📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- Analyse de la lettre
- Le refus d’un amour et la fidélité à Aza
- La proposition d’une amitié exclusive et égalitaire
- Un projet de société alternative
- La célébration de la solitude
- Analyse linéaire
- Portée philosophique
- Conclusion
La lettre
Au Chevalier Déterville,
à Paris.
Je reçois presque en même-tems, Monsieur, la nouvelle de votre départ de Malthe & celle de votre arrivée à Paris. Quelque plaisir que je me fasse de vous revoir, il ne peut surmonter le chagrin que me cause le billet que vous m’écrivez en arrivant.Quoi, Déterville ! après avoir pris sur vous de dissimuler vos sentimens dans toutes vos Lettres, après m’avoir donné lieu d’esperer que je n’aurois plus à combattre une passion qui m’afflige, vous vous livrez plus que jamais à sa violence.
À quoi bon affecter une déférence pour moi que vous démentez au même instant ? Vous me demandez la permission de me voir, vous m’assurez d’une soumission aveugle à mes volontés, & vous vous efforcez de me convaincre des sentimens qui y sont les plus opposés, qui m’offensent, enfin que je n’approuverai jamais.
Mais puisqu’un faux espoir vous séduit, puisque vous abusez de ma confiance & de l’état de mon ame, il faut donc vous dire quelles sont mes résolutions plus inébranlables que les vôtres.
C’est en vain que vous vous flatteriez de faire prendre à mon cœur de nouvelles chaînes. Ma bonne foi trahie ne dégage pas mes sermens ; plût au ciel qu’elle me fît oublier l’ingrat ! mais quand je l’oublierois, fidelle à moi-même, je ne serai point parjure. Le cruel Aza abandonne un bien qui lui fut cher ; ses droits sur moi n’en sont pas moins sacrés : je puis guérir de ma passion, mais je n’en aurai jamais que pour lui : tout ce que l’amitié inspire de sentimens sont à vous, vous ne la partagerez avec personne, je vous les dois. Je vous les promets ; j’y serai fidelle ; vous jouïrez au même degré de ma confiance & de ma sincérité ; l’une & l’autre seront sans bornes. Tout ce que l’amour a développé dans mon cœur de sentimens vifs & délicats tournera au profit de l’amitié. Je vous laisserai voir avec une égale franchise le regret de n’être point née en France, & mon penchant invincible pour Aza ; le desir que j’aurois de vous devoir l’avantage de penser ; & mon éternelle reconnoissance pour celui qui me l’a procuré. Nous lirons dans nos ames : la confiance sçait aussi-bien que l’amour donner de la rapidité au tems. Il est mille moyens de rendre l’amitié intéressante & d’en chasser ennui.
Vous me donnerez quelque connoissance de vos sciences & de vos arts ; vous goûterez le plaisir de la supériorité ; je le reprendrai en développant dans votre cœur des vertus que vous n’y connoissez pas. Vous ornerez mon esprit de ce qui peut le rendre amusant, vous jouïrez de votre ouvrage ; je tâcherai de vous rendre agréables les charmes naïfs de la simple amitié, & je me trouverai heureuse d’y réussir.
Céline en nous partageant sa tendresse répandra dans nos entretiens la gaieté qui pourroit y manquer : que nous resteroit-il à desirer ?
Vous craignez en vain que la solitude n’altere ma santé. Croyez-moi, Déterville, elle ne devient jamais dangereuse que par l’oisiveté. Toujours occupée, je sçaurai me faire des plaisirs nouveaux de tout ce que l’habitude rend insipide.
Sans approfondir les secrets de la nature, le simple examen de ses merveilles n’est-il pas suffisant pour varier & renouveller sans cesse des occupations toujours agréables ? La vie suffit-elle pour acquérir une connoissance légere, mais intéressante de l’univers, de ce qui m’environne, de ma propre existence ?
Le plaisir d’être ; ce plaisir oublié, ignoré même de tant d’aveugles humains ; cette pensée si douce, ce bonheur si pur, je suis, je vis, j’existe, pourroit seul rendre heureux, si l’on s’en souvenoit, si l’on en jouissoit, si l’on en connoissoit le prix.
Venez, Déterville, venez apprendre de moi à économiser les ressources de notre ame, & les bienfaits de la nature. Renoncez aux sentimens tumultueux destructeurs imperceptibles de notre être ; venez apprendre à connoître les plaisirs innocents & durables, venez en jouir avec moi, vous trouverez dans mon cœur, dans mon amitié, dans mes sentimens tout ce qui peut vous dédommager de l’amour.
Analyse de la lettre
La dernière lettre devient un lieu où se rencontrent le personnel et le collectif. Les considérations intimes sur la fidélité et l’amitié rejoignent une réflexion générale sur la société française et ses valeurs. Zilia compare la simplicité de son peuple à la superficialité qu’elle observe à Paris ; elle vante la pureté des sentiments naturels et critique l’hypocrisie qui accompagne les rapports sociaux. Par sa position d’étrangère, elle possède un regard décalé qui lui permet de mettre en évidence les contradictions de la civilisation européenne. Le changement de destinataire – d’Aza à Déterville – illustre ce déplacement : l’héroïne cesse d’idéaliser son amour pour le situer dans un contexte plus large, celui de l’échange entre cultures et de la quête d’une vie authentique.
La lettre 38 est donc un pivot qui résume le parcours d’une femme depuis l’éblouissement amoureux jusqu’à l’émancipation personnelle. Elle tire le bilan d’un voyage intérieur et met en avant des thèmes qui ont traversé tout le roman : la critique sociale, le statut des femmes, les valeurs de l’amitié, l’importance de l’éducation et la force du « plaisir d’être ». Pour comprendre la portée de ce texte, il faut analyser de près la façon dont Zilia refuse l’amour de Déterville, propose une nouvelle forme de relation, esquisse un projet de société alternatif et valorise la solitude et la contemplation. Ces aspects seront examinés successivement pour saisir la richesse de cette lettre qui clôt le roman.
Le refus d’un amour et la fidélité à Aza
La lettre commence par un constat de double nouvelle : Zilia vient d’apprendre le départ de Déterville pour Malte et son retour à Paris. Elle profite de ces nouvelles pour exprimer son chagrin et rappeler la promesse de l’ami. Toutefois, la première partie de la lettre est centrée sur le refus d’une déclaration : Déterville a adressé un billet à Zilia dans lequel il lui demande la permission de la revoir et confirme son amour. Zilia se montre choquée qu’il ait osé exprimer ses sentiments malgré sa promesse de respecter sa volonté. Elle lui reproche d’avoir dissimulé ses sentiments dans ses précédentes lettres et de se livrer à présent « plus que jamais à sa violence ». Elle souligne l’incohérence entre la soumission affectée par l’amant et la persistance de sa passion, et conclut que la demande de permission de la voir n’est qu’une tromperie.
Son refus est exprimé avec force. Elle commence par la métaphore des chaînes pour qualifier le mariage : « C’est en vain que vous vous flatteriez de faire prendre à mon cœur de nouvelles chaînes ». L’image, violente, rapproche le mariage d’une forme d’esclavage, soulignant que l’acceptation de l’amour de Déterville reviendrait à se soumettre à une nouvelle servitude après avoir déjà subi la capture par les Espagnols et la trahison d’Aza. Cette comparaison est également une critique des conceptions romanesques traditionnelles qui voient le mariage comme l’aboutissement naturel d’une histoire d’amour. Zilia refuse cette logique. À ses yeux, accepter l’amour de Déterville reviendrait à nier la force de ses serments envers Aza.
La force du refus réside aussi dans la justification qu’elle donne. Loin d’invoquer l’infidélité d’Aza pour se libérer de ses promesses, elle insiste au contraire sur la sacralité des engagements : « Ma bonne foi trahie ne dégage pas mes sermens ; plût au ciel qu’elle me fît oublier l’ingrat ! mais quand je l’oublierois, fidelle à moi-même, je ne serai point parjure ». Zilia affirme ainsi que son serment d’amour est indissoluble. Même si Aza l’a abandonnée, ses droits restent sacrés. Elle peut guérir de sa passion mais ne ressentira plus jamais d’amour pour un autre. Cette fidélité intemporelle confère au personnage une dimension héroïque et morale. En choisissant de rester fidèle à un homme qui l’a trahie, Zilia se place au-dessus des sentiments de ressentiment et montre son attachement à la sincérité et à la parole donnée. Cette attitude a pu choquer, car elle semblait valoriser la souffrance et l’abnégation. Pourtant, elle est cohérente avec l’idée que l’amour est une union sacrée qui ne peut être rompue par les circonstances.
Ce serment implique un prix à payer : Zilia refuse catégoriquement les avances de Déterville. Son refus ne se limite pas à dire « non » ; il est accompagné d’une mise en garde. Elle reproche à son ami de s’être laissé séduire par un faux espoir et de vouloir « abuser de sa confiance et de l’état de son âme ». En vérité, elle reconnait que le moment qu’elle traverse est dangereux, car elle est vulnérable à la douleur. Elle craint que Déterville n’ait profité de cette fragilité pour tenter de l’enchaîner, et en cela, elle lui reproche une forme d’égoïsme masqué par l’amitié. Elle lui rappelle que son cœur est déjà lié et qu’elle ne pourra jamais se donner à lui sans trahir ce qu’elle est profondément. Ainsi, son refus est un acte de fidélité à soi : il s’agit d’être cohérente avec ses valeurs et de ne pas se laisser entraîner dans une passion qui contredirait sa dignité.
La justification du refus est aussi une critique implicite de la société européenne, qui valorise l’échange et la dette de reconnaissance. Zilia perçoit dans les cadeaux et les services offerts par Déterville une logique de don qui attend une contrepartie. Elle se sait en dette de son protecteur, mais elle refuse de payer cette dette en cédant son cœur. La générosité de Déterville est sous-tendue par l’attente d’un retour, ce qui crée une asymétrie dans leur relation. En refusant le mariage, Zilia rompt avec cette logique d’échange et revendique une relation qui ne soit pas fondée sur la réciprocité matérielle ou sentimentale. Cette position anticipe des réflexions modernes sur la générosité et l’obligation.
On peut percevoir ce refus comme un acte de résistance féminine. Dans la société du XVIIIᵉ siècle, la liberté des femmes est limitée, et leur destin est souvent confiné au mariage. Zilia, en tant qu’étrangère, bénéficie d’un point de vue qui lui permet de mettre en lumière cette contrainte. En rejetant l’amour d’un homme qui la respecte et la protège, elle affirme son droit à choisir sa vie. La lettre laisse entendre que sa fidélité à Aza n’est pas seulement un devoir, mais le symbole d’une fidélité à elle-même. Il ne s’agit pas de sacrifier sa vie pour un amour perdu, mais de rester cohérente avec son identité. Ce refus renforce la figure de Zilia comme personnage qui se construit selon ses propres critères et qui s’oppose aux modèles de soumission attendus de son sexe.
Enfin, ce refus prépare le terrain pour la proposition d’une relation alternative. Zilia ne ferme pas la porte à Déterville, mais elle redéfinit la nature de leurs liens. Elle lui propose une amitié fondée sur la confiance et l’échange intellectuel plutôt que l’amour. Ce choix renverse les valeurs traditionnelles, car l’amitié, sentiment souvent considéré comme inférieur à l’amour dans la littérature galante, est ici élevée au rang de sentiment noble et exclusif. Le refus d’une relation amoureuse ouvre paradoxalement la voie à une relation peut-être plus égalitaire et enrichissante. Pour appréhender cette proposition, il faut examiner la seconde partie de la lettre, où Zilia décrit la nature de l’amitié qu’elle veut offrir à son ami.
La proposition d’une amitié exclusive et égalitaire
Après avoir rejeté le mariage, Zilia s’empresse de rassurer Déterville : elle ne lui retire pas son affection et sa gratitude, mais lui propose une autre forme de lien. L’héroïne souhaite offrir ce qui reste possible pour elle : une amitié sincère et exclusive. Contrairement à l’idée qu’elle avait exprimée auparavant selon laquelle l’amitié se partage alors que l’amour ne se partage pas, elle insiste ici sur le caractère unique de cette amitié. Dans un passage central, elle déclare que « tout ce que l’amitié inspire de sentimens sont à vous, vous ne la partagerez avec personne, je vous les dois. Je vous les promets ; j’y serai fidelle ». En affirmant qu’elle ne partagera pas son amitié, elle tente de donner à cette relation la même force et l’exclusivité que l’amour. Elle promet de lui offrir l’intégralité de sa confiance et de sa sincérité. Cette promesse est importante : elle substitue à la passion un attachement d’âme qui se veut tout aussi intense. Elle opère ainsi un déplacement : ce que l’amour a développé de sentiments vifs et délicats dans son cœur sera désormais mis au service de l’amitié.
Cette amitié se fonde sur plusieurs principes. D’abord, l’égalité. Zilia affirme qu’ils pourront lire dans leurs âmes et que la confiance saura leur donner la rapidité du temps, comme l’amour. Elle compare l’amitié à une forme de divertissement, capable de chasser l’ennui. Cette comparaison n’a rien de superficiel. Il ne s’agit pas d’un divertissement au sens frivole, mais d’une occupation de l’esprit et du cœur qui donne sens à la vie. Elle se réfère peut-être implicitement à Pascal et à sa réflexion sur le divertissement comme remède à la misère humaine. Chez Zilia, la confiance et la sincérité partagées remplacent les passions tumultueuses et offrent une sérénité durable. L’amitié devient un moyen de fuir la souffrance et de trouver un équilibre.
Ensuite, la réciprocité. L’héroïne insiste sur le partage des connaissances et des vertus. Elle s’adresse au chevalier en ces termes : « Vous me donnerez quelque connoissance de vos sciences et de vos arts ». La société française étant fière de ses avancées scientifiques et artistiques, il est naturel qu’elle demande à son ami de partager avec elle cette richesse. Elle sait que cela nourrira l’amour-propre du chevalier, car transmettre ses connaissances procurera à Déterville un sentiment de supériorité. Mais Zilia se dépêche de rétablir l’équilibre : « je le reprendrai en développant dans votre cœur des vertus que vous n’y connoissez pas ». Elle affirme que son peuple, bien que qualifié de « sauvage » par les Européens, possède des valeurs morales à transmettre. Cette réciprocité reconnaît la complémentarité des cultures. Dans l’échange, chacun fait profiter l’autre de ses qualités, l’un apportant la science et l’art, l’autre les vertus du cœur.
Ce programme d’amitié inclut également la participation de Céline, la sœur de Déterville. Zilia l’invite à partager leur intimité : « Céline en nous partageant sa tendresse répandra dans nos entretiens la gaieté qui pourroit y manquer : que nous resteroit‑il à desirer ? ». L’ajout de la sœur rend la relation tripartite et confère un caractère familial à leur amitié. La gaieté de Céline pourra compenser l’austérité d’une relation fondée sur la raison et la vertu. En posant cette question rhétorique, Zilia suggère que ce groupe suffira à leur bonheur. Elle propose un modèle d’« idylle altruiste » dans laquelle chacun offre aux autres sans attendre de retour. Cette proposition renverse les codes du roman galant. Au lieu de la fusion passionnelle à deux, elle imagine une communauté amicale à trois, fondée sur l’échange et la générosité.
La description de l’amitié exprime aussi le désir de construire un espace où les différences culturelles sont mises sur le même plan. Zilia reconnaît la valeur des Lumières européennes mais refuse de considérer que leur savoir est supérieur. En contrepartie des sciences et des arts, elle apportera les vertus du cœur, l’authenticité des sentiments et la simplicité de la vie. Cette égalité entre le monde dit civilisé et le monde dit sauvage est au cœur du message des Lettres d’une Péruvienne. Elle invite à repenser les hiérarchies établies, à reconnaître que les cultures non européennes possèdent un savoir précieux. À travers cette égalité, l’auteure exprime une critique de l’ethnocentrisme qui parcourt la pensée européenne du XVIIIᵉ siècle.
La mise en avant de l’amitié intervient dans un contexte littéraire où ce sentiment est rarement valorisé. La littérature galante privilégie l’amour passionnel. Les personnages qui refusent l’amour pour l’amitié sont souvent ridiculisés ou présentés comme froids. Françoise de Graffigny renverse cette perspective. Elle attribue à l’amitié une puissance égale, voire supérieure, à l’amour. L’amitié permet un échange intellectuel, un partage de valeurs morales et la construction d’un bonheur durable. Cette vision s’inscrit dans les débats des philosophes des Lumières qui mettent en avant les vertus sociales de l’amitié. Montesquieu, Voltaire et Rousseau reconnaissent dans l’amitié un lien fondé sur la raison et la vertu. Zilia incarne cette idée en proposant une relation qui transcende les sentiments passionnels.
Il faut toutefois souligner la tension que cette substitution crée chez Déterville. L’amitié que propose Zilia n’efface pas son amour pour Aza. Elle le sait et le confesse, par conséquent, elle se livre à une équation délicate : offrir son cœur en amitié sans partager ses amours. Elle l’admet : elle conservera pour lui confiance et franchise, mais elle continuera à éprouver un penchant invincible pour Aza. Elle montre à Déterville que son bonheur passe par l’acceptation de cette réalité, et qu’il doit renoncer à un rêve impossible. Cette situation peut être perçue comme un sacrifice pour Déterville, qui se voit transformé en confident. La promesse d’amitié risque d’être une consolation insuffisante pour un homme amoureux. Cependant, Zilia n’a pas d’autre solution qui soit cohérente avec sa fidélité et sa vision du bonheur. Elle espère que la richesse de leur amitié, la sincérité de leurs échanges et l’échange de vertus seront suffisants pour compenser l’amour refusé.
Le modèle d’amitié esquissé par Zilia est novateur également parce qu’il propose une forme de divertissement qui diffère des distractions mondaines. Elle met en avant l’idée que la confiance donne de la rapidité au temps et que l’amitié peut éloigner l’ennui. Elle préconise donc un divertissement basé sur la réflexion, l’étude et la contemplation plutôt que sur la fréquentation des salons et des spectacles. Elle invite Déterville à goûter le plaisir de la supériorité intellectuelle, mais lui rappelle que ce plaisir sera compensé par la découverte de vertus que son peuple ignore. L’amitié devient un lieu d’émulation et d’amélioration mutuelle. Cette proposition reflète l’utopie des Lumières où le progrès intellectuel et moral est un moyen d’atteindre le bonheur.
En somme, la seconde partie de la lettre propose une définition de l’amitié qui la place au centre de l’épanouissement individuel et collectif. Zilia la considère comme un lien exclusif et égalitaire, qui se nourrit de confiance illimitée et d’échanges équilibrés. Elle offre à Déterville l’opportunité de participer à la construction d’un modèle de vie fondé sur la vertu et la raison. Cette amitié se veut un havre pour les âmes blessées par l’amour, une alternative durable aux passions qui déchirent. Elle trace une voie pour une relation affranchie de la réciprocité obligatoire, un espace de générosité et de liberté.
Un projet de société alternative
Au-delà de la relation personnelle entre Zilia et Déterville, la lettre trace les contours d’un projet de société alternative. Après avoir décrit la structure de leur amitié, l’héroïne se projette dans un avenir où cette relation se mue en modèle de vie. Elle imagine un bonheur commun qui repose sur le partage des savoirs, la culture des vertus, et l’échange sincère. Ce projet s’inscrit dans la critique générale que Zilia adresse à la société française. Depuis son arrivée en Europe, elle a observé les inégalités, l’hypocrisie, la superficialité des mœurs mondaines. Dans cette dernière lettre, elle propose une façon de vivre qui se veut à l’opposé de ces travers.
Zilia commence par souligner que leur échange de connaissances sera mutuellement bénéfique. Elle demande à Déterville de lui apprendre les sciences et les arts. Les Lumières sont ainsi convoquées : la connaissance, l’éducation et la raison sont présentées comme des moyens d’émancipation. La jeune princesse veut acquérir des compétences qui pourront rendre son esprit « amusant » et divertir leur solitude. En retour, elle promet de développer chez Déterville des vertus qu’il ignore. Ce passage montre une conception de l’éducation qui va dans les deux sens. Elle refuse l’idée selon laquelle seuls les Européens ont quelque chose à enseigner aux peuples colonisés. Elle affirme que son peuple possède des valeurs morales et des vertus que les Français peuvent apprendre. Ce renversement met en évidence la volonté de remettre sur un plan d’égalité le monde civilisé et le monde dit « sauvage ».
Le projet de société alternative inclut la recherche d’une harmonie simple et paisible. Zilia suggère qu’ils pourront se rendre « heureux » en s’améliorant mutuellement et en cultivant la simple amitié. Elle se réjouit à l’avance de la réussite de ce projet : « Vous ornerez mon esprit de ce qui peut le rendre amusant, vous jouïrez de votre ouvrage ; je tâcherai de vous rendre agréables les charmes naïfs de la simple amitié, et je me trouverai heureuse d’y réussir ». L’emploi du terme « ouvrage » pour qualifier l’effort de Déterville souligne que cette relation implique un travail moral et intellectuel. Il ne s’agit pas d’un sentiment spontané qui s’impose comme l’amour passionnel, mais d’un lien qui se construit et se cultive. Les deux amis deviendront donc artisans de leur bonheur. Cette vision rappelle l’idéal philosophique selon lequel la vertu s’acquiert par l’effort et la réflexion.
L’intégration de Céline dans ce projet contribue à en faire un modèle de vie communautaire. La sœur de Déterville, en apportant de la gaieté, permet de combler l’éventuelle austérité d’une relation fondée sur la vertu et l’étude. Ce trio se voit comme une communauté autarcique, autosuffisante, qui se suffit à elle-même. La question « que nous resterait-il à désirer ? » posée par Zilia fonctionne comme un credo. La réponse sous-entendue est « rien ». Ce bonheur partagé n’est pas fondé sur des richesses, des titres ou la reconnaissance sociale, mais sur le partage des vertus et des plaisirs simples. Ce modèle se distingue de l’ostentation et de la compétitivité observées dans la société française.
Le refus de la vie mondaine est explicite. Zilia répond à l’inquiétude de Déterville concernant la solitude en lui assurant qu’elle n’est dangereuse que lorsqu’elle est liée à l’oisiveté : « Vous craignez en vain que la solitude n’altère ma santé. Croyez-moi, Déterville, elle ne devient jamais dangereuse que par l’oisiveté. Toujours occupée, je sçaurai me faire des plaisirs nouveaux de tout ce que l’habitude rend insipide ». Ces propos sont une réponse aux usages de son temps. Au XVIIIᵉ siècle, la sociabilité, les visites et les spectacles sont considérés comme essentiels. La vie mondaine permet de se montrer, de converser, de briller en société. Zilia rejette cette nécessité. Elle affirme que la solitude est un choix et qu’elle peut être source de plaisirs nouveaux pourvu qu’on s’occupe l’esprit. Ce rejet de la mondanité s’inscrit dans une critique de la superficialité de la vie sociale et de la perte du moi qu’elle entraîne. Zilia préfère se retirer pour développer ses ressources intérieures et savourer la nature.
Le projet qu’elle propose à Déterville est radical dans la mesure où il renverse les rôles de genre et de culture. Dans la littérature de l’époque, c’est le plus souvent l’homme qui guide la femme. Ici, Zilia invite Déterville à venir apprendre d’elle : « Venez, Déterville, venez apprendre de moi à économiser les ressources de notre ame, & les bienfaits de la nature ». Elle se positionne en mentor, en guide de la sagesse. Cette inversion renforce l’idée d’une utopie féminine où la femme n’est plus l’apprentie mais la maîtresse. Déterville est invité à renoncer aux sentiments tumultueux qui détruisent l’être et à découvrir les plaisirs innocents et durables. Zilia propose donc un apprentissage qui vise à débarrasser l’âme des passions et à lui permettre d’accéder à une sérénité durable. Ce passage est un vibrant appel au renoncement des passions destructrices pour embrasser une vie guidée par la raison et la contemplation.
Dans cette perspective, la connaissance n’est pas uniquement intellectuelle ; elle est aussi morale et spirituelle. Zilia associe l’apprentissage des sciences et des arts à la découverte des vertus du cœur. Elle propose de connaître le monde et soi-même. La question qui suit cette invitation va plus loin : « Sans approfondir les secrets de la nature, le simple examen de ses merveilles n’est-il pas suffisant pour varier & renouveller sans cesse des occupations toujours agréables ? La vie suffit-elle pour acquérir une connoissance légere, mais intéressante de l’univers, de ce qui m’environne, de ma propre existence ? ». Ces questions rhétoriques montrent que Zilia valorise une forme de connaissance empirique et contemplative. Elle s’oppose aux encyclopédistes qui cherchent à percer les mystères de la nature pour la dominer. Pour elle, contempler les merveilles de la nature est déjà une source de plaisir et de savoir. Elle souligne que la vie humaine est trop courte pour explorer pleinement l’univers et qu’une connaissance légère mais intéressante est suffisante pour nourrir la curiosité et le bonheur.
Cette conception de la connaissance se distingue donc de la curiosité scientifique et se rapproche de la sensibilité des réprouveries. Elle anticipe des réflexions rousseauistes où le bonheur se trouve dans la contemplation de la nature plutôt que dans la recherche de vérités abstraites. Elle conteste l’idée que la civilisation européenne est la seule détentrice du savoir. Elle réaffirme que la nature est un maître, et que l’homme a tout à gagner à s’y abandonner. Dans cette perspective, la sagesse ne réside pas dans la conquête, mais dans l’acceptation de sa place dans le monde.
Le projet de société alternative se fonde donc sur un double mouvement : l’apprentissage mutuel et la contemplation. Loin de l’agitation de la vie mondaine, Zilia propose un retour à la nature et à soi. Elle souhaite créer un espace social où la relation à l’autre n’est pas régie par la réciprocité implicite du don et de l’obligation, mais par la générosité désintéressée et l’amour de la connaissance. En invitant Déterville à se retirer avec elle, elle l’encourage à rejeter les passions destructrices et à découvrir des plaisirs innocents. Ce projet se veut un refuge contre la société du XVIIIᵉ siècle qui valorise l’apparence et l’échange intéressé. C’est une utopie qui renverse les rapports de pouvoir et promeut l’égalité des sexes et des cultures. On peut la voir comme la réponse de Graffigny à la question de savoir comment vivre heureux dans un monde qui ne reconnaît pas les femmes et les étrangers.
La célébration de la solitude
Après avoir décrit le projet d’amitié et d’échange, Zilia consacre une part importante de sa lettre à la célébration de la solitude et à la valorisation d’une expérience personnelle du monde. Elle répond à la crainte de Déterville concernant la solitude en affirmant que celle-ci n’est dangereuse que lorsqu’elle est associée à l’oisiveté. Elle se veut rassurante et affirme qu’elle saura toujours s’occuper, trouver des activités qui transforment les habitudes en plaisirs nouveaux. Cette posture contraste avec l’idée de l’époque que la solitude est malsaine ou source de mélancolie. Les moralistes, tel La Bruyère, soulignent que l’homme est un animal social et que la solitude peut conduire à la misanthropie. Zilia défend au contraire la solitude comme condition du bonheur.
La célébration de la solitude s’appuie sur une vision d’inspiration philosophique. Zilia considère que l’observation de la nature et la contemplation de ses merveilles suffisent à renouveler l’intérêt et à nourrir l’esprit. Elle interroge : « le simple examen de ses merveilles n’est-il pas suffisant pour varier & renouveller sans cesse des occupations toujours agréables ? ». Elle s’inscrit en faux contre la volonté d’expliquer et de dominer la nature. Son programme n’est pas celui des encyclopédistes, mais celui d’une personne qui cherche l’harmonie avec le monde et qui en retire une joie simple. Elle insiste sur la richesse de ce rapport : la nature devient un monde entier dont la découverte ramène l’être humain à lui-même. Elle souligne que la vie n’est pas assez longue pour connaître même de manière superficielle l’univers, son environnement et sa propre existence. Cette affirmation renvoie à l’humilité de l’homme face à l’immensité du monde et à la reconnaissance de ses limites. Il s’agit d’un renversement : au lieu de vouloir tout expliquer, il faut savourer la découverte et accepter l’incomplétude.
La dimension la plus originale de cette célébration réside dans l’exaltation du « plaisir d’être ». Zilia déclame, dans un triple refrain, « Le plaisir d’être ; ce plaisir oublié, ignoré même de tant d’aveugles humains ; cette pensée si douce, ce bonheur si pur, je suis, je vis, j’existe ». Cette phrase revêt une portée philosophique et poétique. Elle concentre l’essence du bonheur sur la simple conscience d’exister. Le plaisir d’être se présente comme un état originel, une joie pure qui ne dépend de rien d’extérieur. Il est ignoré par les humains qui s’aveuglent dans la quête de plaisirs artificiels, de biens matériels ou de gloire. Zilia propose de se rappeler cette joie, d’en jouir et d’en connaître le prix. L’emploi de la première personne, « je suis, je vis, j’existe », marque la revendication de son existence propre, indépendante des autres. Cette formule résonne comme un cri de libération. Ce n’est plus l’être‑aimé ou la société qui définit son existence, c’est elle-même.
L’insistance sur la dimension pronominale, la répétition, la gradation et le rythme confèrent à cette phrase une valeur performative. Elle transforme l’héroïne en sujet autonome. Ce passage a été interprété comme une anticipation des textes rousseauistes, notamment Les Rêveries du promeneur solitaire, où Rousseau célèbre la contemplation de la nature et la conscience de soi. Zilia, avant Rousseau, propose un idéal de bonheur centré sur soi, dégagé des contraintes sociales. Elle exprime une forme de mystique laïque, où la seule vérité est la sensation d’être. Pour elle, l’essence de la vie se trouve dans cette conscience et non dans les occupations sociales. C’est un renversement radical de la hiérarchie des valeurs qui domine au XVIIIᵉ siècle. La vie mondaine, les honneurs, les passions amoureuses sont relégués au second plan.
Cette célébration du « plaisir d’être » a une portée subversive pour l’époque. Elle remet en cause le devoir social, l’obligation de s’inscrire dans un réseau de relations et de réciprocité. Elle suggère que le bonheur est accessible à tous, à condition de se détacher des attentes extérieures. Elle valorise une liberté intérieure qui ne dépend pas de la reconnaissance. Ainsi, la solitude, loin d’être un isolement, devient un moyen de se recentrer et de se libérer des injonctions. En cela, Zilia propose une philosophie existentielle avant l’heure.
Parallèlement à la valorisation de la solitude, Zilia invite Déterville à renoncer aux sentiments tumultueux. Elle l’encourage à apprendre à économiser les ressources de l’âme et les bienfaits de la nature. Elle demande à son ami de renoncer aux passions destructrices qui épuisent l’être, en particulier la passion amoureuse. Ce renoncement ne signifie pas l’abandon de toute émotion, mais l’adoption d’une relation plus apaisée avec ses sentiments. Zilia oppose les sentiments durables aux sentiments tumultueux : les premiers enrichissent l’âme, les seconds la détruisent. Elle propose donc un hédonisme mesuré, qui privilégie les plaisirs innocents et durables. L’objectif est de préserver la paix de l’âme.
La fin de la lettre reprendra cette invitation en évoquant le verbe « dédommager ». Zilia promet à Déterville qu’il trouvera dans son cœur et dans son amitié de quoi le dédommager de l’amour qu’elle lui refuse. Ce terme a été interprété comme une compensation. Il laisse entendre que la relation qu’elle propose n’est pas dénuée de valeur mais qu’elle n’équivaut pas à un amour passionnel. La nuance est importante : l’héroïne reconnaît la générosité de Déterville et veut la reconnaître par son amitié. Toutefois, certains critiques ont vu dans l’utilisation de ce verbe une critique implicite de la logique de l’échange qui domine la société du XVIIIᵉ siècle. Le refus de cette réciprocité, à savoir épouser Déterville en échange de ses bienfaits, reviendrait à refuser le fonctionnement même de cette société. Zilia, en valorisant la gratuité de la relation amicale et en prônant le plaisir d’être, se place donc en dehors des obligations sociales.
Enfin, la célébration du « plaisir d’être » devient un moyen d’affirmer la liberté féminine. Zilia ne se réfugie pas au couvent, elle ne meurt pas de chagrin. Elle surmonte sa souffrance et continue à construire librement le sens qu’elle donne à son existence. Elle offre ainsi un modèle d’émancipation. Sa fidélité à Aza n’est pas une soumission mais l’expression d’une fidélité à soi. Elle choisit de vivre et de savourer l’existence pour elle-même. Ce choix, fondé sur le plaisir d’être, surpasse les conventions et les attentes. Le roman se termine donc sur une affirmation de la vie, un hymne à l’existence, qui donne à la lettre une dimension philosophique.
Analyse linéaire
Une analyse linéaire permet de suivre pas à pas l’organisation de la lettre et de saisir l’évolution des idées. La lettre 38 se compose de plusieurs mouvements qui se répondent et construisent une argumentation cohérente. Le premier mouvement (jusqu’à l’évocation de la fidélité à Aza) exprime la surprise et la douleur de Zilia face à la demande de Déterville. Elle commence par évoquer la réception simultanée des nouvelles du départ et du retour de Déterville, ce qui crée un contraste entre l’espoir de le revoir et le chagrin suscité par son billet. Elle marque ce contraste par l’expression d’une émotion sincère. Sa surprise se transforme rapidement en reproche : elle condamne la déclaration amoureuse de Déterville comme une trahison de sa promesse de respect. Ce mouvement est empreint de phrases interrogatives et exclamatives, qui traduisent l’indignation et la déception. Le lecteur ressent la tension entre le plaisir de revoir l’ami et le désarroi causé par sa passion.
Le deuxième mouvement est celui du refus. Zilia utilise une longue période pour exprimer son refus, qui culmine dans l’image des chaînes. Elle compare le cœur à un prisonnier et le mariage à des chaînes nouvelles. Cette métaphore, violente, renvoie à l’expérience de l’esclavage et à la perte de liberté. Elle accentue son propos en évoquant sa bonne foi trahie et en affirmant sa fidélité à ses serments. L’usage de l’italique dans l’édition souligne l’importance de ces mots. La syntaxe est complexe, avec des subordonnées qui expriment la nuance de ses sentiments : elle souhaite oublier l’ingrat, mais même si elle l’oublie, elle ne trahira pas ses serments. Cette construction renforce l’idée d’une fidélité indissoluble, de nature quasi religieuse.
Le troisième mouvement annonce l’amitié. Après avoir exclu l’amour, Zilia propose autre chose. Elle énumère les sentiments qu’elle offre à Déterville : confiance, sincérité, franchise, reconnaissance. Elle multiplie les verbes de promesse : « je vous les promets », « j’y serai fidelle ». Cette insistance donne à son engagement un caractère solennel. La phrase se poursuit en juxtaposant ce que l’amour a développé dans son cœur et ce que l’amitié récupérera. Elle alterne les pronoms pour montrer la réciprocité : « Vous me donnerez… je le reprendrai… vous ornerez… je tâcherai de vous rendre ». Ces parallélismes renforcent l’idée d’échange équilibré.
Le quatrième mouvement s’attarde sur la projection du bonheur. Zilia décrit une scène idyllique dans laquelle Déterville, Zilia et Céline participent à une communauté heureuse. Elle utilise un lexique du partage : « en nous partageant sa tendresse », « répandre la gaieté ». La phrase se conclut par une question rhétorique qui souligne l’autosuffisance de ce bonheur : « que nous resteroit-il à désirer ? ». Cette question marque la fin d’une argumentation et la transition vers une méditation philosophique.
Le cinquième mouvement se concentre sur la solitude. Zilia y répond à la crainte de Déterville en affirmant que la solitude n’est pas dangereuse si l’on reste occupé. Elle insiste sur la capacité à créer des plaisirs nouveaux à partir de l’habitude. Elle pose ensuite des questions rhétoriques sur la connaissance de la nature et de soi. Ces questions servent à relancer la réflexion et à élargir la perspective. Elles invitent le lecteur à envisager la vie comme un apprentissage infini.
Le sixième mouvement célèbre le « plaisir d’être ». La phrase qui commence par « Le plaisir d’être » se déploie sur plusieurs propositions. Chaque proposition amplifie la précédente, avec des appositions et des incises. L’emploi du triple « je suis, je vis, j’existe » introduit une dimension performative. La gradation et la répétition donnent au passage un rythme lyrique. La phrase se termine par une hypothèse enchaînant trois conditionnels : « si l’on s’en souvenoit, si l’on en jouissoit, si l’on en connoissoit le prix ». Cette tripartition suggère les étapes nécessaires pour accéder au bonheur : souvenir, jouissance, connaissance.
Le septième mouvement est l’appel final. Zilia y invite Déterville à venir partager sa philosophie. Elle renverse les rôles et devient l’instructrice : « Venez apprendre de moi ». Elle accumule les impératifs qui structurent une progression : « venez apprendre à économiser », « renoncez aux sentiments tumultueux », « venez apprendre à connaître ». Ces impératifs s’opposent et se complètent. Ils mènent à la conclusion : « vous trouverez dans mon cœur, dans mon amitié, dans mes sentiments tout ce qui peut vous dédommager de l’amour ». La fin de la lettre se veut donc une synthèse. Zilia propose un échange qui compense la perte de l’amour par l’offre de son être. La structure ternaire (« dans mon cœur, dans mon amitié, dans mes sentiments ») rappelle la triple affirmation du plaisir d’être. Cette symétrie donne à la lettre une cohérence esthétique et confère au discours une dimension incantatoire.
L’analyse linéaire montre que la lettre est construite comme une progression argumentative : du refus de l’amour à la proposition de l’amitié, de l’amitié au projet de société, de ce projet à la célébration de l’existence. Chaque partie s’appuie sur des figures de style : métaphores, parallélismes, questions rhétoriques, gradations. Les rapports de sens sont soulignés par une syntaxe complexe, qui traduit la réflexion et l’émotion. Les phrases sont longues, ponctuées de virgules et de points-virgules, ce qui permet à Zilia de développer sa pensée dans un flux continu. Ce style donne à la lettre un ton à la fois passionné et raisonné, mêlant l’exaltation des sentiments et la rigueur de l’argumentation.
Portée philosophique
La dernière lettre des Lettres d’une Péruvienne a été perçue comme un texte visionnaire. Elle dépasse l’histoire d’amour pour proposer une réflexion sur le statut des femmes, la liberté individuelle et le rapport à la nature. En mettant en scène une héroïne qui refuse un mariage avantageux et se retire volontairement, l’auteure contribue à un discours que l’on peut qualifier de proto-féministe. Zilia revendique le droit de choisir sa vie. Elle refuse d’être un objet d’échange dans un système de dons et de réciprocité. Elle proclame que son bonheur réside dans sa capacité à vivre selon ses propres critères, même si cela signifie renoncer à la sécurité que procure le mariage. Cette position est remarquable dans la littérature du XVIIIᵉ siècle.
La lettre participe à une critique du patriarcat. Les relations interpersonnelles qui se fondent sur l’obligation et la dette sont dénoncées comme un système de domination. Zilia perçoit dans les cadeaux de Déterville une attente de réciprocité qui réduit la femme à une marchandise. En refusant cette logique, elle se libère de l’obligation implicite de reconnaître la générosité par un mariage. Elle propose un modèle où les échanges sont gratuits, désintéressés, et où la valeur d’une relation se mesure à l’aune des sentiments et non des biens. Ce refus est un geste d’émancipation et d’insoumission envers les règles sociales qui assignent aux femmes un rôle passif.
La dimension féministe de la lettre apparaît aussi dans la valorisation de l’intellect féminin. Zilia affirme qu’elle veut acquérir des connaissances et développer son esprit. Elle propose d’enseigner des vertus et d’apprendre des sciences. Ce désir d’éducation s’inscrit dans les débats contemporains sur l’accès des femmes au savoir. La philosophe Olympe de Gouges, quelques décennies plus tard, réclamera pour les femmes le droit à l’instruction et à la participation politique. Zilia préfigure ces revendications en montrant une femme active dans sa quête de compréhension du monde. Sa parole est celle d’un sujet pensant, et non d’un objet. De plus, elle se présente comme la guide de l’homme, inversant les rôles habituels où le mari instruisait l’épouse. Cette inversion signifie que les femmes sont capables d’enseigner et qu’elles possèdent un savoir moral qui peut corriger les défauts des hommes.
La portée philosophique de la lettre réside dans sa définition du bonheur. En célébrant le plaisir d’être, Zilia se détache des biens extérieurs et des relations sociales imposées. Elle prône un bonheur fondé sur la conscience de soi et l’harmonie avec la nature. Cette conception anticipe les valeurs romantiques et existentialistes. La phrase « je suis, je vis, j’existe » évoque la dimension ontologique de l’existence. Elle rappelle les réflexions de Descartes sur le « cogito », mais elle s’en démarque en privilégiant l’être sur la pensée. Ce plaisir d’être est un sentiment, pas une démonstration. Il est accessible à tous et ne requiert pas de connaissances spécialisées.
La lettre invite également à la réflexion sur la relativité des cultures. En plaçant sur un pied d’égalité les cultures européenne et incaine, Zilia propose une vision pluraliste. Elle montre que les peuples non européens possèdent des vertus qui peuvent enrichir la civilisation. Cette perspective est rare à une époque où la colonisation et l’ethnocentrisme justifient la domination des peuples dits sauvages. Graffigny, par la voix de Zilia, critique les notions de supériorité et d’infériorité. Elle indique que la civilisation française peut apprendre de la simplicité et de la morale des Incas. Cette prise de position s’inscrit dans un courant critique qui remet en cause l’impérialisme culturel.
Enfin, la dimension utopique de la lettre suggère une alternative sociale qui reste d’actualité. Zilia propose de se retirer dans un espace où les relations sont fondées sur la confiance, la générosité et la contemplation. Cette utopie n’est pas une fuite, mais une affirmation d’un modèle social différent. Elle anticipe les communautés utopiques du XIXᵉ siècle, qui cherchent à créer des sociétés harmonieuses en marge du monde. Elle partage avec elles la croyance que la nature peut régénérer l’homme et que l’éducation et la vertu peuvent fonder des rapports égalitaires. Ce projet s’oppose à la société des Lumières, où la cour, les salons et les spectacles priment sur la moralité. Zilia propose de se mettre à l’écart pour retrouver un sens authentique de la vie.
Conclusion
La lettre 38 des Lettres d’une Péruvienne est l’épilogue d’un roman qui commence par le récit d’une capture et s’achève par l’affirmation d’une liberté intérieure. Cette conclusion étonne par son audace : Zilia refuse l’amour, propose l’amitié, exalte la solitude et le plaisir d’être, esquisse un projet de société alternative. Elle transforme un roman d’amour en une œuvre philosophique et féministe. L’héroïne, en se retirant du monde, ne se replie pas sur elle-même ; elle se libère des obligations et invente un modèle de vie basé sur l’échange sincère, l’éducation et la contemplation.
Cette lettre a suscité des débats dès sa publication. Les lecteurs du XVIIIᵉ siècle, habitués à des dénouements conformistes, ont été déroutés par cette fin ouverte et morale. Aujourd’hui, elle apparaît comme une étape majeure de la réflexion sur la condition des femmes et sur la recherche du bonheur. Zilia se révèle une héroïne moderne qui revendique le droit de choisir son destin et de définir ses propres valeurs. Elle incarne une subjectivité qui se construit dans le refus des modèles imposés.
L’analyse de cette lettre montre comment Graffigny combine une narration sensible et une argumentation philosophique. Elle utilise le genre épistolaire pour donner voix à une femme étrangère dont le regard critique permet de révéler les failles de la société française. La lettre devient un instrument de critique sociale, un manifeste de liberté et un essai sur la nature du bonheur. La force du texte réside dans la fluidité du style, l’équilibre entre émotion et raison, l’audace des propositions et la beauté des images. L’héroïne se situe à la croisée de plusieurs traditions : la littérature sentimentale, les récits de voyage, les lettres philosophiques. Elle en retire une originalité qui continue de parler aux lecteurs contemporains.
La modernité de la lettre se mesure à sa capacité à inspirer. Elle invite à reconsidérer le rôle de l’amitié, la valeur de la solitude, l’importance de la contemplation et la place des femmes dans la société. Elle propose des pistes de réflexion qui résonnent avec les préoccupations actuelles : la critique des relations intéressées, la quête de l’authenticité, la nécessité de se reconnecter à la nature, la revendication de l’égalité des sexes et des cultures. En cela, elle dépasse son contexte pour devenir un texte universel. Le « plaisir d’être » est une maxime qui, trois siècles plus tard, conserve toute son actualité.. Le roman, succès de son temps et redécouvert par la critique féministe, confirme son statut d’œuvre pré‑féministe et d’une audace remarquable. selon les circonstances.

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