Anna Karénine

Personnage d'Anna Karenine interprétée par Vivien Leigh en 1948
Anna Karenine interpretée par Viven Leighen

Tolstoï introduit Anna dès le début avec des mots saisissants : « Comme si un excès de quelque chose submergeait tellement son être qu’au-delà de sa volonté il s’exprimait tantôt en une brillance de regard, tantôt en un sourire. » Cette description brosse le portrait d’une femme habitée d’une force intérieure intense, une passion à la fois lumineuse et incontrôlable. Au fil du roman, Tolstoï multiplie les facettes de son personnage pour la rendre à la fois fascinante et profondément humaine. Anna est ainsi présentée comme une femme-fleur sauvage dont la beauté captive l’entourage : on perçoit chez elle cette mélancolie secrète, signe d’un mal-être latent. Son enfance choyée et son amour timide pour son mari Alexis Karénine ne l’ont pas préparée aux conflits qui l’attendaient. On sent qu’Anna a grandi entre deux mondes : timide demoiselle dans son rôle d’épouse et de mère aimante, mais aussi femme d’esprit ouverte sur l’Europe. Elle est dans un dilemme permanent. Sa vie rangée était ordinaire et confortable : elle adorait jouer avec son fils Seryozha et accomplissait avec sincérité ses devoirs de mère et d’épouse. Cette stabilité va être irrémédiablement brisée lorsqu’elle croise le regard de Vronski à la gare de Moscou.

La vie quotidienne d’Anna est d’abord banale et calme. Elle admire Karénine qui la traite avec respect, et profite des joies simples de la maternité. Tolstoï la décrit comme une mère attentionnée : on la voit jouer tendrement avec son petit garçon ou lui raconter des histoires pour l’endormir. Ces instants de bonheur familial font apparaître une femme douce et comblée. C’est contre cet arrière-plan tranquille qu’émerge le « vertigineux renversement » de son existence : l’ardeur impétueuse de Vronski l’enflamme dès le premier contact. Lorsqu’Anna découvre l’affection de Vronski, c’est comme une révélation sensuelle qui la transfigure. L’aveu de cet amour si soudain est bouleversant. Tolstoï insiste sur la violence de cette passion : Anna se jette corps et âme dans la liaison, partageant des rendez-vous clandestins exaltants mais aussi des crises de culpabilité lancinantes. On la voit passer en un instant de l’extase à l’angoisse, car en elle le désir se heurte au devoir. Sa conscience de mère l’unit à son fils mais la freine aussi : lors de leurs premiers ébats, elle pense à Seryozha et son amour d’épouse fait surface, ce qui la fait douter. À présent, Anna est déchirée entre deux mondes : d’un côté la rage de vivre de la jeune amante, de l’autre les chaînes familiales qu’elle ne peut rompre. Cette lutte intérieure rend son personnage si complexe : Tolstoï montre une femme qui ne triche pas avec elle-même, aspirant désespérément à concilier sa passion et son sens du devoir, sans y parvenir.

Cependant, le monde autour d’Anna ne lui accorde aucune clémence. Les salons de Saint-Pétersbourg ferment leurs portes devant elle. Elle subit la cruauté des murmures et des regards accusateurs : lorsque sa liaison est connue, on la fuit ou la juge en secret. Le face-à-face avec Karénine est symbolique de cette épreuve : son mari, jusque-là distant et affectueux, la réprimande sévèrement sous le prétexte du devoir moral. Elle, de son côté, le supplie de comprendre et de ne pas sacrifier leur foyer dans le scandale public. Tolstoï met en lumière l’hypocrisie de cette situation : Anna réalise que, tandis qu’elle est condamnée, Vronski, plus jeune et sans enfants, conserve encore la liberté et l’honneur. Cette injustice fait monter en elle une colère désespérée et une profonde tristesse. Elle assiste à la rupture de son image respectée et se retrouve seule contre la société. Peu à peu, la passion amoureuse laisse place à l’angoisse : Anna se réveille la nuit, écumant de larmes ou fixant le vide, consumée par la jalousie et le remords. Son exil volontaire dans la campagne avec Vronski ne fait qu’amplifier son désespoir : loin de tout appui, elle est torturée par la pensée de son fils resté sans elle, et se sent rejetée par tous. Tolstoï décrit avec minutie sa lente dégradation mentale : on la voit s’effondrer en larmes, chercher éperdument à justifier son amour, écrire des lettres remplies de reproches, perdre toute illusion sur son futur. À l’orée de la mort, il ne s’agit plus de la belle héroïne éblouissante des premiers chapitres, mais d’une âme brisée implorant un pardon qu’elle ne recevra jamais. En un sens, Anna est devenue le portrait même de la femme moderne sacrifiée sur l’autel du regard de l’autre.

Dans ses ultimes instants, Anna laisse échapper un dernier souffle désespéré : « C’est trop tard, trop tard, trop tard », comme pour dire que toute rédemption lui est désormais refusée. Cette tirade finale est un aveu bouleversant de son impuissance face à la honte et à la solitude. Son geste extrême (se jeter sous un train) apparaît moins comme une simple fuite que comme un dernier cri de révolte contre un monde qui l’a rendue indigne de vivre. Paradoxalement, cette fin tragique suscite une grande compassion. Tolstoï ne la présente pas comme une coupable à haïr, mais comme une victime des contradictions de son temps. On ne peut s’empêcher de la plaindre : Anna est belle, drôle, vivante, avec ses qualités et ses failles, ce qui la rend infiniment humaine. Son histoire d’amour déconfit résonne en chacun de nous, car tout lecteur veut croire que le cœur peut prévaloir sur les convenances. Anna Karénine incarne ainsi toutes les femmes poussées au bout d’elles-mêmes par la passion et l’injustice sociale. Son destin tragique rappelle que la plus grande des modernités réside dans la fidélité à ses émotions, même quand elles conduisent au désastre.


Alexis Alexandrovitch Karénine

Personnage d'Alexis Karenine interprété par Basil Rathbone dans le romain et le film Anna Karenine de 1938
Alexis Karenine interprété par Basil Rathbone

Alexis Karénine, l’époux d’Anna, apparaît dès le début comme un homme froid et ordonné. Haut-fonctionnaire exemplaire, il vit avant tout pour son rang et la bienséance ; on le voit lire les journaux et vaquer à ses obligations sans grande chaleur. Pourtant, Tolstoï laisse transparaître sa douleur muette. Lorsqu’il découvre l’infidélité d’Anna, il réagit en pragmatique : redoutant le scandale et la honte, il se débat pour sauver l’honneur du foyer plus que pour juger sa femme. Son visage impassible masque mal le désarroi d’un homme désemparé. Il est touchant dans sa dépendance aux convenances sociales : Karénine accepte qu’Anna garde son nom et même son appartement, espérant ainsi l’apaiser, mais il reste empêtré dans ses principes. On l’imagine abattu lorsque la belle-mère de Vronski propose le divorce à Anna, ou quand Betsy le salue devant Anna sur le quai de la gare : son regard fixé sur le vide, comme foudroyé par la perte, trahit une tristesse muette. Tolstoï, sans fard moraliste, montre un homme prisonnier, déchiré entre le devoir et l’amour qu’il n’ose plus avouer. À la fin, Karénine reste marqué par cette épreuve : son deuil est pudique et sa colère contenue, reflétant l’impasse d’un amour qu’il ne sait exprimer. Il incarne surtout la société figée et pudique : un homme blessé, incapable de comprendre qu’une passion puisse transcender l’ordre établi. On le plaindra plus qu’on ne le haïra, tant il est perdu dans l’ombre de la passion d’autrui.


Alexis Vronski

Personnage de Vronski avec sa célèbre moustage

Alexis Vronski est l’amant passionné d’Anna, un officier de cavalerie ambitieux et sûr de lui. Beau, séduisant et issu de la haute aristocratie, il incarne la jeunesse dorée : peu de femmes ont résisté à son charme. Il tombe fou amoureux d’Anna au premier regard et se jette tête baissée dans une liaison tumultueuse : son amour est entier, mais son tempérament fougueux le rend parfois imprévisible et jaloux. Cet officier fougueux ne connaît pas la modération, ce qui l’amène à exiger tout instant de bonheur auprès d’Anna. Pourtant Tolstoï le montre aussi profondément meurtri par le sort d’Anna. Lorsque sa maîtresse souffre, il est pris de remords : on le voit prodiguer des moments de bonheur à Anna malgré les commérages et la différence de statut entre eux. Au moment de la mort d’Anna, Vronski est dévasté : il court après le train en criant son nom, déchiré par la culpabilité de l’avoir perdue. Plus tard, rongé par sa peine, il s’engage volontairement dans la guerre, cherchant dans l’ardeur du combat l’oubli de son désespoir. Cette transformation extrême souligne que son amour était sincère jusqu’au bout : l’officier insouciant s’est mué en un homme en deuil cherchant rédemption. Avec lui, Tolstoï illustre la fougue de la jeunesse face à la fatalité d’une passion perdue.


Konstantin Dmitrievitch Lévine

Personnage de Kostantin Lévine dehors avec son bonnet dans le roman et le film Anna Karénine

Lévine est le personnage alter ego de Tolstoï : propriétaire terrien intègre et épris de simplicité. Rêveur et en quête du sens de la vie, il incarne un idéal campagnard et sincère. Amoureux de Kitty et rêveur de vérité, il est prêt à tout pour la conquérir, mais son échec initial le force à remettre en question sa vision du monde. Lévine est sensible : Tolstoï nous le montre riche d’une bonté naturelle. Un chapitre marquant le voit par exemple rendre visite à un condamné à mort. Ému aux larmes par la détresse du malheureux, il partage son repas et offre son aide ; cette scène symbolise sa générosité instinctive et son désir d’action morale. Elle annonce son évolution : un homme tourmenté qui décide de passer aux actes concrets.

Après ses déboires sentimentaux, Lévine se consacre au travail de la terre. La campagne lui apporte un nouvel équilibre : elle devient le refuge où il guérit de ses blessures et apprend à vivre plus authentiquement. Kitty finit par revenir à ses côtés et leur amour mûrit peu à peu. Rejetant les avances d’un vieux comte, elle se marie avec lui avec gratitude ; Tolstoï nous la présente alors comme une épouse dévouée et une mère attentive. Les scènes de leur mariage au domaine, des enfants courant dans le jardin, révèlent un bonheur simple et lumineux. Leurs moments partagés (élever leurs enfants, reconstruire leur maison, contempler le ciel ensemble) reflètent une harmonie retrouvée. Lévine trouve dans la vie paysanne une forme de consolation et de spiritualité spontanée : le travail honnête aux champs, la communication fraternelle avec les paysans, la contemplation du ciel étoilé nourrissent sa foi nouvelle.

Enfin, dans les derniers chapitres, Tolstoï couronne le parcours de Lévine par une épiphanie. Après des nuits d’angoisse et de doutes, il fait soudain l’expérience d’une paix intérieure : il lui semble avoir compris le sens de sa vie. Une grâce invisible lui apparaît, reliant chaque chose à l’amour divin. L’auteur clôt ainsi son récit sur une note lumineuse : Lévine sourit, serein, convaincu que l’amour et la foi ont donné un sens à son existence. Ce personnage optimiste nous enseigne que le bonheur peut naître de la simplicité et de la foi, loin de la passion tourmentée qui a détruit Anna.


Ekaterina (Kitty) Shcherbatskaïa

Personnage de Kitty dans le roman et le film d'Anna Karénine

Elle est la jeune sœur de Dolly, une charmante demoiselle pleine de grâce et de rêves romantiques. Au début, elle est insouciante et enjouée, persuadée de trouver le grand amour. Quand Vronski la demande en mariage, elle croit toucher son rêve du doigt : on la voit radieuse et émerveillée. Mais le désespoir la frappe quand Vronski la délaisse pour Anna. Brisée par ce coup du sort, Kitty sombre dans une profonde mélancolie et doit s’éloigner pour retrouver la santé. Ce passage de l’enfance à la douleur marque sa perte d’innocence.

Peu à peu, Kitty se relève avec force et maturité. Elle repousse avec douceur les avances d’un comte plus âgé, puis accepte avec reconnaissance la proposition de Lévine, dont l’amour est sincère et patient. À son mariage et dans sa nouvelle vie au domaine, elle devient une épouse dévouée et une mère attentive. Tolstoï décrit les scènes quotidiennes du couple : eux deux reconstruisant la maison, leurs enfants gambadant dans le jardin, et Kitty souriante au foyer. Ce bonheur simple et sincère transparaît à chaque ligne. Kitty apporte à Lévine la paix qu’il cherchait ; sa douceur calme adoucit les doutes de Lévine. Elle incarne enfin la quiétude retrouvée, contrastant avec la passion tourmentée d’Anna.


Stépane Arkadievitch Oblonsky (Stiva)

Il est le frère mondain d’Anna, grand séducteur et épicurien au grand cœur. De tempérament chaleureux et insouciant, il aime la bonne chère, la musique et les bals. Son charme naturel et son optimisme font de lui un personnage attachant, malgré son goût marqué pour l’aventure. Tolstoï en fait un homme incapable de résister aux tentations : on sait qu’il était même fiancé un temps à la gouvernante de ses enfants. Stiva est jovial et amical, celui qu’on n’oublie pas en société. Il rend les conversations plus légères et propose souvent des distractions pour fuir les soucis.

La liaison qu’il entretient au début avec la jeune institutrice provoque la crise qui ouvre le roman. La trahison de Stiva envers Dolly (sa femme aimante) plonge d’abord sa famille dans le désarroi. Il supplie Dolly de lui pardonner avec des larmes dans la voix, montrant que son remords est sincère. Tolstoï ne le condamne pas totalement : il dévoile un homme bon sous une apparence frivole. Stiva veut le bonheur de sa sœur et de sa famille ; il finira par organiser le remariage de Dolly avec Karénine pour leur assurer la meilleure situation possible. Bien qu’il rechute parfois (sa nature infidèle ne change guère), sa franchise et son esprit apporte une touche d’humanité et d’humour dans ce récit âpre. Stiva incarne la voix du bon vivant, rappelant qu’un homme peut être généreux et léger à la fois.

Daria (Dolly) Oblonskaïa

Daria Alexandrovna Oblonskaïa, dite Dolly, est l’épouse fidèle de Stiva et la sœur de la comtesse Shcherbatsky. Douce et dévouée, elle a toujours mis sa famille au premier plan, élevant avec patience ses nombreux enfants. Lorsque Stiva lui révèle son infidélité, Dolly est profondément blessée, mais elle réagit d’abord avec compassion. Malgré la honte et la douleur, elle s’efforce de sauver son mariage : elle supplie Anna de convaincre Stiva de revenir, refusant de perdre celui qu’elle aime. Cet acte de pardon révèle sa grandeur d’âme. Elle trouve du réconfort dans la religion et le soutien de ses proches, puis parvient à pardonner encore une fois, même si Stiva la trompe à nouveau. Lorsqu’elle finit par divorcer, c’est avec dignité ; Dolly reste généreuse et sans rancune.

En définitive, le parcours de Dolly se conclut aussi sur une note inattendue. Après son divorce d’avec Stiva, Dolly finira par épouser Alexis Karénine, devenant sa seconde épouse. Ce mariage, suggéré à la fin de l’histoire, signe une reconstruction sociale : Dolly, malgré tout ce qu’elle a enduré, retrouve un nouveau bonheur stable. Tolstoï montre que la gentillesse et la résilience de Dolly seront un baume, lui permettant de tourner la page sans ressentiment. Elle incarne la résilience et l’amour désintéressé : même après la mort d’Anna, Dolly console Vronski et accompagne Karénine vers une nouvelle vie sans amertume. Son personnage, sans prétention, est celui d’une femme humble et forte, prête à donner sa tendresse aux autres plutôt que de céder à la colère.

Princesse Élisabeth (Betsy) Tverskaïa

La princesse Élisabeth est l’amie mondaine d’Anna, superbe et pleine d’esprit. Coquette invétérée et grande séductrice à ses heures, elle vit pour l’éclat des apparences et les petites intrigues de la haute société. À la gare de Moscou, c’est elle qui accueille Anna avec panache, lui racontant ses propres histoires galantes pour la mettre à l’aise. Betsy ne juge pas Anna avec dureté : elle compatit à son sort plutôt qu’elle ne la blâme. Cependant, voyant le scandale grossir, elle conseille en plaisantant à Vronski de se marier rapidement avec une autre femme, tentant ainsi de sauver son honneur. Derrière cette légèreté mondaine, on devine la générosité de Betsy. Elle aide discrètement ses amis malheureux sans drame, comme lorsqu’elle console Anna à la fin ou lorsqu’elle soutient Dolly. Betsy incarne un monde brillant où l’amour est souvent un jeu, mais Tolstoï lui prête une tendresse implicite : sous ses allures frivoles et ses remarques mordantes, elle reste prête à intervenir pour ceux qu’elle aime. Son amitié sincère, ponctuée d’un humour mordant, montre que même parmi la noblesse la plus superficielle, on peut trouver de la compassion.


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