📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- Analyse de la lettre
- Analyse linéaire de la lettre 31
- La condition féminine et la critique sociale
- Conclusion
La lettre
Il n’est pas surprenant, mon cher Aza, que l’inconséquence soit une suite du caractère léger des François ; mais je ne puis assez m’étonner de ce qu’avec autant & plus de lumières qu’aucune autre nation, ils semblent ne pas appercevoir les contradictions choquantes que les Étrangers remarquent en eux dès la première vue.
Parmi le grand nombre de celles qui me frappent tous les jours, je n’en vois point de plus deshonorante pour leur esprit, que leur façon de penser sur les femmes. Ils les respectent, mon cher Aza, & en même-temps ils les méprisent avec un égal excès.
La premiere loi de leur politesse, ou si tu veux de leur vertu (car je ne leur en connois point d’autre) regarde les femmes. L’homme du plus haut rang doit des égards à celle de la plus vile condition, il se couvriroit de honte & de ce qu’on appelle ridicule, s’il lui faisoit quelque insulte personnelle. Et cependant l’homme le moins considérable, le moins estimé, peut tromper, trahir une femme de mérite, noircir sa réputation par des calomnies, sans craindre ni blâme ni punition.
Si je n’étois assurée que bientôt tu pourras en juger par toi-même, oserois-je te peindre des contrastes que la simplicité de nos esprits peut à peine concevoir ? Docile aux notions de la nature, notre genie ne va pas au-delà ; nous avons trouvé que la force & le courage dans un sexe, indiquoit qu’il devoit être le soutien & le défenseur de l’autre, nos Loix y sont conformes. Ici loin de compatir à la foiblesse des femmes, celles du peuple accablées de travail n’en sont soulagées ni par les loix ni par leurs maris ; celles d’un rang plus élevé, jouet de la séduction ou de la méchanceté des hommes, n’ont pour se dédommager de leurs perfidies, que les dehors d’un respect purement imaginaire, toujours suivi de la plus mordante satyre.
Je m’étois bien apperçue en entrant dans le monde que la censure habituelle de la nation tomboit principalement sur les femmes, & que les hommes, entre eux, ne se méprisoient qu’avec ménagement : j’en cherchois la cause dans leurs bonnes qualités, lorsqu’un accident me l’a fait découvrir parmi leurs défauts.
Dans toutes les maisons où nous sommes entrées depuis deux jours, on a raconté la mort d’un jeune homme tué par un de ses amis, & l’on approuvoit cette action barbare, par la seule raison, que le mort avoit parlé au désavantage du vivant ; cette nouvelle extravagance me parut d’un caractère assez sérieux pour être approfondie. Je m’informai, & j’appris, mon cher Aza, qu’un homme est obligé d’exposer sa vie pour la ravir à un autre, s’il apprend que cet autre a tenu quelques discours contre lui ; ou à se bannir de la société s’il refuse de prendre une vengeance si cruelle. Il n’en fallut pas davantage pour m’ouvrir les yeux sur ce que je cherchois. Il est clair que les hommes naturellement lâches, sans honte & sans remords ne craignent que les punitions corporelles, & que si les femmes étoient autorisées à punir les outrages qu’on leur fait de la même maniere dont ils sont obligés de se venger de la plus légere insulte, tel que l’on voit reçu & accueilli dans la société, ne seroit plus ; ou retiré dans un desert, il y cacheroit sa honte & sa mauvaise foi : mais les lâches n’ont rien à craindre, ils ont trop bien fondé cet abus pour le voir jamais abolir.
L’impudence & l’effronterie sont les premiers sentimens que l’on inspire aux hommes, la timidité, la douceur & la patience, sont les seules vertus que l’on cultive dans les femmes : comment ne seroient-elles pas les victimes de l’impunité ?
Ô mon cher Aza ! que les vices brillans d’une nation d’ailleurs charmante, ne nous dégoûtent point de la naive simplicité de nos mœurs ! N’oublions jamais, toi, l’obligation où tu es d’être mon exemple, mon guide & mon soutien dans le chemin de la vertu ; & moi celle où je suis de conserver ton estime & ton amour, en imitant mon modéle, en le surpassant même s’il est possible, en méritant un respect fondé sur le mérite & non pas sur un frivole usage.
Analyse de la lettre
La trente-et-unième lettre est l’une des plus incisives du recueil. Zilia y déploie une critique virulente de la société française, centrée sur la condition des femmes et le culte de l’honneur. D’emblée, elle souligne que l’inconséquence est une conséquence du caractère léger des Français, mais elle s’étonne de ce qu’avec tant de lumières, ils ne voient pas les contradictions que les étrangers remarquent aussitôt. Cette introduction fait écho au contraste, déjà dénoncé dans les lettres précédentes, entre l’apparente civilisation et la réalité des mœurs. Graffigny utilise une double structure : un constat général suivi d’un exemple particulier, afin d’illustrer la portée de sa critique.
Zilia observe que les Français respectent les femmes et les méprisent à la fois. Elle remarque que la première loi de leur politesse regarde les femmes ; l’homme le plus élevé doit des égards à la plus humble, et il se couvrirait de ridicule s’il lui faisait une insulte personnelle. Toutefois, cette politesse est purement extérieure. La jeune Péruvienne constate que l’homme le moins considérable peut tromper ou trahir une femme de mérite, noircir sa réputation par des calomnies sans craindre ni blâme ni punition. Elle met au jour un double standard : la galanterie valorise l’apparence de respect, mais la société laisse les femmes sans recours face aux offenses. Cette contradiction reflète le statut ambigu de la femme au XVIIIᵉ siècle. Si certaines dames des salons jouissent d’une certaine liberté et influencent la culture, la majorité des femmes n’a pas accès à l’érudition et reste cantonnée aux tâches domestiques. Rousseau lui‑même affirme que l’éducation des femmes doit être relative aux hommes et se limiter à les servir.
Zilia expose cette hypocrisie en comparant l’attitude de surface à la réalité des rapports de pouvoir. À ses yeux, le respect de la femme repose sur un usage frivole, non sur un mérite réel. Elle insiste sur le fait que les femmes ne peuvent compter que sur des apparences de respect, toujours suivies de la satire la plus mordante. Dans ce passage, la narratrice dénonce à la fois le libertinage masculin et l’ordre social qui tolère la calomnie envers les femmes. Elle anticipe ainsi les analyses qui souligneront la dissociation entre vertu publique et morale privée. L’article « Femme (morale) » de l’Encyclopédie montre que la vertu attribuée aux femmes est liée à la chasteté et à la domestication des passions. Zilia refuse cette définition étroite ; elle exige un respect fondé sur le mérite, non sur le sexe.
Pour renforcer son argumentation, Zilia compare la situation en France avec celle de son propre pays. Elle rappelle que, dociles aux notions de la nature, les Incas ont trouvé que la force et le courage dans un sexe indiquent qu’il doit être le soutien et le défenseur de l’autre, et leurs lois sont conformes à cette idée. Dans sa société, le courage masculin protège la faiblesse féminine. Cette vision n’est pas exempte de hiérarchie, mais elle implique une responsabilité morale : l’homme est un gardien, non un oppresseur. En France, en revanche, les femmes du peuple sont accablées de travail sans secours des lois ou de leurs maris, tandis que celles d’un rang plus élevé sont les jouets de la séduction ou de la méchanceté des hommes. L’égalité de surface masque l’injustice structurelle.
Ce contraste rappelle que l’éducation des filles en Europe n’est pas seulement limitée mais aussi inégale selon les classes. Les recherches historiques ont montré qu’un enseignement existe pour les filles de la noblesse et des milieux populaires, mais qu’il reste marginal et centré sur le foyer. La société du XVIIIᵉ siècle considère que la vie érudite des femmes est incompatible avec leurs tâches domestiques. Zilia, princesse instruite par la tradition du quipu, reflète l’aspiration à une éducation plus complète. Son discours sur la responsabilité des hommes renverse l’ordre établi : l’homme doit défendre la femme, non l’exploiter.
La seconde partie de la lettre raconte un événement tragique : un jeune homme est tué par un ami pour avoir parlé au désavantage du vivant. Dans toutes les maisons, cette « action barbare » est approuvée parce que le mort a terni la réputation du tueur. Intriguée par ce point d’honneur meurtrier, Zilia se renseigne et apprend qu’un homme est obligé d’exposer sa vie pour ôter celle d’un autre s’il entend que cet autre a tenu des propos contre lui, ou bien il doit se bannir de la société s’il refuse cette vengeance. Ce règlement de comptes par le duel révèle une société où l’honneur masculin justifie l’homicide, tandis que les offenses faites aux femmes ne sont jamais punies.
La pratique du duel est effectivement un héritage aristocratique qui persiste malgré l’égalité civile. Les historiens expliquent que ce rituel, symbole de l’éthique nobiliaire, continue d’être pratiqué parce que le sentiment de l’honneur reste un dénominateur commun aux élites. Les nouvelles classes dirigeantes adoptent cette coutume comme signe de distinction. Bien que la Révolution ait voulu supprimer cette « relique de la barbarie médiévale », le duel continue jusqu’au XIXᵉ siècle et fait l’objet de nombreux projets de loi pour l’abolir. Zilia, sans citer l’histoire, saisit l’essence de ce phénomène : les hommes courageux se tuent pour des mots, mais ils n’ont pas à répondre de leurs méfaits envers les femmes.
Sa conclusion est implacable : si les femmes avaient le droit de punir les outrages qu’on leur fait de la même manière que les hommes vengent une insulte, beaucoup d’hommes seraient bannis de la société ou se cacheraient dans un désert. Mais les lâches n’ont rien à craindre, car ils ont fondé cet abus et il ne sera jamais aboli. Cette assertion révèle le pessimisme de Zilia à l’égard d’un ordre masculin qui protège ses privilèges. Elle emploie le mot « lâches » pour souligner la contradiction entre le courage affiché au combat et la lâcheté morale de ceux qui persécutent les femmes en toute impunité.
Zilia explique ensuite que l’impudence et l’effronterie sont les premiers sentiments que l’on inspire aux hommes, tandis que la timidité, la douceur et la patience sont les seules vertus que l’on cultive chez les femmes. Cette remarque correspond à la conception de la vertu au XVIIIᵉ siècle. La société enseigne aux filles l’obéissance et la pudeur, alors qu’elle valorise chez les garçons l’audace et la vigueur. Des textes de l’époque montrent que les femmes sont jugées sur leur capacité à aimer, à ressentir et à rester chastes ; Rousseau conseille d’apprendre aux femmes à plaire aux hommes et à les consoler. Ce programme éducatif crée l’impunité masculine : les garçons apprennent l’irresponsabilité, les filles la résignation.
Zilia se place en porte‑à‑faux de ce système. En tant que prêtresse inca, elle a reçu une instruction spirituelle et morale ; l’honneur est pour elle un principe universel et la vertu se mesure par les actions, non par le sexe. Elle conteste l’idée que la douceur féminine est un destin naturel. Sa critique rejoint des voix de l’époque qui plaident pour l’amélioration de l’éducation des filles, même si ces propositions restent timides. En écrivant à Aza que les hommes méprisent et trahissent les femmes sans crainte de sanction, elle dénonce le déséquilibre de pouvoir et le fait que la société civilisée cautionne l’injustice envers la moitié de l’humanité.
La lettre se termine par une exhortation. Zilia implore Aza de ne pas se laisser séduire par les vices brillants d’une nation charmante. Elle exprime le désir de ne jamais oublier la simplicité naïve de leurs mœurs incas. Elle rappelle à son fiancé l’obligation d’être son exemple, son guide et son soutien dans le chemin de la vertu, tandis qu’elle se sait tenue de conserver son estime et son amour en imitant son modèle et en le surpassant si possible. Elle souhaite mériter un respect fondé sur le mérite et non sur un usage frivole. Cet appel manifeste un double engagement : personnel, puisqu’elle veut rester digne de l’amour d’Aza malgré la distance ; et politique, puisqu’elle veut montrer qu’une société plus juste est possible.
Le ton ici devient intime et moral. L’autrice emploie la première personne pour affirmer sa responsabilité et la seconde personne pour responsabiliser Aza. La virtuosité littéraire réside dans cette transition : après avoir dénoncé la société française, Zilia renouvelle son serment envers son fiancé et réaffirme leur lien moral. Cette conclusion annonce les choix ultérieurs du personnage : fidèle à sa vertu, elle refusera un mariage forcé et choisira la solitude plutôt que l’union avec Déterville. La lettre 31 sert donc de pivot dans l’évolution du personnage : elle réalise que la société française est injuste envers les femmes et qu’elle doit préserver ses propres valeurs pour conserver sa dignité.
Analyse linéaire de la lettre 31
L’analyse linéaire révèle la construction rigoureuse de la lettre. Chaque segment développe un aspect de la critique et prépare la conclusion morale.
La lettre s’ouvre par une adresse directe : « Il n’est pas surprenant, mon cher Aza, que l’inconséquence soit une suite du caractère léger des François ». Ce début associe le nom du destinataire et le thème général. Zilia modère d’abord sa critique en admettant que la légèreté peut expliquer l’inconséquence. Elle enchaîne aussitôt : « mais je ne puis assez m’étonner de ce qu’avec autant et plus de lumières qu’aucune autre nation, ils semblent ne pas apercevoir les contradictions choquantes que les Étrangers remarquent en eux dès la première vue ». La construction se compose de deux propositions opposées. La seconde intensifie le propos par l’adverbe « autant et plus », qui renvoie à la supériorité culturelle française. L’ironie est palpable : les Français se croient éclairés, mais ils sont aveuglés par leur propre vanité. Cette entrée en matière capte l’attention et pose le regard comparatif.
Zilia introduit ensuite le sujet spécifique : « Parmi le grand nombre de celles qui me frappent tous les jours, je n’en vois point de plus déshonorante pour leur esprit que leur façon de penser sur les femmes ». Le choix du mot « déshonorante » inverse la logique de l’honneur : c’est le comportement des hommes qui les déshonore. Elle poursuit avec une antithèse : « Ils les respectent, mon cher Aza, et en même temps ils les méprisent avec un égal excès ». La juxtaposition de « respectent » et « méprisent » met en relief l’hypocrisie sociale. La répétition de « avec un égal excès » souligne l’exagération des deux attitudes.
Dans le paragraphe suivant, la narratrice détaille la politesse : « La première loi de leur politesse […] regarde les femmes ». Elle insiste sur l’obligation pour l’homme de haut rang de témoigner des égards à celle de la plus vile condition ; le ridicule punit celui qui manquerait à cette galanterie. Cette description correspond au code de la courtoisie qui domine les salons du XVIIIᵉ siècle. Les femmes tiennent les salons, mais l’érudition leur est refusée ; elles obtiennent ainsi une position paradoxale : actrices de la conversation mais exclues des institutions scientifiques. Zilia dénonce cette politesse de façade, car elle est immédiatement suivie d’une image opposée : « Et cependant l’homme le moins considérable peut tromper, trahir une femme de mérite, noircir sa réputation par des calomnies, sans craindre ni blâme ni punition ». L’emploi des verbes « tromper », « trahir », « noircir » renforce le contraste avec la courtoisie. La proposition finale énonce le cœur du problème : l’impunité.
La lettre marque ensuite un changement de perspective : Zilia se demande si elle oserait peindre ces contrastes à Aza, car « la simplicité de nos esprits peut à peine concevoir » de telles contradictions. Elle compare les deux sociétés : « Docile aux notions de la nature, notre génie ne va pas au-delà ; nous avons trouvé que la force et le courage dans un sexe indiquaient qu’il devait être le soutien et le défenseur de l’autre, nos Lois y sont conformes ». L’héroïne évoque les « notions de la nature » pour justifier la répartition des rôles dans son pays. L’homme protège la femme ; cela reflète l’idée d’une complémentarité qui n’exclut pas le respect. Dans la société française, au contraire, les femmes du peuple sont accablées de travail sans secours des lois ni de leurs maris, et celles d’un rang plus élevé sont « jouet de la séduction ou de la méchanceté des hommes ». Le choix du mot « jouet » montre l’objectivation. La phrase finale exprime l’injustice : « n’ont pour se dédommager de leurs perfidies, que les dehors d’un respect purement imaginaire, toujours suivi de la plus mordante satire ». Le syntagme « purement imaginaire » souligne la vacuité de ce respect ; la satire mordante dévore la réputation des femmes. La narration combine observation sociologique et jugement moral.
Le récit prend un tour narratif lorsque Zilia raconte l’événement qui lui a révélé la cause de cette contradiction. Elle relate que, dans toutes les maisons où elle est passée en deux jours, on racontait la mort d’un jeune homme tué par un de ses amis, et l’on approuvait cette action barbare parce que le mort avait parlé au désavantage du vivant. Elle qualifie cette nouvelle extravagance de « caractère assez sérieux pour être approfondie », ce qui témoigne d’une attitude philosophique. L’enquête qu’elle mène démontre sa curiosité et son sens critique. Elle apprend que « un homme est obligé d’exposer sa vie pour la ravir à un autre s’il apprend que cet autre a tenu quelques discours contre lui ; ou à se bannir de la société s’il refuse de prendre une vengeance si cruelle ». L’opposition entre « obliger » et « bannir » montre que l’honneur masculin impose des obligations absurdes : tuer ou être exclu. Cette coutume correspond au code du duel que la société française perpétue. Les historiens expliquent que cette pratique relève d’une éthique virile qui gouverne la vie des élites et sert d’instrument de défense de la famille.
Zilia interprète cette règle comme la clé de la contradiction : « Il est clair que les hommes naturellement lâches, sans honte et sans remords, ne craignent que les punitions corporelles, et que si les femmes étaient autorisées à punir les outrages qu’on leur fait de la même manière […] tel que l’on voit reçu et accueilli dans la société ne serait plus ». Elle renverse la situation : les hommes qui semblent courageux sont en réalité lâches, car ils ne s’en prennent qu’à leurs pairs ; ils exploitent l’absence de sanctions pour leurs offenses envers les femmes. Elle imagine un monde où les femmes pourraient défier les hommes comme ceux‑ci le font entre eux ; dans ce monde, beaucoup d’hommes se retireraient dans un désert pour cacher leur honte. Ce raisonnement par l’absurde révèle la structure de domination : les hommes définissent les règles pour préserver leur impunité.
Dans le passage suivant, Zilia s’attaque à l’éducation. Elle affirme que « l’impudence et l’effronterie sont les premiers sentiments que l’on inspire aux hommes », tandis que « la timidité, la douceur et la patience sont les seules vertus que l’on cultive dans les femmes ». Cette phrase résume une théorie sociale : la socialisation masculine privilégie l’audace et l’orgueil, la socialisation féminine valorise la soumission. Les ouvrages du temps soulignent que la femme est censée aimer et sentir, que son honneur est la chasteté et que son âme n’est formée que pour aimer. Rousseau, dans son Émile, confirme que l’éducation des femmes doit les rendre utiles et agréables aux hommes. Zilia rejette cette conception. En dénonçant l’« impunité » qui en découle, elle montre que l’inégalité d’éducation engendre l’oppression. Les femmes sont préparées à accepter la domination ; les hommes à l’exercer sans scrupules.
La lettre s’achève sur une prière et une résolution. Zilia s’exclame : « Ô mon cher Aza ! que les vices brillants d’une nation d’ailleurs charmante, ne nous dégoûtent point de la naïve simplicité de nos mœurs ! ». L’exclamation marque l’émotion ; elle appelle à ne pas se laisser séduire par les apparences. Elle rappelle à Aza qu’il est obligé d’être son exemple, son guide et son soutien dans le chemin de la vertu, et à elle‑même qu’elle doit conserver son estime et son amour en imitant son modèle et en le surpassant si possible. Elle insiste sur un respect fondé sur le mérite et non sur un usage frivole. Cette conclusion renforce la solidarité entre les fiancés. Elle s’inscrit aussi dans la stratégie narrative de Graffigny : les lettres adressées à Aza servent autant à décrire qu’à instruire. En rappelant la vertu et l’amour, Zilia fait de la correspondance un outil d’édification.
La condition féminine et la critique sociale
La lettre 31 s’inscrit dans un débat plus large sur la place des femmes au XVIIIᵉ siècle. La société des Lumières promeut la raison et l’égalité des droits, mais elle n’applique ces principes qu’aux hommes. Les femmes restent soumises aux lois patriarcales et à l’autorité des pères et des maris. Les textes réglementaires et moraux enseignent que la femme doit plaire à l’homme, l’assister et lui obéir. L’éducation des filles est marginale et centrée sur le foyer. L’accès à l’érudition, aux sociétés savantes et aux instruments scientifiques est limité ; les femmes érudites appartiennent à l’élite et doivent souvent leur formation à des tuteurs libéraux. Certaines femmes brillent néanmoins, comme Émilie du Châtelet, mais elles sont des exceptions.
Graffigny, par la voix de Zilia, oppose à cette réalité une alternative. Les lois incas attribuent à l’homme le rôle de défenseur et accordent à la femme une dignité que la France refuse. Certes, la répartition des rôles n’est pas égalitaire, mais la solidarité y est fondamentale. Zilia montre que l’honneur masculin en France est une construction sociale qui sert à dominer. Le duel, en particulier, apparaît comme un simulacre de courage : on tue pour des paroles, mais on se rend complice de crimes contre les femmes. L’analyse historique montre que, malgré les proclamations des Lumières, le duel persiste parce que les élites tiennent au sentiment d’honneur. La Révolution n’a pas suffi à l’abolir ; des projets de loi se succèdent jusqu’au XIXᵉ siècle. Cette persistance témoigne de la difficulté à effacer des pratiques viriles et violentes.
La lettre met aussi en lumière la satire sociale. La calomnie et l’hypocrisie sont dénoncées comme des moyens de contrôler les femmes. Les polémiques des salons et des pamphlets entachent la réputation des femmes qui cherchent à s’instruire ou à s’affirmer. Le mépris se cache sous le masque de la galanterie. La philosophie des Lumières n’échappe pas à ce travers. Rousseau, tout en prônant l’égalité des êtres humains, maintient l’infériorité sociale des femmes. Les encyclopédistes eux‑mêmes décrivent la vertu féminine en termes de chasteté et de sensibilité. Graffigny se situe donc à la marge : elle adopte certains discours éclairés (raison, nature), mais elle les applique aux femmes et dévoile les contradictions.
Par ailleurs, la lettre contribue à la réflexion sur le mariage. L’autrice a connu un mariage malheureux, et ses écrits critiquent l’institution du mariage qui prive la femme de liberté. Zilia illustre cette critique en refusant de devenir l’esclave d’une union. Dans la lettre 31, elle ne parle pas directement du mariage, mais son discours sur la séduction et la trahison montre que le mariage n’est pas un refuge ; les hommes sont libres de tromper, et les femmes sont condamnées au silence. Cette observation anticipe sa décision finale : rester célibataire pour préserver sa dignité.
Enfin, la lettre évoque la question de l’identité culturelle. Zilia oscille entre deux mondes. Elle admire certains aspects de la France, mais elle reste attachée à la simplicité de son pays. Elle oppose la lumière des Français à la sagesse naturelle des Incas. En cela, elle s’inscrit dans la lignée des Lettres persanes, où le regard étranger sert à critiquer les mœurs françaises. Graffigny va plus loin : elle donne une voix féminine à cette critique et associe la dénonciation des injustices à une revendication d’indépendance. La lettre 31 est donc un texte hybride : chronique sociale, traité moral, manifeste pour les droits des femmes et élégie amoureuse.
Conclusion
La trente-et-unième lettre des Lettres d’une Péruvienne est un sommet du roman. À travers l’analyse de la contradiction entre la galanterie et le mépris, Françoise de Graffigny met au jour l’hypocrisie de la société française du XVIIIᵉ siècle. Zilia observe que les hommes protègent l’honneur par le duel mais laissent les femmes sans défense. Elle montre que l’éducation différenciée crée l’impunité masculine. Par un récit structuré qui passe du constat général à l’exemple particulier, puis à la comparaison culturelle et à la conclusion morale, elle construit un argumentaire convaincant.
Sur le plan littéraire, la lettre illustre la richesse du roman épistolaire. L’adresse à Aza crée une intimité qui augmente l’efficacité de la critique. Le style combine images simples et analyses fines ; les antithèses et les répétitions renforcent l’ironie. La structure en gradation mène à une exhortation finale qui dépasse la simple relation amoureuse : elle invite à rester fidèle à la vertu face aux séductions d’une société brillante mais corrompue.
Enfin, la lettre 31 résonne encore aujourd’hui. Elle interroge la condition des femmes, la nature de l’honneur et l’usage de la violence. Elle rappelle que les sociétés peuvent se dire civilisées tout en tolérant l’oppression. En élevant la voix d’une princesse inca dans les salons parisiens, Françoise de Graffigny offre une perspective originale et courageuse. Son personnage de Zilia, à la fois observatrice étrangère et femme libre, incarne une critique précoce du patriarcat. L’œuvre illustre ainsi l’une des grandes leçons du siècle des Lumières : la véritable lumière ne réside pas dans le prestige culturel, mais dans la capacité à se remettre en question et à reconnaître la dignité de chaque être humain.

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