📚 TABLE DES MATIÈRES
- La lettre
- L’art de la sociabilité française au prisme du regard péruvien
- La découverte émerveillée de la culture matérielle européenne
- Une interprétation politique des relations sociales
- Le portrait contrasté de la famille Déterville
- L’intimité retrouvée et les stratégies de contournement social
- Analyse linéaire
- L’art épistolaire au service de la critique sociale
La lettre
Plus je vis avec le Cacique & sa sœur, mon cher Aza, plus j’ai de peine à me persuader qu’ils soient de cette Nation, eux seuls connoissent & respectent la vertu.
Les manieres simples, la bonté naïve, la modeste gaieté de Céline feroient volontiers penser qu’elle a été élevée parmi nos Vierges. La douceur honnête, le tendre sérieux de son frère, persuaderoient facilement qu’il est né du sang des Incas. L’un & l’autre me traitent avec autant d’humanité que nous en exercerions à leurs égards, si des malheurs les eussent conduits parmi nous. Je ne doute même plus que le Cacique ne soit bon tributaire.
Il n’entre jamais dans ma chambre, sans m’offrir un présent de choses merveilleuses dont cette contrée abonde : tantôt ce sont des morceaux de la machine qui double les objets, renfermés dans de petits coffres d’une matiere admirable. Une autre fois ce sont des pierres légeres & d’un éclat surprenant, dont on orne ici presque toutes les parties du corps ; on en passe aux oreilles, on en met sur l’estomac, au col, sur la chaussure, & cela est très agréable à voir.
Mais ce que je trouve de plus amusant, ce sont de petits outils d’un métal fort dur, & d’une commodité singuliere ; les uns servent à composer des ouvrages que Céline m’apprend à faire ; d’autres d’une forme tranchante servent à diviser toutes sortes d’étoffes, dont on fait tant de morceaux que l’on veut sans effort, & d’une maniere fort divertissante.
J’ai une infinité d’autres raretés plus extraordinaires encore, mais n’étant point à notre usage, je ne trouve dans notre langue aucuns termes qui puissent t’en donner l’idée.
Je te garde soigneusement tous ces dons, mon cher Aza ; outre le plaisir que j’aurai de ta surprise, lorsque tu les verras, c’est qu’assurément ils sont à toi. Si le Cacique n’étoit soumis à ton obéissance, me payeroit-il un tribut qu’il sçait n’être dû qu’à ton rang suprême ? Les respects qu’il m’a toujours rendus m’ont fait penser que ma naissance lui étoit connue. Les présens dont il m’honore me persuadent sans aucun doute, qu’il n’ignore pas que je dois être ton Épouse, puisqu’il me traite d’avance en Mama-Oella.
Cette conviction me rassure & calme une partie de mes inquiétudes ; je comprends qu’il ne me manque que la liberté de m’exprimer pour sçavoir du Cacique les raisons qui l’engagent à me retenir chez lui, & pour le déterminer à me remettre en ton pouvoir ; mais jusques-là j’aurai encore bien des peines à souffrir.
Il s’en faut beaucoup que l’humeur de Madame (c’est le nom de la mère de Déterville) ne soit aussi aimable que celle de ses enfans. Loin de me traiter avec autant de bonté, elle me marque en toutes occasions une froideur & un dédain qui me mortifient, sans que je puisse y remédier, ne pouvant en découvrir la cause ; Et par une opposition de sentimens que je comprends encore moins, elle éxige que je sois continuellement avec elle.
C’est pour moi une gêne insuportable ; la contrainte régne par tout où elle est : ce n’est qu’à la dérobée que Céline & son frère me font des signes d’amitié. Eux-mêmes n’osent se parler librement devant elle. Aussi continuent-ils à passer une partie des nuits dans ma chambre, c’est le seul tems où nous joüissons en paix du plaisir de nous voir. Et quoique je ne participe guères à leurs entretiens, leur présence m’est toujours agréable. Il ne tient pas aux soins de l’un & de l’autre que je ne sois heureuse. Hélas ! mon cher Aza, ils ignorent que je ne puis l’être loin de toi, & que je ne crois vivre qu’autant que ton souvenir & ma tendresse m’occupent toute entière.
L’art de la sociabilité française au prisme du regard péruvien
La quinzième lettre des Lettres d’une Péruvienne révèle un moment de transition dans l’évolution de Zilia, héroïne de Françoise de Graffigny. Cette lettre témoigne d’une phase d’acclimatation progressive de la jeune Péruvienne au sein de la société française, tout en conservant ses références culturelles d’origine. L’analyse de cette correspondance fictive, adressée à son fiancé Aza resté au Pérou, dévoile les tensions entre fascination pour la civilisation européenne et fidélité aux valeurs incas. À travers le regard naïf mais perspicace de Zilia, Graffigny dresse un portrait nuancé de la société française du milieu du XVIIIe siècle, mêlant admiration sincère et critique sociale implicite.
La lettre s’inscrit dans une tradition littéraire héritée de Montesquieu et des Lettres persanes, celle du roman épistolaire exotique qui permet une critique sociale par le détour de l’altérité culturelle. Cependant, Graffigny innove en donnant la parole à une femme, créant un double décalage – celui de l’étrangère et celui de la femme – qui enrichit considérablement la portée critique de l’œuvre.
La découverte émerveillée de la culture matérielle européenne
La lettre XV se caractérise par une description minutieuse des objets européens que Déterville offre régulièrement à Zilia. Ces présents constituent une véritable initiation à la civilisation française à travers sa culture matérielle. L’évocation de « la machine qui double les objets » – soit le miroir – révèle la fascination de la narratrice pour ces innovations techniques qui lui paraissent merveilleuses.
Cette découverte s’articule autour de trois catégories d’objets qui structurent l’émerveillement de Zilia. D’abord, les instruments d’optique enfermés « dans de petits coffres d’une matière admirable », qui témoignent du raffinement technique de l’époque. Ensuite, les bijoux et ornements – « pierres légères & d’un éclat surprenant » – qui révèlent les codes esthétiques de la société française et son goût pour la parure corporelle. Enfin, les outils domestiques d’un « métal fort dur » qui facilitent les activités artisanales féminines.
L’attitude de Zilia face à ces objets révèle une curiosité intellectuelle remarquable. Elle ne se contente pas d’admirer passivement ces merveilles, mais cherche à comprendre leur fonctionnement et leur utilité. Cette démarche s’inscrit dans l’esprit des Lumières qui valorise l’observation et la connaissance empirique. Graffigny fait de son héroïne une figure de la curiosité scientifique, trait inhabituel pour une femme de l’époque et qui participe de la dimension proto-féministe de l’œuvre.
La description des cadeaux révèle également la stratégie narrative de Graffigny. En présentant ces objets familiers aux lecteurs français à travers le regard étonné de Zilia, l’auteure crée un effet de défamiliarisation qui invite à redécouvrir la richesse de la civilisation européenne. Cette technique permet de valoriser implicitement les acquis culturels français tout en préservant l’exotisme nécessaire au genre du roman épistolaire oriental.
Une interprétation politique des relations sociales
Le regard de Zilia sur les présents de Déterville dépasse la simple fascination esthétique pour s’élever vers une interprétation politique révélatrice de sa culture d’origine. La jeune Péruvienne comprend ces cadeaux comme un « tribut » rendu à sa qualité de future épouse d’Aza, le souverain inca. Cette lecture des rapports sociaux à travers le prisme de la hiérarchie impériale péruvienne témoigne de la persistance de ses références culturelles.
L’évocation du titre de « Mama-Oella » – référence à l’épouse légendaire de Manco Capac, fondateur mythique de l’empire inca – révèle la dimension sacrée que Zilia attribue à sa condition future d’épouse royale. Cette référence mythologique établit un parallèle entre la grandeur passée de la civilisation inca et la sophistication présente de la société française, créant un dialogue interculturel d’une richesse remarquable.
L’interprétation que fait Zilia des gestes de Déterville comme marques de soumission politique révèle sa compréhension intuitive des rapports de pouvoir. Elle perçoit dans la générosité du Français une reconnaissance implicite de sa supériorité sociale et de celle d’Aza. Cette lecture, bien qu’erronée du point de vue français, témoigne de l’intelligence politique de l’héroïne et de sa capacité à déchiffrer les codes sociaux, même à travers le filtre de sa propre culture.
Cette dimension politique de la lettre s’inscrit dans la tradition critique des Lumières qui questionnent les fondements du pouvoir et de la légitimité sociale. En montrant comment Zilia interprète les relations sociales françaises selon ses propres références culturelles, Graffigny interroge subtilement la relativité des systèmes politiques et sociaux.
Le portrait contrasté de la famille Déterville
La lettre XV offre également un tableau saisissant des relations familiales au sein de la maison Déterville, révélant les tensions générationnelles et les différences de caractère qui traversent cette famille française. Le contraste établi entre les enfants – Déterville et Céline – et leur mère constitue l’un des éléments les plus significatifs de cette correspondance.
Zilia dresse un portrait élogieux de Céline et de son frère, les présentant comme des exceptions dans la société française. La description de Céline – « les manières simples, la bonté naïve, la modeste gaieté » – évoque un idéal de féminité naturelle qui s’oppose aux artifices de la société parisienne que découvrira ultérieurement l’héroïne. Cette simplicité fait écho aux valeurs péruviennes que Zilia projette sur ses hôtes bienveillants.
Le parallèle établi entre Céline et les « Vierges » du temple du Soleil, ainsi qu’entre Déterville et les princes incas, révèle la tendance de Zilia à interpréter la réalité française selon ses références culturelles. Cette démarche témoigne d’une forme de résistance culturelle qui préserve son identité péruvienne tout en s’adaptant au monde européen.
Le personnage de la mère représente en revanche tout ce que Zilia redoute dans la société française. Sa « froideur » et son « dédain » contrastent avec la bienveillance de ses enfants, créant une atmosphère de tension domestique. L’exigence qu’elle manifeste d’avoir constamment Zilia auprès d’elle révèle une forme de pouvoir domestique tyrannique qui annonce les critiques plus approfondies que développera l’héroïne dans les lettres ultérieures concernant la condition féminine en France.
Cette opposition générationnelle s’inscrit dans les débats de l’époque sur l’éducation et l’évolution des mœurs. Les enfants Déterville incarnent les valeurs nouvelles des Lumières – sensibilité, tolérance, respect d’autrui – tandis que leur mère représente les rigidités de l’ancienne société. Graffigny utilise ce contraste pour suggérer l’évolution positive de la société française, tout en dénonçant les résistances à cette modernisation.
L’intimité retrouvée et les stratégies de contournement social
La description des visites nocturnes de Céline et Déterville dans la chambre de Zilia révèle l’importance de l’intimité dans la construction des relations sociales authentiques. Ces moments échappent au contrôle maternel et permettent l’expression libre des sentiments et des idées. Cette géographie de l’intimité – chambre versus espaces communs de la maison – témoigne des contraintes sociales qui pèsent sur les relations interpersonnelles dans la société française.
L’évocation de ces rencontres clandestines révèle également les stratégies de résistance développées par les jeunes gens face à l’autorité parentale. Cette dimension subversive s’inscrit dans l’esprit des Lumières qui valorise l’autonomie individuelle face aux contraintes traditionnelles. La complicité qui unit les trois jeunes gens préfigure les amitiés électives que développera ultérieurement la philosophie des Lumières.
La mention du plaisir que procure à Zilia la simple présence de ses hôtes, même sans participation active aux conversations, révèle l’importance de la sociabilité dans la construction de l’identité. Cette sociabilité choisie s’oppose à la contrainte des relations imposées par la mère, établissant une distinction fondamentale entre relations authentiques et rapports sociaux conventionnels.
Cette opposition entre sociabilité libre et contrainte sociale annonce les développements ultérieurs du roman concernant l’émancipation féminine. La capacité de Zilia à distinguer ces deux formes de relation sociale témoigne de sa lucidité et prépare son évolution vers l’indépendance que célébrera la fin du roman.
Analyse linéaire
L’ouverture de la lettre pose immédiatement le cadre affectif et culturel : « Plus je vis avec le Cacique & sa sœur, mon cher Aza, plus j’ai de peine à me persuader qu’ils soient de cette Nation ». Cette phrase d’entrée établit d’emblée la problématique centrale de la lettre : comment concilier l’expérience positive vécue avec Déterville et Céline avec les préjugés concernant la nation française.
Le développement de cette réflexion s’organise autour d’un mouvement de reconnaissance progressive. Zilia découvre chez ses hôtes des qualités qu’elle associe spontanément à sa propre culture : la vertu, le respect, l’humanité. Cette découverte la conduit à réviser ses jugements initiaux sur la société française, amorçant un processus d’ouverture culturelle qui caractérise tout le roman.
La transition vers la description des présents s’opère naturellement à travers l’évocation de la générosité de Déterville. L’énumération des objets offerts – miroirs, bijoux, outils – suit une progression du plus mystérieux vers le plus familier, témoignant de l’adaptation progressive de Zilia à la culture matérielle européenne. Cette progression reflète symboliquement l’évolution psychologique de l’héroïne.
L’interprétation politique de ces présents comme « tribut » constitue le sommet dramatique de la lettre. Cette révélation transforme la gratitude personnelle en reconnaissance politique, révélant la persistance de l’identité culturelle péruvienne de Zilia. Cette interprétation lui permet de conserver sa dignité tout en acceptant la générosité française.
La transition vers l’évocation des relations familiales s’effectue à travers la mention du sentiment de sécurité ressenti par Zilia. Cette assurance nouvelle lui permet d’observer plus finement son environnement social et de distinguer les nuances de comportement au sein de la famille Déterville.
La description contrastée des générations s’organise selon une structure binaire opposant la bienveillance des enfants à la froideur maternelle. Cette opposition générationnelle reflète les tensions sociales de l’époque et annonce les critiques plus approfondies que développera ultérieurement le roman.
La conclusion de la lettre, centrée sur les visites nocturnes et l’évocation nostalgique d’Aza, révèle la persistance du lien amoureux malgré l’adaptation progressive à la société française. Cette fidélité sentimentale préserve l’identité péruvienne de Zilia tout en lui permettant d’apprécier les qualités de ses hôtes français.
L’art épistolaire au service de la critique sociale
La lettre XV illustre parfaitement la maîtrise technique de Graffigny dans l’art épistolaire. La forme de la correspondance permet une intimité psychologique qui rend crédible l’expression des sentiments et des observations de Zilia. Cette intimité épistolaire crée une illusion de vérité qui renforce l’efficacité de la critique sociale.youtube
L’utilisation du destinataire absent – Aza ne recevra jamais ces lettres – transforme la correspondance en une forme de monologue intérieur qui permet l’expression libre de la subjectivité féminine. Cette technique narrative, inhabituelle pour l’époque, témoigne de l’originalité de Graffigny et de sa volonté de donner une voix authentique à son héroïne.
La référence constante à la culture péruvienne comme terme de comparaison permet une critique indirecte de la société française. Cette technique du détour, héritée de Montesquieu, protège l’auteure des accusations directes tout en permettant une remise en question efficace des mœurs contemporaines.
L’évolution du style de Zilia au fil des lettres – de la naïveté initiale vers une lucidité croissante – témoigne de la progression psychologique du personnage et de son adaptation progressive à la civilisation européenne. Cette évolution stylistique constitue l’un des tours de force narratifs de Graffigny.
La lettre XV occupe une position stratégique dans l’économie générale du roman. Elle marque une étape cruciale dans l’évolution de Zilia, entre l’émerveillement initial et la critique sociale approfondie qui caractérisera les lettres ultérieures. Cette position intermédiaire lui confère une richesse particulière qui en fait l’un des moments les plus réussis de l’œuvre. À travers cette correspondance fictive, Graffigny révèle son talent pour allier finesse psychologique et portée critique, créant une œuvre qui transcende les conventions du roman épistolaire pour atteindre une véritable profondeur philosophique et sociale.

Laisser un commentaire