📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- Le temps aboli
- La langue nouvelle comme naissance à soi
- La révélation du monde
- L’ébranlement géopolitique
- Une parole en tension
- Conclusion
La lettre
Combien de tems effacé de ma vie, mon cher Aza ! Le Soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j’ai joui du bonheur artificiel que je me faisois en croyant m’entretenir avec toi. Que cette double absence m’a paru longue ! Quel courage ne m’a-t-il pas fallu pour la supporter ? Je ne vivois que dans l’avenir, le présent ne me paroissoit plus digne d’être compté. Toutes mes pensées n’étoient que des desirs, toutes mes réflexions que des projets, tous mes sentimens que des espérances.
À peine puis-je encore former ces figures, que je me hâte d’en faire les interprêtes de ma tendresse.
Je me sens ranimer par cette tendre occupation. Rendue à moi-même, je crois recommencer à vivre. Aza, que tu m’es cher, que j’ai de joie à te le dire, à le peindre, à donner à ce sentiment toutes les sortes d’existences qu’il peut avoir ! Je voudrois le tracer sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m’environne, & l’exprimer dans toutes les langues.
Hélas ! que la connoissance de celle dont je me sers à présent m’a été funeste, que l’espérance qui m’a portée à m’en instruire étoit trompeuse ! À mesure que j’en ai acquis l’intelligence, un nouvel univers s’est offert à mes yeux. Les objets ont pris une autre forme, chaque éclaircissement m’a découvert un nouveau malheur.
Mon esprit, mon cœur, mes yeux, tout m’a séduit, le Soleil même m’a trompée. Il éclaire le monde entier dont ton empire n’occupe qu’une portion, ainsi que bien d’autres Royaumes qui le composent. Ne crois pas, mon cher Aza, que l’on m’ait abusée sur ces faits incroyables : on ne me les a que trop prouvés.
Loin d’être parmi des peuples soumis à ton obéissance, je suis non seulement sous une Domination Étrangére, éloignée de ton Empire par une distance si prodigieuse, que notre nation y seroit encore ignorée, si la cupidité des Espagnols ne leur avoit fait surmonter des dangers affreux pour pénétrer jusqu’à nous.
L’amour ne fera-t-il pas ce que la soif des richesses a pu faire ? Si tu m’aimes, si tu me desires, si seulement tu penses encore à la malheureuse Zilia, je dois tout attendre de ta tendresse ou de ta générosité. Que l’on m’enseigne les chemins qui peuvent me conduire jusqu’à toi, les périls à surmonter, les fatigues à supporter seront des plaisirs pour mon cœur.
La lettre 18 constitue bien davantage qu’un simple moment d’expression sentimentale dans le fil narratif du roman. Elle marque une rupture aussi bien sur le plan stylistique qu’au niveau structurel et symbolique. Pour la première fois, Zilia abandonne les quipos – ces cordelettes nouées propres à la tradition inca – et s’exprime pleinement en français. Ce basculement linguistique est profondément révélateur : il ne s’agit pas seulement de traduire un état d’âme, mais bien de faire apparaître une métamorphose intellectuelle, affective et existentielle. Dans cette lettre, s’opère un passage de l’enfermement à l’expression, de l’idéalisation amoureuse à l’éveil à la réalité du monde. La langue nouvelle devient la clé d’un nouveau regard, mais aussi la cause d’une douleur nouvelle.
Zilia ne découvre pas simplement la langue des Européens : elle découvre, avec elle, la dissonance entre ce qu’elle croyait et ce qui est. Sa vision du monde est ébranlée, et le Soleil même – source de lumière et divinité tutélaire dans la cosmologie inca – devient l’image d’un leurre. L’écriture devient alors l’espace d’une double tension : entre l’amour fidèle et la prise de conscience d’un éloignement radical, entre l’élan lyrique et la lucidité. Cette lettre est ainsi un condensé du roman tout entier : elle cristallise les principales dynamiques affectives, philosophiques et culturelles qui sous-tendent l’œuvre.
Le temps aboli
La lettre s’ouvre sur une exclamation à la fois douloureuse et solennelle : « Combien de tems effacé de ma vie, mon cher Aza ! » Cette formule, qui mêle la déclaration intime à une forme de fatalisme, installe d’emblée le ton : celui d’un amour ardent, mais rongé par l’absence. L’effet de dramatisation est immédiat. Le temps écoulé – métaphoriquement mesuré par le cours du Soleil – n’est plus vécu comme une suite de moments, mais comme une perte irrémédiable. Il est « effacé », c’est-à-dire aboli, anéanti dans sa substance même. C’est là une vision tragique du temps : seul l’avenir porte encore en lui une valeur, car il contient l’espoir du retour, du contact, de la fusion retrouvée.
Dans cette optique, Zilia dépeint un présent vidé de toute densité : « le présent ne me paroissoit plus digne d’être compté. » Cette phrase concentre à elle seule une esthétique de l’attente : le réel n’a plus d’importance si l’être aimé n’y est pas. Cette attitude est caractéristique du registre élégiaque, où l’absence transforme le monde en décor vain, où le souvenir et l’espoir deviennent les seuls moteurs du sentiment. Le trio « pensées », « réflexions », « sentiments » n’est orienté que vers l’avenir, comme si l’existence elle-même était suspendue à un fil. La composition même de la phrase – fondée sur des parallélismes – renforce ce sentiment de fixité dans l’espérance.
Mais cette fixation sur l’amour absent n’est pas stérile. Zilia explique qu’elle s’est « hâtée d’en faire les interprêtes de [sa] tendresse ». L’imagination devient ici un outil de survie émotionnelle. À défaut d’une correspondance réelle, elle invente un dialogue intérieur avec Aza, dans lequel elle projette son amour. Ce procédé introduit un double mouvement : d’une part, il permet d’exalter le sentiment amoureux, de le rendre présent par la puissance du verbe ; d’autre part, il révèle la solitude abyssale dans laquelle se trouve Zilia. L’amour devient alors une incantation, une parole créatrice tournée vers un être absent.
La langue nouvelle comme naissance à soi
L’un des pivots de cette lettre est bien entendu le passage au français. Ce n’est pas un simple détail technique ou narratif : il constitue une révolution intérieure. Zilia explique que, dans l’intervalle de silence, elle a appris la langue de ses hôtes. Cet apprentissage n’est pas anodin : il suppose une immersion culturelle, une transformation cognitive, un déplacement identitaire. Et c’est précisément dans cet acte que la lettre 18 prend toute sa profondeur symbolique : elle est une lettre de renaissance.
« Rendue à moi-même, je crois recommencer à vivre. » Ce versant du texte, où la parole devient régénératrice, est un témoignage puissant du rôle de l’écriture comme mise au monde de soi. La formulation est frappante : Zilia n’est pas seulement rendue à sa capacité d’agir, elle est « rendue à elle-même », comme si le moi n’avait pu exister sans la langue pour le dire. Le lien entre langage et subjectivité est ici affirmé de façon éclatante : apprendre à parler, c’est apprendre à être.
Par cette lettre, Zilia conquiert sa voix. L’énonciation devient alors acte de pouvoir. Elle affirme hautement son amour, veut l’inscrire partout : « sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m’environne. » Cette volonté de graver son amour dans le monde révèle une tension entre le silence subi et la parole libératrice. L’inscription devient réparation. Chaque objet du quotidien est appelé à témoigner du sentiment éprouvé. L’amour devient omniprésent, déborde le langage et envahit l’univers matériel.
La métaphore de la trace – gravure, inscription, peinture – traduit un besoin vital de pérennité, une volonté d’éterniser le sentiment face à l’incertitude de l’avenir. Ce passage lyrique, d’une puissance expressive rare, confère à l’amour de Zilia une dimension presque mystique.
La révélation du monde
La seconde moitié de la lettre bascule dans une tonalité plus grave. À la lumière de la langue nouvelle, Zilia découvre un monde plus vaste que celui qu’elle croyait connaître. Le regard qu’elle porte sur son environnement change radicalement. « Hélas ! que la connoissance de celle dont je me sers à présent m’a été funeste » : l’exclamation inaugure un renversement total de perspective. Ce qui, au départ, semblait être un outil de libération (la langue française) devient désormais source de souffrance.
Cette ambivalence est fondamentale : elle renvoie au thème majeur des Lumières, celui de la connaissance perçue comme à la fois éclairante et déstabilisante. À mesure que Zilia comprend le monde qui l’entoure, elle perd ses repères. Son empire, qu’elle croyait central et universel, s’avère n’être qu’un fragment parmi d’autres. Le Soleil même – divinité fondatrice de sa culture – est mis en doute. « Le Soleil même m’a trompée » : la formule est saisissante. Elle ne dit pas seulement que l’astre éclaire d’autres régions, elle dit que les fondements mêmes de sa vision du monde étaient illusoires.
La symbolique solaire ici est magistrale : ce qui est censé apporter la lumière devient source d’obscurcissement. En découvrant l’étendue du monde, Zilia découvre sa propre ignorance, et la douleur que cette découverte entraîne. Ce mouvement de désillusion rappelle les processus d’éveil douloureux propres à nombre de romans d’apprentissage. La perte d’un idéal, fût-il amoureux ou culturel, devient une étape incontournable de la connaissance de soi.
L’ébranlement géopolitique
La lettre ne se contente pas d’une introspection affective : elle opère aussi un décentrement historique. Zilia apprend qu’elle n’est pas simplement éloignée géographiquement d’Aza, mais qu’elle est aussi soumise à une autre autorité : « une Domination Étrangère ». Le mot est lourd de sens. Il ne s’agit plus d’un simple éloignement amoureux, mais d’une dépossession politique.
Cette conscience du colonialisme, très forte dans le texte, fait écho à l’Histoire réelle : les Espagnols ont effectivement envahi et dominé l’empire inca. Zilia ne le découvre que tardivement, ce qui rend le choc d’autant plus violent. Elle comprend que sa culture est marginalisée, que sa langue est en voie de disparition, que son peuple a été assimilé de force. Le roman de Graffigny, sous couvert d’exotisme, est en réalité une critique virulente de la colonisation et de ses effets destructeurs.
Zilia établit un parallèle saisissant entre les conquêtes espagnoles et sa propre quête d’amour : « L’amour ne fera-t-il pas ce que la soif des richesses a pu faire ? » Cette question rhétorique est d’une subtilité remarquable. Elle oppose deux forces de mobilisation : la cupidité, qui pousse les Européens à traverser les océans pour assouvir leurs intérêts ; et l’amour, qui pourrait – peut-être – accomplir les mêmes exploits. Elle suggère qu’il y a dans le sentiment amoureux une énergie égale à celle des conquérants, mais tournée vers l’union plutôt que la domination.
La fin de la lettre est emplie de cette espérance presque utopique. Zilia supplie Aza de la rejoindre, ou de lui permettre de le rejoindre : « Que l’on m’enseigne les chemins qui peuvent me conduire jusqu’à toi ». Cette formulation traduit une détermination farouche, mêlée à un abandon plein de tendresse. Le parcours amoureux devient un itinéraire initiatique, semé de dangers que Zilia est prête à affronter pour l’amour.
Une parole en tension
Ce qui fait la richesse de cette lettre, c’est aussi la tension constante entre différentes postures énonciatives. Zilia est tour à tour amante passionnée, philosophe désillusionnée, femme en quête d’émancipation, orpheline culturelle et stratège de l’écriture. Son style oscille entre envolées lyriques et descriptions objectives. Cette oscillation rend compte de l’ambivalence de sa situation : elle est prise entre deux mondes, entre deux langues, entre deux formes d’amour.
La rhétorique de la lettre est soignée, mais profondément incarnée. Zilia maîtrise déjà l’art de l’emphase, du contraste, de la progression dramatique. Son écriture, bien qu’encore teintée d’une certaine naïveté, est déjà lucide et puissante. Elle fait surgir des images fortes, parfois violentes, toujours signifiantes. La phrase « chaque éclaircissement m’a découvert un nouveau malheur » est typique de ce style où la révélation est synonyme de perte. L’éclaircissement, qui devrait illuminer, dévoile ici l’abîme.
Mais ce style n’est jamais purement descriptif ou contemplatif : il est toujours tendu vers une action, un appel, une volonté. La lettre est une tentative de reconquête, une affirmation de subjectivité. Elle pose les jalons d’un combat intérieur qui se poursuivra dans les lettres suivantes.
Conclusion
La lettre 18 des Lettres d’une Péruvienne concentre toute la complexité du projet de Madame de Graffigny. Elle mêle les affects les plus intimes aux thématiques les plus vastes : la douleur de l’absence, la découverte d’une altérité culturelle, la déchirure coloniale, la puissance du langage, l’éveil à soi. En peu de lignes, elle déploie un éventail remarquable de registres, de motifs, de tensions. Elle est à la fois chant d’amour, méditation philosophique, et manifeste d’émancipation.
Par cette lettre, Zilia sort du silence, conquiert une langue, et découvre un monde. Mais ce monde n’est pas celui qu’elle espérait. Il est vaste, brutal, injuste. Et pourtant, elle persiste à espérer. Elle transforme sa douleur en appel, son amour en force motrice, sa lucidité en point de départ.
Ainsi, cette lettre n’est pas seulement une page d’émotion. C’est une naissance. Celle d’une femme qui, désormais, écrira non plus en prisonnière mais en témoin. Non plus en amoureuse égarée, mais en conscience éveillée. Elle témoigne de la vitalité intellectuelle du XVIIIe siècle et de la contribution essentielle des femmes de lettres à l’épanouissement des Lumières.

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