📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- Analyse de la lettre
- Les thèmes de la maladie et de l’affliction
- Tensions et relations entre Zilia, Céline et Déterville
- La notion de culpabilité et de remords
- Analyse linéaire de la lettre
- Procédés stylistiques et enjeux
- Conclusion
La lettre
Je pourrois encore appeller une absence le tems qui s’est écoulé, mon cher Aza, depuis la derniere fois que je t’ai écrit.
Quelques jours après l’entretien que j’eus avec Déterville, je tombai dans une maladie, que l’on nomme la fiévre. Si (comme je le crois) elle a été causée par les passions douloureuses qui m’agiterent alors, je ne doute pas qu’elle n’ait été prolongée par les tristes réflexions dont je suis occupée, & par le regret d’avoir perdu l’amitié de Céline.
Quoiqu’elle ait paru s’intéresser à ma maladie, qu’elle m’ait rendu tous les soins qui dépendoient d’elle, c’étoit d’un air si froid, elle a eu si peu de ménagement pour mon ame, que je ne puis douter de l’altération de ses sentimens. L’extrême amitié qu’elle a pour son frère l’indispose contre moi, elle me reproche sans cesse de le rendre malheureux ; la honte de paroître ingrate m’intimide, les bontés affectées de Céline me gênent, mon embarras la contraint, la douceur & l’agrément sont bannis de notre commerce.
Malgré tant de contrariété & de peine de la part du frère & de sa sœur, je ne suis pas insensible aux événemens qui changent leurs destinées.
Madame Déterville est morte. Cette mere dénaturée n’a point démenti son caractère, elle a donné tout son bien à son fils aîné. On espére que les gens de Loi empêcheront l’effet de cette injustice. Déterville désintéressé par lui-même, se donne des peines infinies pour tirer Céline de l’oppression. Il semble que son malheur redouble son amitié pour elle ; outre qu’il vient la voir tous les jours, il lui écrit soir & matin ; ses Lettres sont remplies de si tendres plaintes contre moi, de si vives inquiétudes sur ma santé, que quoique Céline affecte, en me les lisant, de ne vouloir que m’instruire du progrès de leurs affaires, je démêle aisément le motif du prétexte.
Je ne doute pas que Déterville ne les écrive, afin qu’elles me soient lûes ; néanmoins je suis persuadée qu’il s’en abstiendroit, s’il étoit instruit des reproches sanglants dont cette lecture est suivie. Ils font leur impression sur mon cœur. La tristesse me consume.
Jusqu’ici, au milieu des orages, je jouissois de la foible satisfaction de vivre en paix avec moi-même : aucune tache ne souilloit la pureté de mon ame ; aucun remords ne la troubloit ; à présent je ne puis penser, sans une sorte de mépris pour moi-même, que je rends malheureuses deux personnes auxquelles je dois la vie ; que je trouble le repos dont elles jouiroient sans moi, que je leur fais tout le mal qui est en mon pouvoir, & cependant je ne puis ni ne veux cesser d’être criminelle. Ma tendresse pour toi triomphe de mes remords. Aza, que je t’aime !
Analyse de la lettre
La lettre 24 s’insère dans la seconde partie du roman, lorsque Zilia s’est acclimatée à la langue et aux usages français mais demeure fidèle à son amour pour Aza. Elle vit chez Déterville et sa sœur Céline, qui l’accueillent avec une bienveillance mêlée d’intérêt. Les lettres précédentes exposaient la progression de Zilia dans la maîtrise du français et ses observations satiriques sur la société parisienne. À la lettre 23, elle avait assisté à une dispute entre Céline et son frère au sujet de son refus d’épouser Déterville ; ses scrupules commençaient alors à ternir l’amitié entre les deux femmes. La lettre 24 marque un tournant : Zilia tombe malade, Madame Déterville meurt, l’héritage est contesté et la situation familiale se tend. L’héroïne y livre un récit introspectif qui mêle la description des événements à l’analyse de ses propres états d’âme. C’est également une lettre charnière qui prépare la prise de décision finale : Zilia constate qu’elle rend malheureux son entourage mais affirme que sa tendresse pour Aza l’emporte.
Pour comprendre la portée de cette lettre, il faut rappeler que le roman épistolaire repose sur l’illusion de réalité. Selon la Bibliothèque nationale de France, ce genre consiste en une correspondance fictive donnant au lecteur l’impression de s’introduire dans l’intimité des personnages. L’échange de lettres à la première personne permet d’analyser les sentiments avec une grande liberté tout en laissant l’auteur contrôler le récit, combinant description, analyse et satire. Cette structure autorise également l’audace : par le regard d’une étrangère, l’auteur peut critiquer la monarchie, les institutions et la relativité des mœurs. La lettre 24 illustre pleinement ces caractéristiques : elle associe confidences intimes et observations sur l’injustice de l’héritage, sur les codes de l’amitié et de la gratitude, et elle révèle les tensions morales qui animent Zilia.
Les thèmes de la maladie et de l’affliction
La lettre s’ouvre sur une formule qui annonce l’importance du temps et de l’absence : « JE pourrois encore appeller une absence le tems qui s’est écoulé ». La première personne majuscule et l’expression du regret situent d’emblée la lettre dans le registre de la confession. Zilia souligne que plusieurs jours se sont écoulés sans nouvelles de sa part ; dans une correspondance amoureuse, ce silence équivaut à une absence qui doit être justifiée. Elle explique que cette interruption est due à une fièvre, « maladie » qui, selon elle, a été causée par les passions douloureuses qui l’ont agitée. La maladie apparaît donc comme l’expression somatique d’un conflit intérieur : la fièvre n’est pas seulement physique, elle est la conséquence d’une tension morale. Zilia précise d’ailleurs qu’elle croit que cette fièvre a été prolongée par ses « tristes réflexions » et par le regret d’avoir perdu l’amitié de Céline.
Cette association de la fièvre et des passions est significative. Au XVIIIᵉ siècle, la médecine humoraliste établissait des liens entre les émotions et les maladies ; les romans sentimentaux exploitent souvent ce motif pour traduire l’excès des sentiments par des symptômes physiques. Chez Graffigny, la fièvre de Zilia constitue un révélateur : elle montre combien l’héroïne est affectée par la rupture de l’harmonie avec Céline et par les tourments amoureux. La lettre illustre ainsi la tradition d’un roman qui accorde une grande importance à la sensibilité. La maladie n’est pas seulement un événement narratif, elle devient le miroir des « passions douloureuses » et annonce l’épuisement qui va traverser la suite de la lettre.
L’effet de réel est renforcé par la précision des soins : Zilia décrit Céline qui s’intéresse à sa maladie et qui lui rend tous les soins possibles, mais « d’un air si froid ». La convalescence se transforme alors en une épreuve sociale : le corps malade est un terrain où se manifestent les sentiments contradictoires des personnages. Céline s’acquitte de son devoir d’assistance, mais son attitude est distante ; Zilia en conclut que l’âme de son amie s’est refroidie et que leur relation est altérée. La maladie révèle donc l’éloignement affectif tout autant qu’elle affecte le corps. Par ailleurs, la fièvre symbolise l’état de l’héroïne : brûlante de passion pour Aza et oppressée par la situation en France, elle est littéralement consumée par ses pensées. Sa fragilité physique accentue le pathos et invite le lecteur à éprouver de la compassion.
La lettre témoigne aussi du rapport entre maladie et isolement. Zilia se sent seule malgré la présence des autres ; elle note que les soins reçus sont empreints d’une froideur qui la blesse. Par contraste, Déterville manifeste une sollicitude ardente en envoyant des lettres remplies de plaintes et d’inquiétudes. Cette dichotomie renforce le sentiment d’injustice qui pèse sur l’héroïne : elle est l’objet d’un amour non désiré et d’une amitié qui se fissure. Sa maladie, loin d’attirer la tendresse de ses proches, devient un enjeu où se jouent les rivalités affectives. Ce thème renvoie à la condition des femmes malades dans la littérature des Lumières, souvent condamnées à souffrir dans l’indifférence des hommes et à se voir reprocher leur faiblesse.
Enfin, la maladie permet d’introduire la question du temps. Zilia évoque le temps qui s’est écoulé comme une absence, une parenthèse. La fièvre suspend l’écriture et interrompt la correspondance. L’attente est éprouvée par Aza et le lecteur, ce qui crée un effet dramatique. En décrivant son retour à l’écriture après sa convalescence, Zilia réaffirme le lien vital qu’elle entretient avec Aza : l’écriture de la lettre est un acte de survie. La fièvre a ainsi une dimension métaphorique : elle figure l’ardeur de son amour et la brûlure de la séparation. Elle marque aussi un basculement narratif, car la convalescence offre à Zilia le temps de réfléchir sur ses relations et d’observer le comportement des autres.
Tensions et relations entre Zilia, Céline et Déterville
Le cœur de la lettre est consacré au triomphe des tensions entre Zilia et ses hôtes. Dès la convalescence, Zilia perçoit une modification de l’attitude de Céline : son amie se montre froide, prodigue des soins sans chaleur et paraît peu ménager son âme. L’extrême amitié que Céline porte à son frère Déterville l’indispose contre Zilia, car elle reproche à celle‑ci de rendre l’homme malheureux. Cette situation engendre un malaise : Zilia, reconnaissante envers Céline et son frère pour l’avoir secourue, se sent humiliée par ces reproches. Elle craint de paraître ingrate et se voit contraint à un rôle pénible où l’amitié authentique cède la place à la froideur et à l’embarras. Les « bontés affectées de Céline » la gênent et bannissent toute douceur de leur commerce. La rupture de l’amitié est l’une des sources principales de la souffrance de Zilia.
Dans cette tension, Déterville occupe une place ambivalente. Il est à la fois l’ange protecteur qui a sauvé Zilia et l’homme épris qui souhaite conquérir son cœur. La lettre mentionne un événement décisif : la mort de Madame Déterville, caractérisée comme une « mère dénaturée » qui ne dément pas son caractère et lègue tout son bien à son fils aîné. Cette présentation est acerbe : la mère est qualifiée de dénaturée parce qu’elle n’a pas partagé ses biens équitablement. Le terme recèle une critique des normes patriarcales de l’époque : il est insoutenable qu’une mère préfère un fils au détriment d’une fille. Zilia ne juge pas seulement un acte individuel, elle met en cause une société où l’héritage est fondé sur la primogéniture masculine. Cette injustice est d’ailleurs soulignée par l’espérance que « les gens de Loi empêcheront l’effet de cette injustice », signe que les institutions juridiques peuvent lutter contre les déséquilibres familiaux.
Zilia note que la mort de Madame Déterville et l’injustice de l’héritage déclenchent une mobilisation : Déterville, décrit comme « désintéressé par lui‑même », se donne des peines infinies pour tirer Céline de l’oppression. Ce qualificatif, relevé par la critique, met en valeur la générosité du chevalier. L’article d’Olivier Delers remarque d’ailleurs que Zilia parle de Déterville comme d’un homme « désintéressé par lui-même » lorsqu’il aide sa sœur dans la lettre 24. Loin de se montrer avare, Déterville redouble d’amitié pour Céline, la visite chaque jour et lui écrit deux fois par jour des lettres remplies d’une tendre plainte contre Zilia et de vives inquiétudes sur sa santé. Ces lettres, lues par Céline à Zilia, servent de relais pour manifester à la fois l’inquiétude et le ressentiment. En « démêlant aisément le motif du prétexte », Zilia comprend que Déterville souhaite que ces lettres soient lues afin d’attendrir son cœur. Elle devine derrière ces messages une stratégie de persuasion, voire de culpabilisation.
La correspondance devient ainsi un moyen de pression. Zilia est exposée à des reproches indirects qui la culpabilisent ; elle confesse que ces lectures sont suivies de « reproches sanglants ». Sa santé et son moral sont atteints par ces attaques répétées. La tristesse la consume. Le lien épistolaire, qui devait être source d’échanges intimes, se transforme en instrument de contrainte. Cette tension révèle une contradiction au cœur du roman : la générosité affichée par Déterville masque un désir de possession. L’article de Delers souligne que la générosité de Déterville, ponctuée de nombreux dons, crée une dette que Zilia peine à rembourser et qu’elle ressent comme une obligation moralement contraignante. Dans la lettre 24, cette dimension est palpable : Déterville multiplie les marques d’amitié, mais son geste recèle une attente implicite. Céline, de son côté, prend parti pour son frère et se montre critique envers Zilia, ce qui l’isole davantage.
La lettre reflète aussi la difficulté, pour une femme étrangère, de naviguer dans un milieu où les relations sont codifiées par le don et la dette. Zilia, habituée à l’harmonie communautaire du Temple du Soleil, se trouve confrontée à des obligations nouvelles : devoir de gratitude envers son sauveur, devoir d’amitié envers sa bienfaitrice, devoir d’amour envers son fiancé absent. Cette multiplicité de devoirs produit une tension insoutenable. L’héritage conflictuel accentue les inégalités de genre et de classe ; en dénonçant l’injustice de la mère, Zilia critique implicitement un système qui privilégie les fils et maintient les filles sous tutelle. Cette scène permet à Graffigny de dénoncer la condition des femmes françaises, dépendantes des hommes pour leur subsistance et dépourvues de droits patrimoniaux. Céline n’a pas accès à l’héritage, et c’est à son frère de la défendre. Ainsi se dessinent les contours d’une solidarité féminine fragilisée par l’ordre patriarcal.
La notion de culpabilité et de remords
Après avoir relaté les événements, Zilia se tourne vers elle‑même et exprime sa culpabilité. Elle commence par rappeler qu’elle trouvait jusque‑là une satisfaction à vivre en paix avec sa conscience. Ses lettres précédentes témoignaient d’une innocence lucide ; elle se sentait pure, sans remords. Mais désormais, elle confie : « Jusqu’ici, au milieu des orages, je jouissois de la foible satisfaction de vivre en paix avec moi‑même ; aucune tache ne souilloit la pureté de mon ame ; aucun remords ne la troubloit ; à présent je ne puis penser, sans une sorte de mépris pour moi‑même, que je rends malheureuses deux personnes auxquelles je dois la vie ». Cette déclaration marque une évolution essentielle : Zilia reconnaît pour la première fois qu’elle fait souffrir Déterville et Céline, et cela la ronge. La parole est directe, émotive. Elle se reproche de troubler le repos dont ces personnes jouiraient sans elle et de leur faire tout le mal possible. Elle va jusqu’à qualifier sa persévérance dans l’amour d’Aza de « crime » : « cependant je ne puis ni ne veux cesser d’être criminelle ». La tension morale atteint son apogée.
Cette culpabilité est paradoxale. Zilia ne cesse de rappeler qu’elle est reconnaissante envers Déterville et Céline, mais elle reste ferme dans sa fidélité à Aza. Elle sait qu’elle ne peut répondre à l’amour de Déterville, et pourtant elle reçoit ses bienfaits. Sa situation la pousse à s’accuser d’ingratitude. Le mot « criminelle » est hyperbolique : il souligne la violence de sa culpabilité. La condition féminine, dans l’univers de Graffigny, est ainsi révélée : une femme aimée par deux personnes se retrouve jugée pour ne pas sacrifier ses propres sentiments. Zilia exprime l’idée que, même en voulant bien faire, elle cause du tort. Ce mélange d’amour, de dette et de remords traverse tout le roman et culmine dans cette lettre.
La culpabilité est renforcée par la lecture des lettres de Déterville. Celles-ci sont remplies, dit-elle, de « tendres plaintes » et de « vives inquiétudes ». En entendant ces mots, Zilia se sent coupable de la douleur du chevalier. Elle reconnaît que les paroles de Déterville font impression sur son cœur et que « la tristesse [la] consume ». Ses remords ont une dimension corporelle, comme sa fièvre : ils la rongent intérieurement. Pourtant, malgré ce sentiment de faute, elle s’avoue incapable d’abandonner Aza : « Ma tendresse pour toi triomphe de mes remords. ». La phrase est poignante : l’opposition entre tendresse et remords évoque une lutte intérieure. L’amour triomphe, mais au prix de la paix de conscience.
Ce passage interroge la notion de devoir. Zilia se sent redevable à deux bienfaiteurs qui l’ont protégée dans un monde inconnu. Elle éprouve de l’affection pour eux, mais son engagement envers Aza est sacré. Dans la culture inca évoquée au début du roman, les liens amoureux étaient indissolubles et l’honneur comptait plus que la vie. Confrontée à la société française, Zilia maintient cette fidélité, ce qui choque son entourage. Sa culpabilité naît du conflit entre deux codes moraux : le code sentimental, qui exige la constance, et le code social français, qui attend qu’elle cède devant le dévouement de Déterville. L’emploi du terme « criminelle » peut être lu comme une ironie tragique : en restant fidèle à son fiancé, elle viole les attentes d’une société qui ne comprend pas l’amour désintéressé.
La notion de don et de dette traverse cet aveu de culpabilité. Comme l’analyse Delers, la générosité de Déterville crée une obligation implicite qui pèse sur Zilia. Chaque présent reçu est un rappel de ce qu’elle devrait donner en retour. Zilia n’a pas les moyens de rendre l’équivalent ; elle ne peut que répondre par des paroles de gratitude et par une affection qu’elle ne ressent pas. Le roman met ainsi en scène les tensions économiques et émotionnelles du don : l’offrant se dit désintéressé, mais attend quelque chose en échange; la bénéficiaire se sent prise au piège, car accepter le don l’oblige à donner son cœur. La culpabilité de Zilia est donc aussi l’effet d’un système de relations fondé sur l’échange et l’intérêt.
Enfin, la fin de la lettre juxtapose remords et proclamation d’amour. Zilia conclut par un cri : « Aza, que je t’aime ! ». Cette exclamation réaffirme la priorité de l’amour sur toutes les autres considérations. Elle rappelle le caractère romanesque de l’œuvre : au-delà des intrigues sociales et des débats sur la gratitude, l’histoire est celle d’une passion fidèle. La déclaration sert aussi à rassurer Aza : malgré les épreuves et les reproches, Zilia n’a pas faibli. Ce final, qui oppose un sentiment individuel à la pression sociale, anticipe le refus final du mariage avec Déterville dans la dernière lettre du roman. On y voit déjà se dessiner l’indépendance de l’héroïne.
Analyse linéaire de la lettre
L’analyse linéaire permet de rendre compte de la construction de la lettre et des procédés d’écriture mis en œuvre par Graffigny. Elle se déroule en cinq mouvements correspondant aux grandes séquences du texte.
La lettre s’ouvre par une phrase qui combine justification et métaphore : « JE pourrois encore appeller une absence le tems qui s’est écoulé, mon cher Aza, depuis la derniere fois que je t’ai écrit ». Le pronom personnel souligné par la majuscule signale l’emphase, comme si Zilia revendiquait le droit à la parole. L’expression « appeller une absence » convertit le silence épistolaire en absence réelle ; l’écriture est ici un substitut de présence, et ne pas écrire revient à s’absenter. En invoquant Aza, Zilia s’adresse directement à son destinataire et restaure la proximité après l’interruption. L’allitération en « s » (« s’est écoulé », « fois », « je ») crée une fluidité qui contraste avec la rupture temporelle. Immédiatement après, le corps de la lettre fournit l’explication : une fièvre a empêché l’écriture. Zilia précise que cette fièvre a été causée par des passions douloureuses et prolongée par des réflexions tristes. Le registre émotionnel est prédominant ; l’enchaînement de « passions », « douloureuses », « tristes » associe le physique et le moral. Ce début instaure un ton plaintif, cher aux romans sentimentaux, et engage la compassion du lecteur.
Le recours au conditionnel (« je pourrois ») et au subjonctif (dans l’expression « si elle a été causée ») témoigne d’une prudence dans l’affirmation. Zilia ne veut pas imposer sa version des faits, elle propose une interprétation. Cette modalité crée un effet de vraisemblance : la narratrice semble hésiter, réfléchir. Par ailleurs, la parenthèse « (comme je le crois) » insérée dans la phrase souligne l’hésitation entre connaissance et croyance. L’usage d’une longue période ponctuée de virgules et de points‑virgules reflète la confusion du personnage qui peine à ordonner ses sentiments. Cette ponctuation hachée accentue la fièvre qui alterne agitation et lassitude.
La seconde partie de la lettre décrit le comportement de Céline pendant la maladie. Zilia reconnaît que son amie s’est intéressée à sa maladie et lui a rendu tous les soins possibles, mais elle insiste sur l’air froid avec lequel ces soins ont été dispensés. La tournure concessive « quoiqu’elle ait paru » suivie de la coordination « c’étoit d’un air si froid » signale une opposition entre l’apparence et la réalité. Le rythme de la phrase, marqué par des propositions juxtaposées (« Quoiqu’elle ait paru s’intéresser… qu’elle m’ait rendu… c’étoit d’un air si froid »), traduit l’accumulation d’indices négatifs. Zilia énumère ensuite les éléments qui prouvent l’altération des sentiments de Céline : l’extrême amitié pour son frère l’indispose contre la Péruvienne, elle reproche sans cesse de le rendre malheureux. Le procédé d’accumulation (« la honte de paroître ingrate m’intimide, les bontés affectées de Céline me gênent, mon embarras la contraint ») accentue le poids de la situation. On remarque que Zilia se place constamment dans une position passive : elle est intimidée, gênée, embarrassée; Céline, elle, agit (reprocher, accuser). Cette asymétrie reflète l’inégalité des positions.
L’emploi de termes connotés (« indispose », « reproche », « honte », « contraint ») renforce l’impression d’un climat hostile. Le champ lexical du commerce (« notre commerce ») rappelle que l’amitié est souvent conçue comme un échange. La dernière phrase de ce segment, « la douceur & l’agrément sont bannis de notre commerce », exprime avec force l’exil des sentiments positifs. Le verbe « bannir » a une connotation politique ; il suggère une expulsion volontaire, comme si la douceur avait été chassée. Cette comparaison valorise l’amitié comme un espace public régi par des lois; quand ces lois sont rompues, l’exil s’impose.
Le troisième mouvement introduit un récit externe : « Madame Déterville est morte. Cette mere dénaturée n’a point démenti son caractère ». La brièveté de cette annonce, sans développement sur la maladie ou les circonstances du décès, crée un effet de brusquerie. Le qualificatif « dénaturée » juge moralement le personnage ; il signifie littéralement « qui a perdu la nature », c’est‑à‑dire qui a renié son rôle maternel. Zilia poursuit : « elle a donné tout son bien à son fils aîné ». L’emploi du mot « tout » souligne la totalité de l’injustice. La phrase suivante, « On espére que les gens de Loi empêcheront l’effet de cette injustice », marque un glissement de la critique morale à l’espoir juridique. Le terme « gens de Loi », avec des majuscules, désigne les avocats ou magistrats; il suggère que le droit peut corriger les abus. Cette allusion révèle la connaissance que Zilia a acquise du système français et la confiance relative qu’elle place dans la justice. Elle comprend que la loi peut être un instrument d’équité, ce qui contraste avec la nature injuste des relations familiales.
Le récit se prolonge par la description de Déterville, « désintéressé par lui‑même », qui se donne des peines infinies pour tirer Céline de l’oppression. La phrase met en parallèle la générosité du chevalier et l’injustice de la mère. L’expression « désintéressé par lui‑même » est ambiguë : elle signifie qu’il n’agit pas dans son intérêt, ce qui flatte son altruisme. Mais le lecteur se demande si cet altruisme est sincère. Le verbe « se donner des peines » évoque un sacrifice actif; il montre l’engagement de Déterville. Zilia poursuit : « Il semble que son malheur redouble son amitié pour elle ». Le lexique hyperbolique (« redouble », « infinies ») insiste sur l’intensité de ses sentiments. Cependant, cette abondance d’amour pour Céline se traduit aussi par des lettres adressées à Zilia qui contiennent des plaintes contre elle. L’ambivalence de Déterville, à la fois protecteur et plaignant, est ainsi mise en scène.
Le quatrième mouvement de la lettre illustre le rôle des lettres dans le roman. Zilia écrit : « outre qu’il vient la voir tous les jours, il lui écrit soir & matin ; ses Lettres sont remplies de si tendres plaintes contre moi, de si vives inquiétudes sur ma santé ». La répétition de « tous les jours » et de « soir & matin » suggère une fréquence obsessive. L’emploi du possessif « mes » avant « lettres » est absent ; c’est Céline qui lit à Zilia ces lettres destinées à son frère mais destinées en réalité à être entendues par elle. Zilia remarque que Céline feint de ne vouloir qu’informer du progrès de leurs affaires, mais qu’elle démêle aisément le motif du prétexte. Le verbe « démêler » insiste sur la lucidité de Zilia, capable de distinguer la véritable intention derrière les apparences. Le passage montre comment l’épistolaryité se double d’une mise en scène : Déterville écrit à Céline pour atteindre Zilia, et Céline lit ces lettres en prétendant qu’elles concernent les affaires familiales.
Zilia déclare ensuite : « Je ne doute pas que Déterville ne les écrive, afin qu’elles me soient lûes ; néanmoins je suis persuadée qu’il s’en abstiendroit, s’il étoit instruit des reproches sanglants dont cette lecture est suivie ». L’aveu est poignant : la jeune femme suppose que Déterville ignore l’effet destructeur de ses lettres. Le paradoxe réside dans le fait que le chevalier, en cherchant à émouvoir, ne fait qu’attiser la culpabilité. Le terme « reproches sanglants » est métaphorique : ces reproches saignent le cœur, rappellent la violence morale. Les lettres, au lieu de rapprocher, deviennent des instruments de douleur. Zilia résume cette expérience par une phrase lapidaire : « Ils font leur impression sur mon cœur. La tristesse me consume ». L’emploi du verbe « consumer » renvoie à la fièvre initiale : la tristesse brûle de l’intérieur. La structure simple de ces phrases, débarrassées de subordonnées, crée un effet de sincérité brute. Le lecteur est invité à ressentir le poids de ces lectures imposées.
Ce passage témoigne de la maîtrise de Graffigny dans l’exploitation du dispositif épistolaire. Les lettres s’imbriquent les unes dans les autres ; la fiction intègre la lecture d’une lettre dans une autre lettre. Ce jeu d’emboîtement génère des niveaux de lecture : Zilia reçoit des lettres destinées à sa confidente, qu’elle redirige à Aza. La communication devient circuitée, et chaque acteur interprète l’écrit selon ses intérêts. Ce procédé multiplie les points de vue et rend la narration plus dynamique. Il reflète aussi les stratégies sociales : l’écrit est un moyen de manipuler les affects. L’héroïne, en écrivant à Aza, se libère de l’emprise de ces lettres; elle se confesse et se détache des injonctions, en replaçant son récit sous le signe de la vérité.
Dans le dernier mouvement, Zilia revient sur sa propre conscience. Elle écrit qu’elle jouissait jusqu’ici de la satisfaction de vivre en paix avec elle‑même, mais qu’à présent elle se méprise parce qu’elle rend malheureux ses bienfaiteurs. Ce passage se caractérise par une structure accumulative : l’héroïne énumère ses remords dans trois propositions coordonnées par « que », créant une gradation (« que je rends malheureuses… que je trouble le repos… que je leur fais tout le mal »). Cette progression renforce l’intensité du reproche qu’elle s’adresse. Elle ajoute : « cependant je ne puis ni ne veux cesser d’être criminelle ». La répétition de la négation et du modalisateur « ne veux » montre la détermination. L’expression « être criminelle » fait écho au vocabulaire juridique plus haut (les « gens de Loi »), comme si Zilia se jugeait elle‑même devant un tribunal intérieur.
La dernière phrase, « Aza, que je t’aime ! », est une exclamation simple et intense. Elle rompt avec la logique raisonnante du passage précédent et confère à la lettre une dimension lyrique. L’adresse directe au fiancé absent réinstaure la communication amoureuse. Le point d’exclamation marque l’éclat de la passion. Ainsi, la lettre se clôt comme elle avait commencé : en affirmant la présence de l’amour malgré l’éloignement. La boucle est bouclée : la fièvre, la distance, les tensions sociales et les remords s’effacent devant l’invincible tendresse pour Aza.
Procédés stylistiques et enjeux
La lettre 24 se distingue par plusieurs procédés de style. D’abord, l’usage de la première personne et de l’apostrophe (« mon cher Aza ») rappelle que nous sommes dans un récit intime. Cette adresse récurrente crée un effet de proximité et assure le maintien du lien malgré la distance. L’irrégularité des phrases, parfois longues et sinueuses, parfois courtes et percutantes, reflète l’agitation du personnage. Les antithèses et les oppositions (« elle me rend des soins, mais d’un air froid »; « je veux cesser d’être criminelle, mais ma tendresse triomphe ») soulignent la complexité des sentiments. Graffigny joue aussi sur le champ lexical de la chaleur et du froid : la fièvre et la tristesse consument, tandis que la froideur de Céline glace la relation. Cette polarité accentue le contraste entre l’ardeur des passions et l’indifférence sociale.
Le lexique de la dette et de la justice est également important. Les expressions « gens de Loi », « justice », « criminelle », « reproches sanglants » confèrent au texte une tonalité juridique. Zilia s’auto‑accuse, juge les autres et appelle la loi à réparer l’injustice. Cette présence du vocabulaire juridique peut se lire comme un écho aux débats des Lumières sur le droit naturel, la réciprocité et la justice sociale. Le roman, sous couvert d’un drame sentimental, invite le lecteur à réfléchir à l’équité dans la transmission des biens et à la condition des femmes dans l’héritage.
Enfin, la lettre multiplie les marques d’affection (« mon cher Aza », « ma tendresse pour toi ») et les formules d’auto‑dépréciation (« mépris pour moi‑même », « criminelle »). Cette tension entre estime de l’autre et dévaluation de soi caractérise l’héroïne, prise entre la fidélité amoureuse et la culpabilité. Le style de Graffigny, ici, s’inscrit dans la tradition du pathétique : il cherche à émouvoir en montrant une âme sensible en proie aux tourments. À travers l’écriture, Zilia se libère de ses remords et s’approprie son histoire.
Conclusion
La lettre 24 des Lettres d’une Péruvienne constitue un moment charnière du roman. Elle marque d’abord une rupture narrative : Zilia tombe malade, la mère de Déterville meurt, l’héritage familial se révèle injuste. Ces événements servent de révélateur des tensions sociales et affectives. La maladie permet à l’autrice de figurer l’intensité des émotions et de préparer l’introspection. Les relations entre Zilia, Céline et Déterville se dégradent ; l’amitié féminine se fissure sous le poids des obligations familiales et des intérêts masculins. Le personnage du chevalier apparaît généreux et dévoué, mais cette générosité engendre une dette qui menace la liberté de l’héroïne. Par la mort de la mère et l’injustice de l’héritage, Graffigny critique la primogéniture et la dépendance des femmes, anticipant les revendications féministes.
Sur le plan moral, la lettre révèle le sentiment de culpabilité qui ronge Zilia. Elle se reproche de rendre malheureux ceux qui l’ont secourue, mais elle refuse de sacrifier son amour pour Aza. Ce conflit intérieur est l’une des tensions centrales du roman : comment concilier la gratitude et la fidélité ? Graffigny montre que la vérité des sentiments ne peut pas être subordonnée aux attentes sociales. L’héroïne assume sa « criminalité » au regard du monde, car elle ne veut pas trahir son cœur. Cette position annonce la fin du roman, où elle choisira l’indépendance plutôt que le mariage. La lettre 24 peut donc être lue comme une préparation à cette décision : elle expose l’ampleur du sacrifice que l’héroïne devrait consentir si elle renonçait à Aza, et montre qu’elle n’y est pas prête.
D’un point de vue stylistique, la lettre illustre toutes les ressources du roman épistolaire. La voix de Zilia est à la fois narrative et réflexive; elle mêle les nouvelles aux commentaires. L’impression de réalité est renforcée par l’évocation de la fièvre, des soins, des lettres qu’elle lit et qu’elle écrit. Les dialogues indirects et les citations intérieures (les lettres de Déterville) produisent un effet d’authenticité. Le dispositif de la lettre permet également de superposer différents niveaux de communication : Zilia écrit à Aza mais répond aux reproches de Céline et de Déterville. Ce jeu de miroirs accentue la dramatisation et permet au lecteur de comprendre la complexité des échanges sociaux. La lettre devient un espace où s’expriment des voix multiples, un lieu de résistance et de revendication.
Enfin, la lettre 24 met en valeur le message pré‑féministe de l’œuvre. En dénonçant l’injustice de l’héritage, en montrant la loyauté d’une femme qui refuse de se vendre pour un bienfait, en soulignant la solidarité fragile entre femmes, Graffigny anticipe les débats sur la condition féminine. La critique de la société française y est déjà explicite ; Zilia, étrangère, adopte un point de vue distancié qui lui permet de remettre en cause l’organisation sociale. Cette perspective exotique, caractéristique du roman épistolaire « exotique », donne à la lettre une portée universelle. Elle rappelle que les normes ne sont pas absolues et que l’indépendance est un droit. La lettre 24, tout en étant ancrée dans un drame sentimental, pose les bases d’une réflexion sur l’autonomie et la justice qui résonne encore aujourd’hui.

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