballet, trop raide et peu motivé. Qu’à cela ne tienne, Mina l’inscrit à des cours de dessin, puis de violon. Pinceau en main, Romain ne montre pas plus de talent – ses esquisses laissent sa mère perplexe – et il manque de faire fuir les voisins en torturant son archet sur les cordes du violon. Chaque nouvelle tentative semble se solder par un constat d’échec amusé : Romain n’est ni un prodige de la danse, ni un virtuose du crayon ou de la musique. Mina, toujours optimiste, ne se décourage pourtant pas. Si ces voies ne lui conviennent pas, elle en trouvera d’autres. Elle veut explorer toutes les possibilités pour découvrir où brille l’excellence de son fils.
Elle oriente alors Romain vers des domaines plus intellectuels. Sciences, histoire, langues étrangères – le garçon étudie tout ce qu’elle estime nécessaire à la formation d’un grand homme. Hélas, si Romain apprend volontiers, rien de tout cela ne le passionne véritablement. C’est alors qu’il finit par tourner son intérêt vers un art plus à sa portée : la littérature. La lecture et l’écriture l’attirent naturellement. Il se met à dévorer les romans et poèmes qu’il trouve, et, encouragé par sa mère, il noircit des pages de textes imaginaires. Pour la première fois, Mina voit une étincelle particulière dans les yeux de son fils lorsqu’il lui lit une histoire qu’il a inventée. Romain semble avoir trouvé sa voie.
Mina est aux anges. Entendre Romain annoncer qu’il veut devenir écrivain la remplit de fierté et de soulagement. Enfin, voilà un domaine dans lequel son fils se sent chez lui. Mieux encore, elle se dit qu’écrire est un métier bien moins périlleux que d’autres rêves qu’elle aurait pu nourrir pour lui – il ne risquera pas sa vie sur un champ de bataille ni dans des aventures extravagantes. La littérature sera son royaume, et Mina l’encourage de tout son cœur sur ce chemin. Ainsi, mère et fils réalisent que la plume sera l’arme de Romain. Mina, rassurée, voit dans la vocation littéraire de son enfant la promesse d’une grandeur sans danger inutile, une gloire construite par le talent et l’intelligence plutôt que par la force ou la témérité.
Chapitre 4
L’adolescence de Romain est marquée par ses premiers émois amoureux. À quatorze ans à peine, il découvre le trouble d’un regard et la fièvre d’un battement de cœur pour une jeune femme : Mariette, la bonne à tout faire qui travaille pour sa mère. Mariette est enjouée, pétillante, avec ses joues roses et ses cheveux châtains toujours échappés de son foulard lorsqu’elle s’active dans la maison. Pour le jeune Romain, c’est la première fois qu’une présence féminine autre que celle de sa mère fait naître en lui de telles émotions. Il la suit du regard lorsqu’elle balaie le salon ou lave le linge, fasciné par le moindre de ses gestes. Il rougit lorsqu’elle lui adresse la parole, et trouve tous les prétextes pour rester dans la même pièce qu’elle, grisé par un parfum de nouveauté.
Grâce à l’assurance que lui confère l’amour inconditionnel dont sa mère l’a toujours entouré, Romain ose s’approcher de Mariette avec candeur. Il lui lance des compliments maladroits, l’aide à porter les paniers lourds sans qu’elle ait besoin de demander. Mariette, amusée et touchée par l’attention de ce garçon plein de bonnes manières et d’enthousiasme, le traite avec affection. Elle rit de ses plaisanteries et ne le repousse pas quand, le soir, il s’attarde à la cuisine pour discuter avec elle après que Mina est partie se coucher. Petit à petit, une complicité douce s’installe entre Mariette et Romain. Pour lui, c’est le paradis : chaque sourire de la jeune femme est une victoire secrète, chaque moment volé en sa compagnie un trésor précieux.
Dans le cœur de Romain naît alors une certitude troublante. Pour la première fois, il envisage la possibilité d’être aimé d’une femme autrement que par sa mère. Il se surprend à rêver d’aventures romantiques où Mariette tiendrait le premier rôle. Pourtant, à mesure que ce rêve se construit, une autre pensée l’accompagne, tenace : l’amour qu’il recherche fébrilement auprès de Mariette ne sera sans doute jamais à la hauteur de celui que Mina lui porte. Sa mère l’aime d’une passion absolue, une dévotion qu’aucune autre personne ne pourrait égaler. Comment espérer qu’une jeune femme, si charmante soit-elle, l’aime un jour avec autant de force et de sacrifice ? Cette idée s’infiltre en lui presque malgré lui.
Un soir, après avoir dit bonne nuit à Mariette, Romain rejoint sa chambre le cœur battant. Il vient de l’embrasser furtivement sur la joue dans le couloir obscur, profitant d’un instant où personne ne regardait. Son esprit est enfiévré par ce geste audacieux. Mais alors qu’il s’allonge sur son lit, il sent poindre une étrange mélancolie : il comprend confusément que jamais aucune étreinte ne lui procurera la chaleur rassurante et totale de l’amour maternel. Cette réalisation laisse en lui un mélange doux-amer. Romain referme les yeux en pensant à Mariette, dont le visage danse dans son imagination, mais c’est la tendresse infinie de sa mère qui, au bout du compte, berce ses rêves. Aucune femme, il le pressent, ne saura l’aimer comme Mina l’aime – et cette certitude précoce vient déjà teinter ses premiers pas dans le monde du cœur d’une ombre de nostalgie.
Chapitre 5
La petite idylle entre Romain et Mariette atteint son point culminant dans le secret d’une matinée audacieuse. Romain, déterminé à vivre pleinement ses premiers élans amoureux, profite d’un jour où sa mère doit s’absenter. Ce matin-là, il quitte l’appartement ostensiblement, son cartable sous le bras, comme s’il partait au lycée. Mais sitôt la porte refermée, le cœur battant, il fait demi-tour et remonte quatre à quatre l’escalier. Il sait que Mariette arrive généralement vers huit heures et demie pour faire le ménage. Aujourd’hui, il l’attendra en cachette.
Lorsque Mariette pousse la porte, Romain est là, le souffle court, à l’attendre dans le silence complice de l’appartement désert. Surpris mais souriante, la jeune femme comprend vite les intentions du garçon. Tous deux, emportés par la curiosité et le désir juvénile de Romain, se laissent aller à des caresses timides puis de plus en plus assurées. Ce qui n’était qu’un innocent jeu de regards se mue en une découverte fiévreuse de l’amour physique. Romain, grisé par l’audace de ce moment, s’imagine peut-être en train de prouver qu’il devient un homme – un aventurier digne des histoires que Mina lui a toujours racontées. Dans son esprit flotte l’idée confuse que conquérir le cœur d’une femme fait partie des grandes étapes qu’un héros doit accomplir, comme pour déjà satisfaire aux rêves maternels de gloire et de virilité.
Mais le destin, avec son sens ironique du timing, en décide autrement. Alors que Romain et Mariette sont blottis l’un contre l’autre, la porte d’entrée claque soudain. Mina, qui avait prévu un déplacement ce jour-là, rentre inopinément – victime d’un contretemps imprévu, une grève d’autobus qui l’a contrainte à rebrousser chemin. Entendant des bruits inhabituels dans la chambre de son fils, elle accourt, la valise encore à la main, craignant une catastrophe. Elle ouvre la porte sur une scène qu’aucune mère ne souhaite voir : son garçon de treize ans et demi en pleins ébats dans son propre lit avec la femme de ménage.
Un silence stupéfait s’abat une fraction de seconde, puis c’est l’orage. Le visage de Mina se décompose en un mélange d’indignation furieuse et de choc. Sans hésiter, elle fond sur le lit tel un général partant à l’assaut. D’une poigne énergique, elle extirpe Mariette des draps en hurlant. Ce ne sont pas des mots de français policés qui franchissent les lèvres de Mina, mais un flot d’invectives en russe, colorées et terrifiantes. Jamais Romain ne l’a entendue jurer ainsi dans sa langue natale, et le torrent d’insultes exotiques qu’elle déverse laisse la jeune servante pétrifiée. Drapée tant bien que mal d’un pan de drap, Mariette s’enfuit, chassée par Mina qui brandit sa canne et continue de tonner en russe dans l’escalier.
Romain, figé sur le matelas en désordre, assiste à la scène sans oser bouger. Son cœur bat à tout rompre, mais contre toute attente, ce n’est pas seulement la honte qui le submerge – c’est l’admiration. Il est stupéfait par la prestance de sa mère, par cette force implacable qu’elle déploie pour le défendre (et défendre son honneur à elle). La voir ainsi, flamboyante et intraitable, le laisse émerveillé. Dans les éclats de colère de Mina, il reconnaît l’amour farouche qu’elle lui porte : rien ni personne ne saura jamais prendre la première place dans le cœur de sa mère, pas même une Mariette de passage. Romain, malgré le scandale de la situation, éprouve une sorte de fierté confuse en entendant les jurons rocailleux de Mina résonner dans la cage d’escalier. Ce jour-là, couvert de sueur et d’émotions contradictoires, il mesure une fois de plus l’étendue de l’amour protecteur de sa mère – un amour qui sait se montrer terrible pour quiconque menacerait son empire sur le cœur de son fils.
Chapitre 6
Retour en arrière de quelques années : nous retrouvons Mina et Romain à Wilno, en Pologne, où ils vivent provisoirement. Romain a huit ans. La mère et le fils mènent une existence modeste dans cette ville d’Europe de l’Est, bien loin des fastes qu’imagine Mina pour l’avenir. Pour subvenir à leurs besoins, Mina s’est lancée dans un commerce ingénieux et audacieux : elle vend des chapeaux de dame prétendument issus de la haute couture parisienne. En réalité, ce sont des contrefaçons qu’elle confectionne ou rafistole elle-même, mais Mina a le talent de la mise en scène. À chaque cliente potentielle, elle présente ses créations comme les derniers vestiges d’un glorieux passé aristocratique. Mina n’hésite pas à broder des histoires merveilleuses autour de chaque chapeau : celui-ci aurait appartenu à une comtesse ruinée, celui-là proviendrait d’un célèbre modiste de Paris ayant fait faillite… Ses récits captivants, dits avec assurance et charme, parviennent souvent à séduire les bourgeoises locales en mal de raffinement.
Chaque jour, Mina parcourt les rues de Wilno, une valise pleine de ces « modèles de Paris » à la main. Elle s’installe sur les marchés, aborde les passantes élégantes avec une politesse mielleuse et un bagout remarquable. Son accent étranger et ses tournures de phrases françaises donnent à sa petite boutique ambulante un parfum d’exotisme. Romain l’accompagne parfois, tenant timidement la valise ou distribuant des prospectus que sa mère a rédigés (dans un français approximatif mais plein de volutes romantiques) pour attirer la clientèle. Le garçon admire la débrouillardise de sa mère, mais il ressent aussi un léger malaise lorsqu’elle enjolive trop la réalité. Il sait bien, lui, d’où viennent réellement ces chapeaux élimés qu’ils trimballent, et voir Mina tromper un peu les dames le laisse inquiet. Pourtant, la nécessité l’emporte : grâce à ce stratagème, ils arrivent tout juste à payer le loyer et à mettre de la nourriture sur la table.
Mina ne se contente pas de vendre des chapeaux. Dans l’atelier improvisé qui leur sert de logis, elle répète à l’envi sa prophétie préférée : « Mon fils sera ambassadeur de France. » À Wilno, où le franc-parler de Mina ne passe pas inaperçu, tout le quartier est au courant de ses déclarations grandiloquentes. Les voisines polonaises échangent des regards sceptiques quand elles entendent Mina vanter ainsi l’avenir de son petit. Certains rient sous cape, d’autres la prennent pour une illuminée. Le surnom de « l’Ambassadrice » circule même, moqueur, pour désigner cette femme toujours bien mise qui clame que son enfant fera partie des grands de ce monde.
Romain, du haut de ses huit ans, ressent confusément la cruauté de ces moqueries. Lorsqu’il croise le regard des voisins, il y lit une ironie qui le fait rougir de honte. Non qu’il doute de sa mère – il l’admire trop pour cela – mais il souffre de la voir ainsi raillée. Il a envie de disparaître quand on ricane sur son passage en lui demandant, avec une pointe de malice, s’il a déjà son costume d’ambassadeur. Il baisse la tête, serre les poings, partagé entre la fierté d’être l’objet de tant d’espoirs et l’embarras d’être la risée involontaire du quartier. Cette période de leur vie à Wilno se teinte pour lui d’un sentiment nouveau : la honte. Honte de ne pas être encore à la hauteur des rêves maternels, honte du décalage entre ces rêves démesurés et la réalité de leur quotidien. Mais dans cette honte se niche aussi la détermination grandissante de prouver, un jour, à tous ces sceptiques que Mina avait raison d’y croire.
Chapitre 7
Au milieu des quolibets dont sa mère fait l’objet à Wilno, Romain trouve un allié inattendu en la personne de Monsieur Piekielny, l’un de leurs voisins. Ce petit homme humble et discret habite le même immeuble, au n°16 de la rue Grande-Pohulanka. Alors que beaucoup rient des fanfaronnades de Mina, Monsieur Piekielny, lui, prend ces prédictions très au sérieux. Depuis son seuil, il a maintes fois entendu Mina proclamer la future gloire de son fils, et plutôt que de s’en moquer, cela l’émeut. Un après-midi, il aborde Romain dans la cour. De sa voix douce, il l’invite chez lui pour déguster un rahat-lokoum – une friandise orientale sucrée qu’il apprécie et qu’il offre en guise de bienvenue.
Romain pénètre dans le petit appartement de Monsieur Piekielny, curieux et intimidé. Les lieux sont modestes, un peu sombres, à l’image du propriétaire qui porte un vieux veston et une barbiche grisonnante. Le garçon s’assoit, les jambes pendantes, et accepte avec reconnaissance le loukoum que le vieil homme lui tend. Il remarque l’attitude étrangement solennelle de son hôte : Monsieur Piekielny le fixe de ses yeux pétillants derrière de grosses lunettes rondes, comme s’il contemplait déjà en lui le grand personnage que Mina a annoncé.
Après quelques politesses timides, le voisin prend la parole d’un ton sérieux. Il explique à Romain qu’il croit en son brillant avenir. « Votre maman dit que vous deviendrez un homme illustre, peut-être ambassadeur de France. Eh bien, moi, je la crois, » confie-t-il doucement. Romain, surpris, sent une chaleur lui monter au visage – mélange de fierté et d’embarras. Monsieur Piekielny se penche alors vers lui et lui fait une demande singulière, presque chuchotée comme un secret précieux. Il lui demande de promettre que, le jour où Romain se trouvera devant les grands de ce monde – ministres, généraux, rois ou présidents –, il prononcera une phrase en souvenir de leur rencontre. Il devra déclarer, devant ces personnes illustres : « Au numéro 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain Monsieur Piekielny. »
Le jeune Romain est d’abord décontenancé par cette requête inhabituelle. Il voit briller une lueur d’espoir dans les yeux de son voisin : cet homme sans importance apparente rêve d’être ainsi associé, ne serait-ce qu’en effleurant la mémoire des puissants, à l’épopée qu’il prédit au garçon. Saisi par l’émotion de ce moment, Romain sent qu’il ne peut pas se dérober. Il se redresse et, avec tout le sérieux de ses huit ans, jure solennellement qu’il accomplira cette promesse. Un sourire illuminé éclaire alors le visage de Monsieur Piekielny. En échange de ce serment, il tapote l’épaule de Romain et lui offre un second rahat-lokoum, comme pour sceller leur pacte sucré.
En quittant le logement exigu de son voisin, Romain serre dans sa main collante la douceur entamée et réfléchit à ce qu’il vient de promettre. Il ne comprend pas encore tout le poids de cet engagement, mais il pressent qu’il vient de vivre un instant important. L’avenir dira qu’il tiendra parole : toute sa vie, dès qu’il rencontrera un « grand » personnage, l’enfant devenu homme n’oubliera jamais de rappeler qu’au 16 de la Grande-Pohulanka vivait un certain Monsieur Piekielny. Pour l’heure, Romain rentre chez lui avec un étrange sentiment de responsabilité sur les épaules, comme si le destin d’un modeste voisin venait de se lier au sien par la magie d’une promesse.
Chapitre 8
Le vent tourne enfin en faveur de Mina et Romain. Grâce à l’énergie de Mina et à son talent de vendeuse, les « modèles de Paris » connaissent un succès grandissant à Wilno. Bientôt, la petite entreprise artisanale prend de l’ampleur. On engage une ouvrière supplémentaire pour aider à la confection des chapeaux tant la demande augmente. Mina n’a plus besoin de courir les rues : désormais, ce sont les clientes qui affluent à leur domicile, transformé en salon de couture improvisé. Une plaque clinquante est même apposée à l’entrée de l’immeuble, en lettres d’or : « Maison Nouvelle – Haute Couture de Paris ». Mina a baptisé ainsi sa boutique, n’ayant pas peur d’afficher ses ambitions. Romain voit sa mère savourer cette première réussite : leurs finances s’améliorent, l’appartement est un peu refait avec de jolis tapis et un mobilier plus cossu. Pourtant, Mina vise déjà plus haut. Pour elle, ce n’est qu’un début – il faut frapper un grand coup pour asseoir définitivement la réputation de « Maison Nouvelle ».
Un après-midi, Romain surprend sa mère perdue dans ses réflexions, le regard brillant d’une idée nouvelle. En effet, Mina vient d’échafauder un plan aussi audacieux que farfelu. Elle décide d’organiser un événement qui marquera les esprits : l’inauguration officielle de sa maison de couture en présence d’un invité d’honneur de prestige. Ni plus ni moins que Paul Poiret, le grand couturier parisien en personne, sera annoncé pour venir couper le ruban ! Évidemment, Poiret ne connaît ni d’Ève ni d’Adam cette petite boutique de Wilno. Qu’à cela ne tienne : Mina compte bien créer l’illusion. Avec la complicité d’un comédien français de sa vieille connaissance (un acteur de second ordre nommé Alex Gubernatis, jadis croisé sur les planches en Russie), elle compte faire venir un « faux Poiret » à Wilno.
Les préparatifs vont bon train. Des faire-part élégants circulent dans la bonne société de la ville, invitant les dames chic à l’inauguration de « Maison Nouvelle » par Paul Poiret soi-même, venu spécialement de Paris pour l’occasion. Le jour J, le salon de Mina déborde de monde. Romain, habillé de ses plus beaux atours, se glisse parmi la foule de clientes endimanchées qui chuchotent d’excitation. À l’heure dite, Mina apparaît triomphante et accueille un homme barbu drapé dans une cape écossaise extravagante, suivi d’un assistant portant des croquis. L’assistance retient son souffle : cet homme théâtral n’est autre que « Monsieur Poiret » – du moins le croit-on. En réalité, c’est le fameux Gubernatis, qui incarne à merveille le célèbre couturier avec un aplomb digne de la scène. Il serre des mains, lance des compliments en français sur la beauté des dames et présente quelques modèles de robes de façon convaincante. Mina, radieuse, joue l’hôtesse accomplie.
Le subterfuge fonctionne au-delà de toute espérance. Les invitées repartent éblouies d’avoir rencontré le grand Poiret en chair et en os dans leur ville provinciale. Très vite, la nouvelle se répand que « Maison Nouvelle » est adoubée par les plus grands noms de la mode. Dès lors, tous les membres de la bourgeoisie locale veulent s’habiller chez Mina. L’argent afflue dans la caisse familiale, assurant un temps la prospérité à Romain et sa mère. Debout dans le salon redevenu calme après la fête, Romain repense à la journée en contemplant le divan où « Poiret » s’était assis. Il a encore du mal à croire à l’audace de sa mère. Mina a réussi l’impossible : transformer un rêve en réalité par la seule force de son imagination et de son culot. Fier et ému, le garçon réalise que rien n’arrête sa mère quand il s’agit de garantir leur succès. Cette victoire flamboyante de Mina est pour lui une nouvelle source d’admiration – et la preuve qu’avec elle, l’extraordinaire n’est jamais loin du quotidien.
Chapitre 9
Forte de la prospérité soudaine qu’apporte la « Maison Nouvelle », Mina concentre tous ses efforts sur l’éducation de Romain. Désormais, les gains de la boutique de haute couture ne servent pas à mener grand train de vie, mais bien à façonner son fils comme un prince. Mina veut faire de Romain un véritable gentleman, un homme du monde accompli, prêt à évoluer dans la haute société qu’elle ambitionne pour lui. Pas un sou n’est trop cher pour parfaire les manières et la culture de son enfant.
Romain voit ainsi son quotidien transformé. Sa mère engage une gouvernante française venue tout droit de Paris pour veiller sur son instruction et ses bonnes manières. Cette « mademoiselle » austère, triée sur le volet, a pour mission d’enseigner au jeune garçon l’art de se tenir en société. Romain doit apprendre à marcher la tête haute, à parler un français châtié, à manier les convenances avec élégance. Chaque matin, vêtu d’un costume de velours flambant neuf orné d’un col de dentelle – une tenue raffinée que Mina a fait confectionner exprès pour lui – il s’exerce aux salutations. On lui montre comment baiser la main des dames avec grâce, comment s’incliner en faisant claquer les talons et en ramenant un pied contre l’autre. Mina insiste tout particulièrement sur deux points d’étiquette qui lui tiennent à cœur : le baise-main, donc, et le fait d’offrir des fleurs. « Tu n’arriveras à rien sans cela », répète-t-elle à Romain, mystérieuse et catégorique. Docile et désireux de plaire, l’enfant s’applique : lors des visites quotidiennes des élégantes clientes de la boutique, sa gouvernante le présente dans le salon après l’avoir pomponné. Romain, alors, s’avance fièrement devant ces dames, s’incline, leur baise la main une à une en levant bien haut les yeux vers la lumière, comme sa mère le lui a enseigné pour mieux faire briller son regard clair. Les clientes gloussent d’admiration attendrie devant ce petit garçon si courtois. Mina, ravie, ne manque pas de leur accorder un rabais dès qu’une d’entre elles s’extasie suffisamment fort sur les bonnes manières de son fils.
En privé, la formation de Romain ne néglige aucun aspect. Il prend des cours de maintien, de danse (polka et valse, les seules danses que Mina connaisse elle-même, qu’elle lui fait répéter en tournoyant avec lui dans le salon roulé de son tapis). On lui enseigne également la musique, quelques notions de latin pour la forme, et même l’escrime ! Tout ce que, selon Mina, un homme de distinction doit savoir, Romain le pratique tour à tour. L’enfant parfois s’amuse de ces apprentissages insolites. Mais ce qu’il retient surtout, c’est la fierté qui illumine le visage de sa mère à chaque petit progrès. Le soir, quand Mina vient l’embrasser au lit, elle le couve du regard, souvent au bord des larmes sans qu’il sache bien pourquoi. Dans ces moments-là, elle lui demande doucement : « Lève les yeux… » Romain obéit, levant ses yeux clairs vers la lumière de la lampe. Mina demeure un instant silencieuse, émue par quelque souvenir mystérieux, puis le serre tendrement contre elle. Ce rituel émeut le garçon, sans qu’il en comprenne la raison profonde.
Ainsi, grâce à l’aisance financière acquise, Mina réalise son rêve d’offrir à Romain une éducation digne d’un roi. La boutique tourne à plein régime pour financer professeurs, costumes et le train de vie aristocratique qu’elle imagine pour lui. Romain, du haut de ses dix ans, joue le jeu de bon cœur. Il sait que chaque révérence apprise, chaque leçon de piano ou de maintien qu’il accomplit, est une déclaration d’amour de sa mère et la promesse de l’aube d’un avenir hors du commun qu’elle s’efforce de lui construire.
Chapitre 10
1930 : Mina et Romain découvrent enfin la terre promise de Mina – la France. Ils ont choisi de s’installer à Nice, sur la Côte d’Azur, séduits par la douceur du climat et le prestige de cette ville cosmopolite. À leur arrivée, mère et fils sont émerveillés par les palmiers le long de la Promenade des Anglais, le bleu intense de la Méditerranée et la lumière dorée qui baigne la baie. Pour Mina, fouler le sol français est l’aboutissement d’un rêve chéri depuis des années : elle se sent presque chez elle, comme si elle retrouvait une patrie d’élection.
La réalité matérielle, toutefois, rattrape vite nos deux aventuriers. Le cachet de Nice ne comble pas les besoins du quotidien, et il faut travailler pour vivre. Mina parvient à décrocher un emploi de vendeuse dans une élégante boutique du centre-ville. Elle vend des étoffes et des accessoires de mode avec son enthousiasme habituel, ravie de pratiquer son français au service des élégantes clientes de passage. Bien que le salaire soit modeste, elle s’investit à fond, persuadée que c’est là un premier pas vers l’intégration dans la société française. Romain, quant à lui, poursuit sa scolarité en s’efforçant de perfectionner sa maîtrise de la langue française. Ses manières polies et son accent slave attendrissent certains professeurs, tandis que d’autres le poussent à redoubler d’efforts pour rattraper le niveau.
Dans ce nouvel environnement, Mina ne tarde pas à nourrir de nouveaux projets pour son fils. À Nice, la haute société se passionne pour le tennis – ce sport noble qui forge le caractère, dit-on, et donne lieu à de brillantes compétitions sur la Riviera. Mina, toujours à l’affût d’un domaine où Romain pourrait exceller, a tôt fait de l’imaginer en champion sur les courts ensoleillés. Elle lui offre donc une raquette d’occasion et l’inscrit au club de tennis municipal. Romain, bien qu’il n’ait jamais pratiqué ce sport, accepte par amour pour elle et se prête au jeu.
Chaque matin, avant l’école, il s’entraîne à renvoyer des balles contre un mur sous l’œil critique d’un entraîneur local. Mina assiste à quelques séances, l’encourageant d’un signe de mouchoir depuis le banc des spectateurs, comme si son fils disputait déjà la finale de Wimbledon. Hélas, Romain doit vite admettre qu’il n’a pas les dispositions naturelles d’un Lacoste ou d’un Borotra. Il court du mieux qu’il peut, mais sa coordination laisse à désirer et ses services sont mollassons. Lors des petits tournois amateurs du week-end, il s’incline dès les premiers matchs malgré toute sa bonne volonté.
Mina, voyant les scores sans appel, comprend rapidement que le tennis ne sera pas le cheval de bataille de Romain. Loin de se décourager pour autant, elle tourne ce léger échec en plaisanterie. « Ce n’est pas grave, dit-elle en riant tout en tapotant la main de son fils, tu seras leur patron à tous, voilà tout – pas besoin de gagner Roland-Garros ! » Romain sourit, soulagé de ne pas décevoir sa mère outre mesure. Pour lui, ces mois passés raquette en main auront été l’occasion de s’endurcir physiquement et de se faire quelques camarades au club. Surtout, il sent que Mina garde intacte sa confiance en lui. Nice ne l’a pas encore consacré champion de tennis ? Qu’importe, il reste tant d’autres domaines où briller.
Ainsi, le quotidien s’installe à Nice, fait de travail modeste et de petits espoirs. Mina continue de rêver grand, mais elle apprend aussi à composer avec la réalité française. Romain, lui, prend goût à cette vie au soleil : il découvre la mer, les collines de l’arrière-pays, et la langue de Molière qu’il perfectionne de jour en jour. C’est une période calme et studieuse, prélude aux épreuves et succès qui l’attendent dans les années à venir.
Chapitre 11
À neuf ans, Romain fait l’expérience d’un amour aussi fou que déséquilibré. L’objet de sa passion s’appelle Valentine, une fillette de son âge à la beauté angélique – brune aux yeux clairs, toujours vêtue d’une proprette robe blanche. Romain en tombe éperdument amoureux au premier regard. Hélas, la douce apparence de Valentine cache un tempérament autoritaire et une indifférence cruelle à l’égard de son soupirant. Bien vite, la petite fille comprend l’ascendant qu’elle a sur Romain et en joue sans scrupules.
Dès leur première rencontre, Romain tente d’attirer l’attention de Valentine par un de ses tours favoris : il lève ses yeux bleu clair vers le soleil pour les faire briller, comme il le fait pour les clientes de Mina. Il reste ainsi à fixer la lumière jusqu’à en pleurer, espérant la subjuguer par ce regard larmoyant. Mais Valentine, loin d’être impressionnée, continue de jouer avec sa balle sans même lui jeter un coup d’œil. Décontenancé par cette indifférence – lui qui avait l’habitude de tant d’enthousiasme lorsqu’il exhibait ses bonnes manières – Romain ne se décourage pas. Pour conquérir Valentine, il est prêt à tout.
Commence alors une singulière année au cours de laquelle le garçon, habituellement sage, se plie aux caprices extravagants de sa jeune idole. Valentine le « teste » en lui imposant des défis de plus en plus absurdes. Pour un sourire d’elle, Romain avale sans broncher les objets ou bestioles qu’elle lui désigne : des poignées de vers de terre tout droit sortis du jardin, des papillons colorés qu’il attrape puis engloutit, une souris morte trouvée derrière un buisson – rien ne l’arrête. Un jour, Valentine mâche la chair de cerises bien mûres et lui tend un à un les noyaux : Romain les avale par poignées pour prouver son dévouement, le ventre prêt à éclater. Il va jusqu’à pêcher et avaler des poissons rouges dans l’aquarium du professeur de musique de Valentine, sous le regard ravi de la fillette. Chaque victoire sur son dégoût est un trophée dont il s’enorgueillit en secret, persuadé de se hisser ainsi au rang des plus grands amoureux de l’Histoire, rien de moins.
Mais la conquête du cœur de Valentine ne se limite pas à ces épreuves écœurantes. Romain doit également affronter une concurrence redoutable : d’autres galopins du quartier convoitent eux aussi l’attention de la petite reine. Le principal rival de Romain est un garçon nommé Jan, un vrai casse-cou. Pour surpasser Jan aux yeux de Valentine, Romain redouble de témérité. Il apprend à marcher sur les mains dans la cour de l’école pour prouver son agilité. Il se bat âprement avec quiconque ose égratigner son titre de prétendant favori. Il va même jusqu’à chaparder des sucreries dans les boutiques afin d’offrir des présents à sa belle exigeante. Un après-midi d’hiver, déterminé à impressionner Valentine, il tente de descendre debout sur son traîneau une pente verglacée, comme Jan sait le faire. La cascade tourne mal : Romain chute lourdement dans la neige devant Valentine. Le corps meurtri et le cœur brisé par l’humiliation de son échec, il fond en larmes en entendant la fillette rire et applaudir… son rival Jan, qui réussit l’exploit juste après.
Cette « liaison » avec Valentine dure près d’un an et laisse Romain exsangue. Il a tout essayé, tout enduré pour quelques miettes d’affection – se transformant lui-même en petit sauvage prêt à braver n’importe quel danger ou ridicule. Au fil des mois, il s’endurcit et découvre la jalousie, la rivalité, la douleur d’aimer sans retour. Il comprend, grâce (ou à cause) de Valentine, que l’amour peut être une bataille cruelle où l’on risque gros. Miné par les tourments et les maladies que ses exploits lui ont values (il en tombe malade plus d’une fois), Romain finit par ouvrir les yeux : l’amour n’est pas toujours doux, et la passion peut tourner au supplice. Cette leçon précoce, apprise au prix de son innocence, le marquera durablement.
Chapitre 12
Toujours avide de découvertes, Romain fait à dix ans une expérience troublante qui accélère son éveil à la sexualité. Un après-midi d’été, alors qu’il joue à cache-cache avec des camarades, il se faufile dans une vieille grange à l’écart des maisons. Caché derrière une pile de bottes de foin, le garçon tombe par hasard sur une scène dont il ne soupçonnait pas l’existence. Dans la pénombre poussiéreuse, un couple d’adultes est allongé sur la paille et s’abandonne à des ébats passionnés. D’abord pétrifié, Romain observe, les yeux écarquillés, ce spectacle interdit. Son cœur tambourine dans sa poitrine ; il n’ose faire un geste de peur qu’on ne le repère. Jamais il n’avait rien vu de tel. Ce qu’il distingue – des corps entremêlés, des soupirs, des mouvements rythmés – le fascine autant que cela l’intimide.
Lorsque Romain ressort de la grange, encore tout étourdi par ce qu’il a espionné, il retrouve ses amis avec un air mystérieux. Incapable de contenir sa découverte, il chuchote à ses plus proches copains qu’il a « quelque chose d’incroyable » à leur montrer. Le lendemain, à l’heure convenue, Romain et une petite bande de garçons excités se glissent à nouveau dans la grange. Comme la veille, le couple clandestin est au rendez-vous, ignorant qu’il a désormais un public juvénile. Tapies dans l’ombre, les têtes blondes et brunes se bousculent pour apercevoir un fragment de la scène. Un craquement de bois fait parfois sursauter les amants, poussant les espions à retenir leur souffle, mais la passion reprend vite ses droits, au soulagement des enfants voyeurs.
Ce rituel secret dure plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. Chaque après-midi, le petit groupe file en cachette vers la grange comme on part à l’aventure. Pour Romain et ses compagnons, c’est devenu un jeu interdit qui nourrit leur imagination et leur curiosité. Ils échangent à voix basse leurs interprétations de ce qu’ils voient, demi-fi ers et demi-gênés. Certains prétendent tout comprendre aux mystères de l’amour après ces séances clandestines, d’autres gloussent nerveusement en restant pétrifiés d’embarras. Romain, lui, observe avec sérieux, comme si se jouait devant lui une pièce capitale du monde des adultes. Il ne détourne pas le regard, cherchant à percer le secret de ces gestes qu’on ne leur a jamais expliqués.
Un jour pourtant, la grange reste vide. Le couple d’amants a cessé ses rendez-vous ou changé de lieu, peut-être alerté par un indice de leur présence involontaire ou simplement par lassitude. Romain et ses amis rebroussent chemin, déçus et soulagés à la fois de ne plus pouvoir assouvir leur curiosité. Ils savent confusément qu’ils ont franchi un pas dans leur enfance en espionnant ainsi l’intimité des grandes personnes. Pour Romain, cette aventure aura été formatrice à sa manière : sans un mot de Mina ni d’aucun adulte, il a entrevu le mystère des relations amoureuses dans toute leur intensité physique. Le garçon en sort à la fois intrigué et pensif, conscient d’avoir goûté à un fruit défendu qui le fait grandir un peu plus vite qu’il ne l’aurait cru.
Chapitre 13
Malgré tous ses efforts pour faire de Romain un prodige aux talents multiples, Mina doit admettre qu’il existe au moins un domaine où son fils n’excelle pas. Elle en prend conscience un jour en particulier, lors d’une leçon de chant qu’elle a organisée pour lui. Convaincue que l’éducation d’un futur grand homme doit inclure la maîtrise du bel canto, Mina a engagé un professeur de musique pour entraîner la voix de Romain. Jusqu’ici, elle nourrissait secrètement l’espoir de le voir briller aussi en tant que chanteur – après tout, pourquoi ne deviendrait-il pas un artiste complet, capable de déclamer des vers et de pousser la romance sur scène ?
Hélas, dès que Romain entonne les premières notes d’une chanson française que Mina affectionne, l’évidence saute aux oreilles de tous. La voix du garçon est incertaine, chevrotante sur les aigus, parfois complètement fausse. Romain, qui d’ordinaire accomplit docilement tout ce que sa mère lui demande, s’applique du mieux qu’il peut, les yeux rivés sur sa partition. Mais rien n’y fait : son chant manque de justesse et d’âme. Le professeur de musique, un pianiste au sourire figé, tente bien de l’accompagner en adoucissant l’harmonie, mais un léger malaise s’installe dans le salon. Mina elle-même, assise sur le canapé, la cigarette aux lèvres, fronce imperceptiblement les sourcils. Elle qui d’habitude ne tarit pas d’éloges pendant les exercices de Romain demeure étrangement silencieuse.
À la fin de la séance, Romain, un peu honteux, jette un regard vers sa mère. Celle-ci se lève, remercie poliment le professeur et le raccompagne à la porte sans commentaire. Une fois la porte refermée, Mina revient vers son fils. Son verdict tombe, mi-sévère mi-amusé : « Mon chéri, pour le chant… ce n’est pas la peine d’insister. » Romain baisse la tête, désolé de la décevoir. Mais à sa grande surprise, Mina éclate d’un petit rire tendre et vient lui ébouriffer les cheveux. Plutôt que de le gronder, elle admet avec philosophie que tout le monde ne peut pas avoir la voix d’un rossignol. D’un ton léger, elle décrète qu’il saura briller autrement, et qu’après tout, les grands diplomates n’ont pas besoin de savoir chanter comme Caruso.
Soulagé, Romain se met à rire à son tour. Ce constat d’échec dans un domaine artistique, loin d’entamer l’admiration de Mina pour son fils, la rend presque joyeuse par son côté pragmatique. Pour la première fois, elle reconnaît une limite chez Romain sans dramatiser ni exiger l’impossible. Cela humanise un peu leurs ambitions surdimensionnées. Romain, de son côté, éprouve un certain soulagement de ne plus avoir à s’égosiller pour plaire à sa mère. Ce chapitre se conclut par une note de tendresse et de réalisme : Mina et Romain rient ensemble du couac musical, complices dans l’échec comme dans la réussite. Ils comprennent qu’il n’est pas nécessaire d’être bon en tout pour accomplir de grandes choses.
Chapitre 14
Le récit fait un saut dans le temps et nous emmène en 1956, bien après la guerre. À cette époque, Romain Gary est un homme mûr et établi – il a plus de quarante ans et a déjà vécu nombre d’aventures, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale. C’est précisément un événement lié à cette guerre qui surgit dans sa vie en cette année 1956 : Romain apprend la vérité sur le destin de son père, un homme qu’il n’a pour ainsi dire jamais connu.
Son père, dont Mina parlait rarement, avait quitté la famille lorsque Romain était tout jeune enfant. Depuis, l’ombre paternelle avait toujours été absente du tableau, remplacée par l’omniprésence de Mina. Romain ne gardait aucun souvenir de cet homme, seulement un nom et quelques bribes d’histoires floues entendues à demi-mot. Mina, par orgueil ou par douleur, n’évoquait presque jamais son ancien mari. Pour Romain, son père était resté un personnage fantomatique, sans visage, relégué au passé.
En 1956, par le biais de recherches administratives ou grâce à des contacts familiaux lointains, la nouvelle tombe : le père de Romain est décédé plus de dix ans auparavant, pendant la Shoah. Il fait partie des innombrables victimes anonymes de la barbarie nazie. Plus précisément, on lui rapporte que son père est mort de peur dans un camp d’extermination, alors qu’on le conduisait vers les chambres à gaz. Terrassé par l’effroi, il aurait succombé avant même d’être assassiné, victime d’une crise ou d’un arrêt du cœur provoqué par la terreur absolue.
Romain accueille cette révélation avec un mélange de stupeur et de tristesse distante. Comment pleurer un père dont on n’a aucun souvenir, sinon l’idée abstraite qu’il a existé ? Il ressent néanmoins un pincement au cœur en imaginant la fin tragique et misérable de cet homme qui lui a donné la vie. Mina, quant à elle, lorsqu’elle apprend la nouvelle, garde le silence. Peut-être se remémore-t-elle brièvement l’époque révolue de leur union, ou peut-être préfère-t-elle chasser bien vite ce fantôme qui n’a pas tenu sa promesse familiale. Romain comprend alors encore davantage l’étendue des horreurs de la guerre, qui n’a épargné personne – pas même cet être lointain avec lequel il partageait du sang.
Ce chapitre, bref et solennel, inscrit l’histoire personnelle de Romain dans la grande Histoire tragique du XXᵉ siècle. Le destin de son père biologique, inconnu et pourtant brutalement supprimé par la violence nazie, rappelle à Romain pourquoi il s’est juré de combattre la haine et la barbarie. Bien qu’il n’ait jamais pu aimer ni haïr ce père absent, Romain porte désormais le deuil d’une victime de plus de la folie humaine. Cette révélation tardive scelle en quelque sorte le passé familial : elle confirme que Mina avait raison de tout miser sur son fils, seul amour indéfectible, et renforce en Romain la détermination de faire mentir la cruauté de l’Histoire par son propre parcours de vie.
Chapitre 15
Malgré sa persévérance littéraire, Romain comprend qu’il ne peut pas compter immédiatement sur sa plume pour subvenir à leurs besoins. Et la santé déclinante de Mina ne lui permet plus de continuer à la laisser tirer seule le char de l’existence. Il prend donc une décision pragmatique : multiplier les emplois et les petits boulots afin de gagner sa vie par lui-même. À partir de 1938, Romain devient un véritable touche-à-tout laborieux.
Dans la journée, il occupe un poste administratif modeste au sein d’un bureau gouvernemental à Paris. Grâce à son diplôme de droit, il a pu décrocher cet emploi de commis où il classe des dossiers et rédige des synthèses pour de hauts fonctionnaires. Ce n’est pas glorieux, ni particulièrement palpitant, mais le salaire est stable et suffisant pour qu’il n’ait plus à demander d’argent à Mina. Le soir, une fois les bureaux vides, Romain enchaîne souvent sur un autre travail : il donne des cours particuliers de français à des étrangers ou des enfants de bonne famille, capitalisant sur sa maîtrise des langues (il parle polonais, russe, français, et se débrouille en anglais). Ces leçons, payées à l’heure, ajoutent quelques billets bienvenus à sa bourse.
Par ailleurs, Romain n’a pas renoncé à ses ambitions artistiques. Durant les fins de semaine, il lui arrive d’écrire des chroniques ou des piges pour de petits journaux parisiens, qui lui offrent une modeste rétribution en échange de récits de voyage imaginaires ou de critiques de livres. Sous un pseudonyme ou anonymement, sa plume commence à circuler dans la presse mineure – il ne recherche pas la gloire, juste de quoi arrondir ses fins de mois. Parfois, tard dans la nuit, il travaille aussi à traduire des articles anglais en français pour un ami traducteur surmené. Chaque minute de son emploi du temps est exploitée.
Cette vie menée tambour battant épuise Romain, mais il tient bon. Il pense à Mina chaque fois que la lassitude le guette. Il se remémore les innombrables sacrifices qu’elle a consentis pour lui depuis l’enfance et puise là une énergie farouche. Plus question de la laisser se tuer à la tâche : désormais, c’est lui l’homme de la famille, et il compte bien l’assumer.
De Nice, Mina suit avec admiration les efforts de son fils. Dans ses lettres, elle se dit fière de voir qu’il “gagne son pain” par lui-même. Bien sûr, elle ajoute aussitôt que ce n’est qu’une étape et que le destin grandiose qu’elle a toujours prévu pour lui ne fait que se rapprocher. “Tout cela te forge le caractère, mon chéri”, lui écrit-elle. “Les grands hommes ont tous peiné avant la lumière.” Romain sourit en lisant ces mots – elle trouve toujours le moyen de teinter la réalité d’héroïsme.
Ainsi, en cette fin des années 30, Romain vit à cent à l’heure, partagé entre mille occupations. Il s’endort souvent brisé, mais le cœur un peu plus léger, car chaque franc gagné est un pas de plus vers l’émancipation financière vis-à-vis de sa mère. Et surtout, il sait que derrière chacun de ses gestes persévérants se tient Mina, dont l’amour et les rêves le portent en avant. Il a hâte, en secret, du jour où il pourra lui annoncer : “Ça y est, maman, je subviens à nos besoins, tu peux te reposer.” Ce jour-là, pense-t-il en serrant les dents dans l’effort, leur promesse à l’aube sera enfin tenue dans sa première part.
Chapitre 16
Au seuil de l’adolescence de Romain, un drame menace de briser l’élan que Mina a insufflé à leur vie. Le jeune garçon tombe gravement malade. Ce mal surgit brusquement – peut-être une pneumonie sévère ou une fièvre typhoïde, nul ne le sait au début – et cloue Romain au lit pendant des semaines. Lui qui d’ordinaire déborde d’énergie et d’enthousiasme, le voilà pâle et amaigri, pris de quintes de toux ou de violents accès de fièvre. Très vite, la situation devient critique. Les médecins appelés au chevet de Romain parlent à demi-mot de complications pulmonaires, de convalescence longue et incertaine. Mina, en entendant ces mots, sent un froid glacial lui traverser le cœur.
La perspective de perdre son fils unique plonge Mina dans une angoisse inouïe. Pour la première fois, son optimisme indéracinable vacille. Elle veille jour et nuit auprès de Romain, éponge son front brûlant, lui tient la main lorsque la douleur le fait délirer. Dans ces moments fiévreux, Romain entend parfois sa mère sangloter tout bas, priant tous les saints d’épargner son enfant. Elle refuse catégoriquement d’imaginer un avenir sans lui. Quand un médecin lui suggère de « se préparer au pire », Mina le chasse de la chambre avec une rage presque sauvage. Non, elle ne laissera pas son garçon lui être arraché.
À mesure que la maladie s’éternise, Mina mobilise toutes leurs ressources pour tenter de sauver Romain. Elle dépense sans compter en remèdes coûteux, en honoraires de médecins réputés, en potions importées de France ou d’Angleterre. Chaque jour, elle cherche une nouvelle solution. C’est ainsi que, sur les conseils d’un spécialiste, elle prend une décision drastique : envoyer Romain se reposer dans un climat plus doux, loin des rigueurs de l’hiver polonais. L’Italie est recommandée pour ses airs marins bénéfiques ? Qu’à cela ne tienne, Mina vend ce qu’il lui reste de bijoux et d’économies pour financer le voyage. Elle n’hésite pas à se ruiner si cela peut redonner des forces à son fils.
Le départ pour l’Italie se fait en urgence. Romain, épuisé, est porté dans un train en direction du sud, accompagné de sa mère au visage fermé et résolu. Ils arrivent sur la côte ligure ou amalfitaine (peu importe le lieu exact, pourvu qu’il y ait du soleil et de l’air pur). Là, durant de longues semaines, Romain reprend lentement vie. Le climat doux, le bleu de la mer et la nourriture saine font leur œuvre. Mina veille toujours, encourageant son fils à marcher un peu chaque jour sur la promenade au bord de l’eau, malgré ses jambes flageolantes. Peu à peu, les couleurs reviennent sur les joues de Romain, la fièvre disparaît, la toux s’estompe. Un matin, enfin, il se lève sans vertige : il est guéri. Mina pleure de joie en le voyant croquer dans un fruit avec appétit – signe infaillible que la vie a repris le dessus.
Une fois Romain remis sur pied, Mina décide de tourner la page de cet épisode terrifiant en changeant d’horizon. Ils quittent Wilno, où chaque coin de rue raviverait le souvenir de la maladie, pour s’installer à Varsovie, la capitale. C’est un nouveau départ pour le duo, dans une ville plus grande et pleine d’opportunités. Romain, encore convalescent mais vivant, sait ce qu’il doit à sa mère : elle lui a littéralement sauvé la vie. Ce chapitre de leur histoire, marqué par la peur et l’espoir, renforce plus que jamais leur lien indéfectible. Désormais, à Varsovie, une nouvelle étape les attend, le cœur chargé de soulagement et d’ambition renouvelée.
Chapitre 17
Varsovie marque un nouveau chapitre dans la vie de Mina et Romain. Dans cette grande ville, Romain intègre une école polonaise et doit s’adapter à un environnement plus vaste et moins familier. Mina, elle, multiplie les petits boulots pour assurer leur subsistance : vendeuse d’un jour, couturière à domicile le lendemain, dame de compagnie auprès d’une riche veuve le surlendemain, elle ne ménage pas sa peine. Leur situation financière reste modeste, mais l’essentiel est ailleurs : ils sont vivants et ensemble.
Au milieu de ces changements, Romain se découvre à Varsovie une passion inattendue qui va brièvement illuminer son quotidien : le jonglage. Déjà, à Wilno, il s’amusait à lancer quelques oranges en l’air pour épater ses camarades, mais ici il s’y consacre sérieusement. Peut-être est-ce pour se démarquer dans sa nouvelle école ou pour apporter un peu de légèreté dans leur vie, toujours est-il qu’il s’entraîne avec ardeur. Balles, pommes, quilles improvisées, tout y passe. Bientôt, il parvient à en faire tournoyer trois, puis quatre, puis cinq en même temps sous le regard ébahi de ses nouveaux amis. Ce talent peu commun lui vaut une petite popularité dans la cour de récréation, où on le surnomme « l’artiste ».
Un jour, l’occasion se présente de mettre à profit ce talent sur scène. L’école polonaise organise un spectacle de fin d’année et Romain est invité à y participer. On lui propose un numéro de jonglerie pendant une pièce de théâtre pour divertir le public entre deux actes sérieux. Romain, flatté et un peu nerveux, accepte le défi. Le soir de la représentation, derrière le rideau, son cœur bat à tout rompre. Mais dès qu’il entre en scène sous les feux de la rampe improvisée du gymnase, il oublie sa peur. Au rythme d’une musique entraînante, il lance en l’air ses balles colorées et enchaîne les figures sans en laisser tomber une seule. Le public d’élèves et de parents applaudit chaleureusement cette prestation joyeuse et inattendue.
Dans la salle, Mina est présente – bien sûr. Elle a pris congé de ses obligations ce soir-là pour venir voir son fils briller. Lorsqu’elle l’aperçoit sur scène, concentré et agile, une immense fierté l’envahit. Elle applaudit plus fort que quiconque à la fin du numéro, des larmes de bonheur dans les yeux. Pour elle, c’est une confirmation supplémentaire que Romain est exceptionnel et destiné à conquérir tous les domaines où il s’aventure. Dans l’euphorie qui suit le spectacle, Mina embrasse son fils et lui propose aussitôt de lui payer des cours d’art dramatique ou de cirque s’il le souhaite. Elle est prête à l’encourager dans cette voie artistique, imaginant déjà son nom en haut d’un affiche de music-hall ou de théâtre.
Romain, touché par l’enthousiasme de sa mère, réfléchit sérieusement à la proposition. Il aime jongler, c’est indéniable, et le trac de la scène, mêlé aux applaudissements, lui a procuré une sensation grisante. Cependant, au fond de lui, il sent bien qu’il n’a pas l’étoffe d’un grand acteur ou d’un véritable artiste de cirque. Jongler est pour lui un plaisir, un jeu – pas une vocation profonde. Il confie doucement à Mina qu’il préfère garder cette activité comme un hobby, sans en faire un métier. Mina, d’abord surprise, finit par accepter en souriant : après tout, ce qu’elle veut, c’est le bonheur de Romain, quelle que soit la manière dont il s’accomplit.
Ainsi, l’épisode du jonglage aura ajouté une corde de plus à l’arc de Romain sans pour autant le détourner de ses aspirations principales. Mina et lui comprennent que chaque expérience, même éphémère, le construit et le rapproche un peu plus de la personne polyvalente et confiante qu’il doit devenir. Varsovie leur aura offert ce moment de gloire simple et sincère, une parenthèse enchantée dans leurs efforts quotidiens.
Chapitre 18
Peu de temps après leur installation à Varsovie, un épisode pénible achève de convaincre Mina qu’il est temps pour eux de changer radicalement de vie. Au lycée polonais, Romain s’est fait des amis, mais il doit aussi affronter les moqueries de certains camarades à propos de sa mère. La réputation de Mina l’a précédé : partout où elle passe, elle ne peut s’empêcher de proclamer haut et fort les destins grandioses qu’elle imagine pour son fils. À Varsovie comme à Wilno, cette « folie des grandeurs » amuse ou irrite ceux qui l’entendent. Bientôt, dans la cour de l’école, Romain surprend des railleries sur son compte. On l’appelle le « petit ambassadeur » d’un ton sarcastique. On se moque de Mina, cette mère fantasque qui prétend que son fils sera général ou ministre. D’abord, Romain essaie d’ignorer ces piques, mais elles finissent par l’atteindre en plein cœur. Un jour, l’un de ses condisciples pousse la provocation trop loin en caricaturant Mina devant tout un groupe hilare. La colère subite flambe en Romain : il se jette sur l’insolent et une bagarre éclate.
Le soir, Romain rentre à la maison le visage tuméfié, la lèvre fendue et ses vêtements en désordre. Mina, horrifiée, l’accueille en exigeant de savoir qui a osé le mettre dans cet état. Blessé dans son orgueil autant que physiquement, Romain avoue à demi-mot qu’il s’est battu à cause de choses dites sur elle. À ces mots, le regard de Mina change. Plutôt que de le gronder pour la bagarre, elle éprouve une fierté farouche en comprenant que son fils a défendu l’honneur familial. Elle le prend par les épaules, le force gentiment à la regarder dans les yeux et lui déclare d’une voix vibrante : « Écoute-moi bien, Romain. Ne rentre jamais à la maison sans avoir lavé l’honneur de ta famille. Si on nous insulte, tu te bats, tu entends ? » Romain, encore tout penaud mais ragaillardi par le soutien de sa mère, hoche la tête. Il voit briller dans les yeux de Mina un mélange de détermination et d’amour infini.
Cette altercation agit comme un déclic pour Mina. Elle réalise que, malgré tous leurs efforts, l’entourage continue de les considérer comme des originaux bons à ridiculiser. Qu’à cela ne tienne : si la Pologne ne sait pas reconnaître la valeur de son fils, elle l’emmènera là où, pense-t-elle, les rêves peuvent devenir réalité. Ce « pays idéal », Mina l’a en tête depuis longtemps : c’est la France. La France, terre de culture, de gloire et de réussite selon ses idéaux, l’appelle depuis toujours. Mina annonce donc à Romain qu’ils vont quitter la Pologne pour s’installer en France. Son ton ne souffre aucune contradiction – la décision est prise, irrévocable.
Romain accueille la nouvelle avec un mélange de tristesse et d’espoir. Tristesse de laisser derrière lui les lieux et les gens qu’il a connus, de changer encore une fois de vie. Mais espoir immense aussi : la France, il en a tant entendu parler par sa mère qu’il a l’impression d’y avoir déjà un destin qui l’attend. L’excitation de Mina est communicative. Très vite, ils se mettent à préparer le départ. Dans le cœur de Romain, une promesse tacite se reformule : cette fois, il fera tout pour que, sur la terre de France, les ambitions de Mina ne se heurtent plus à la moquerie mais trouvent enfin leur pleine réalisation. C’est gonflés d’attentes et d’émotion que mère et fils tournent le dos à Varsovie, prêts à entamer le grand voyage vers l’Ouest – vers la France tant rêvée.
Chapitre 19
En 1933, Romain a obtenu son baccalauréat et doit poursuivre ses études supérieures. Il quitte alors le nid maternel, ne serait-ce que partiellement, pour s’inscrire à la Faculté de Droit d’Aix-en-Provence. Cette décision représente un grand pas pour lui et pour Mina. Aix-en-Provence est une ville universitaire réputée, mais elle se trouve à plusieurs heures de Nice. Pour la première fois, mère et fils vont vivre éloignés l’un de l’autre pendant de longues périodes.
Le départ de Romain est empreint d’une émotion contenue. Mina l’a aidé à préparer sa malle, glissant en cachette parmi ses chemises quelques pots de confiture maison et des biscuits pour adoucir son exil. Le jour venu, ils se rendent ensemble à la gare routière de Nice. L’autocar pour Aix l’attend, moteur vrombissant. Mina, tenant sa canne d’une main et l’épaule de Romain de l’autre, a du mal à masquer son inquiétude. Elle multiplie les recommandations – « N’oublie pas de bien manger, de te couvrir le soir, d’écrire chaque semaine… » – d’une voix qui se veut enjouée. Romain, la gorge serrée, acquiesce à tout, serrant fort les doigts de sa mère entre les siens.
Lorsque l’heure du départ sonne enfin, Mina prend son fils dans ses bras devant le car. Autour d’eux, des voyageurs jettent des regards attendris ou amusés. Avec un sourire tremblant, Mina lisse une dernière fois le col de veste de Romain. « File, mon grand, la Faculté t’attend ! » dit-elle bravement. Romain monte dans le véhicule, trouve une place près de la fenêtre. Tandis que l’autocar s’ébranle, il aperçoit Mina restée sur le trottoir, agitant son mouchoir blanc. Il lui répond d’un signe de main appuyé, et voit sa mère s’effacer peu à peu au loin, petite silhouette fière et seule sous le ciel azur.
À Aix-en-Provence, Romain s’installe dans une chambre d’étudiant modeste. Les premiers jours loin de Mina lui paraissent étranges : aucun conseil matinal, aucune odeur de café préparé par sa mère, et le silence le soir en rentrant de la bibliothèque. Mais il se plonge avec assiduité dans ses cours de droit, déterminé à réussir brillamment pour rendre Mina fière et justifier leurs sacrifices. De son côté, Mina continue de gérer la pension à Nice. Elle inonde Romain de lettres affectueuses et de colis garnis de victuailles provençales – comme si, par l’écriture et ces présents, elle maintenait le cordon ombilical invisible qui les relie.
Cette séparation, bien que douloureuse sur le moment, est aussi le signe que Romain devient un jeune homme autonome. Mina le sait : pour que l’aube de ses promesses se réalise, il faut accepter de le voir voler de ses propres ailes. Chaque week-end où Romain peut revenir à Nice est une fête, chaque retour à Aix un crève-cœur, mais tous deux tiennent bon. Ils savent que cette distance n’est qu’une étape vers le grand destin qu’ils se sont juré de construire. 1933 s’achève ainsi sur un sentiment doux-amer : l’enfance est bel et bien finie, et Romain marche résolument vers l’avenir qu’ils ont rêvé, le cœur gonflé des espoirs de Mina.
Chapitre 20
L’année 1938 apporte à Romain une première lueur de reconnaissance littéraire, même si le chemin reste semé d’embûches. Depuis plusieurs années, parallèlement à ses études de droit qu’il a maintenant terminées, Romain n’a cessé d’écrire. Il s’est attelé à un projet de roman, griffonnant tard le soir dans sa mansarde d’Aix ou de Nice, puis d’un petit appartement qu’il occupe à Paris pour un stage (car entre-temps, il a rejoint la capitale dans l’espoir de se faire un nom). Ce roman, il y a mis tout son cœur, y racontant à demi-mot ses rêves et ses cauchemars. En 1938, il décide d’en publier un extrait sous forme de nouvelle intitulée L’Orage dans un hebdomadaire parisien très lu, Gringoire.
À sa grande joie, la nouvelle est acceptée et paraît dans les colonnes du magazine. L’Orage rencontre un joli succès d’estime auprès des lecteurs. On s’étonne du style maîtrisé et vibrant de cet auteur inconnu. Romain reçoit même quelques lettres d’encouragement de la part d’étrangers touchés par son récit. Pour la première fois de sa vie, il goûte au frisson de la publication. Il imagine Mina, à Nice, brandissant fièrement l’exemplaire de Gringoire devant les pensionnaires en clamant : « Voyez, c’est mon fils qui a écrit cela ! » Et de fait, Mina ne manque pas de fêter cette victoire : elle envoie à Romain un télégramme débordant de fierté et promet à tous ses clients que bientôt son fils sera un écrivain célèbre.
Fort de cet élan, Romain pense que son heure a sonné. Son roman complet, qu’il a intitulé d’un nom accrocheur, est fin prêt. Il se met en quête d’un éditeur pour le publier. Il y croit dur comme fer, et plus encore, il en a besoin : les temps sont toujours durs financièrement, et il rêve de pouvoir décharger sa mère du poids matériel en gagnant sa vie par sa plume. Il envoie son manuscrit à plusieurs maisons d’édition parisiennes, attend fébrilement les réponses… qui tardent à venir. Lorsqu’elles arrivent, c’est la douche froide. Les uns après les autres, les éditeurs refusent poliment le livre, arguant qu’il « ne correspond pas à la ligne de la collection » ou qu’« il faudra mûrir encore le talent ». Romain encaisse ces refus la mâchoire serrée. Lui qui espérait tant faire rentrer un peu d’argent pour soulager Mina doit se rendre à l’évidence : ce premier roman ne verra pas le jour sous forme de livre imprimé.
Déçu mais pas abattu, Romain fait contre mauvaise fortune bon cœur. Dans ses lettres à Mina, il minimise l’importance de ces refus pour ne pas l’inquiéter. Il lui assure que ce n’est que partie remise, qu’il continue d’écrire et qu’il finira par triompher. Mina, de son côté, ne laisse paraître aucune diminution de confiance. « Chaque grand homme a essuyé des refus avant la gloire », lui écrit-elle en retour pour le consoler. Elle découpe même les critiques élogieuses que la nouvelle L’Orage a reçues dans un petit journal littéraire et les lui envoie, comme autant de preuves que son succès est en marche.
Ainsi, 1938 se termine sur un bilan contrasté : Romain a connu son premier succès public, modeste mais réel, et simultanément le premier grand revers pour son ambition littéraire. Toutefois, ni lui ni Mina ne perdent espoir. Cette année-là, plus que jamais, Romain ressent l’urgence de réussir. L’ombre de la guerre commence à poindre sur l’Europe, et dans son for intérieur, il sait qu’il n’aura peut-être pas beaucoup de temps avant que l’Histoire ne le rattrape. Il se promet que son prochain essai sera le bon, pour tenir la promesse faite à sa mère et la soulager enfin du poids des années de sacrifice.
Chapitre 21
Mina ne baisse pas les bras face aux difficultés financières. Avec l’ingéniosité qui la caractérise, elle trouve un nouveau moyen de gagner leur vie : elle prend la gérance d’une petite pension de famille à Nice. Il s’agit d’une modeste maison transformée en pension pour voyageurs et étudiants, où l’on loue des chambres et sert les repas. Mina s’improvise aubergiste avec enthousiasme. Elle qui a toujours eu le sens de l’accueil et de la mise en scène, la voilà qui dresse de jolies tables fleuries pour ses pensionnaires et raconte des anecdotes charmantes aux voyageurs de passage. Grâce à son dévouement, l’Hôtel-Pension qu’elle dirige attire une clientèle fidèle. L’argent rentre un peu plus régulièrement ; Romain peut poursuivre ses études sans avoir l’esprit rongé par la faim ou le loyer impayé.
Mais cette stabilité relative a un prix : Mina travaille d’arrache-pied et y laisse sa santé. Depuis quelque temps, elle souffre de maux qui inquiètent Romain. Elle maigrit malgré un bon appétit, se plaint de soif intense et de fatigue. Un médecin finit par diagnostiquer un diabète. La nouvelle tombe sur Romain comme une menace diffuse : le diabète est une maladie chronique sérieuse. Mina, sans se départir de son courage, commence un traitement à l’insuline. Chaque jour, elle se pique pour réguler son taux de sucre sanguin, et doit surveiller son régime alimentaire. Romain la voit avaler sans broncher ces piqûres qui la laissent parfois tremblante, et il admire en silence son endurance. Toutefois, la maladie fait son œuvre : Mina a des vertiges, parfois même des absences. Une ou deux fois, en pleine rue, elle s’évanouit suite à une crise d’hypoglycémie – trop d’insuline, pas assez de sucre. Heureusement, Mina a eu la présence d’esprit de coudre à l’intérieur de son manteau un écriteau : « Je suis diabétique. Si on me trouve évanouie, me faire absorber les sachets de sucre qui sont dans mon sac. Merci. » Grâce à cette précaution, des passants l’aident à chaque fois à reprendre connaissance avant qu’il ne soit trop tard. Mais ces incidents laissent Romain livide d’angoisse.
Témoin de la fragilité nouvelle de sa mère, le jeune homme propose un jour l’impensable : interrompre ses études pour travailler à plein temps et alléger le fardeau de Mina. Lorsqu’il avance cette idée, la voix tremblante, Mina le fixe avec un regard de reproche peiné, puis fond en larmes sans un mot. Romain, bouleversé, comprend qu’il a touché à ce qu’il y a de plus sacré – leur Promesse, ce futur glorieux qu’elle a sacrifié sa vie à bâtir. Il la serre dans ses bras en s’excusant, et jure de ne plus jamais évoquer ce renoncement.
Les jours reprennent leur cours, mêlant le travail acharné de Mina à la pension et les études de Romain. Il s’efforce d’aider comme il peut : tôt le matin, il descend les poubelles, le soir il sert la soupe aux pensionnaires avant de se plonger dans ses livres de droit. Voir sa mère se démener ainsi, malgré la maladie, noue souvent la gorge de Romain. Il redouble d’ardeur dans ses études, décidé à réussir vite afin de la soulager. Mina, elle, ne se plaint jamais. Tout au plus l’entend-on maugréer contre l’escalier en colimaçon de la pension qu’elle monte et descend vingt fois par jour pour servir ses clients. Lorsqu’un médecin, inquiet de son état, lui conseille de lever le pied, elle réplique en souriant bravement que son cœur est solide et qu’il en faudra plus pour l’abattre.
Ce chapitre de leur vie est empreint d’une gravité nouvelle. L’omnipotente Mina montre des signes de vulnérabilité, rappel cruel que le temps et l’effort la rongent. Pour Romain, chaque faiblesse de sa mère est un aiguillon supplémentaire : il doit tenir sa promesse et lui offrir ces triomphes dont elle rêve tant, tant qu’elle est là pour les voir. La pension de famille continue à tourner, la maladie est tenue en respect tant bien que mal, et dans l’ombre, Romain grandit, déterminé à voler de ses propres ailes au plus vite – non par envie d’indépendance, mais par amour pour celle qui l’a porté à bout de bras depuis l’aube de sa vie.
Chapitre 22
Parmi les pensionnaires de la maison de Mina, il en est un qui va provoquer un tournant inattendu dans leur routine : Monsieur Zaremba. C’est un riche client polonais d’une cinquantaine d’années, distingué et discret, qui a élu domicile à la pension pour quelques semaines, le temps d’un séjour d’affaires à Nice. Chaque jour, M. Zaremba prend ses repas à la table commune, observant en silence l’agitation bienveillante de Mina qui sert ses convives avec chaleur. Il parle peu, le regard mélancolique, mais Romain remarque l’attention particulière qu’il porte à sa mère. Un soir, après le dîner, Zaremba demande à s’entretenir seul à seul avec le jeune homme.
Intrigué, Romain le suit dans le petit salon. L’homme, visiblement ému, tourne un instant son chapeau entre ses mains avant d’expliquer la raison de cet entretien. Avec une courtoisie d’un autre temps, il confie à Romain qu’il a développé pour Mina une profonde estime et plus encore, des sentiments sincères. Veuf et solitaire, M. Zaremba se dit touché par le courage et la grâce de cette femme exceptionnelle. Il envisage, dit-il, de demander Mina en mariage, et par respect, il souhaite d’abord connaître l’avis du fils – le seul « homme de la maison » dont l’opinion compte aux yeux du prétendant.
Romain reste un moment interdit. Jamais encore on ne lui avait posé une telle question. Il ressent un mélange d’étrangeté et de trouble : l’idée qu’un homme veuille épouser sa mère lui fait prendre conscience qu’au-delà du rôle maternel, Mina est une femme désirable aux yeux d’autrui. Il réfléchit intensément. D’un côté, il ne peut s’empêcher d’envisager ce mariage comme une possible délivrance pour Mina : M. Zaremba est riche, il pourrait lui apporter confort et sécurité, la soulager de ses travaux épuisants. De l’autre, Romain sait combien sa mère a sacrifié d’elle-même pour lui, et qu’elle chérit farouchement leur tête-à-tête familial. Il n’ose parler au nom de Mina, mais répond à M. Zaremba avec sincérité : « Monsieur, je ne suis que son fils, c’est à elle seule de décider de son bonheur. Je ne m’opposerai jamais à ce qui pourrait la rendre heureuse. » Le prétendant incline la tête, reconnaissant de cette réponse mesurée.
Le lendemain, M. Zaremba profite d’un moment de calme pour déclarer sa flamme à Mina. Romain, de loin, voit l’homme s’incliner devant sa mère dans le jardin fleuri de la pension et lui baiser la main respectueusement en murmurant sa requête. Mina l’écoute, immobile. Lorsqu’elle répond, sa voix s’élève, claire et sans équivoque, jusqu’aux oreilles de Romain : « Je vous remercie, Monsieur, mais je ne peux accepter. » D’un geste doux mais ferme, elle retire sa main et congédie poliment son soupirant.
Plus tard dans la soirée, Mina explique calmement à Romain son refus. M. Zaremba est un galant homme, dit-elle, mais elle n’envisage pas de lier son destin à qui que ce soit d’autre que son fils. « Personne ne fera jamais passer ton bonheur avant le sien comme moi je le fais », confie-t-elle à Romain en lui caressant la joue. « Je nous aime libres, mon chéri. » Romain, à la fois soulagé et étreint d’émotion, comprend alors que Mina ne renoncera jamais à la promesse qui guide leur vie commune. Ni richesse ni compagnie masculine ne sauraient compter à ses yeux face à l’amour maternel absolu qu’elle lui porte. Monsieur Zaremba quitte la pension quelques jours plus tard, le cœur déçu mais avec le respect intact pour celle qui a choisi de demeurer fidèle à son rêve et à son fils.
Chapitre 23
En octobre 1933, Romain quitte Nice en autocar pour s’installer à Aix-en-Provence, où il entame ses études de droit. Cinq heures de route séparent les deux villes, et les adieux à Mina sont aussi longs que douloureux. Sur le quai de la gare routière, Mina retient ses larmes, répétant encore et encore ses conseils maternels. Romain, valise à la main, promet de lui écrire souvent et de revenir dès qu’il le pourra. Quand l’autocar démarre, il regarde sa mère s’éloigner, mouchoir à la main, jusqu’à ce qu’elle disparaisse de sa vue. Il éprouve un grand vide, mais aussi la conscience d’entamer une nouvelle étape de sa vie.
À Aix, Romain loge dans une modeste chambre d’étudiant. Les premiers jours lui paraissent étranges sans l’omniprésence de sa mère. Il se lève seul, se prépare du café, découvre la vie indépendante avec un mélange d’excitation et de mélancolie. Il étudie avec ardeur, voulant honorer la confiance de Mina. Celle-ci, restée à Nice pour gérer la pension, le noie de lettres affectueuses et de colis pleins de gâteries provençales – comme pour combler la distance par ses attentions. Romain, chaque fois qu’il ouvre un paquet de biscuits au thym ou un pot de miel de lavande, a l’impression d’être un peu avec elle.
Chaque fin de mois, Romain économise pour prendre le car du retour. Lorsqu’il descend à la station de Nice, il voit Mina l’attendre, la canne à la main, le sourire radieux malgré ses traits fatigués. Ces retrouvailles périodiques sont des bouffées de bonheur pour l’un comme pour l’autre. Hélas, elles sont brèves : quelques jours volés où Romain aide à la pension, accompagne Mina au marché, avant de devoir repartir à Aix, le cœur lourd.
Cette séparation, bien que difficile, forge Romain. Il gagne en autonomie, apprend à tenir seul la promesse familiale. Mina, de son côté, s’enorgueillit de voir son fils devenir un homme, même si elle compte les jours entre chaque visite. Les deux savent que cette épreuve temporaire n’est qu’un mal pour un bien. Mina confie dans une lettre : « Ce sacrifice de la distance, c’est pour mieux nous réunir plus tard dans la réussite. » Romain s’accroche à ces mots. 1933 se termine ainsi sur une note douce-amère : l’envol du fils vers son destin, sous le regard aimant d’une mère restée en arrière, mais dont l’esprit l’accompagne partout.
Chapitre 24
En 1938, Romain obtient enfin une consécration qu’il attendait depuis longtemps. Après des années d’efforts, il voit l’un de ses écrits publié dans un grand hebdomadaire parisien, Gringoire. Sa nouvelle, intitulée L’Orage, y paraît et connaît un franc succès auprès des lecteurs. Les compliments pleuvent dans le courrier des lecteurs : on salue le style poignant et la sensibilité du jeune auteur. Romain, fou de joie, découpe soigneusement la page du magazine où figure son texte et l’envoie aussitôt à Mina.
À Nice, Mina brandit triomphalement l’article sous le nez de ses pensionnaires. « C’est de mon fils dont on parle là ! » clame-t-elle, extatique. Elle n’a pas besoin d’en dire plus : son regard brille de mille fiertés. Elle se souvient des nuits où Romain, enfant, remplissait ses cahiers de ses histoires – voilà que le monde commence à le reconnaître. Aussitôt, Mina répand la nouvelle dans tout le quartier, comme si Romain avait reçu le prix Goncourt.
Fort de ce coup d’éclat, Romain décide qu’il est temps de faire publier son premier roman, patiemment élaboré en coulisses. Il envoie le manuscrit à plusieurs éditeurs parisiens, convaincu que L’Orage lui a ouvert les portes. Il attend la bonne nouvelle… qui ne vient pas. Les réponses arrivent, laconiques : refus, refus, refus. L’un invoque une ligne éditoriale incompatible, l’autre conseille de retravailler l’intrigue. C’est la douche froide. Romain est dépité : lui qui rêvait d’offrir à sa mère la joie de voir son nom sur la couverture d’un livre, voilà son projet avorté.
Il avoue à demi-mot son échec à Mina dans une lettre, essayant de le minimiser. Mina lui répond aussitôt, refusant de le laisser saper le moral : « Mon chéri, ils ne t’ont pas accepté ? Ce sont des imbéciles. Continue. Eux ne savent pas, moi je sais. Tu es le meilleur. » Ses mots remontent Romain comme un ressort. Il décide de ne pas se laisser abattre. Il continue à écrire – d’autres récits, d’autres nouvelles – et travaille à améliorer son roman refusé. En parallèle, il se plonge davantage dans la vie active pour alléger le poids financier qui pèse sur Mina. Son rêve d’écrivain n’est pas abandonné, mais il admet que la gloire littéraire devra peut-être attendre des jours plus calmes.
Ainsi, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Romain se trouve à la croisée des chemins. Il a touché du doigt la réussite artistique, mais n’a pas encore pu s’y installer durablement. Mina l’encourage à persévérer, tout en lui rappelant que la vie réserve parfois d’autres plans. Tous deux sentent confusément que les priorités vont bientôt changer – car, à l’est, les bruits de bottes résonnent déjà.
Chapitre 25
1939 : le ciel de l’Europe s’obscurcit de menaces. Romain sent qu’une conflagration se prépare, mais il se concentre sur l’essentiel : ne plus être à charge de sa mère. Il occupe déjà un poste au Ministère de l’Air à Paris – un emploi administratif, pas vraiment ce qu’il avait rêvé, mais qui lui assure un salaire régulier. Par patriotisme et par sens du devoir, il y travaille sérieusement, participant modestement à l’effort de réarmement français en classant des dossiers d’aviation militaire.
Le soir venu, Romain troque sa casquette de fonctionnaire contre celle de professeur particulier. Il donne des leçons d’anglais à des élèves de lycée en difficulté, corrige des devoirs, traduit pour un courtier polonais installé à Paris. Le week-end, il accepte de menus travaux d’écriture : il rédige par exemple des publicités pour un petit journal local, ou aide un ami dramaturge en révisant les dialogues de sa pièce. Ses semaines sont un puzzle où chaque heure est comptée et monétisée. Romain tombe de fatigue chaque nuit mais se lève chaque matin avec la satisfaction de gagner honnêtement sa vie et d’envoyer, quand il le peut, un mandat de quelques centaines de francs à Mina.
Cette existence frénétique, Romain l’accepte avec philosophie. Il sait pourquoi il le fait : permettre à sa mère de ralentir un peu, de souffler. Même si Mina continue obstinément de travailler à la pension, Romain insiste pour couvrir lui-même certaines dépenses – la quittance du gaz, le coût d’une nouvelle chaudière – alléguant qu’il en a “les moyens” désormais. Mina proteste par principe, puis cède avec reconnaissance, comprenant que son fils en retire de l’orgueil et du plaisir.
Pendant ces mois qui précèdent la guerre, Romain met ainsi sa propre vie entre parenthèses. Plus de frivolité, peu de sorties, hormis pour voir de vieux amis exilés (parmi eux, un ou deux compatriotes polonais avec qui il aime deviser en buvant un thé). Il ne courtise aucune jeune femme sérieusement, le cœur encore marqué par Brigitte – et puis, il se dit qu’en ces temps incertains, ce ne serait pas prudent. Il économise, en silence, pour l’avenir.
Parfois, tard le soir, quand il se retrouve seul dans sa chambrette de la rue du Bac, la plume lui démange encore. Il noircit quelques pages de réflexions ou de brouillons de nouvelles qu’il n’a pas le temps de terminer. Ce feu sacré ne s’est pas éteint, il sommeille. Dans une lettre à Mina, il laisse échapper : “Maman, un jour tu verras mon livre en vitrine, je te le promets. Ce jour viendra.” Mina lui répond sur le même ton confiant qu’elle a toujours eu : “J’en suis sûre, mon fils.”
C’est ainsi que Romain aborde l’année 1939 : en homme sérieux, le front un peu soucieux, mais l’âme claire. Il a rempli – au moins partiellement – son devoir de fils aimant en se débrouillant seul. Désormais, il pressent que d’autres devoirs, envers la nation et l’histoire, vont l’appeler. La promesse familiale est pour l’heure en suspens – dans l’attente du grand chambardement à venir.
Chapitre 26
Au cœur de sa vie parisienne trépidante, Romain voit naître en lui des sentiments qu’il n’avait plus réellement éprouvés depuis son adolescence tumultueuse : il tombe amoureux. Cela survient presque par surprise, lors d’une soirée entre jeunes expatriés et étudiants étrangers à Montparnasse. Là, il fait la connaissance de Brigitte, une jeune Suédoise à la beauté nordique lumineuse. Grande, blonde aux yeux clairs, Brigitte parle un français hésitant avec un délicieux accent. Romain est immédiatement sous le charme de sa douceur et de son esprit vif. Ils passent une partie de la soirée à converser, à rire même – Romain retrouve auprès d’elle une légèreté qu’il avait oubliée, accaparé qu’il était par ses responsabilités.
Au fil des jours, Romain revoit Brigitte dans les cafés du Quartier Latin. Ils échangent sur leurs cultures respectives ; il lui fait découvrir la poésie française, elle lui raconte les légendes de son archipel suédois. Romain sent son cœur battre plus vite chaque fois qu’il aperçoit la silhouette élancée de Brigitte le rejoignant à leur table habituelle du matin. Dans son esprit, il commence à rêver : et s’il pouvait aimer une femme, construire avec elle une vie complice, à l’image de ce que Mina elle-même n’a jamais pu vivre ? Il s’en ouvre pudiquement dans une lettre à sa mère, évoquant une “charmante amie venue du Nord” – Mina, fine mouche, devine l’émoi et l’interroge gentiment par retour de courrier sur cette “belle Scandinave” qui semble le rendre si lyrique.
Pourtant, la belle histoire naissante se heurte rapidement à la réalité. Brigitte, à la fois sincère et un peu triste, finit par avouer à Romain qu’elle n’est pas libre de son cœur. Elle est venue en France pour parfaire ses études, mais elle a laissé en Suède un fiancé, un homme auquel elle est promise depuis longtemps. Son avenir est déjà tracé : à la fin de l’année, elle doit rentrer au pays et l’épouser. Cette révélation ébranle Romain. Il comprend mieux alors les réserves délicates qu’il percevait parfois chez Brigitte, ses sourires teintés de mélancolie lorsqu’il parlait d’avenir.
Le lendemain de cette confession, Romain retrouve Brigitte une dernière fois au jardin du Luxembourg. Ils marchent côte à côte parmi les allées de marronniers en fleurs. Aucun des deux n’ose formuler explicitement leur peine, mais tout est dit dans leurs silences. Romain prend doucement la main de Brigitte quelques instants avant de la laisser retomber. Ils savent qu’ils doivent se quitter. Au moment de se dire adieu, Brigitte embrasse Romain sur la joue, ses yeux bleus un peu embués de larmes. “Tu es quelqu’un de bien, Romain. On se souviendra”, murmure-t-elle simplement.
Romain la regarde s’éloigner, le cœur serré mais sans colère. Ce bref amour, même inaccompli, lui a apporté une chaleur nouvelle dans sa vie austère. Il en conservera le souvenir tendre d’une possibilité entrevue. Dans une lettre à Mina, il résume la chose d’une phrase élégante et résignée : “J’ai rencontré un ange, maman, mais il avait déjà ses ailes liées ailleurs.” Mina comprendra, et saura trouver les mots pour consoler son fils tout en ravivant en lui l’étincelle de l’espoir. Car, elle n’en doute pas, le grand amour de Romain viendra en son temps – mais plus tard, bien plus tard, quand leur promesse sera accomplie.
Chapitre 27
À la fin des années 1930, l’orage de l’Histoire gronde à l’horizon. La guerre menace l’Europe à nouveau. En 1939, les journaux se font l’écho des appétits d’Hitler en Allemagne, de l’annexion de territoires, des accords fragiles qui vacillent. Romain, qui a terminé ses études de droit et accompli sa préparation militaire, sent confusément que son destin individuel va bientôt se mêler au destin collectif du pays. Il est mobilisable, prêt à servir si la France entre en guerre. Cette perspective suscite en lui un mélange d’appréhension et de détermination patriotique.
Mina, face à la montée du péril, réagit à sa manière, toujours excessive et lyrique. Au lieu de céder à la peur qui étreint tant de mères, elle redouble de ferveur dans les ambitions qu’elle nourrit pour Romain. Dans son esprit, si la guerre doit avoir lieu, son fils y jouera un rôle de héros épique. “Tu verras, ils ne tiendront pas longtemps face à toi”, lance-t-elle avec conviction en parlant des nazis. Un jour, plus exaltée encore, elle déclare devant les pensionnaires stupéfaits : “Mon fils ira et il plantera une balle dans la tête de cet Hitler !” L’assemblée de la pension reste coite devant une telle affirmation ; certains esquissent un sourire incrédule. Mais Mina, elle, y croit dur comme fer – ou du moins le proclame-t-elle assez fort pour étouffer en elle toute angoisse.
Romain accueille ces bravades maternelles avec un mélange d’amour attendri et d’inquiétude. Il sait bien que, concrètement, assassiner Hitler n’est pas une mission qu’on confiera à un jeune officier français, et que la guerre moderne ne se résumera pas à un duel héroïque. Mais il comprend aussi que Mina, par ces mots, conjure sa peur de le perdre. Elle a besoin de l’imaginer invincible, providentiel, capable d’actes surhumains, pour supporter l’idée de le voir partir au front. Alors Romain ne contredit pas ses envolées. Lorsqu’elle clame qu’il sera le sauveur de la France, qu’il exterminera à lui seul la tyrannie, il acquiesce en silence, un faible sourire aux lèvres.
En privé, pourtant, ils ont aussi des conversations plus graves. Mina prend un soir la main de Romain et lui dit, la voix tremblante d’émotion : “Promets-moi de revenir, mon fils. Promets-le-moi, quoi qu’il arrive.” Cette phrase, Romain la grave dans son cœur. Il lui promet, bien sûr – que pourrait-il répondre d’autre ? Dans ce moment d’intimité douloureuse, toute la rodomontade guerrière de Mina s’effondre, laissant voir l’immense amour inquiet d’une mère pour son enfant.
Ainsi, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Mina continue de porter aux nues son fils en public, le présentant en futur pourfendeur du Mal absolu, tandis qu’en secret elle tremble pour lui. Romain, lui, s’apprête avec lucidité à accomplir son devoir de soldat, conscient des risques mais fort de la foi insensée que Mina place en lui. Cette foi, il la respectera jusqu’au bout, car elle est le cœur même de la promesse qui guide sa vie.
Chapitre 28
Lorsque la guerre devient inéluctable, Romain s’engage pleinement dans la voie militaire. Grâce à sa préparation militaire et à ses études solides, il est incorporé comme caporal à l’École de l’Air d’Avord, en 1939. Avord, base aérienne située en pleine campagne française, devient le nouveau terrain d’aventure de Romain. Lui qui a tant rêvé enfant de prouesses héroïques, il se retrouve enfin aux commandes (du moins en formation) d’un avion.
La vie sur la base est rude et exaltante. Du matin au soir, Romain et ses camarades suivent un entraînement intensif : cours de théorie de vol, mécanique des appareils, exercices physiques et, bien sûr, premières heures de vol sur des avions d’entraînement. En tenue kaki, casquette vissée sur la tête, Romain adopte avec fierté l’allure de l’aviateur. Il pense souvent à Mina lorsqu’il s’installe dans le cockpit d’un monoplan, prêt à rouler sur la piste : il imagine les yeux éblouis qu’elle aurait si elle le voyait ainsi, sur le point de tutoyer les nuages.
Les lettres qu’il envoie à sa mère depuis Avord respirent un enthousiasme nouveau. Il lui décrit l’ivresse qu’il ressent la première fois que son avion quitte le sol, l’impression d’avoir laissé derrière lui toutes les entraves terrestres. Il lui raconte les vols d’entraînement au-dessus des plaines, le frisson du piqué et la splendeur du ciel au petit matin. Mina, en lisant ces missives, s’enivre à son tour de cette vision. Dans sa pension niçoise, elle exhibe fièrement une photographie où Romain pose en uniforme d’aviateur, le regard déterminé. “Mon fils, l’aviateur !” répète-t-elle à qui veut l’entendre, comme pour conjurer d’avance le destin et affirmer que rien de mal ne peut arriver à un héros.
Romain, quant à lui, trouve à Avord une camaraderie fraternelle. Les jeunes hommes de sa promotion partagent les mêmes peurs et les mêmes espoirs. On chante ensemble des airs militaires le soir aux chambrées pour évacuer la tension, on échange des confidences sur les êtres chers qu’on a laissés derrière. Romain parle volontiers de Mina à ses compagnons, peignant son caractère flamboyant avec tendresse, ce qui lui vaut parfois des taquineries affectueuses – ses camarades ont compris qu’au-delà du caporal Kacew se tient un grand fils aimant.
Alors qu’il achève sa formation à Avord, Romain se sent prêt à servir. Il a gravi un échelon de plus dans la réalisation de la promesse maternelle : le voilà aviateur, figure par excellence du héros moderne aux yeux de Mina. La guerre est là, aux portes, mais Romain l’aborde l’âme calme, porté par l’idée que chaque vol, chaque manœuvre réussie est une manière de dire à sa mère qu’elle avait raison de croire en lui. Bientôt, il sera temps de mettre ces compétences à l’épreuve du feu – et Romain attend ce moment avec un mélange d’appréhension et d’excitation, fidèle au poste et fidèle à l’amour qui l’a conduit jusque-là.
Chapitre 29
Le 1er septembre 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate officiellement. Pour Romain, c’est le jour de la mobilisation générale. En tant qu’aviateur formé, il est appelé à rejoindre son escadrille sans délai. Dans le tumulte de ce départ précipité vers la base, une personne revient hanter intensément son esprit : sa fiancée hongroise.
Avant que les tambours de la guerre ne grondent, Romain avait connu un amour sérieux avec une jeune femme de Hongrie. Leur rencontre avait eu lieu quelque temps plus tôt lors d’un congrès universitaire à Budapest. Entre eux, le courant était passé comme une évidence, et malgré la distance et les complications, ils avaient échangé promesses et projets d’avenir. Romain l’appelait tendrement “ma colombe de Budapest”. Lorsqu’il avait dû la quitter pour revenir en France, ils s’étaient fiancés en secret, le cœur empli d’espoir de se revoir bientôt pour sceller leur union.
Mais la guerre a fauché ces rêves. Depuis des mois, les lettres de sa fiancée se font rares à cause des tensions internationales et de la censure. Sur le quai de la gare où il embarque avec ses camarades, Romain serre dans sa poche la dernière photographie d’elle qu’il possède : un portrait en robe d’été, souriante et confiante en l’avenir. En montant dans le train militaire qui doit le conduire vers le front, il ferme les yeux un instant et revoit son visage. Il se remémore leurs promenades le long du Danube, les serments murmurés sur un banc de parc, et le baiser d’adieu qui avait scellé leurs fiançailles.
Ce jour de mobilisation, Romain comprend qu’il ne la reverra peut-être jamais. La Hongrie est loin, et déjà happée dans l’orbite du conflit. Cette pensée lui serre le cœur plus fort que la peur du combat à venir. Une profonde douleur l’envahit, mélange d’impuissance et de regret. Dans l’agitation des soldats qui chargent armes et bagages, il se retire un instant à l’écart du groupe et sort la photo de sa fiancée. Il la contemple, tente de graver chaque trait dans sa mémoire comme un talisman. Puis, lentement, il glisse l’image contre son cœur, à l’intérieur de sa veste d’uniforme.
Au coup de sifflet annonçant le départ du train, Romain prend place parmi ses frères d’armes. Tandis que le convoi s’ébranle vers l’inconnu, il murmure silencieusement un adieu à celle qu’il aime. “Je penserai à toi, toujours”, se promet-il. Il sait que leur amour fait partie des innombrables vies que la guerre suspend ou brise. Ce chagrin intime, il le garde enfoui, comme une braise de plus au fond de lui – une raison supplémentaire de se battre, peut-être, pour qu’un jour les amours séparés par la guerre puissent se retrouver.
La fiancée hongroise de Romain demeurera dès lors un souvenir cher et douloureux. Il n’en parle qu’à peine dans ses lettres à Mina – seulement pour dire que la guerre, décidément, emporte tout sur son passage, même les plus beaux élans du cœur. Cette perte renforce sa détermination à survivre et à vaincre : pour les promesses faites à sa mère, et aussi un peu pour l’amour brisé qu’il laisse derrière lui dans les tourments de l’Histoire.
Chapitre 30
La guerre, impitoyable, précipite Romain dans le feu de l’action. En mai 1940, au cours d’une mission de reconnaissance aérienne dans le ciel troublé de la campagne française, l’avion de Romain est touché par la DCA ennemie. Le moteur prend feu, l’appareil devient incontrôlable. Romain n’a que quelques secondes pour réagir : il tente un atterrissage d’urgence en rase campagne. L’impact est terrible, le cockpit se disloque… mais par un miracle inouï, le jeune aviateur s’extirpe de la carcasse presque indemne. Il ne souffre que d’une fracture du nez et de multiples contusions. Secouru par des paysans, il est évacué à l’arrière pour se remettre de ses blessures légères.
Cette mésaventure lui vaut trois jours de permission bien méritée. Aussitôt que l’état-major l’autorise à se reposer, Romain n’hésite pas : malgré le chaos des transports en temps de guerre, il entreprend de rentrer à Nice pour voir sa mère. Il sent au fond de lui une urgence sourde – l’instinct le pousse vers Mina, comme si chaque moment dorénavant pouvait être le dernier à partager.
Lorsqu’il parvient enfin à Nice après un voyage épique en train bondé de soldats et de réfugiés, Romain se précipite à la pension familiale. Il trouve Mina alitée, considérablement affaiblie. Les responsabilités, l’âge et surtout le diabète ont ravagé ses forces. Son visage est pâle, ses traits tirés, et elle peine à se redresser sur l’oreiller en voyant entrer son fils en uniforme. Pourtant, à la vue de Romain, un éclat familier illumine brièvement ses yeux. Rassemblant ce qui lui reste d’énergie, Mina l’accueille avec un sourire radieux. Elle plaisante même de sa voix faible en voyant le bandage sur le nez de Romain : « Eh bien, mon héros, tu as voulu ressembler à Cyrano ? » Une bouffée de rire et de larmes secoue Romain à cette répartie – c’est si bien elle, jusqu’au bout.
Pendant trois jours, mère et fils vivent dans une bulle hors du temps. Romain s’occupe de Mina tendrement : il lui apporte ses médicaments, lui lit le journal, ou simplement lui tient la main en silence. Ils parlent beaucoup aussi. Mina, entre deux sommeils, lui redit combien elle est fière de lui. Elle évoque le futur, “après la victoire” – car pour elle, pas question d’envisager la défaite. Elle lui raconte aussi quelques souvenirs doux de son enfance à lui, comme pour les lui léguer définitivement. Romain écoute sa voix affaiblie, le cœur serré d’amour et d’appréhension. Il remarque la maigreur de ses doigts dans sa paume, la respiration courte qui trahit la fin proche. Par instants, il sort sur le balcon ravaler ses larmes pour ne pas l’alarmer.
Le dernier matin de sa permission, Romain doit repartir au front. L’âme lourde, il s’habille de son uniforme. Mina insiste pour se lever et l’accompagner jusqu’à la porte. Vêtue d’un châle, fragile mais digne, elle s’agrippe à son bras. Sur le seuil, Romain la prend délicatement dans ses bras, osant à peine l’étreindre de peur de la briser. « Reviens-moi vite », chuchote Mina à son oreille. « Je t’aime, maman », répond-il simplement, la voix nouée. Leurs regards se fixent une dernière fois – Romain grave en lui l’image de son doux visage, Mina celle de son fils en vaillant soldat. Il s’éloigne ensuite dans la rue, se retournant plusieurs fois pour la voir, frêle silhouette appuyée au chambranle de la porte, lui adresser un ultime geste d’adieu.
Ce sera la dernière image qu’il gardera d’elle vivante. Peu de temps après son départ, Mina, à bout de forces, s’éteint paisiblement dans son lit, sa mission accomplie. Romain, lui, ne l’apprendra que plus tard, mais d’ores et déjà, en montant dans le camion militaire qui l’attend, un frisson lui parcourt l’échine. Comme si, quelque part en lui, il savait. Ce jour-là, une page se tourne : l’aube de sa vie – la promesse faite par l’amour maternel – vient de perdre son étoile la plus brillante. Et Romain, orphelin de cœur, s’en va poursuivre le combat, portant en lui l’héritage brûlant de cette tendresse qui ne mourra jamais.
Chapitre 31
Juin 1940. La France s’effondre face à l’invasion allemande. Romain, patriote fervent, refuse l’idée de cesser le combat après l’armistice. Dès qu’il en a la possibilité, il se porte volontaire pour rejoindre l’Angleterre et continuer la lutte aux côtés de ceux qui ont répondu à l’appel du général de Gaulle. Mais rien n’est simple : à cette époque chaotique, personne ne facilite le départ d’un officier français de sa base. Ses supérieurs, désorientés par la débâcle, ne l’autorisent pas à prendre un avion pour Londres, et les Britanniques eux-mêmes, méfiants face aux Français arrivant après la capitulation, se montrent réticents. Romain se heurte à un mur d’indifférence et de refus.
Dans la base aérienne où il se trouve, la nouvelle de la signature de l’armistice par le maréchal Pétain le 22 juin 1940 jette un froid glacial. Certains baissent la tête, soulagés que les combats cessent, d’autres fulminent de désespoir, se sentant trahis. Romain est de ceux-là. Chaque fibre de son être rejette l’idée de la capitulation. Il pense à Mina, qui lui a toujours dit qu’un Kacew n’abandonne jamais – comment pourrait-il rester inactif pendant que l’ennemi occupe la patrie ?
Un soir, à la radio clandestine, il entend la voix grave du général de Gaulle depuis Londres : l’Appel du 18 Juin. Ces quelques phrases exhortant les Français à poursuivre la lutte rallument en Romain un feu sacré. Désormais, il n’a plus le moindre doute sur la voie à suivre : rejoindre l’Angleterre et la France Libre. Mais en cette mi-1940, ce choix est périlleux et contre l’ordre établi.
Chaque jour, il plaide sa cause auprès de quiconque veut bien l’entendre : il parle de devoir, d’honneur, du serment qu’il s’est fait de poursuivre le combat. Mais on lui intime de rester en place. Il voit ses camarades dépités se résigner à l’inaction ou rentrer chez eux, l’âme en peine. Romain, lui, fulmine. Il a promis à sa mère – et à lui-même – de ne jamais abandonner. La perspective de demeurer sur le sol français vaincu lui est insupportable. Alors, même sans autorisation officielle, il décide qu’il trouvera un moyen de rejoindre les rangs de la France Libre, coûte que coûte.
Chapitre 32
Son affectation l’envoie finalement en Afrique du Nord, où les autorités françaises d’armistice regroupent des aviateurs loin de la métropole occupée. Romain se retrouve dans la chaleur écrasante d’une base aérienne en Algérie ou au Maroc, entouré d’hommes désœuvrés et frustrés. L’ambiance y est étrange : officiellement, ils sont encore soldats, mais la méfiance règne envers ceux qui, comme Romain, brûlent de rallier de Gaulle.
Sans perdre de vue son plan, Romain guette la moindre occasion. Un soir, profitant d’une surveillance relâchée, il tente l’audace : s’approcher d’un petit avion de liaison sur le tarmac et décoller clandestinement vers Gibraltar ou l’Angleterre. Le cœur battant, il parvient à s’introduire dans le cockpit. Hélas, avant qu’il ne puisse mettre l’appareil en route, des gendarmes coloniaux surgissent, alertés par le mécanicien. Pris sur le fait en train d’« emprunter » un avion militaire, Romain est contraint de fuir éperdument à pied dans la nuit pour échapper à l’arrestation.
Dès lors, Romain n’a plus d’autre choix que de disparaître. S’il est pris, on le jugera pour désertion ou trahison. Le climat à la base coloniale s’alourdit : la police militaire de Vichy diffuse son signalement, on inspecte les camions en partance. Quelques camarades discrets, compatissants envers son rêve de rejoindre les Alliés, lui chuchotent de se cacher en attendant de pouvoir filer. Romain les remercie d’un regard – il sait qu’il risque gros, mais il est déterminé. Quitte à vivre comme un hors-la-loi quelque temps, il ira au bout de son idée. Sa promesse envers sa mère et envers la France Libre vaut bien tous les dangers.
Chapitre 33
Pour se soustraire à la police militaire lancée à ses trousses, Romain trouve un refuge insolite : le « Bousbir » de la ville où il stationne (Meknès ou Casablanca, dans tous les cas une cité marocaine). Le Bousbir est le quartier réservé aux prostituées européennes, une véritable ville dans la ville, entourée de hauts murs. L’endroit est interlope, fréquenté par ceux que la morale réprouve et que l’administration évite d’inspecter de trop près. C’est là, parmi les ruelles animées, les lanternes rouges et les rires fatigués des filles de joie, que Romain va se cacher.
Durant plusieurs jours qui deviennent semaines, il vit incognito dans une petite chambre d’une de ces maisons closes. Une matrone au grand cœur, compatissante à son sort, lui offre un matelas en échange de menues tâches et de cours de français pour ses « pensionnaires ». Romain, d’abord mal à l’aise, s’habitue à cette étrange clandestinité. Derrière les persiennes closes le jour, il entend la vie du Bousbir bruire : les disputes, la musique, les confidences chuchotées. Personne ne songe à chercher un officier de l’Air au milieu de ce labyrinthe de perdition.
Romain passe le temps en préparant son prochain coup. Il écrit des lettres codées aux contacts gaullistes qu’il croit avoir, il échafaude des plans. L’attente est éprouvante, mais il la supporte en se répétant que sa mère aurait trouvé cocasse de le savoir caché là – « chez ces dames », comme elle aurait dit – en train de tromper la police pour une juste cause. Cette pensée lui arrache même quelques sourires dans l’ombre. Malgré tout, le danger plane : chaque coup de sifflet dans la rue voisine le fait tressaillir, craignant que ce soit la maréchaussée venue l’arrêter. Heureusement, le sort va finir par lui sourire.
Chapitre 34
Effectivement, la providence se présente sous la forme d’un officier supérieur français rallié secrètement à la France Libre. Un lieutenant-colonel, informé par un réseau de résistance local de la situation de Romain, décide d’intervenir. Après quelques démarches discrètes et sans doute un arrangement financier avec les autorités vichystes, cet officier obtient qu’on cesse les recherches à l’encontre du jeune aviateur. Romain est officiellement blanchi de toute accusation de vol d’avion ou de désertion : il n’est plus un fugitif.
Libre de ses mouvements, Romain n’a plus qu’une obsession : gagner l’Angleterre pour se battre. Grâce à l’aide de ce même lieutenant-colonel, il apprend qu’un cargo britannique, l’Oakrest, doit appareiller prochainement d’un port du Maroc pour Glasgow en transportant des volontaires polonais. Ni une ni deux, Romain se glisse parmi ces émigrés combattants. Son passé dans une ville polonaise et sa connaissance de quelques rudiments de la langue l’aident à se fondre dans le groupe.
Le jour du départ, sur le pont rouillé de l’Oakrest, Romain regarde la côte africaine s’éloigner en soupirant de soulagement. Enfin, il met le cap vers l’Angleterre libre, la promesse d’un combat utile au service des idéaux que Mina lui a inculqués. Au fond de la cale, entre deux caisses de ravitaillement, il s’assoit et griffonne dans un carnet quelques mots pour sa mère – qu’il ne peut envoyer encore, mais qu’il garde précieusement : « Nous y sommes presque, maman. Je vais tenir ma promesse. » L’Oakrest fend les vagues de l’Atlantique, emportant Romain vers le nouveau chapitre de sa guerre.
Chapitre 35
Après une traversée éprouvante sous menace des U-Boote, le cargo Oakrest accoste finalement en Écosse, à Glasgow, fin 1940. Romain pose le pied sur le sol britannique trempé de pluie et sent une émotion intense le submerger : il a réussi. Il a rejoint la France Libre. Très vite, il est intégré dans les Forces Aériennes Françaises Libres constituées outre-Manche. On l’affecte à une unité en formation dans le sud de l’Angleterre, où convergent d’autres aviateurs français évadés.
Là, Romain reprend l’entraînement, cette fois dans le cadre de la Royal Air Force. Il apprend à piloter des bombardiers lourds Wellington qui partiront bientôt pour le front africain. Les conditions sont dures : il faut s’habituer au brouillard anglais, aux consignes en langue étrangère, et au matériel britannique. Romain s’y jette à corps perdu. Il enchaîne les vols d’exercice de nuit, les cours de navigation, les simulations d’attaques au sol. Il dort peu, mais c’est un épuisement heureux – il se sent enfin utile.
Au sein de l’escadrille, on apprécie ce Français au nez légèrement de travers (séquelle de son accident) qui travaille avec acharnement et montre un moral d’acier. Certains soirs, au mess, il lui arrive de conter à ses camarades anglais ou tchèques des anecdotes savoureuses sur Mina – sans la nommer, il parle d’« une certaine mère courage » qui attend en France le triomphe de son fils. Ces histoires pleines de verve et d’amour arrachent des rires et des toasts. Romain se construit ainsi une nouvelle famille de guerre, soudée par l’espoir de la victoire.
Enfin, fin 1941, son groupe est déclaré opérationnel et prêt à partir renforcer les forces alliées en Afrique du Nord. Romain boucle son paquetage avec fierté : il est fin prêt pour l’action, l’heure est venue de porter la lutte sur le terrain, conformément au serment qu’il a fait en quittant Mina. Avant de quitter l’Angleterre, il reçoit une nouvelle qui le remplit de joie : son premier roman, retravaillé et rebaptisé Éducation européenne, a été accepté pour publication en France occupée sous pseudonyme. C’est un début, modeste mais symbolique, de la carrière d’écrivain qu’il ambitionne. Embrassant la médaille porte-bonheur de sa mère qu’il garde au cou, Romain monte dans l’avion qui l’emporte vers les cieux africains, le cœur ferme et tourné vers l’avenir.
Chapitre 36
En Afrique, l’existence de soldat de Romain s’accompagne d’épisodes inattendus. Un soir, lors d’une escale sur une base alliée au Moyen-Orient, un incident éclate dans le mess des officiers. Un officier britannique éméché manque de respect envers une infirmière française – une remarque graveleuse de trop. Romain, se rappelant la leçon de Mina sur l’honneur, intervient aussitôt pour défendre la jeune femme. Le ton monte, des mots fusent, et bientôt les chaises reculent : un duel de poings s’engage.
Romain, fougueux, tient tête au grand Anglais devant les spectateurs médusés. Il encaisse et rend les coups avec la rage froide de celui qui ne tolère pas l’injure faite à une dame. En quelques minutes, l’affaire est consommée : l’officier tombe, sonné par un direct bien placé. L’infirmière, tremblante, remercie Romain d’un regard éperdu, tandis que deux supérieurs se précipitent pour séparer les combattants.
Le lendemain, Romain est convoqué par le colonel de la base. Celui-ci lui signifie qu’il reçoit un blâme pour bagarre indisciplinée. Romain baisse la tête, accepte la réprimande sans un mot d’excuse – au fond de lui, il ne regrette rien. En sortant du bureau, il esquisse même un léger sourire en pensant à Mina : “J’ai lavé mon honneur”, murmure-t-il pour lui-même. Cette algarade lui vaut certes une punition de quelques jours consigné, mais aussi une certaine admiration tacite parmi ses pairs français qui ont eu vent de l’histoire.
Ainsi, même au milieu de la guerre, Romain reste fidèle à l’éducation chevaleresque inculquée par sa mère. Chaque acte de bravoure ou de protection qu’il accomplit, il le vit comme un hommage à Mina, preuve qu’en toutes circonstances, il demeure le fils digne de ses enseignements.
Chapitre 37
En novembre 1942, Romain embarque sur un grand navire de transport de troupes – l’Arundel Castle – en direction de l’Afrique Équatoriale Française, où son escadrille est envoyée prêter main forte. Le voyage en mer est long, et sur le pont du navire, Romain laisse souvent vagabonder ses pensées. La silhouette des côtes anglaises s’estompe, devant s’étend l’immensité océanique, et au-delà l’inconnu du continent africain en guerre.
C’est durant cette traversée que Romain, désormais capitaine, trouve enfin le temps et le recul pour s’atteler à un projet cher à son cœur : l’écriture d’un roman inspiré par ses idéaux et par le souvenir de sa mère. Sur un coin de table du carré des officiers, à la lumière d’une lampe tempête, il noircit des pages et des pages. Il puise dans ce qu’il a vécu, dans ce qu’il imagine aussi, pour bâtir une histoire de résistance et d’espérance qu’il intitule L’Éducation européenne. Chaque phrase qu’il trace, il la dédie en silence à Mina – elle qui l’a éduqué avec tant d’ardeur, voilà qu’il tente d’éduquer le lecteur aux valeurs auxquelles elle croyait.
Ses camarades le taquinent gentiment en le voyant si studieux pendant leurs rares heures de loisir sur le bateau. Mais Romain persévère : cette activité le maintient sain d’esprit au milieu des tensions du conflit. Et puis, confie-t-il un jour à un ami polonais sur le pont, “j’écris pour ne pas oublier pourquoi je me bats”. L’ami, comprenant l’allusion à Mina qu’il a entrevue en photo, hoche gravement la tête.
Lorsque le navire atteint les rivages de Douala ou de Pointe-Noire, Romain referme son cahier. Il a posé le point final de la première ébauche de son roman. Il respire profondément l’air tropical qui l’accueille et lève les yeux vers le ciel éclatant d’Afrique. Dans ce ciel, il croit deviner un sourire complice – celui de sa mère, qui jamais ne le quitte vraiment. Armé de son manuscrit et de son courage, Romain descend à terre, prêt à poursuivre la double mission qu’il s’est assignée : vaincre l’ennemi et donner vie par l’écrit aux valeurs pour lesquelles il se bat.
Chapitre 38
La vie de Romain en Afrique est faite d’attente et de quelques opérations épisodiques. Dans le désert libyen et sur les bases de l’arrière, il passe de longues journées à s’entraîner, à peaufiner des plans de vol… mais on l’envoie peu souvent en mission active. Il ressent une frustration certaine de ne pouvoir multiplier les actions d’éclat. Cependant, un réconfort inespéré l’accompagne : les lettres de sa mère continuent de lui parvenir régulièrement.
Tous les mois, puis toutes les semaines, Romain reçoit une enveloppe en provenance de Nice. À l’intérieur, des feuillets couverts de l’écriture familière de Mina. Elle y raconte des banalités du quotidien, l’état du jardin, quelques souvenirs heureux… et toujours elle l’encourage, exaltant son courage et l’avenir radieux qui l’attend après la victoire. Ces lettres sont d’une tendresse et d’une foi intactes. Romain les lit et relit le soir sous sa tente, émerveillé et apaisé. Parfois il lui semble presque entendre la voix de Mina à travers les mots. Ces courriers agissent comme un talisman : ils lui donnent la force de supporter l’ennui relatif de l’arrière et la déception de ne pouvoir davantage prouver sa valeur au combat.
Certains camarades de Romain partent en mission et ne reviennent pas – la guerre continue de faucher des vies – tandis que lui reste souvent cloué au sol. Il s’en attriste en privé, se sentant inutile. Dans une lettre à Mina (du moins le croit-il), il confie sa peine de “ne pas en faire assez”. La réponse qu’il reçoit peu après le gronde affectueusement : “Mon fils, l’honneur n’a pas besoin de chiffres. Tu fais ta part. Tiens bon et rentre-moi vivant.” Romain, les larmes aux yeux en lisant ces lignes, embrasse la lettre comme si c’était la joue de sa mère. Il décide alors de cesser de s’impatienter : il servira où on lui dit de servir, modestement, car l’important est de tenir sa promesse et de survivre pour raconter.
Ainsi, ces échanges épistolaires maintiennent l’âme de Romain vibrante d’espoir. Il ignore encore la vérité – que ces lettres sont un héritage posthume – et il puise en elles une vitalité et un moral à toute épreuve. Au milieu du chaos de la guerre, la plume de Mina est son phare dans la nuit. Et même s’il rêve de s’illustrer davantage, il comprend qu’il a une chance inouïe d’être toujours là, debout, soutenu par cet amour lointain qui lui parvient intact, lettre après lettre.
Chapitre 39
Parmi les éclats de vie qui persistent au milieu de la guerre, Romain connaît en Afrique un épisode d’amour inattendu. Sur une base de l’arrière, dans un hôpital de campagne où il est allé soigner une forte fièvre, il fait la rencontre de Louison. C’est une jeune femme africaine, infirmière auxiliaire, dont le sourire chaleureux tranche avec la rigueur du conflit. Louison panse le front brûlant de Romain avec une douceur infinie. Jour après jour, alors qu’il recouvre la santé, ils échangent des regards complices, puis des mots timides. La barrière de la langue n’est pas un obstacle – Louison parle un français chantant – et bientôt leurs cœurs se rapprochent.
Louison et Romain vivent quelques semaines de bonheur suspendu, comme hors du temps de guerre. Sous les palmiers d’un jardin improvisé derrière l’hôpital, ils se promettent de se marier. Louison apprend même à Romain quelques berceuses de son pays, qu’ils fredonnent en riant le soir venu. Romain, pour la première fois depuis bien longtemps, se laisse aller à envisager un futur simple et doux : il se voit, après la guerre, s’installer peut-être ici ou l’emmener en France, fonder une famille avec cette jeune femme au regard brillant d’amour. Dans ses lettres à sa “mère”, il esquisse avec pudeur le portrait de Louison, comme pour préparer Mina à accueillir un jour cette belle-fille venue d’ailleurs.
Mais le destin, une fois de plus, se montre cruel. Louison cache un lourd secret : elle est malade. Depuis quelque temps, une marque inquiétante est apparue sur sa peau, et les médecins confirment ce que Louison redoutait – elle est atteinte de lèpre, au stade précoce. Cette nouvelle frappe le couple en plein rêve. Immédiatement, Louison est envoyée en isolement dans un hôpital spécialisé. Romain veut l’accompagner, la soutenir, mais la guerre reprend ses droits sur lui. On lui ordonne de rejoindre en urgence son unité pour une opération en Libye.
Le départ est déchirant. À la barrière du camp médical, Romain serre Louison contre lui, malgré les risques de contagion dont il se moque éperdument. Ils pleurent tous deux en silence. “Je reviendrai, je te le jure”, dit Romain en caressant le visage de Louison. Elle acquiesce faiblement, lui glissant au doigt une petite bague de bois en gage de son amour. Puis ils se séparent, contraints par la camionnette qui klaxonne pour emporter Romain au loin.
Romain part donc en Libye le cœur lourd, conscient au fond de lui qu’il ne reverra sans doute jamais Louison. Et en effet, les hasards de la guerre et l’avancée rapide des troupes alliées feront qu’il ne retournera pas dans ce secteur d’Afrique avant longtemps. Plus tard, il apprendra que Louison a succombé à sa maladie, seule dans son dispensaire. Cet amour foudroyé, après tant d’autres, laisse en Romain une cicatrice de plus. Il enfouit sa douleur et continue la lutte, portant en lui la mémoire de Louison – un autre être cher que la tourmente lui aura arraché.
Chapitre 40
Début 1943. Au cours d’une campagne éprouvante en Libye, Romain frôle de très près la mort – non par les balles ennemies cette fois, mais par la maladie. Dans le désert brûlant, les conditions sanitaires sont déplorables et une épidémie de typhoïde frappe son unité. Romain, fiévreux, s’écroule un matin sur le sable. Transféré d’urgence à l’hôpital militaire le plus proche, il sombre dans un délire fiévreux qui dure des jours. Les médecins, bien que démunis, parviennent à le maintenir en vie de justesse. Amaigri, faible comme un enfant, il est évacué loin du front vers un lieu de convalescence plus clément : Louxor, en Égypte, à l’ombre des temples antiques.
Dans cette ville pétrie d’histoire, Romain recouvre lentement la santé. Il passe ses journées alité sur une terrasse surplombant le Nil, reprenant des forces à grand renfort de dattes, de lait de chèvre et de soleil doux. C’est là qu’il reçoit une lettre très particulière de sa mère. L’enveloppe, acheminée avec du retard, contient un message bref et étrange. Mina y parle d’un rêve qu’elle a fait où elle et Romain se promenaient dans un jardin de roses blanches. Elle insiste pour qu’il se souvienne toujours du parfum des roses de Nice. Romain, surpris, trouve le ton de cette lettre différent des autres – comme un adieu voilé. Sur le moment, il met cela sur le compte de l’épuisement de sa mère ou de la poésie passagère. Il serre néanmoins la lettre contre son cœur, une vague inquiétude l’effleurant sans qu’il ose la formuler.
Au bout de quelques semaines, Romain est remis sur pied. Il a perdu du poids mais son regard demeure ardent. Avant de quitter Louxor, il se recueille un soir dans le temple illuminé et, contemplant les dieux sculptés sur les colonnes, il pense intensément à Mina. “Tiens bon, j’arrive bientôt”, murmure-t-il comme une prière. Sans le savoir, c’est presque un message vers l’au-delà qu’il adresse.
Romain quitte l’Égypte revigoré et rejoint son escadrille, prêt à reprendre la lutte plus déterminé que jamais, mais hanté par cette lettre mystérieuse qu’il relit parfois sous les étoiles du désert. Quelque chose au fond de lui pressent qu’une page est en train de se tourner.
Chapitre 41
De retour en Angleterre au printemps 1943, après bien des péripéties, Romain retrouve le sol britannique avec soulagement. Il a survécu à l’Afrique, et le destin semble enfin lui sourire franchement. Son roman L’Éducation européenne, achevé et envoyé à Londres, y est traduit en anglais et publié cette même année. Le livre connaît un succès d’estime immédiat parmi les milieux alliés : on loue ce récit vibrant de résistance écrit par un jeune officier français. Romain reçoit même quelques félicitations officielles.
Mais l’honneur le plus grand l’attend un matin de juillet 1943. On le convoque à Londres, à Carlton Gardens, le quartier général de la France Libre. En grande tenue, nerveux comme jamais, il se présente dans un salon où l’attend le général de Gaulle en personne. Le Chef de la France Libre vient de le nommer Compagnon de la Libération – une des plus hautes distinctions – en reconnaissance de ses faits de guerre et de son esprit de résistance inébranlable. Romain, ému jusqu’aux larmes qu’il s’efforce de retenir, écoute le général prononcer quelques mots graves sur le courage et l’espérance dont il a fait preuve. Puis de Gaulle épingle sur sa poitrine la croix noire et verte de la Libération.
À cet instant, dans l’esprit de Romain, une seule pensée résonne : “Maman, tu vois, je l’ai fait.” Il se tient droit, le salut militaire impeccable, tandis que les flashs des photographes immortalisent la scène. Compagnon de la Libération – lui, le petit garçon de Wilno dont on se moquait autrefois, vient d’être reconnu parmi les héros de la patrie. Son cœur déborde de fierté et de chagrin mêlés, car plus que jamais Mina lui manque en cette seconde triomphale.
Après la cérémonie, on lui propose un poste prestigieux pour la suite : secrétaire d’ambassade auprès du gouvernement provisoire. Romain accepte, conscient d’entrer dans une nouvelle phase de sa vie. Le soir, seul dans sa chambre, il rédige une longue lettre à sa mère où il raconte tout en détail – la publication du roman, la décoration par de Gaulle, sa nomination diplomatique. Il y met toute sa joie, s’imaginant déjà le sourire radieux de Mina à la lecture de ces nouvelles. Cette lettre, la plus importante de sa vie, il l’envoie dès le lendemain sans se douter que son destinataire ne pourra la lire.
Chapitre 42
La guerre touche à sa fin en 1945. Romain, désormais en poste diplomatique, rentre en France victorieux, bardé d’honneurs et la tête pleine d’histoires à raconter. Sa première et seule hâte est de retrouver sa mère pour lui partager en personne toutes ces victoires qu’elle a tant espérées. Dès qu’il le peut, il file à Nice, le cœur battant d’anticipation. Il imagine la scène mille fois pendant le trajet : Mina l’accueillant les bras ouverts, pleurant de joie en l’écoutant narrer comment il a été décoré, comment son livre a été publié, comment il est devenu secrétaire d’ambassade… Tout ce qu’elle avait prédit est devenu vrai ou presque, et il meurt d’envie de le lui annoncer, de voir son regard briller de triomphe.
Mais à l’adresse de la pension familiale, Romain ne trouve qu’une porte close et un voisin embarrassé. C’est là, dans la lumière crue d’un après-midi de la Libération, que la nouvelle qu’il n’a pas voulu imaginer lui est finalement assénée : Mina est morte depuis trois ans. Trois longues années. Romain chancelle, foudroyé. Il apprend que sa mère a succombé fin 1942, pendant qu’il guerroyait au loin, emportée par sa maladie et l’épuisement. Et soudain, tout s’éclaire – les lettres régulières, si étrangement confiantes jusqu’au bout, qu’il recevait encore récemment… Mina les avait écrites avant de partir, en grand nombre, et confiées à un complice pour qu’il les lui expédie échelonnées, afin que son fils bien-aimé ne manque jamais de son soutien, même orphelin. Au total, près de deux cent cinquante lettres, écrites à l’avance comme un testament d’amour, ont accompagné Romain durant ses campagnes.
En comprenant cela, Romain s’écroule sur une chaise, submergé par l’émotion. Jamais il n’avait mesuré à quel point la promesse de l’aube était allée si loin, jusque dans la mort. Mina, avec son entêtement légendaire et sa tendresse infinie, a tenu sa promesse envers lui jusqu’au bout du possible. Elle lui a littéralement donné tout son amour, jusqu’à la dernière goutte, prévoyant même de continuer à l’aimer par lettres interposées après son départ de ce monde.
Les jours qui suivent, Romain met de l’ordre dans les affaires de sa mère. Dans une malle, il retrouve les brouillons de ces lettres posthumes, soigneusement numérotés. À chaque ligne, il ressent la présence de Mina, son humour, sa force. Il pleure longuement, puis reprend pied. Il sait ce qu’il lui reste à faire : vivre, accomplir, raconter. La promesse de l’aube – cette promesse que la vie fait à l’aube de chaque existence à travers l’amour maternel – ne sera peut-être jamais pleinement tenue par la vie elle-même, mais lui, Romain Gary, par son parcours, par sa plume, a la mission de la faire exister malgré tout.
Ainsi s’achève le récit de Romain. Il a tenu parole : il est devenu ce que Mina rêvait qu’il soit, sinon plus. Mais le prix en fut la perte de l’être qui l’avait façonné. Désormais seul, Romain porte en lui l’héritage incandescent de cet amour hors du commun. Chaque médaille à son veston, chaque livre qu’il écrira, chaque pas dans sa carrière diplomatique – tout sera empreint du souvenir de Mina. La petite fée de Wilno, la “vieille dame” extravagante de Nice, a quitté la scène, mais son écho résonnera en lui jusqu’à son dernier souffle. Car telle est la promesse de l’aube : un amour qui, né au premier matin de la vie, continue d’éclairer la route, même longtemps après le crépuscule de l’être aimé.

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