📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. La lettre
  2. De l’euphorie amoureuse à la gratitude
  3. Brutale remise en question
  4. Retour sur un coup de foudre sacré
  5. Conclusion

La lettre

Que l’arbre de la vertu, mon cher Aza, répande à jamais son ombre sur la famille du pieux Citoyen qui a reçu sous ma fenêtre le mystérieux tissu de mes pensées, & qui l’a remis dans tes mains ! Que Pachammac prolonge ses années, en récompense de son adresse à faire passer jusqu’à moi les plaisirs divins avec ta réponse.

Les trésors de l’Amour me sont ouverts ; j’y puise une joie délicieuse dont mon ame s’enyvre. En dénouant les secrets de ton cœur, le mien se baigne dans une Mer parfumée. Tu vis, & les chaînes qui devoient nous unir ne sont pas rompues ! Tant de bonheur étoit l’objet de mes desirs, & non celui de mes espérances.

Dans l’abandon de moi-même, je craignois pour tes jours ; le plaisir étoit oublié, tu me rends tout ce que j’avois perdu. Je goûte à longs traits la douce satisfaction de te plaire, d’être louée de toi, d’être approuvée par ce que j’aime. Mais, cher Aza, en me livrant à tant de délices, je n’oublie pas que je te dois ce que je suis. Ainsi que la rose tire ses brillantes couleurs des rayons du Soleil, de même les charmes qui te plaisent dans mon esprit & dans mes sentimens, ne sont que les bienfaits de ton génie lumineux ; rien n’est à moi que ma tendresse.

Si tu étois un homme ordinaire, je serois restée dans le néant, où mon sexe est condamné. Peu esclave de la coutume, tu m’en as fait franchir les barrieres pour m’élever jusqu’à toi. Tu n’as pû souffrir qu’un être semblable au tien, fût borné à l’humiliant avantage de donner la vie à ta postérité. Tu as voulu que nos divins Amutas ornassent mon entendement de leurs sublimes connoissances. Mais, ô lumiere de ma vie, sans le desir de te plaire, aurois-je pû me resoudre d’abandonner ma tranquille ignorance, pour la pénible occupation de l’étude ? Sans le desir de mériter ton estime, ta confiance, ton respect, par des vertus qui fortifient l’amour & que l’amour rend voluptueuses ; je ne serois que l’objet de tes yeux ; l’absence m’auroit déjà effacée de ton souvenir.

Mais, hélas ! si tu m’aimes encore, pourquoi suis-je dans l’esclavage ? En jettant mes regards sur les murs de ma prison, ma joie disparoît, l’horreur me saisit, & mes craintes se renouvellent. On ne t’a point ravi la liberté, tu ne viens pas à mon secours ; tu es instruit de mon sort, il n’est pas changé. Non, mon cher Aza, au milieu de ces Peuples féroces, que tu nommes Espagnols, tu n’es pas aussi libre que tu crois l’être. Je vois autant de signes d’esclavage dans les honneurs qu’ils te rendent, que dans la captivité où ils me retiennent.

Ta bonté te séduit, tu crois sincéres, les promesses que ces barbares te font faire par leur interprête, parce que tes paroles sont inviolables ; mais moi qui n’entends pas leur langage ; moi qu’ils le trouvent pas digne d’être trompée, je vois leurs actions.

Tes Sujets les prennent pour des Dieux, ils se rangent de leur parti : ô mon cher Aza, malheur au peuple que la crainte détermine ! Sauve-toi de cette erreur, défie-toi de la fausse bonté de ces Étrangers. Abandonne ton Empire, puisque l’Inca Viracocha en a prédit la destruction.

Achette ta vie & ta liberté au prix de ta puissance, de ta grandeur, de tes trésors ; il ne te restera que les dons de la nature. Nos jours seront en sûreté.

Riches de la possession de nos cœurs, grands par nos vertus, puissans par notre modération, nous irons dans une cabane jouir du ciel, de la terre & de notre tendresse.

Tu seras plus Roi en régnant sur mon ame, qu’en doutant de l’affection d’un peuple innombrable : ma soumission à tes volontés te fera jouir sans tyrannie du beau droit de commander. En t’obéïssant je ferai retentir ton Empire de mes chants d’allégresse ; ton Diadême sera toujours l’ouvrage de mes mains, tu ne perdras de ta Royauté que les soins & les fatigues.

Combien de fois, chere ame de ma vie, tu t’es plaint des devoirs de ton rang ? Combien les cérémonies, dont tes visites étoient accompagnées, t’ont fait envier le sort de tes Sujets ? Tu n’aurois voulu vivre que pour moi ; craindrois-tu à présent de perdre tant de contraintes ? Ne serois-je plus cette Zilia, que tu aurois préférée à ton Empire ? Non, je ne puis le croire, mon cœur n’est point changé, pourquoi le tien le seroit-il ?

J’aime, je vois toujours le même Aza qui régna dans mon ame au premier moment de sa vûe ; je me rappelle sans cesse ce jour fortuné, où ton Pere, mon souverain Seigneur, te fit partager, pour la premiere fois, le pouvoir réservé à lui seul, d’entrer dans l’intérieur du Temple ; je me représente le spectacle agréable de nos Vierges, qui, rassemblées dans un même lieu, reçoivent un nouveau lustre de l’ordre admirable qui régne entr’elles : tel on voit dans un jardin l’arrangement des plus belles fleurs ajouter encore de l’éclat à leur beauté.

Tu parus au milieu de nous comme un Soleil Levant, dont la tendre lumiere prépare la sérénité d’un beau jour : le feu de tes yeux répandoit sur nos joues le coloris de la modestie, un embarras ingénu tenoit nos regards captifs ; une joie brillante éclatoit dans les tiens ; tu n’avois jamais rencontré tant de beautés ensemble. Nous n’avions jamais vû que le Capa-Inca : l’étonnement & le silence régnoient de toutes parts. Je ne sçais quelles étoient les pensées de mes Compagnes ; mais de quels sentimens mon cœur ne fut-il point assailli ! Pour la premiere fois j’éprouvai du trouble, de l’inquiétude, & cependant du plaisir. Confuse des agitations de mon ame, j’allois me dérober à ta vûe ; mais tu tournas tes pas vers moi, le respect me retint.

Ô, mon cher Aza, le souvenir de ce premier moment de mon bonheur me sera toujours cher ! Le son de ta voix, ainsi que le chant mélodieux de nos Hymnes, porta dans mes veines le doux frémissement & le saint respect que nous inspire la présence de la Divinité.

Tremblante, interdite, la timidité m’avoit ravi jusqu’à l’usage de la voix ; enhardie enfin par la douceur de tes paroles, j’osai élever mes regards jusqu’à toi, je rencontrai les tiens. Non, la mort même n’effacera pas de ma mémoire les tendres mouvemens de nos ames qui se rencontrerent, & se confondirent dans un instant.

Si nous pouvions douter de notre origine, mon cher Aza, ce trait de lumiere confondroit notre incertitude. Quel autre, que le principe du feu, auroit pû nous transmettre cette vive intelligence des cœurs, communiquée, répandue & sentie, avec une rapidité inexplicable ?

J’étois trop ignorante sur les effets de l’amour pour ne pas m’y tromper. L’imagination remplie de la sublime Théologie de nos Cucipatas, je pris le feu qui m’animoit pour une agitation divine, je crus que le Soleil me manifestoit sa volonté par ton organe, qu’il me choisissoit pour son épouse d’élite : j’en soupirai, mais après ton départ, j’examinai mon cœur, & je n’y trouvai que ton image.

Quel changement, mon cher Aza, ta présence avoit fait sur moi ! tous les objets me parurent nouveaux ; je crus voir mes Compagnes pour la premiere fois. Qu’elles me parurent belles ! je ne pus soutenir leur présence ; retirée à l’écart, je me livrois au trouble de mon ame, lorsqu’une d’entr’elles, vint me tirer de ma rêverie, en me donnant de sujets de m’y livrer. Elle m’apprit qu’étant ta plus proche parente, j’étois destinée à être ton épouse, dès que mon âge permettroit cette union.

J’ignorois les loix de ton Empire, mais depuis que je t’avois vû, mon cœur étoit trop éclairé pour ne pas saisir l’idée du bonheur d’être à toi. Cependant loin d’en connoître toute l’étendue ; accoutumée au nom sacré d’épouse du Soleil, je bornois mon à te voir tous les jours, à t’adorer, à t’offrir des vœux comme à lui.

C’est toi, mon aimable Aza, c’est toi qui comblas mon ame de délices en m’apprenant que l’auguste rang de ton épouse m’associeroit à ton cœur, à ton trône, à ta gloire, à tes vertus ; que je jouirois sans cesse de ces entretiens si rares & si courts au gré de nos desirs, de ces entretiens qui ornoient mon esprit des perfections de ton ame, & qui ajoutoient à mon bonheur la délicieuse espérance de faire un jour le tien.

Ô, mon cher Aza combien ton impatience contre ma jeunesse, qui retardoit notre union, étoit flatteuse pour mon cœur ! Combien les deux années qui se sont écoulées t’ont paru longues, & cependant que leur durée a été courte ! Hélas, le moment fortuné étoit arrivé ! quelle fatalité l’a rendu si funeste ? Quel Dieu punit ainsi l’innocence & la vertu ? ou quelle Puissance infernale nous a séparés de nous-mêmes ? L’horreur me saisit, mon cœur se déchire, mes larmes inondent mon ouvrage. Aza ! mon cher Aza !…


La lettre II offre ainsi un tableau contrasté des sentiments de Zilia, oscillant entre l’extase amoureuse et le désespoir de la captivité. Elle révèle aussi les grands thèmes de l’œuvre : l’amour absolu qui unit Zilia et Aza, la dénonciation de la barbarie des conquérants espagnols, l’évocation de la condition féminine (à travers l’éducation exceptionnelle de Zilia par Aza), et l’idéal d’une vie simple fondée sur la vertu plutôt que sur le pouvoir. Nous analyserons dans un premier temps la manière dont Zilia exprime sa joie fervente et sa gratitude envers Aza, puis nous étudierons le basculement vers l’inquiétude et la critique sociale lorsqu’elle évoque sa captivité. Enfin, nous proposerons une analyse linéaire du long flashback poétique qui occupe la seconde moitié de la lettre, dans lequel Zilia raconte la naissance de leur amour, afin de mettre en lumière les procédés stylistiques et les enjeux de ce passage.


De l’euphorie amoureuse à la gratitude

Dès les premières lignes de la lettre, Zilia est submergée par la joie de savoir Aza sain et sauf et de recevoir ses mots d’amour. Elle ouvre sa missive par une formule de bénédiction hyperbolique : « Que l’arbre de la vertu, mon cher Aza, répande à jamais son ombre sur la famille du pieux citoyen… » Cette exclamation solennelle, qui invoque la protection divine (« Que Pachammac prolonge ses années… »), traduit la gratitude infinie que Zilia éprouve envers le messager ayant permis cet échange. En employant un registre élevé et religieux (champ lexical de la vertu, bénédictions, divinités incas), Zilia sacralise le lien épistolaire qui la relie à Aza. Pour elle, ce messager a accompli un acte quasi divin en apportant la « réponse » d’Aza et en faisant “passer jusqu’à [elle] les plaisirs divins” de cette nouvelle. Cette entrée en matière donne le ton extatique du début de la lettre : Zilia, qui se décrivait dans la lettre précédente en proie aux ténèbres du désespoir, est à présent illuminée par la bonne nouvelle.

Zilia décrit son bonheur amoureux avec une intensité lyrique remarquable. Elle déclare que « les trésors de l’Amour [lui] sont ouverts » et qu’elle y puise « une joie délicieuse dont [son] âme s’enivre ». La métaphore du trésor suggère que l’amour est pour elle une richesse infinie, une source de ravissement. Elle poursuit avec une image sensorielle : « en dénouant les secrets de ton cœur, le mien se baigne dans une mer parfumée ». Son cœur s’immerge dans un océan de délices – évocation d’un plaisir spirituel et presque charnel. Ces images d’abondance (trésors, ivresse, mer parfumée) témoignent de la félicité intense ressentie par l’héroïne. Surtout, elle exulte en découvrant qu’« tu vis, & les chaînes qui devaient nous unir ne sont pas rompues ! » La métaphore des “chaînes” non rompues symbolise le lien du mariage qui les attendait : Zilia se réjouit que cet engagement n’ait pas été détruit par les événements. L’opposition implicite entre ces chaînes voulues (celles de l’union amoureuse) et les chaînes subies de sa captivité donne un relief poignant à son bonheur : ce dont elle rêvait (s’unir à Aza) n’a pas eu lieu, mais l’espoir demeure puisque Aza est vivant et fidèle.

Zilia goûte également le plaisir d’être aimée et estimée par celui qu’elle aime. Elle avoue « goûter à longs traits la douce satisfaction de te plaire, d’être louée de toi, d’être approuvée par ce que j’aime. » L’expression « à longs traits » indique qu’elle savoure intensément le fait de savoir Aza fier d’elle. On sent chez Zilia un besoin d’approbation de son amant, signe de son amour absolu. Cependant, loin d’en tirer orgueil, la jeune femme manifeste au contraire une profonde humilité empreinte de tendresse : elle attribue tout le mérite de ses qualités à Aza lui-même. La métaphore filée de la lumière solaire traduit cette idée : « Ainsi que la rose tire ses brillantes couleurs des rayons du Soleil, de même les charmes qui te plaisent dans mon esprit & dans mes sentiments ne sont que les bienfaits de ton génie lumineux; rien n’est à moi que ma tendresse. » En comparant Aza au soleil qui fait éclore la rose (Zilia), elle reconnaît que son esprit éclairé et la noblesse de ses sentiments sont dus aux rayons vivifiants de l’influence d’Aza. La seule chose qu’elle revendique en propre est son amour (“ma tendresse”), tout le reste venant de lui. Cette déclaration, très représentative de la sensibilité du XVIIIème siècle, dresse un portrait idéalisé d’Aza : il est pour Zilia à la fois un mentor, un modèle de vertu et la source de toute la lumière intellectuelle et morale qui brille en elle.

En effet, Zilia insiste sur le caractère hors du commun de son fiancé, en abordant la question de l’éducation des femmes. Elle affirme : « Si tu étois un homme ordinaire, je serais restée dans le néant où mon sexe est condamné. » Par ces mots très forts, Zilia dénonce l’“ordinaire” condition des femmes, habituellement reléguées au “néant” de l’ignorance. Dans sa société (miroir du XVIIIème siècle européen), les femmes sont destinées à rester dans l’ombre, limitées « à l’humiliant avantage de donner la vie à [la] postérité » de leur mari. Cette périphrase révèle l’ironie amère de Zilia : réduire les femmes à la seule maternité est un « avantage » illusoire et même une humiliation, puisqu’on leur dénie toute vie intellectuelle. Aza, “peu esclave de la coutume”, a refusé cette injustice. Il a fait tomber les barrières qui bridaient Zilia afin de l’« élever » jusqu’à lui. Concrètement, il a voulu que les « divins Amutas ornassent [son] entendement de leurs sublimes connaissances ». Les “Amutas” désignent les sages précepteurs incas : Zilia a donc reçu la même formation intellectuelle qu’un jeune homme de son rang, grâce à Aza. Cette faveur exceptionnelle souligne le progressisme d’Aza et fait de Zilia une héroïne intellectuellement accomplie, chose rare pour l’époque. On perçoit ici en filigrane la plume de Graffigny, qui dote son héroïne d’une conscience aiguë de la condition féminine : Zilia est lucide sur les coutumes oppressives envers les femmes et célèbre celui qui lui a permis d’y échapper.

Pourtant, Zilia ne se présente pas comme une femme émancipée en révolte contre Aza – au contraire, elle demeure modeste et amoureuse avant tout. Elle suggère même que sans l’amour, elle n’aurait peut-être pas consenti aux efforts de l’étude : « Sans le désir de te plaire, aurais-je pu me résoudre d’abandonner ma tranquille ignorance pour la pénible occupation de l’étude ? » Elle reconnaît ainsi que l’amour a été le moteur de sa soif de savoir. Grâce à ce sentiment, elle a acquis des vertus qui « fortifient l’amour » et que « l’amour rend voluptueuses ». Autrement dit, il y a chez elle une harmonie entre l’amour et l’élévation morale : en cherchant à mériter l’estime d’Aza par ses qualités et ses connaissances, elle a rendu leur amour plus solide et plus riche. Zilia ne voulait pas être seulement « l’objet de [ses] yeux » (une beauté passive) – elle aspirait à devenir la partenaire de son esprit. Elle sait que sans cela, « l’absence [l’]aurait déjà effacée » de la mémoire d’Aza. Cette réflexion montre à quel point elle valorise le respect mutuel et la complicité intellectuelle au sein du couple, thèmes chers aux philosophes des Lumières.

La première partie de la lettre (jusqu’à « rien n’est à moi que ma tendresse ») dresse donc le portrait d’un couple idéal du point de vue moral et affectif. Aza est présenté comme un parangon de vertu éclairée, un « génie lumineux » qui a fait fleurir l’intelligence de Zilia, laquelle ne brille que par le reflet de cet éclat. Leur amour apparaît réciproque et fondé sur l’estime autant que sur la passion. Zilia éprouve une félicité indicible à aimer et à être aimée d’un homme aussi exceptionnel, et elle exprime sa gratitude avec une ferveur quasi mystique. Le style abondant en exclamations (« ô lumière de ma vie ! »), en images rayonnantes (le soleil, la lumière, l’ivresse) et en superlatifs confère à ce passage un ton d’éloge enthousiaste. Zilia s’y révèle à la fois ardente et humble, ce qui suscite d’emblée l’attachement du lecteur pour cette voix sincère et passionnée.


Brutale remise en question

Ce bonheur exalté subit un brusque renversement lorsqu’à mi-parcours de la lettre, la réalité de la situation de Zilia s’impose de nouveau à elle. Le pivot est marqué par la conjonction adversative « Mais, hélas ! », qui ouvre une nouvelle séquence sur un registre tout autre. En une phrase, Zilia retombe de son ciel de délices sur le sol dur de sa prison : « Mais, hélas ! si tu m’aimes encore, pourquoi suis-je dans l’esclavage ? » Cette question rhétorique douloureuse révèle l’angoisse qui ressurgit soudain. Le terme “esclavage” exprime à quel point Zilia vit sa captivité comme une condition inhumaine et infâme. En confrontant l’amour d’Aza (« si tu m’aimes encore ») et sa situation présente (« pourquoi suis-je dans l’esclavage »), elle laisse percer un doute poignant : comment concilier le fait d’être aimée et celui d’être abandonnée à un sort aussi terrible ?

Zilia développe cette pensée en peignant l’environnement oppressant qui l’entoure : « En jetant mes regards sur les murs de ma prison, ma joie disparaît, l’horreur me saisit, & mes craintes se renouvellent. » La vue concrète des « murs de [sa] prison » anéantit son allégresse. On passe brusquement du champ lexical de la lumière et de l’ivresse amoureuse à celui de la peur et de l’angoisse (« horreur », « craintes »). Cette oscillation rapide de l’émotion souligne l’extrême précarité de la situation de Zilia. Elle en vient même à s’interroger implicitement sur Aza : « On ne t’a point ravi la liberté, tu ne viens pas à mon secours; tu es instruit de mon sort, il n’est pas changé. » Ici transparaît une incompréhension teintée de reproche. Aza, de son côté, n’a pas été capturé ; il sait que Zilia est prisonnière, alors pourquoi ne s’empresse-t-il pas de la délivrer ? L’héroïne se ravise aussitôt de douter de lui et trouve une explication externe : selon elle, Aza n’est pas réellement libre non plus – il est manipulé par les Espagnols. Elle affirme : « Non, mon cher Aza, au milieu de ces peuples féroces, que tu nommes Espagnols, tu n’es pas aussi libre que tu crois l’être. Je vois autant de signes d’esclavage dans les honneurs qu’ils te rendent, que dans la captivité où ils me retiennent. » Cette réflexion révèle la maturité politique de Zilia. Elle comprend que les “honneurs” que les conquistadors accordent peut-être à Aza (en le traitant en invité ou en roi déchu) sont une forme de piège. Le mot « esclavage » appliqué à Aza, pourtant en apparence libre, est paradoxal et frappant : Zilia dénonce la stratégie coloniale qui consiste à enchaîner par la flatterie et les promesses, aussi sûrement que par des fers.

La jeune femme met en garde Aza contre la duplicité de ces conquérants. Elle lui fait part de son intuition acérée : « Ta bonté te séduit, tu crois sincères les promesses que ces barbares te font faire par leur interprète, parce que tes paroles sont inviolables; mais moi […] je vois leurs actions. » Zilia oppose ici la candeur d’Aza – homme de parole, qui accorde trop facilement sa confiance – à sa propre lucidité de captive. Ne comprenant pas la langue des Espagnols, elle observe néanmoins leurs actes et détecte leur fausseté. Étant jugée insignifiante par les Espagnols (« moi qu’ils ne trouvent pas digne d’être trompée »), Zilia assiste en spectatrice clairvoyante au manège qui échappe à Aza. Graffigny souligne ainsi l’intelligence et la perspicacité de son héroïne, capable de voir au-delà des apparences trompeuses. En filigrane, c’est également une critique des Européens “barbares” : Zilia n’hésite pas à renverser l’étiquette de barbarie sur les Espagnols eux-mêmes. Le terme « peuples féroces » pour qualifier les conquérants crée un effet de miroir ironique (aux yeux de Zilia, ce sont les civilisés qui sont des sauvages).

Zilia pousse Aza à prendre la seule décision qui, selon elle, pourrait les sauver : fuir, renoncer à son empire. Elle l’exhorte avec véhémence : « Sauve-toi de cette erreur, défie-toi de la fausse bonté de ces Étrangers. Abandonne ton Empire, puisque l’Inca Viracocha en a prédit la destruction. » Appuyant son conseil sur une prophétie (Viracocha aurait annoncé la chute de l’Empire inca), elle présente la situation comme désespérée : le royaume est perdu d’avance, mieux vaut en réchapper vivant. Le ton impératif (« sauve-toi », « défie-toi », « abandonne ») montre la détermination de Zilia malgré son impuissance physique : elle se fait véritable conseillère de roi, exhortant son souverain à une abdication salvatrice. Derrière cette audace, il y a l’immense amour de Zilia, prête à sacrifier la gloire et le pouvoir pour sauver la vie de son bien-aimé et préserver leur union.

Cette invitation au renoncement ouvre sur un véritable idéal de vie que Zilia décrit avec ferveur. Elle propose à Aza un bonheur loin des trônes : « Achète ta vie & ta liberté au prix de ta puissance, de ta grandeur, de tes trésors; il ne te restera que les dons de la nature. Nos jours seront en sûreté. Riches de la possession de nos cœurs, grands par nos vertus, puissants par notre modération, nous irons dans une cabane jouir du ciel, de la terre & de notre tendresse. » Ce passage dépeint un tableau presque rousseauiste avant l’heure : échanger la richesse matérielle contre les « dons de la nature », retrouver la sécurité et la paix dans la simplicité (« une cabane »), et n’être « riches » que de l’amour mutuel. Les adjectifs « riches », « grands », « puissants » habituellement associés à la souveraineté prennent ici un sens nouveau, moral : ils seront riches de cœurs, grands par vertu, puissants par modération. Zilia imagine pour eux une existence pastorale, où « le ciel, la terre & [leur] tendresse » constitueraient tout leur univers. Cette utopie sentimentale et égalitaire place le bonheur privé au-dessus de l’ambition politique – un écho aux valeurs des Lumières (primauté du bonheur individuel, critique de la vanité des grandeurs).

Zilia insiste sur le fait qu’Aza ne perdrait rien d’essentiel dans ce choix, au contraire. « Tu seras plus Roi en régnant sur mon âme, qu’en doutant de l’affection d’un peuple innombrable » affirme-t-elle. L’idée est que gouverner le cœur aimant d’une femme dévouée vaut mieux que de régner sur un peuple instable dont l’affection est incertaine. Elle promet d’ailleurs à Aza un pouvoir sans tyrannie : « ma soumission à tes volontés te fera jouir sans tyrannie du beau droit de commander. » Zilia se dit prête à obéir par amour, transformant l’autorité d’Aza en un doux commandement qui ne serait plus oppression mais jeu amoureux. Elle ajoute une image poétique pour concrétiser cette idée : « En t’obéissant je ferai retentir ton Empire de mes chants d’allégresse; ton Diadème sera toujours l’ouvrage de mes mains, tu ne perdras de ta Royauté que les soins & les fatigues. » On la voit, dans cette vision, chanter de joie et tresser de ses mains la couronne d’Aza. Il garderait ainsi le titre de roi dans leur petite sphère intime, mais sans les fardeaux du pouvoir. Cette promesse hyperbolique témoigne de l’imagination amoureuse de Zilia : elle se projette en épouse soumise et heureuse, offrant à Aza un « empire » réduit à leur couple, où il commanderait par amour et non par force.

Pour convaincre Aza, Zilia rappelle enfin ses propres paroles et sentiments passés. « Combien de fois, chère âme de ma vie, tu t’es plaint des devoirs de ton rang ? Combien […] t’ont fait envier le sort de tes Sujets ? Tu n’aurais voulu vivre que pour moi. » Elle souligne que lui-même trouvait pesantes les contraintes de la royauté et rêvait d’une vie privée consacrée à elle seule. « Craindrais-tu à présent de perdre tant de contraintes ? Ne serais-je plus cette Zilia que tu aurais préférée à ton Empire ? » demande-t-elle avec une légère angoisse. Ces questions sous-entendent : “Ton amour aurait-il changé au point que tu tiens désormais à ton trône plus qu’à moi ?”. Mais elle se reprend aussitôt avec confiance : « Non, je ne puis le croire, mon cœur n’est point changé, pourquoi le tien le serait-il ? » Zilia affirme que son propre amour n’a pas varié d’un iota, et refuse d’imaginer que celui d’Aza ait pu faiblir. Sa foi en la constance de leur sentiment demeure inébranlable.

Toute cette partie centrale de la lettre montre une Zilia à la fois lucide, courageuse et passionnée. Le ton de la lettre a radicalement changé par rapport au début : aux exclamations de joie se sont substituées des injonctions et des appels pressants. Le champ lexical de l’amour cède le pas à celui de la liberté (« vie », « liberté »), de la tyrannie et de l’esclavage, de la nature et de la simplicité. Zilia apparaît presque héroïque dans sa détresse, n’hésitant pas à imaginer une révolution de leur destin (abandonner un empire pour reconstruire une vie humble). À travers elle, Graffigny fait passer un message humaniste et pré-féministe : la véritable richesse réside dans l’amour et la vertu, non dans le pouvoir et la domination. C’est aussi, de manière voilée, une critique des colonisateurs et de la monarchie absolue – critique rendue possible par ce décalage de point de vue exotique.


Retour sur un coup de foudre sacré

À partir de « J’aime, je vois toujours le même Aza… », Zilia entame un long retour en arrière, racontant en détail la naissance de leur amour. Cette analepse occupe toute la fin de la lettre. C’est une sorte d’hymne au souvenir, où la narratrice se replonge dans le passé radieux pour mieux supporter son présent sombre. Suivons pas à pas ce récit, qui s’organise comme une scène quasi théâtrale suivie d’une introspection.

Zilia plante d’abord le décor de leur première rencontre. L’action se déroule dans le Temple du Soleil, lieu sacré où vivent les vierges consacrées (Zilia est elle-même l’une de ces “filles du Soleil”). Ce jour-là, le père d’Aza, l’Inca régnant, a exceptionnellement autorisé son fils à « entrer dans l’intérieur du Temple » – privilège normalement réservé au souverain seul. Aza, prince héritier, est ainsi le premier homme (en dehors du vieil Inca) que ces jeunes prêtresses vont voir.

L’arrivée d’Aza est décrite avec un émerveillement collectif. Zilia compare ses compagnes rassemblées aux plus belles fleurs d’un jardin, dont l’arrangement harmonieux rehausse leur éclat – une comparaison bucolique qui souligne la grâce de la scène sacrée.

Aza fait son entrée, comparé à un « Soleil levant » dont la tendre lumière annonce un beau jour. Cette apparition quasi divine illumine le temple et provoque un bouleversement général : les Vierges rougissent modestement et n’osent le regarder (leurs regards restent “captifs” par un « embarras ingénu »), tandis que les yeux d’Aza brillent de joie émerveillée devant tant de beautés. L’étonnement muet règne de toutes parts, traduisant la solennité de l’instant et la séduction réciproque des deux jeunes gens.

Zilia ne sait pas quelles furent les pensées de ses compagnes à cet instant; mais son propre cœur fut assailli de sentiments inconnus. Pour la première fois elle éprouvait un trouble mêlé d’inquiétude et de plaisir, symptôme d’un amour naissant. Confuse et intimidée, elle songeait à s’esquiver pour échapper au regard du prince, mais l’approche d’Aza la figea sur place par respect.

La douceur des paroles d’Aza l’encouragea enfin à lever les yeux vers lui, et la rencontre de leurs regards scella l’union de leurs âmes en un instant. Zilia jure que « la mort même n’effacera » jamais de sa mémoire la tendresse échangée à ce moment ineffable.

Dans son ignorance, elle interpréta d’abord ce coup de foudre comme une agitation divine : son imagination remplie de théologie inca crut que le Soleil lui manifestait sa volonté à travers Aza en la choisissant pour épouse sacrée. Mais après le départ du prince, en examinant son cœur, Zilia n’y trouva « que ton image » – elle comprit alors qu’elle aimait Aza d’amour humain, et non par simple ferveur mystique.

La présence d’Aza a littéralement transfiguré son univers intérieur : « Quel changement, mon cher Aza, ta présence avait fait sur moi ! » Tout lui paraît nouveau; même ses compagnes lui semblent plus belles qu’auparavant. Incapable de contenir son émoi, Zilia s’isole à l’écart pour se livrer à son trouble.

Une de ses amies vient alors la tirer de sa rêverie et lui révèle qu’étant la plus proche parente d’Aza, Zilia est destinée à devenir son épouse dès que son âge le permettrait. Le rêve secret de Zilia se trouve ainsi confirmé et légitimé par la loi de l’Empire inca.

Zilia avoue que, avant même de connaître cette loi, son cœur éclairé par l’amour avait déjà saisi l’idée du bonheur d’être à lui, sans en imaginer toute l’étendue : accoutumée au lointain titre d’« épouse du Soleil », elle ne concevait que de le voir chaque jour et de l’adorer comme une divinité.

C’est Aza lui-même qui lui a enseigné la véritable portée de leur union à venir : « l’auguste rang de ton épouse m’associerait à ton cœur, à ton trône, à ta gloire, à tes vertus ». Autrement dit, Zilia sera non seulement reine à ses côtés, mais unie intimement à lui en tout. Elle se réjouit surtout à l’idée de profiter sans cesse de sa présence et de ces entretiens qui « ornaient [son] esprit des perfections » d’Aza, avec la douce espérance de faire un jour son bonheur à lui.

Zilia évoque enfin l’impatience d’Aza durant les deux années d’attente imposées par sa jeunesse : ce délai lui a paru interminable tant son désir était ardent (« combien […] t’ont paru longues »). « Hélas, le moment fortuné était arrivé ! » – mais le destin a fait de cet instant de joie un drame. Zilia s’indigne : « quelle fatalité l’a rendu si funeste ? Quel Dieu punit ainsi l’innocence et la vertu ? » Elle suggère qu’aucune divinité juste ne saurait châtier deux êtres si purs, et soupçonne plutôt une force infernale de les avoir « séparés de [eux]-mêmes » – tant Zilia se considérait comme une moitié inséparable d’Aza.

La lettre se termine sur l’image de Zilia sanglotant sur ses quipus au souvenir de cette catastrophe. Son cri final, « Aza ! mon cher Aza !… », reste sans réponse et suspendu dans le vide. Cette chute pathétique souligne la rupture brutale entre le passé radieux et le présent douloureux, laissant le lecteur bouleversé par le sort cruel des amants.


Conclusion

La lettre II de Lettres d’une Péruvienne se présente comme un moment où se déploie l’âme de Zilia dans toute sa sincérité et sa complexité. Partie d’une liesse amoureuse exaltée par la retrouvaille épistolaire avec Aza, la jeune Péruvienne voit son bonheur terni par la conscience aiguë de sa condition de captive et par l’incertitude qui plane sur leur avenir. Ce texte épistolaire, écrit dans un style à la fois lyrique et argumentatif, nous fait traverser une palette d’émotions : l’allégresse, la gratitude, l’admiration amoureuse, puis l’anxiété, la colère impuissante contre les oppresseurs, l’espoir utopique d’une vie commune simple, et enfin la nostalgie poignante du passé perdu.

L’étude linéaire de la lettre a révélé comment Graffigny mêle intimement l’histoire sentimentale (le destin amoureux de Zilia et Aza) et la critique morale et politique. À travers la voix de Zilia, l’autrice célèbre la vertu, l’éducation et la fidélité en amour, tout en condamnant la barbarie coloniale et la tyrannie. Zilia apparaît comme une héroïne d’une sensibilité éclairée : reconnaissante d’avoir pu s’instruire, consciente des injustices faites aux femmes, prête à sacrifier un empire pour l’amour et la liberté. Son attachement indéfectible à Aza la pousse à formuler des idées audacieuses (comme cet appel à fuir le pouvoir pour trouver le bonheur dans une cabane). Par ailleurs, la forme épistolaire monodique (une seule voix narrative) renforce l’intimité du propos et la force de conviction de cette narratrice venue d’ailleurs : le lecteur est entièrement plongé dans ses pensées et ses ressentis.

Au fil de cette lettre, Graffigny offre donc un double regard : celui, touchant, d’une jeune femme amoureuse qui se confie sans fard, et celui, plus critique, d’une étrangère qui questionne les valeurs de son temps. La lettre II de Lettres d’une Péruvienne nous émeut encore aujourd’hui par son humanité et sa portée universelle. En chantant l’aspiration éternelle à l’amour partagé et à la liberté – face à la cruauté du destin et des hommes –, Zilia, personnage de fiction du XVIIIème siècle, fait entendre une voix étonnamment moderne et pré-féministe.


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