📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. La lettre
  2. Le spectacle de l’universalité des sentiments
  3. Le langage universel des sons
  4. La danse comme source de joie
  5. L’intrigue de Céline et la complexité des sentiments
  6. L’adieu tragique et la poétique de la séparation
  7. Analyse linéaire
  8. La portée philosophique

La lettre

Je ne sçais plus que penser du génie de cette nation, mon cher Aza. Il parcourt les extrêmes avec tant de rapidité, qu’il faudroit être plus habile que je ne le suis pour asseoir un jugement sur son caractère.

On m’a fait voir un spectacle totalement opposé au premier. Celui-là cruel, effrayant, révolte la raison, & humilie l’humanité. Celui-ci amusant, agréable, imite la nature, & fait honneur au bon sens. Il est composé d’un bien plus grand nombre d’hommes & de femmes que le premier. On y représente aussi quelques actions de la vie humaine ; mais soit que l’on exprime la peine ou le plaisir, la joie ou la tristesse, c’est toujours par des chants & des danses.

Il faut, mon cher Aza, que l’intelligence des sons soit universelle, car il ne m’a pas été plus difficile de m’affecter des différentes passions que l’on a représentées, que si elles eussent été exprimées dans notre langue, & cela me paroît bien naturel.

Le langage humain est sans doute de l’invention des hommes, puisqu’il differe suivant les differentes nations. La nature plus puissante & plus attentive aux besoins & aux plaisirs de ses créatures leur a donné des moyens généraux de les exprimer, qui sont fort bien imités par les chants que j’ai entendus.

S’il est vrai que des sons aigus expriment mieux le besoin de secours dans une crainte violente ou dans une douleur vive, que des paroles entendues dans une partie du monde, & qui n’ont aucune signification dans l’autre, il n’est pas moins certain que de tendres gémissemens frapent nos cœurs d’une compassion bien plus efficace que des mots dont l’arrangement bizarre fait souvent un effet contraire.

Les sons vifs & légers ne portent-ils pas inévitablement dans notre ame le plaisir gay, que le récit d’une histoire divertissante, ou une plaisanterie adroite n’y fait jamais naître qu’imparfaitement ?

Est-il dans aucune langue des expressions qui puissent communiquer le plaisir ingénu avec autant de succès que font les jeux naïfs des animaux ? Il semble que les danses veulent les imiter, du moins inspirent-elles à peu près le même sentiment.

Enfin, mon cher Aza, dans ce spectacle tout est conforme à la nature & à l’humanité. Eh ! quel bien peut-on faire aux hommes, qui égale celui de leur inspirer de la joie ?

J’en ressentis moi-même & j’en emportois presque malgré moi, quand elle fut troublée par un accident qui arriva à Céline.

En sortant, nous nous étions un peu écartées de la foule, & nous nous soutenions l’une & l’autre de crainte de tomber. Déterville étoit quelques pas devant nous avec sa belle-sœur qu’il conduisoit, lorsqu’un jeune Sauvage d’une figure aimable aborda Céline, lui dit quelques mots fort bas, lui laissa un morceau de papier qu’à peine elle eut la force de recevoir, & s’éloigna.

Céline qui s’étoit effrayée à son abord jusqu’à me faire partager le tremblement qui la saisit, tourna la tête languissamment vers lui lorsqu’il nous quitta. Elle me parut si foible, que la croyant attaquée d’un mal subit, j’allois appeller Déterville pour la secourir ; mais elle m’arrêta & m’imposa silence en me mettant un de ses doigts sur la bouche ; j’aimai mieux garder mon inquiétude, que de lui désobéir.

Le même soir quand le frère & la sœur se furent rendus dans ma chambre, Céline montra au Cacique le papier qu’elle avoit reçû ; sur le peu que je devinai de leur entretien, j’aurois pensé qu’elle aimoit le jeune homme qui le lui avoit donné, s’il étoit possible que l’on s’effrayât de la présence de ce qu’on aime.

Je pourrois encore, mon cher Aza, te faire part de beaucoup d’autres remarques que j’ai faites ; mais hélas ! je vois la fin de mes cordons, j’en touche les derniers fils, j’en noue les derniers nœuds ; ces nœuds qui me sembloient être une chaîne de communication de mon cœur au tien, ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L’illusion me quitte, l’affreuse vérité prend sa place, mes pensées errantes, égarées dans le vuide immense de l’absence, s’anéantiront désormais avec la même rapidité que le tems. Cher Aza, il me semble que l’on nous sépare encore une fois, que l’on m’arrache de nouveau à ton amour. Je te perds, je te quitte, je ne te verrai plus, Aza ! cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignez l’un de l’autre !


Le spectacle de l’universalité des sentiments

Cette dix-septième lettre occupe une place particulière dans l’architecture narrative des Lettres d’une Péruvienne. Zilia y développe une réflexion esthétique et philosophique qui révèle toute la finesse intellectuelle du personnage et la richesse de la pensée des Lumières. Confrontée à un nouveau spectacle, vraisemblablement un opéra ou une représentation lyrique française du XVIIIe siècle, l’héroïne péruvienne engage une méditation sur l’universalité du langage des sentiments et la puissance expressive de l’art.

Le génie de Madame de Graffigny réside dans sa capacité à faire de Zilia une observatrice lucide de la société française, tout en préservant son regard d’étrangère qui révèle les contradictions et les beautés de cette civilisation. Cette lettre illustre parfaitement cette démarche : elle contraste avec les lettres précédentes où Zilia découvrait souvent avec effroi les aspects cruels ou incompréhensibles des mœurs françaises. Ici, elle exprime son enchantement face à un art qui transcende les barrières linguistiques et culturelles.

Zilia commence sa lettre par un aveu d’incertitude qui témoigne de sa prudence intellectuelle : « JE ne sçais plus que penser du génie de cette nation, mon cher Aza ». Cette ouverture révèle la complexité de son rapport à la France, oscillant entre fascination et répulsion. L’expression du doute (« je ne sçais plus ») traduit la déstabilisation de ses certitudes premières. Le terme « génie » renvoie au caractère national, à l’esprit propre d’un peuple selon la conception du XVIIIe siècle.

La métaphore du mouvement qui suit – « Il parcourt les extrêmes avec tant de rapidité » – souligne l’instabilité apparente du caractère français aux yeux de Zilia. Cette rapidité du passage d’un extrême à l’autre évoque l’esprit français, réputé pour sa vivacité et ses contradictions. L’aveu d’insuffisance de Zilia (« qu’il faudroit être plus habile que je ne le suis ») révèle paradoxalement sa sagesse : elle reconnaît les limites de son jugement, démarche intellectuelle qui l’honore et qui s’inscrit dans l’esprit critique des Lumières.

L’opposition entre les deux spectacles structure toute cette partie de la lettre. Le premier, « cruel, effrayant », « révolte la raison, & humilie l’humanité », tandis que le second, « amusant, agréable, imite la nature, & fait honneur au bon sens ». Cette antithèse révèle la capacité de Zilia à porter un jugement esthétique et moral sur les productions artistiques françaises. Elle établit une hiérarchie des valeurs qui privilégie ce qui respecte la nature humaine et célèbre la raison.


Le langage universel des sons

La réflexion de Zilia sur la musique et l’expression artistique constitue le cœur philosophique de cette lettre. Son observation – « il faut, mon cher Aza, que l’intelligence des sons soit universelle » – s’inscrit dans les débats du XVIIIe siècle sur l’origine du langage et la communication entre les peuples. Cette universalité des sons dépasse les barrières linguistiques qui séparent les nations et révèle une vérité fondamentale sur la nature humaine.

Graffigny fait de son héroïne une théoricienne de l’art qui développe une véritable esthétique de l’expression naturelle. Zilia distingue clairement le « langage humain », « de l’invention des hommes », qui « differe suivant les differentes nations », de la « nature plus puissante & plus attentive aux besoins & aux plaisirs de ses créatures ». Cette distinction fondamentale oppose l’artificiel au naturel, le conventionnel à l’universel.

La démonstration qui suit révèle la finesse d’analyse de Zilia et l’art consommé de Graffigny. L’héroïne développe une série d’exemples qui prouvent la supériorité expressive des sons naturels sur les mots : les « sons aigus » expriment mieux « le besoin de secours dans une crainte violente ou dans une douleur vive » que des paroles qui n’ont de signification que dans une partie du monde. Cette argumentation s’appuie sur l’observation empirique et la logique, méthodes chères aux philosophes des Lumières.

L’évocation des « tendres gémissemens » qui « frapent nos cœurs d’une compassion bien plus efficace que des mots dont l’arrangement bizarre fait souvent un effet contraire » témoigne d’une connaissance approfondie de la nature humaine. Graffigny, par la voix de Zilia, développe une théorie de l’émotion qui privilégie l’expression spontanée et naturelle sur l’artifice rhétorique.


La danse comme source de joie

La réflexion de Zilia sur la danse révèle sa capacité à saisir l’essence d’un art et à le replacer dans une perspective cosmique. Sa question rhétorique – « Est-il dans aucune langue des expressions qui puissent communiquer le plaisir ingénu avec autant de succès que font les jeux naïfs des animaux ? » – établit un lien direct entre l’art de la danse et la nature. Cette comparaison entre les mouvements dansés et les « jeux naïfs des animaux » révèle une conception de l’art comme imitation et sublimation de la nature.

L’adjectif « ingénu » appliqué au plaisir et « naïfs » appliqué aux jeux animaux souligne la pureté et l’authenticité de ces expressions. Zilia découvre dans la danse française une forme d’art qui retrouve la spontanéité naturelle, par opposition à l’artifice des conventions sociales qu’elle a souvent critiquées dans ses lettres précédentes.

Sa conclusion – « dans ce spectacle tout est conforme à la nature & à l’humanité » – constitue l’éloge le plus élevé qu’elle puisse formuler. Cette conformité à la nature représente pour elle le critère suprême de la beauté artistique. Sa question finale – « quel bien peut-on faire aux hommes, qui égale celui de leur inspirer de la joie ? » – révèle une philosophie hédoniste tempérée qui reconnaît dans la joie partagée l’un des buts les plus nobles de l’art.


L’intrigue de Céline et la complexité des sentiments

La transition narrative vers l’épisode de Céline marque un changement de registre remarquable. Graffigny passe habilement de la méditation esthétique au récit dramatique, montrant sa maîtrise de l’art épistolaire. L’incident qui trouble la joie de Zilia – l’apparition du « jeune Sauvage d’une figure aimable » qui s’adresse à Céline – introduit une note de mystère et de tension psychologique.

La description de la réaction de Céline révèle la finesse d’observation de Zilia : « Céline qui s’étoit effrayée à son abord jusqu’à me faire partager le tremblement qui la saisit, tourna la tête languissamment vers lui lorsqu’il nous quitta ». Cette observation témoigne de la perspicacité psychologique de l’héroïne qui saisit la contradiction entre la peur et l’attirance dans la réaction de Céline.

La réflexion finale de Zilia – « j’aurois pensé qu’elle aimoit le jeune homme qui le lui avoit donné, s’il étoit possible que l’on s’effrayât de la présence de ce qu’on aime » – révèle sa propre conception de l’amour, fondée sur la joie et la confiance plutôt que sur la crainte. Cette remarque souligne par contraste la pureté de son amour pour Aza, exempt de ces troubles et de ces ambiguïtés.

La fin de la lettre constitue l’un des passages les plus émouvants et les plus profonds de l’œuvre entière. Le retour aux quipos – « je vois la fin de mes cordons, j’en touche les derniers fils, j’en noue les derniers nœuds » – marque une rupture décisive dans le roman. Cette évocation concrète de l’épuisement du support matériel de l’écriture prend une dimension métaphysique saisissante.

La métaphore de la « chaîne de communication de mon cœur au tien » transforme les quipos en symbole de l’amour et de la fidélité. Ces nœuds ne sont plus de simples moyens d’expression mais les liens même qui unissent les deux amants séparés. Graffigny exploite ici toute la charge poétique et symbolique de ce système d’écriture inca pour créer une image d’une beauté saisissante.

Le passage de l’illusion à la « affreuse vérité » marque le moment tragique où Zilia prend conscience de l’inutilité de ses efforts. L’expression « l’illusion me quitte » révèle que Zilia avait maintenu jusqu’ici une forme d’espoir, une croyance en la possibilité de communiquer réellement avec Aza. Cette prise de conscience douloureuse transforme les quipos de moyen de communication en « tristes objets de mes regrets ».

La métaphore temporelle qui suit – « mes pensées errantes, égarées dans le vuide immense de l’absence, s’anéantiront désormais avec la même rapidité que le tems » – atteint à une profondeur métaphysique remarquable. Graffigny exprime ici l’angoisse existentielle de son héroïne face à l’écoulement du temps et à la séparation. L’image du « vuide immense de l’absence » évoque l’infini pascal et la solitude de la condition humaine.


L’adieu tragique et la poétique de la séparation

L’apostrophe finale à Aza – « Je te perds, je te quitte, je ne te verrai plus, Aza ! cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignez l’un de l’autre ! » – constitue un véritable chant funèbre de l’amour. La gradation des trois verbes (« je te perds, je te quitte, je ne te verrai plus ») exprime avec une intensité croissante la réalité de la séparation définitive.

L’exclamation « Aza ! » isolée au milieu de la phrase, reprend l’incipit de la première lettre et crée un effet de circularité poignant. Cette répétition du nom aimé à travers tout le roman témoigne de la constance de Zilia et de l’obsession amoureuse qui la consume. La périphrase « cher espoir de mon cœur » révèle qu’Aza représente encore pour elle la possibilité d’un bonheur futur, même si cet espoir s’amenuise.

La phrase finale, avec sa prédiction mélancolique – « que nous allons être éloignez l’un de l’autre ! » – annonce la suite du roman où la distance géographique et culturelle entre les deux amants ne cessera de croître. Graffigny prépare ainsi le lecteur aux développements ultérieurs de l’intrigue, où Zilia devra apprendre à vivre sans l’espoir de retrouver Aza.


Analyse linéaire

L’architecture de cette lettre révèle la maîtrise de Graffigny dans l’art de la composition épistolaire. La progression suit un mouvement qui va de l’incertitude intellectuelle à l’angoisse existentielle, en passant par l’enchantement esthétique et l’observation sociale.

Le premier mouvement (« JE ne sçais plus que penser… fait honneur au bon sens ») établit le cadre de la réflexion par la comparaison entre deux spectacles opposés. Zilia y manifeste sa capacité d’analyse critique et son sens de la nuance. L’aveu d’ignorance initial cède la place à un jugement esthétique et moral ferme qui privilégie ce qui respecte la nature humaine.

Le deuxième mouvement (« Il faut, mon cher Aza… le même sentiment ») développe la théorie de l’universalité du langage des sentiments. Cette section révèle la dimension philosophique du personnage de Zilia et l’inscription de Graffigny dans les débats intellectuels de son époque. La démonstration procède par exemples et questions rhétoriques qui entraînent l’adhésion du lecteur.

Le troisième mouvement (« J’en ressentis moi-même… de lui désobéir ») opère une transition narrative habile vers l’épisode de Céline. L’intrusion du mystère et de la passion contrariée fait contraste avec la sérénité de la méditation précédente. Graffigny montre ici sa capacité à entrelacer réflexion et récit, philosophie et psychologie.

Le quatrième mouvement (« Le même soir… de ce qu’on aime ») approfondit l’analyse psychologique en révélant la perspicacité de Zilia. L’observation des contradictions du comportement de Céline permet à l’héroïne de révéler sa propre conception de l’amour, fondée sur la confiance et la joie.

Le cinquième mouvement (« Je pourrois encore… que nous allons être éloignez l’un de l’autre ! ») constitue le climax émotionnel de la lettre. Le retour aux quipos et la méditation sur l’épuisement de ce moyen de communication transforment la lettre en élégie de l’amour séparé. La progression vers l’angoisse finale est remarquablement orchestrée, passant de la mélancolie à la détresse par paliers successifs.


La portée philosophique

Cette lettre illustre parfaitement l’art de Graffigny et sa contribution à la littérature des Lumières. En faisant de Zilia une théoricienne de l’art et une observatrice de la société française, elle renouvelle le genre du roman épistolaire et du récit de voyage. La perspective de l’étrangère permet de révéler les beautés et les contradictions de la civilisation française tout en développant une réflexion universelle sur l’art et l’expression des sentiments.

La dimension féministe de l’œuvre se révèle dans la capacité intellectuelle que Graffigny prête à son héroïne. Zilia n’est pas seulement une amoureuse éplorée, mais une penseur capable d’analyse esthétique et de méditation métaphysique. Cette représentation de l’intelligence féminine s’inscrit dans le combat des femmes de lettres du XVIIIe siècle pour la reconnaissance de leurs capacités intellectuelles.

La technique épistolaire de Graffigny atteint ici un sommet de raffinement. L’alternance entre méditation philosophique, observation sociale et effusion lyrique révèle sa maîtrise des registres et sa capacité à maintenir l’intérêt du lecteur. La lettre fonctionne à la fois comme document ethnographique, traité d’esthétique et chant d’amour, synthèse remarquable qui témoigne de la richesse de l’œuvre.

L’évocation finale des quipos transforme cette lettre en moment charnière du roman. Elle marque la fin d’une époque dans la correspondance de Zilia et annonce sa transformation progressive. L’héroïne devra désormais apprendre le français et s’adapter davantage à sa nouvelle condition, évolution qui l’éloignera progressivement de ses origines péruviennes et de son amour pour Aza.

Cette lettre XVII révèle donc toute la complexité et la richesse des Lettres d’une Péruvienne. Graffigny y déploie son talent de romancière, sa culture philosophique et sa sensibilité poétique pour créer une œuvre qui dépasse le simple divertissement et atteint à la profondeur de la grande littérature. Elle témoigne de la vitalité intellectuelle du XVIIIe siècle et de la contribution essentielle des femmes de lettres à l’épanouissement des Lumières.


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