Le narrateur
Il est un observateur attentif, cultivé, curieux, discret. Il n’a pas de nom, pas d’histoire détaillée, mais il est la voix par laquelle le lecteur accède à tout. Son rôle est essentiel : il est le médiateur, le pont entre les deux joueurs qui s’affrontent, et l’interprète silencieux de ce qui se joue au-delà de l’échiquier.
Dès les premières pages, il révèle un goût pour la psychologie des êtres, une fascination pour les esprits singuliers, et une attention bienveillante à la fragilité humaine. C’est lui qui, intrigué par la présence de Czentović à bord du paquebot, se met à en savoir plus sur lui. C’est encore lui qui observe les réactions du riche Écossais MacConnor, propose une partie collective et, plus tard, écoute patiemment le récit bouleversant du Docteur B.
Mais son rôle ne se limite pas à celui d’un simple passeur. Il incarne aussi une posture morale : celle de l’empathie sans jugement, de l’intelligence sans vanité. Il ne joue pas aux échecs pour briller, mais pour comprendre. Il ne pousse jamais à l’affrontement, il observe, relie, et apaise. Quand il murmure au Docteur B. un discret « Souvenez-vous » pour le ramener à la réalité, c’est tout l’esprit de la nouvelle qui se cristallise en ce geste : tendre la main à celui qui vacille, ramener à la vie celui qui pourrait replonger.
Le narrateur est, en creux, le contraire de Czentović : là où ce dernier est mutique, arrogant et fermé, lui incarne l’ouverture, la parole partagée, l’humanité tranquille. Sa lucidité et son tact sont ce qui permet à l’histoire de se déployer dans toute sa force.
Mirko Czentović
Il s’agit d’un des personnages les plus énigmatiques de Zweig, précisément parce qu’il ne laisse filtrer presque aucune émotion. Champion du monde d’échecs, il est décrit comme un être rustre, taciturne, peu cultivé. Sa force ne réside ni dans la finesse d’esprit, ni dans la sensibilité, mais dans une forme de logique froide et implacable.
Issu d’un milieu modeste, orphelin de père, recueilli par un curé, Czentović découvre par hasard son don. Rien ne le prédestinait à une carrière brillante. Il peine à lire, fait des fautes d’orthographe, ne s’intéresse à rien en dehors du jeu. Et pourtant, il gagne. Partout. Contre tous. Son style est lent, méthodique, sûr. Il n’a pas besoin d’imaginer, il avance, carré après carré, avec une patience aveugle.
Cette figure incarne une forme d’intelligence brute, inhumaine presque. Il ne comprend pas les nuances de la vie sociale, méprise la culture, n’éprouve ni doute ni vertige. Il joue avec la régularité d’un métronome, sans jamais se laisser troubler. C’est un bloc. Ce qui, chez un autre, pourrait inspirer l’admiration, suscite ici le malaise.
Czentović fascine autant qu’il irrite. Il est vain, avide, calculateur. Il facture ses parties sur le bateau, refuse tout contact inutile, et garde les autres à distance. Sa manière de jouer est à son image : glaciale, réglée, hermétique. Et pourtant, il n’est pas un « méchant ». Il n’est ni cruel ni malveillant. Il est simplement vide d’affects, entièrement dévoué à son art, mais incapable de s’en extraire. Le jeu n’est pas une passion pour lui, c’est une mécanique de pouvoir.
Lorsqu’il se retrouve face au Dr B., il comprend vite qu’il a affaire à autre chose qu’un amateur. Il prend peur. Non parce qu’il risque de perdre, mais parce que cet homme échappe à sa logique. Czentović incarne le savoir technique sans conscience, la maîtrise sans émotion. Il est le joueur parfait, mais peut-être pas un homme libre.
Le Docteur B
Personnage le plus bouleversant du récit, le Docteur B. incarne la fragilité extrême et la résistance la plus pure. Derrière son apparence discrète se cache une histoire de survie intérieure d’une intensité rare. Ancien avocat autrichien, homme cultivé, il a été arrêté par la Gestapo après l’annexion de l’Autriche. Son crime ? Administrer des biens appartenant à des couvents et à la famille impériale. Il est mis à l’isolement, sans livre, sans montre, sans contact humain. Le but : briser sa volonté.
Mais l’esprit de Dr B. refuse de se laisser dissoudre. Lorsqu’il parvient à dérober un manuel d’échecs, il s’y accroche comme à une bouée. D’abord, il lit, il apprend. Puis il rejoue mentalement les parties. Enfin, faute d’adversaire, il commence à jouer contre lui-même. C’est là que commence le glissement. La division intérieure s’installe : le moi blanc contre le moi noir. Chaque partie devient un duel intérieur, une épreuve mentale, une tentative d’échapper à la folie… ou d’y plonger.
Ce dédoublement finit par le ronger. Le jeu, qui l’a sauvé, le menace à son tour. Une crise le fait basculer. Il est hospitalisé, puis libéré. Mais il sait qu’il ne doit plus jamais jouer. Le moindre retour à l’échiquier pourrait réveiller l’obsession, la tension, la dérive.
Et pourtant, lorsqu’il affronte Czentović, il rejoue. Pas pour gagner. Pour savoir. Pour se mesurer à son propre vertige. Et là encore, il frôle la rechute. Ses gestes s’accélèrent, sa voix se tend, son corps tremble. Il est sur le fil. Il interrompt la partie juste à temps. Il se retire, définitivement.
Le Docteur B. est le contraire du champion : là où Czentović joue sans émotion, lui est brûlé par l’intensité de sa pensée. Là où l’un avance pièce après pièce, l’autre lutte pour rester entier. Il incarne une mémoire vive, douloureuse, mais humaine. Il est la preuve que l’esprit, même broyé, peut encore se relever. Il n’a pas besoin de gagner. Il a besoin de ne pas se perdre.
Une trilogie d’âmes
À travers ces trois figures, Zweig dresse le tableau d’une humanité confrontée à ses extrêmes : la raison froide, la conscience brisée, le regard lucide. Le narrateur observe, Czentović exécute, le Docteur B. endure. Leurs interactions ne sont pas seulement des confrontations autour d’un jeu. Elles révèlent trois façons de traverser le monde : sans réfléchir, en se déchirant, ou en cherchant à comprendre.

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