📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. La lettre
  2. Un cri de détresse et d’amour
  3. La captive isolée et l’incompréhension face à la barbarie
  4. Le récit du massacre
  5. Le renversement du destin
  6. Les quipos et la ruse de l’amour
  7. Conclusion

La lettre

Aza ! mon cher Aza ! les cris de ta tendre Zilia, tels qu’une vapeur du matin, s’exhalent & sont dissipés avant d’arriver jusqu’à toi ; en vain je t’appelle à mon secours ; en vain j’attens que ton amour vienne briser les chaînes de mon esclavage : hélas ! peut-être les malheurs que j’ignore sont-ils les plus affreux ! peut-être tes maux surpassent-ils les miens !

La ville du Soleil, livrée à la fureur d’une Nation barbare, devroit faire couler mes larmes ; mais ma douleur, mes craintes, mon désespoir, ne sont que pour toi.

Qu’as-tu fait dans ce tumulte affreux, chere ame de ma vie ? Ton courage t’a-t-il été funeste ou inutile ? Cruelle alternative ! mortelle inquiétude ! ô, mon cher Aza ! que tes jours soient sauvés, & que je succombe, s’il le faut, sous les maux qui m’accablent !

Depuis le moment terrible (qui auroit dû être arraché de la chaîne du tems, & replongé dans les idées éternelles) depuis le moment d’horreur où ces Sauvages impies m’ont enlevée au culte du Soleil, à moi-même, à ton amour ; retenue dans une étroite captivité, privée de toute communication, ignorant la Langue de ces hommes féroces, je n’éprouve que les effets du malheur, sans pouvoir en découvrir la cause. Plongée dans un abîme d’obscurité, mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes.

Loin d’être touchés de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage, ils n’entendent pas mieux les cris de mon désespoir.

Quel est le peuple assez féroce pour n’être point émû aux signes de la douleur ? Quel desert aride a vû naître des humains insensibles à la voix de la nature gémissante ? Les Barbares ! Maîtres Dyalpor fiers de la puissance d’exterminer, la cruauté est le seul guide de leurs actions. Aza ! comment échapperas-tu à leur fureur ? où es-tu ? que fais-tu ? si ma vie t’est chere, instruis-moi de ta destinée.

Hélas ! que la mienne est changée ! comment se peut-il, que des jours si semblables entr’eux, ayent par rapport à nous de si funestes différences ? Le tems s’écoule ; les ténébres succédent à la lumiere ; aucun dérangement ne s’apperçoit dans la nature ; & moi, du suprême bonheur, je suis tombée dans l’horreur du désespoir, sans qu’aucun intervalle m’ait préparée à cet affreux passage.

Tu le sçais, ô délices de mon cœur ! ce jour horrible, ce jour à jamais épouvantable, devoit éclairer le triomphe de notre union. À peine commençoit-il à paroître, qu’impatiente d’exécuter un projet que ma tendresse m’avoit inspiré pendant la nuit, je courus à mes Quipos & profitant du silence qui régnoit encore dans le Temple, je me hâtai de les nouer, dans l’espérance qu’avec leur secours je rendrois immortelle l’histoire de notre amour & de notre bonheur.

À mesure que je travaillois, l’entreprise me paroissoit moins difficile ; de moment en moment cet amas innombrable de cordons devenoit sous mes doigts une peinture fidelle de nos actions & de nos sentimens, comme il étoit autrefois l’interprête de nos pensées, pendant les longs intervalles que nous passions sans nous voir.

Toute entiere à mon occupation, j’oubliois le tems, lorsqu’un bruit confus réveilla mes esprits & fit tressaillir mon cœur.

Je crus que le moment heureux étoit arrivé, & que les cent portes s’ouvroient pour laisser un libre passage au soleil de mes jours ; je cachai précipitamment mes Quipos sous un pan de ma robbe, & je courus au-devant de tes pas.

Mais quel horrible spectacle s’offrit à mes yeux ! Jamais son souvenir affreux ne s’effacera de ma mémoire.

Les pavés du Temple ensanglantés ; l’image du Soleil foulée aux pieds ; nos Vierges éperduës, fuyant devant une troupe de soldats furieux qui massacroient tout ce qui s’opposoit à leur passage ; nos Mamas expirantes sous leurs coups, dont les habits brûloient encore du feu de leur tonnerre ; les gémissemens de l’épouvante, les cris de la fureur répandant de toute part l’horreur & l’effroi, m’ôterent jusqu’au sentiment de mon malheur.

Revenue à moi-même, je me trouvai, (par un mouvement naturel & presque involontaire) rangée derriere l’autel que je tenois embrassé. Là, je voyois passer ces barbares ; je n’osois donner un libre cours à ma respiration, je craignois qu’elle ne me coûtât la vie. Je remarquai cependant qu’ils ralentissoient les effets de leur cruauté à la vue des ornemens précieux répandus dans le Temple ; qu’ils se saisissoient de ceux dont l’éclat les frappoit davantage ; & qu’ils arrachoient jusqu’aux lames d’or dont les murs étoient revêtus. Je jugeai que le larcin étoit le motif de leur barbarie, & que pour éviter la mort, je n’avois qu’à me dérober à leurs regards. Je formai le dessein de sortir du Temple, de me faire conduire à ton Palais, de demander au Capa Inca du secours & un azile pour mes Compagnes & pour moi ; mais aux premiers mouvemens que je fis pour m’éloigner, je me sentis arrêter : ô, mon cher Aza, j’en frémis encore ! ces impies oserent porter leurs mains sacriléges sur la fille du Soleil.

Arrachée de la demeure sacrée, traînée ignominieusement hors du Temple, j’ai vû pour la premiere fois le seüil de la porte Céleste que je ne devois passer qu’avec les ornemens de la Royauté ; au lieu de fleurs qui auroient été semées sous mes pas, j’ai vû les chemins couverts de sang & de carnage ; au lieu des honneurs du Trône que je devois partager avec toi, esclave sous les loix de la tyrannie, enfermée dans une obscure prison ; la place que j’occupe dans l’univers est bornée à l’étendue de mon être. Une natte baignée de mes pleurs reçoit mon corps fatigué par les tourmens de mon ame ; mais, cher soutien de ma vie, que tant de maux me seront legers, si j’apprends que tu respires !

Au milieu de cet horrible bouleversement, je ne sçais par quel heureux hazard j’ai conservé mes Quipos. Je les posséde, mon cher Aza, c’est le trésor de mon cœur, puisqu’il servira d’interprête à ton amour comme au mien ; les mêmes nœuds qui t’apprendront mon existence, en changeant de forme entre tes mains, m’instruiront de mon sort. Hélas ! par quelle voie pourrai-je les faire passer jusqu’à toi ? Par quelle adresse pourront-ils m’être rendus ? Je l’ignore encore ; mais le même sentiment qui nous fit inventer leur usage, nous suggerera les moyens de tromper nos tyrans. Quel que soit le Chaqui fidéle qui te portera ce précieux dépôt, je ne cesserai d’envier son bonheur. Il te verra, mon cher Aza ; je donnerois tous les jours que le Soleil me destine pour jouir un seul moment de ta présence.


La lettre I ouvre le roman et plonge immédiatement le lecteur dans le drame personnel de Zilia. Cette première lettre, écrite alors que l’héroïne vient d’être capturée, se présente comme un cri de détresse amoureux : Zilia, enfermée par les Espagnols, s’adresse désespérément à son bien-aimé Aza dont elle ignore le sort. Par la même occasion, ce premier témoignage épistolaire dresse le tableau de la barbarie coloniale : Zilia raconte l’attaque sanglante du Temple du Soleil par les conquistadors et son enlèvement violent. Le lecteur est ainsi d’emblée confronté à un double registre, à la fois intime et tragique : la plainte lyrique d’une amoureuse en détresse et la peinture horrifique d’un massacre. Cette dualité donne toute sa force à la lettre, qui suscite l’émotion du lecteur (pitié, effroi, empathie) tout en introduisant les thèmes majeurs du roman – l’amour fidèle mis à l’épreuve, le choc entre civilisations, la cruauté de la conquête, et le motif du regard étranger qui inverse le jugement de barbarie.

Nous proposons une analyse linéaire de cette lettre I, en suivant pas à pas le fil du texte. Il s’agira de montrer comment Graffigny parvient, dans cette lettre inaugurale, à faire entendre la voix bouleversante de Zilia – voix d’une femme amoureuse, d’une princesse inca asservie – et à dénoncer la violence des conquérants. Nous verrons d’abord comment Zilia exprime son désespoir amoureux dans les premières lignes, puis comment elle décrit la scène de destruction du Temple avec un réalisme pathétique, avant d’analyser la façon dont elle met en contraste son destin brisé avec le bonheur attendu, pour enfin souligner l’émergence d’un faible espoir à travers l’écriture des quipos.


Un cri de détresse et d’amour

Dès la première ligne, Graffigny donne le ton : « Aza ! mon cher Aza ! ». Par cette apostrophe répétée et l’exclamation, la narratrice commence sa lettre comme un appel vibrant vers l’être aimé. Le prénom Aza surgit d’emblée, isolé et scandé, traduisant l’urgence et l’intensité de l’émotion. Zilia poursuit avec une phrase imagée : « les cris de ta tendre Zilia, tels qu’une vapeur du matin, s’exhalent & sont dissipés avant d’arriver jusqu’à toi ». Cette comparaison poétique – les cris comparés à une brume matinale qui se dissipe – exprime de manière saisissante l’impuissance de Zilia. Ses appels désespérés s’évaporent dans le vide : séparée de son amant, elle craint qu’il ne les entende jamais. Le champ lexical de la voix et du souffle (cris, exhalent, sont dissipés) suggère un élan vital qui retombe aussitôt, renforçant l’idée de vanité de ses efforts (« en vain je t’appelle à mon secours »). Zilia se sent donc réduite à une plainte sans écho, une voix aimante condamnée à ne pas atteindre son destinataire.

Cette ouverture place le lecteur d’emblée dans la position du confident : Zilia, seule dans sa captivité, confie son angoisse à la lettre, et donc indirectement au lecteur. Le registre est intensément lyrique et pathétique. En effet, la jeune femme qualifie d’emblée Aza de « mon cher Aza », terme affectueux qui revient comme un refrain dans toutes ses lettres et témoigne de son attachement indéfectible. Elle l’appelle aussi « chère âme de ma vie » un peu plus loin, ou encore « ô délices de mon cœur ! ». Ces périphrases amoureuses et hyperboliques idéalisent Aza en le hissant au rang d’âme sœur indispensable, de source de délices et même de soleil (elle parlera du « soleil de mes jours » un peu plus tard). Le lexique employé relève de l’amour exalté : Zilia se définit d’abord comme « ta tendre Zilia », marquant sa tendresse infinie pour lui, et elle évoque « ton amour » en s’adressant à Aza, montrant qu’elle compte sur les sentiments réciproques de son fiancé. L’effet produit est de présenter cet amour comme pur, réciproque et absolu – un véritable amour idéal tel que prisé dans le roman sentimental du XVIIIème siècle.

Parallèlement, Zilia exprime sa détresse et sa peur de manière très vive. Elle utilise des phrases exclamatives et des interjections qui traduisent l’horreur : « hélas ! », « Cruelle alternative ! mortelle inquiétude ! ». L’antithèse « funeste ou inutile ? Cruelle alternative ! » à propos du courage d’Aza (a-t-il trouvé la mort en combattant ou son combat a-t-il été vain ?) met en relief un dilemme tragique. Aucune issue n’est positive : soit Aza est mort héroïquement, soit il a survécu mais n’a pu la sauver – dans les deux cas, la situation est terrible. Zilia qualifie son inquiétude de « mortelle », hyperbole qui fait sentir que son angoisse est telle qu’elle en mourrait presque. Cette exagération renforce le pathos, c’est-à-dire la capacité du texte à susciter la pitié du lecteur : on compatit à l’angoisse de cette fiancée qui ignore si son bien-aimé est encore en vie.

Un trait frappant de l’amour de Zilia est son caractère altruiste et sacrificiel. Elle clame ainsi : « ô, mon cher Aza ! que tes jours soient sauvés, & que je succombe, s’il le faut, sous les maux qui m’accablent ! ». Ici, Zilia affirme préférer mourir et souffrir à la place d’Aza. Cette déclaration bouleversante met en évidence sa dévotion totale : la priorité absolue pour elle est la survie de son amant, quitte à ce que sa propre vie en soit le prix. Ce vœu sacrificiel témoigne de la grandeur de son amour – amour qui frôle le sublime par son désintéressement. En même temps, cette phrase révèle la désespérance de Zilia quant à son propre sort : elle se dit « accablée de maux », prête à succomber, ce qui montre l’extrême détresse physique et morale qu’elle endure déjà en ce début de captivité.

Ainsi, les premiers paragraphes de la lettre I installent un registre élégiaque (plaintif) très fort. La voix de Zilia, oscillant entre appels suppliants et gémissements résignés, touche le lecteur par sa sincérité et son intensité. Graffigny utilise ici tous les ressorts du lyrisme personnel : adresses à l’absent bien-aimé, hyperboles, métaphores poétiques, interrogations angoissées et souhaits tragiques. En quelques lignes, on comprend l’ampleur de la tragédie intime : une jeune fille amoureuse, qui devait se marier ce jour-là, s’est retrouvée esclave et séparée de l’homme qu’elle aime. Le lecteur compatit à son sort et admire en même temps la profondeur de son attachement. Cette entrée en matière engage fortement l’émotion du public et dresse le portrait moral de Zilia : une héroïne sensible, aimante, courageuse dans son désespoir, à la fidélité infaillible.


La captive isolée et l’incompréhension face à la barbarie

Après avoir exprimé son amour et son angoisse, Zilia décrit sa situation présente : « retenue dans une étroite captivité, privée de toute communication ». Ces mots soulignent à quel point elle est isolée. Non seulement elle est enfermée physiquement (« étroite captivité » évoque une geôle oppressante), mais elle souffre aussi d’un isolement linguistique et culturel : « ignorant la Langue de ces hommes féroces, je n’éprouve que les effets du malheur, sans pouvoir en découvrir la cause. » Incapable de comprendre la langue de ses ravisseurs, elle est plongée dans le silence forcé et l’ignorance de son propre destin. Cette phrase met l’accent sur un thème central de l’œuvre : l’enjeu du langage et de la communication. Zilia est réduite à subir (« n’éprouve que les effets du malheur ») sans même pouvoir nommer ou expliquer ce qui lui arrive. Elle est « plongée dans un abîme d’obscurité », métaphore qui traduit à la fois l’obscurité physique de sa prison et son aveuglement quant aux événements. Ses « jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes » : privé de lumière (au sens propre comme figuré), son quotidien n’est plus qu’angoisse indistincte et ténèbres.

Graffigny insiste sur la brutalité inhumaine de ses ravisseurs en montrant leur indifférence totale aux souffrances de Zilia. Celle-ci constate avec stupeur : « Loin d’être touchés de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage, ils n’entendent pas mieux les cris de mon désespoir. » La gradation est éloquente : non seulement les conquistadors restent insensibles aux supplications verbales de la jeune femme (« plaintes »), mais même les pleurs visibles sur son visage ne suscitent aucune pitié. Enfin, ses cris de détresse n’éveillent aucune réaction. En juxtaposant plaintes, larmes et cris, le texte montre que toutes les formes d’expression de la douleur – qu’elles soient articulées ou purement sonores – échouent à émouvoir ces hommes. L’auteur suggère ainsi que les Espagnols se comportent en véritables monstres insensibles, sourds à la « voix de la nature gémissante ». Derrière cette formule poétique se cache l’idée philosophique que la pitié est un sentiment naturel et universel : tout être humain devrait être ému par le spectacle de la souffrance. Or, le comportement des ravisseurs contredit cette loi naturelle, d’où l’indignation de Zilia.

Cette indignation s’exprime par deux questions rhétoriques successives : « Quel est le peuple assez féroce pour n’être point ému aux signes de la douleur ? Quel désert aride a vû naître des humains insensibles à la voix de la nature gémissante ? ». Ces interrogations, qui n’attendent pas de réponse, traduisent l’incompréhension outrée de Zilia. Elle assimile ses geôliers à un « peuple féroce » provenant d’un « désert aride ». L’image du désert suggère une terre infertile et inhospitalière, métaphore d’un lieu dépourvu d’humanité et de compassion. En d’autres termes, Zilia se demande de quelle contrée inhumaine peuvent bien venir ces hommes qui ne réagissent pas devant la détresse d’autrui. Le terme « féroce », que Graffigny emploie, est particulièrement fort : il est habituellement utilisé pour qualifier des bêtes sauvages. Cette assimilation implicite des conquistadors à des bêtes sans cœur renverse l’idée conventionnelle de l’époque selon laquelle ce sont les peuples indigènes qu’on qualifie de « sauvages ». Ici au contraire, du point de vue de Zilia, ce sont les Européens colonisateurs qui apparaissent comme des barbares cruels et dépourvus d’humanité. On retrouve là une inversion ironique du regard ethnocentrique : Graffigny, suivant l’héritage de Montaigne et des philosophes humanistes, montre que la barbarie n’est pas là où on la pense – ceux qui se croient civilisés peuvent se révéler les plus cruels.

D’ailleurs, Zilia les nomme explicitement « Les Barbares ! ». L’emploi de la majuscule et de l’article défini généralise ce jugement : pour elle, ces Espagnols incarnent la barbarie absolue. Elle précise : « Maîtres… fiers de la puissance d’exterminer, la cruauté est le seul guide de leurs actions. » Cette assertion très dure dépeint les conquérants comme assoiffés de destruction, guidés exclusivement par la cruauté. Graffigny fait ici un réquisitoire contre la violence coloniale : la soif de conquête et de pouvoir est réduite à une fierté maléfique (« fiers de la puissance d’exterminer »). Le terme « exterminer » renvoie à l’anéantissement total – il fait écho aux massacres dont Zilia a été témoin. On peut penser que l’auteure vise ainsi les exactions bien réelles commises par les conquistadors espagnols au XVIème siècle en Amérique du Sud (l’Empire inca a effectivement été conquis et ravagé). À travers la voix de Zilia, c’est une condamnation morale qui est prononcée contre ces colonisateurs : ils violentent, ils tuent, sans même éprouver la moindre compassion.

Face à cette cruauté sans nom, Zilia revient à son angoisse première : la sécurité d’Aza. Elle ponctue cette tirade par une nouvelle interjection inquiète : « Aza ! comment échapperas-tu à leur fureur ? où es-tu ? que fais-tu ? ». La succession de questions brèves (« où es-tu ? que fais-tu ? ») traduit son imaginaire affolé : elle visualise Aza pourchassé par les mêmes barbares, elle cherche à deviner ce qu’il advient de lui. Sa terreur atteint son comble à l’idée qu’il puisse être aux prises, lui aussi, avec ces « fureur » destructrices. Cette série de questions directes crée un rythme haletant dans le texte, comme les battements affolés du cœur de Zilia. Enfin, elle supplie presque Aza : « si ma vie t’est chère, instruis-moi de ta destinée. » Cette phrase conditionnelle est poignante car le lecteur sait bien qu’Aza ne peut la renseigner immédiatement – Zilia n’a aucun moyen de communiquer avec lui. Mais l’expression « si ma vie t’est chère » révèle encore la structure profonde de son amour : sa propre vie n’a de valeur que par l’amour que lui porte Aza. On sent aussi poindre une détresse proche du désespoir : ne pas savoir ce qu’il est advenu de lui est une torture pire que la mort pour elle.

Dans ce passage, Graffigny réussit à faire partager au lecteur la solitude et l’angoisse de Zilia. L’héroïne apparaît complètement démunie, face à des geôliers déshumanisés. La violence coloniale est présentée sans fard : ce sont les Européens qui sont traités de sauvages et de barbares, inversant radicalement les préjugés de l’époque. Cette inversion prépare le terrain à l’esprit critique du roman : en endossant le point de vue de l’Autre (ici une victime inca), le lecteur est amené à remettre en question l’idée de supériorité européenne. Zilia, bien que prisonnière et terrifiée, conserve quant à elle une hauteur morale : elle s’indigne qu’on puisse être insensible à la souffrance, ce qui la place du côté de l’humanité et de la raison (philosophiquement, elle incarne le sentiment naturel de pitié cher à Rousseau). On mesure aussi la force de son attachement à Aza, qui demeure son seul espoir et sa seule pensée malgré l’horreur environnante. Cette double dimension – dénonciation de la barbarie et exaltation de l’amour fidèle – est au cœur de la lettre I.


Le récit du massacre

À ce stade de la lettre, Zilia entreprend de raconter rétrospectivement les événements tragiques qui l’ont conduite dans sa situation actuelle. Elle amorce ce récit par une phrase qui souligne le basculement brutal de son destin : « Hélas ! que la mienne est changée ! », parlant de sa destinée. L’exclamation « Hélas ! » marque la douleur, et le verbe changer est mis au passé composé (est changée) pour signifier que tout son sort a basculé irrémédiablement. Zilia enchaîne par une réflexion presque philosophique sur le temps : « comment se peut-il, que des jours si semblables entr’eux, ayent par rapport à nous de si funestes différences ? ». Elle note que le cours du temps semble immuable (les jours se suivent, identiques en apparence), et pourtant, « par rapport à nous », c’est-à-dire pour les êtres humains, deux jours successifs peuvent apporter le bonheur ou le malheur de façon radicalement opposée. Cette remarque témoigne de sa stupeur face à la soudaineté de la catastrophe. La tranquillité d’hier a fait place au cauchemar d’aujourd’hui sans signe avant-coureur (« sans qu’aucun intervalle m’ait préparée à cet affreux passage »). Graffigny insiste ici sur l’idée d’un destin brisé en un instant, sans transition : Zilia est passée *« du suprême bonheur » à « l’horreur du désespoir » du jour au lendemain. Cette opposition extrême (bonheur vs désespoir) souligne l’intensité tragique de son histoire. Le lecteur prend pleinement conscience que la veille encore, Zilia était comblée et prête à épouser Aza, et que tout a basculé « ce jour horrible, ce jour à jamais épouvantable ». La répétition de « ce jour » et l’accumulation d’adjectifs funestes (horrible, à jamais épouvantable) manifestent l’importance traumatique de cette date pour l’héroïne, comme un antihéros du bonheur qui devait advenir.

En effet, Zilia rappelle aussitôt quel devait être ce jour : « Tu le sais, ô délices de mon cœur ! ce jour horrible… devait éclairer le triomphe de notre union. » On apprend ainsi que la journée du massacre coïncidait avec la date prévue de son mariage avec Aza. Elle s’adresse à Aza avec tendresse (« ô délices de mon cœur ») pour souligner leur projet commun : l’union triomphale de leur amour. Le contraste entre le « triomphe » espéré (mot qui évoque une célébration grandiose) et l’horreur survenue ce jour-là est tragique. Graffigny joue sur cette antithèse fondamentale : le jour qui devait être le plus beau de leur vie est devenu le pire de tous. Cette ironie cruelle du sort renforce la compassion du lecteur et la dimension dramatique du récit.

Zilia retrace ensuite les instants qui ont précédé le drame. Au petit matin, impatiente et amoureuse, elle avait entrepris un geste touchant : préparer un cadeau symbolique pour Aza. Elle raconte : « À peine commençoit-il à paraître, qu’impatiente d’exécuter un projet que ma tendresse m’avoit inspiré pendant la nuit, je courus à mes Quipos… je me hâtai de les nouer, dans l’espérance… je rendrois immortelle l’histoire de notre amour & de notre bonheur. » Cette phrase dévoile un aspect attendrissant du personnage de Zilia : sa créativité et son souhait de célébrer leur amour à travers la culture inca des quipos. Les quipos (ou quipus, orthographe moderne) sont de petits cordons à nœuds de couleurs, qui servaient de système d’écriture et de mémoire chez les Incas. Zilia, inspirée par la tendresse (mot qui indique la douceur amoureuse de son projet), veut ainsi tisser le récit de leur amour sur ces cordelettes, pour le rendre immortel. L’idée est poétique : figer à jamais dans les nœuds le bonheur qu’ils vivent. On voit ici Zilia sous un jour paisible et actif, « toute entière à [son] occupation », absorbée par son œuvre d’amour. Elle précise même que cet ouvrage prend forme avec facilité sous ses doigts, comme si l’amour inspirait son art (« de moment en moment cet amas innombrable de cordons devenoit… une peinture fidèle de nos actions & de nos sentiments »). Le terme « peinture fidèle » signale que, pour Zilia, les quipus sont un véritable langage permettant de peindre les sentiments. Graffigny met ainsi en valeur la culture incas en montrant son raffinement : loin d’être « sauvage », Zilia maîtrise un art narratif subtil et poétique. C’est aussi un bel exemple de la volonté de transmission : Zilia veut que leur histoire d’amour demeure dans la mémoire, ce qui préfigure l’importance de l’écriture tout au long du roman (d’abord via les quipus, puis via les lettres alphabétiques quand Zilia apprendra le français).

Cette scène idyllique de l’aube dans le Temple est brusquement interrompue : « Toute entière à mon occupation, j’oubliois le temps, lorsqu’un bruit confus réveilla mes esprits & fit tressaillir mon cœur. » On note ici le passage à la narration du drame proprement dit. Le contraste est fort entre le silence studieux qui régnait (« le silence qui régnoit encore dans le Temple » est évoqué plus haut) et ce « bruit confus » qui surgit. Le verbe « réveilla » montre que Zilia sort brutalement de sa concentration, et « fit tressaillir mon cœur » suggère la frayeur soudaine. Le lecteur, à travers cette phrase, sent venir la catastrophe : le vocabulaire du trouble (bruit confus, tressaillir, moment d’horreur) crée une tension dramatique.

Zilia, naïvement, pense d’abord que ce bruit annonce l’arrivée de son fiancé : « Je crus que le moment heureux était arrivé, & que les cent portes s’ouvroient pour laisser un libre passage au soleil de mes jours ». Cette phrase est poignante d’ironie dramatique : elle interprète le vacarme comme l’ouverture solennelle du temple pour accueillir Aza – qu’elle appelle métaphoriquement « le soleil de mes jours ». L’expression témoigne une fois de plus de la place centrale d’Aza dans sa vie (il est littéralement le soleil qui illumine ses jours). Mais le lecteur, déjà alerté par le terme « bruit confus », pressent que c’est tout autre chose. Les « cent portes » ouvertes évoquent une grande cérémonie, or il s’agit en réalité de l’irruption des envahisseurs. Graffigny joue ici sur l’espoir trompé de l’héroïne, ce qui accentue le tragique de la scène à venir : Zilia passe en un instant de l’anticipation joyeuse (« je courus au-devant de tes pas » – elle se précipite pour accueillir Aza) à l’horreur absolue.

Vient alors le climax visuel de la lettre, la description du massacre dans le Temple du Soleil. Zilia s’écrie : « Mais quel horrible spectacle s’offrit à mes yeux ! ». L’exclamation met en relief l’effroi indicible de ce qu’elle découvre. Par la suite, elle enchaîne une série d’images frappantes, juxtaposées par des points-virgules, qui constituent un véritable tableau d’horreur :

  • « Les pavés du Temple ensanglantés » : la vision du sang couvrant le sol sacré frappe d’entrée. Le sang symbole la violence brute et la profanation du lieu saint.

  • « l’image du Soleil foulée aux pieds » : les envahisseurs piétinent l’emblème religieux le plus sacré des Incas (le Soleil était leur divinité majeure). C’est un acte de sacrilège, qui montre le mépris total des conquérants pour la culture locale.

  • « nos Vierges éperdues, fuyant devant une troupe de soldats furieux qui massacraient tout ce qui s’opposait à leur passage » : Zilia voit les vierges du Soleil (des jeunes filles consacrées au culte) terrorisées, pourchassées par des soldats pris de folie meurtrière. Le terme « éperdues » (égarées de peur) montre la panique de ces jeunes femmes sans défense, et le mot « massacraient » indique la barbarie sans retenue des soldats, tuant quiconque se trouve sur leur chemin. On a ici une vision d’ensemble d’une violence aveugle et généralisée.

  • « nos Mamas expirantes sous leurs coups, dont les habits brûlaient encore du feu de leur tonnerre » : les Mamas désignent sans doute les prêtresses ou peut-être les femmes âgées du temple. Elles gisent mourantes (expirantes) sous les coups des Espagnols. Leurs vêtements « brûlaient encore du feu de leur tonnerre » – une métaphore saisissante pour décrire l’effet des armes à feu (le tonnerre évoque le bruit des fusils ou des canons, et le feu leur décharge). Cette image combine la vue (les habits qui brûlent) et le son (leur tonnerre) pour rendre palpable la scène de combat. Elle suggère que les Espagnols ont incendié ou tiré sur ces femmes à bout portant, tant la violence est extrême.

  • « les gémissements de l’épouvante, les cris de la fureur répandant de toute part l’horreur & l’effroi » : ici, Zilia évoque le vacarme terrifiant qui régnait dans le temple. Les gémissements (sons de douleur et de peur) s’allient aux cris de la fureur (les hurlements de rage des assaillants) pour créer une cacophonie épouvantable. L’antithèse implicite entre les gémissements (plaintes craintives des victimes) et les cris de fureur (hurlements agressifs des bourreaux) met en relief le face-à-face de la terreur et de la violence. Ces sons « répandent de toute part l’horreur et l’effroi » : c’est une synesthésie, comme si le son propageait visiblement un climat d’horreur. Partout règnent la panique et la terreur.

La peinture du massacre est donc extrêmement riche en effets visuels et auditifs, ce qui la rend très vivante pour l’imagination du lecteur. Graffigny n’hésite pas à utiliser un champ lexical de la violence très appuyé : ensanglantés, massacraient, coups, brûlaient, tonnerre, horreur, effroi… Cette accumulation crée un registre tragique et épique à la fois, digne d’une scène de bataille où l’émotion atteint son paroxysme. Le rythme même de la phrase, avec ses segments séparés par des points-virgules, donne l’impression d’un regard qui embrasse successivement différentes scènes d’horreur, comme des coups d’œil saccadés dans la confusion générale. On pourrait presque parler d’une scène filmique ou théâtrale tant les détails concrets abondent et frappent l’esprit.

Zilia, dans ce chaos, admet qu’elle en a perdu jusqu’au sentiment de sa propre situation : « [les cris…] m’ôtèrent jusqu’au sentiment de mon malheur. » Cela signifie que l’horreur ambiante était telle qu’elle en a momentanément oublié sa propre personne, sidérée par la scène collective. C’est un témoignage de plus du traumatisme qu’elle subit : elle est comme anesthésiée par la peur. Son récit, bien que rétrospectif, transmet encore cette sidération au lecteur.

La puissance de ce passage réside également dans le renversement des rôles civilisés/barbares qu’il opère. En effet, on voit des soldats européens commettre des actes atroces dans un temple. À travers le regard de Zilia, c’est l’Européen qui est le sauvage impie et l’Inca la victime civilisée et pieuse. Ce procédé narratif, hérité de l’« étranger critique » inauguré par Montesquieu, permet à Graffigny de dénoncer implicitement la violence coloniale et de faire réfléchir son lectorat français : qui sont les vrais barbares ? La description du pillage du temple, qui suit, va appuyer encore ce propos.

Zilia poursuit en effet son récit en racontant comment elle s’est cachée puis ce qu’elle a observé des envahisseurs. « Revenue à moi-même, je me trouvai […] rangée derrière l’autel que je tenais embrassé. » : on la retrouve prostrée derrière l’autel du Soleil, qu’elle étreint comme une planche de salut. L’image de Zilia agrippée à l’autel sacré illustre son réflexe presque religieux de chercher refuge auprès de sa divinité protectrice (le Soleil) au milieu du sacrilège en cours. Elle explique qu’elle voyait passer les barbares et qu’elle retenait son souffle par peur d’être repérée : « je n’osais donner un libre cours à ma respiration, je craignais qu’elle ne me coûtât la vie. » Cette hyperbole montre à quel point le moindre geste peut la faire tuer – elle se mue littéralement en statue vivante pour échapper au massacre. La tension est extrême : on imagine la jeune fille terrifiée, cachée dans l’ombre, entourée de mort, qui tente même de ne pas respirer bruyamment. Graffigny transmet ici l’angoisse physique intense de Zilia avec des détails concrets (la respiration contrôlée, les mouvements réduits).

Zilia observe alors un fait significatif : « Je remarquai cependant qu’ils ralentissoient les effets de leur cruauté à la vue des ornements précieux répandus dans le Temple ; qu’ils se saisissoient de ceux dont l’éclat les frappoit davantage ; & qu’ils arrachoient jusqu’aux lames d’or dont les murs étoient revêtus. » En d’autres termes, dès que les soldats aperçoivent des richesses (orfèvreries, dorures), ils délaissent un instant le massacre pour s’emparer du butin. Ils volent les objets qui brillent le plus et vont même jusqu’à dépouiller les murs de leurs plaques d’or. Ce détail est important : il révèle le motif profond de l’invasion, à savoir la convoitise de l’or et des trésors du Pérou. Zilia en tire immédiatement une conclusion lucide : « Je jugeai que le larcin étoit le motif de leur barbarie ». Elle comprend que cette violence n’est pas gratuite, qu’elle sert un pillage systématique des richesses. Graffigny introduit ainsi une critique du colonialisme : les conquérants justifiaient souvent leurs actes au nom de la religion ou de la civilisation, mais en réalité ils étaient motivés par la soif d’or et de puissance. Zilia, du haut de son innocence, perçoit clairement cette cupidité à l’œuvre.

Se sentant un peu rassurée par cette observation (si elle ne gêne pas leur pillage, peut-être la laisseront-ils en vie), Zilia conçoit un plan audacieux : « pour éviter la mort, je n’avois qu’à me dérober à leurs regards. Je formai le dessein de sortir du Temple, de me faire conduire à ton Palais, de demander au Capa Inca du secours & un azile pour mes Compagnes & pour moi ». Malgré la terreur, elle retrouve assez de sang-froid et de présence d’esprit pour penser à fuir et à secourir les autres survivantes (mes Compagnes). Ce passage met en lumière la bravoure et le sens du devoir de Zilia : elle ne pense pas qu’à elle-même, mais aussi aux autres vierges du temple. Le Capa Inca désigne l’empereur inca (à l’époque de la conquête, ce serait l’Inca Atahualpa ou son successeur fictif dans le roman). Elle veut demander asile et secours auprès de l’autorité souveraine et auprès d’Aza (dont le palais est évoqué). On sent qu’elle a un espoir : celui que la résistance inca puisse encore s’organiser, que l’ordre puisse être rétabli. Ce bref élan d’action montre Zilia sous un jour courageux et volontaire, malgré l’horreur.

Hélas, son initiative échoue aussitôt : « mais aux premiers mouvements que je fis pour m’éloigner, je me sentis arrêter ». La soudaineté de la capture est marquée par la construction adversative (mais aux premiers mouvements…). Zilia pousse alors un cri du cœur, une adresse à Aza dans le récit même : « ô, mon cher Aza, j’en frémis encore ! ». Cette intervention personnelle dans le récit traduit le traumatisme persistant : rien qu’y repenser, elle en tremble encore. Elle raconte ensuite la scène avec une grande charge symbolique : « ces impies osèrent porter leurs mains sacrilèges sur la fille du Soleil. » Cette formule souligne la gravité de l’acte : les Espagnols commettent un sacrilège en la capturant, elle qui est « fille du Soleil ». Il faut comprendre qu’en tant que virginale prêtresse (et de sang noble), Zilia est consacrée au culte du Soleil, presque divinisée. La toucher de façon violente est une profanation supplémentaire. Par ces mots, Zilia exprime son indignation : elle met l’accent sur l’impiété (ils sont impies, sans respect pour le sacré) et sur la sacrilège (leurs mains la souillent). Le lecteur de l’époque, sensible au sacré même chrétien, ne peut qu’être choqué par cette image de saintes femmes violentées dans un temple. Graffigny utilise donc le registre du sacré offensé pour renforcer la noirceur des conquistadors aux yeux du public.


Le renversement du destin

La lettre se poursuit en décrivant le sort de Zilia après son enlèvement. Elle est « arrachée de la demeure sacrée, traînée ignominieusement hors du Temple ». Ces expressions suggèrent la violence et l’humiliation subies : arrachée implique une rupture brutale avec son lieu sacré, et traînée ignominieusement indique qu’on la tire sans ménagement, en la couvrant de honte (peut-être par les cheveux ou les bras, comme un vulgaire butin humain). Elle précise alors : « j’ai vu pour la première fois le seuil de la porte céleste que je ne devois passer qu’avec les ornements de la Royauté ». Le Temple du Soleil était visiblement appelé la porte céleste, et Zilia, en tant que princesse, n’aurait dû franchir ce seuil que pour sortir couronnée, lors de son mariage et accession au trône aux côtés d’Aza. Ce détail souligne la dimension cérémonielle et sacrée qui était associée à ce lieu pour elle. En lieu et place de la cérémonie fastueuse attendue, c’est une scène de chaos qui l’accueille dehors.

S’ensuit une série de contrastes saisissants où Zilia confronte le destin glorieux qu’elle attendait et la réalité atroce qu’elle vit : « au lieu de fleurs qui auroient été semées sous mes pas, j’ai vu les chemins couverts de sang & de carnage ; au lieu des honneurs du Trône que je devois partager avec toi, esclave sous les lois de la tyrannie, enfermée dans une obscure prison ». La construction parallèle « au lieu de… » / « j’ai vu… » met en opposition directe l’idéal et le réel :

  • Elle imagine d’abord les fleurs qui auraient dû tapisser son chemin lors de son mariage royal – image de joie, de vie et d’honneur – et constate qu’à la place le sol est jonché de sang et de cadavres (carnage). Ce contraste fleurs/sang est extrêmement fort visuellement et symboliquement : les fleurs représentent la célébration de la vie nouvelle (l’union matrimoniale), le sang et le carnage représentent la mort et la désolation.

  • Ensuite, au lieu de monter sur le trône aux côtés d’Aza (elle était destinée à devenir reine ou princesse consort, participant aux honneurs du Trône), elle se retrouve « esclave sous les lois de la tyrannie ». Cette opposition liberté royale / esclavage tyrannique montre l’ampleur de la chute de son statut. Elle est passée du rang de souveraine respectée à celui de simple captive asservie. La mention « lois de la tyrannie » suggère qu’elle est désormais soumise au bon vouloir arbitraire des conquistadors, une autorité oppressive. De plus, elle est « enfermée dans une obscure prison », quand elle aurait dû être dans un palais lumineux. L’adjectif obscure renvoie encore à l’absence de lumière, à l’isolement total, et moralement à l’injustice obscure qui la frappe.

  • Enfin, Zilia conclut ce tableau par une phrase qui résume son effacement : « la place que j’occupe dans l’univers est bornée à l’étendue de mon être. » Autrement dit, réduite à la condition d’esclave isolée, elle n’a plus aucune importance sociale ou rôle à jouer dans le monde. Elle n’existe plus aux yeux des autres qu’en tant qu’individu souffrant, coupé de sa société. Cette phrase a une résonance philosophique presque : jadis figure centrale d’un avenir glorieux, elle n’est plus maintenant qu’une petite créature perdue dans l’univers, réduite à elle-même, comme si tout son monde s’était rétréci aux limites de son corps prisonnier. C’est une manière élégante de dire qu’elle n’a plus de patrie, plus de famille, plus de statut – plus rien en dehors de sa simple existence physique.

Cette série d’oppositions extrêmement marquantes illustre la chute brutale de Zilia, telle une princesse dépouillée de tout. On pense à d’autres figures littéraires ou historiques de princesses captives, mais ici la force vient du fait que c’est Zilia elle-même qui constate lucidement l’ampleur du désastre. Graffigny réussit à faire ressentir au lecteur l’injustice et la cruauté de ce destin brisé. C’est un procédé pathétique efficace : montrer ce qui aurait dû être face à ce qui est. Le lecteur ne peut qu’éprouver de la compassion et de l’indignation face à ce contraste.

Malgré tout, Zilia ne sombre pas totalement, car un élément la tient encore debout : l’amour d’Aza. Même dans cette peinture de sa misère, elle termine le paragraphe par une adresse consolatrice à son aimé : « Une natte baignée de mes pleurs reçoit mon corps fatigué par les tourments de mon âme ; mais, cher soutien de ma vie, que tant de maux me seront légers, si j’apprends que tu respires ! ». Cette phrase est poignante et révèle l’espoir ténu qui la maintient en vie. L’image d’elle dormant (ou gisant) sur une natte trempée de larmes est bouleversante – on la voit pleurer chaque jour au point que sa couche en est mouillée. Son corps est fatigué par les tourments de [son] âme : autrement dit, c’est surtout la souffrance morale (la peine, l’angoisse) qui l’épuise physiquement. Cependant, elle appelle Aza « cher soutien de ma vie ». Par cette apostrophe, elle reconnaît que c’est la pensée d’Aza qui la soutient littéralement, qui la maintient en vie. Et elle ajoute que tous ces maux lui sembleraient légers si seulement elle savait qu’Aza est vivant. Cette dernière clause conditionnelle renverse la perspective du malheur : la certitude qu’Aza a survécu suffirait à alléger, sinon effacer, ses souffrances. On retrouve l’idée que l’amour pour Aza est sa force vitale. C’est ce qui l’empêche de désespérer totalement. Le lecteur comprend ainsi que Zilia endure l’inimaginable avec une relative résilience grâce à l’espoir d’une réunion ou du moins de la survie de son fiancé. Cette fidélité et cet espoir confèrent à Zilia une dimension héroïque : elle apparaît comme une figure de l’amante fidèle prête à tout supporter, ce qui est un thème récurrent dans la littérature sentimentale (on songe par exemple à Pénélope attendant Ulysse, même si le contexte est différent). Ici, l’amour donne un sens à sa souffrance.


Les quipos et la ruse de l’amour

La dernière partie de la lettre I révèle un aspect crucial de l’histoire : malgré sa captivité et l’absence de communication verbale possible avec son entourage hostile, Zilia dispose d’un moyen de correspondre avec Aza. Elle s’étonne presque elle-même : « Au milieu de cet horrible bouleversement, je ne sçais par quel heureux hasard j’ai conservé mes Quipos. Je les possède, mon cher Aza, c’est le trésor de mon cœur… ». On apprend donc que, dans le chaos, Zilia a pu garder sur elle ses quipus – ces cordons noués sur lesquels, on l’a vu, elle consignait son histoire d’amour. Les Espagnols, ne connaissant pas la valeur de ces cordelettes nouées, ne les lui ont sans doute pas prises. Ce détail, passé inaperçu des ravisseurs, a une importance capitale pour Zilia : ses quipus représentent désormais son seul lien potentiel avec Aza. En les qualifiant de « trésor de mon cœur », elle montre à quel point elle y tient. Ce ne sont pas de vulgaires ficelles, c’est tout ce qui lui reste de son monde affectif et culturel. Les quipus symbolisent la mémoire de son amour et l’espoir de communiquer.

Zilia explique à Aza (et donc au lecteur) le rôle qu’elle attribue à ces quipus : « …puisqu’il servira d’interprète à ton amour comme au mien ; les mêmes nœuds qui t’apprendront mon existence, en changeant de forme entre tes mains, m’instruiront de mon sort. » Autrement dit, elle envisage d’envoyer ces cordons à Aza : en les lisant, il saura qu’elle est vivante (les nœuds lui apprendront mon existence), et ensuite Aza pourra éventuellement répondre en renvoyant d’autres nœuds modifiés pour lui communiquer ce qu’il vit (en changeant de forme entre tes mains, [ils] m’instruiront de mon sort). C’est une idée très émouvante : ces quipus deviendraient un dialogue silencieux entre les deux amants séparés, chacun nouant ou dénouant les cordons pour y inscrire des messages. On voit à quel point Zilia est ingénieuse et tenace : elle compte utiliser le stratagème qu’ils avaient autrefois inventé pour échanger leurs pensées pendant les « longs intervalles sans se voir ». Graffigny rappelle ici que Zilia et Aza avaient déjà ce système de communication codé (une forme d’écriture intime) durant leur cour. Cela renforce l’image d’un amour complice et intelligent, fondé sur un langage secret que personne d’autre ne comprend. C’est presque un symbole de leur union mentale au-delà de la distance.

Néanmoins, Zilia se heurte à un obstacle de taille : « Hélas ! par quelle voie pourrai-je les faire passer jusqu’à toi ? Par quelle adresse pourront-ils m’être rendus ? Je l’ignore encore… ». Elle exprime sa perplexité : comment transmettre physiquement les quipus à Aza alors qu’elle est prisonnière et qu’il est peut-être loin ou lui-même en danger ? L’usage du mot « adresse » ici signifie par quel stratagème, quelle ruse pourront-ils me revenir. Elle reconnaît qu’elle ne sait pas encore comment surmonter cet obstacle. Il y a donc un suspense : ces lettres nouées parviendront-elles jamais à destination ? Le lecteur, sachant qu’on est en train de lire ces lettres, suppose que oui, mais dans la diégèse (l’univers de l’histoire), Zilia n’en a aucune assurance.

Cependant, malgré l’incertitude, Zilia ne perd pas espoir. Elle affirme : « …mais le même sentiment qui nous fit inventer leur usage, nous suggérera les moyens de tromper nos tyrans. » On voit ici poindre une note d’optimisme rusé. Elle fait confiance à leur ingéniosité née de l’amour (le sentiment amoureux les a déjà rendus inventifs, il le sera encore). L’expression « tromper nos tyrans » indique qu’elle compte déjouer la vigilance des Espagnols d’une manière ou d’une autre, grâce à leur créativité amoureuse. C’est le triomphe de l’esprit sur la force brute : elle oppose la finesse de deux amants qui communiquent en secret à la brutalité des geôliers qu’elle traite de tyrans. Ce passage montre une facette combative de Zilia : elle est prête à utiliser la ruse et l’intelligence pour résister à l’oppression. Cela annonce la suite de l’histoire, où effectivement Zilia trouvera en partie dans l’écriture (d’abord les quipus, puis l’apprentissage du français) un moyen de reconquérir une forme de liberté intellectuelle face à ses oppresseurs.

La lettre se termine sur une dernière adresse à Aza pleine d’amour et de nostalgie : « Quel que soit le Chaqui fidèle qui te portera ce précieux dépôt, je ne cesserai d’envier son bonheur. Il te verra, mon cher Aza ; je donnerais tous les jours que le Soleil me destine pour jouir un seul moment de ta présence. » Chaqui est un mot que le texte identifie en note comme désignant un messager rapide dans la culture inca (un coureur qui transmet les messages à travers l’empire). Zilia imagine donc qu’un messager loyal puisse faire parvenir les quipus à Aza. Elle envie d’avance ce messager car « Il te verra, mon cher Aza ». On sent ici toute la douleur de l’absence : Zilia rêve ne serait-ce que de voir Aza, même un bref instant. Elle dit même qu’elle échangerait toute sa vie restante contre un seul moment en sa présence. « Je donnerais tous les jours que le Soleil me destine pour jouir un seul moment de ta présence » est l’ultime hyperbole amoureuse de cette lettre, et sans doute l’une des plus fortes. Elle est prête à sacrifier sa vie entière (tous les jours à venir qui lui sont alloués par sa destinée) pour une seule minute retrouvée avec lui. Cette formulation au conditionnel souligne un vœu impossible ou du moins tragique, ce qui clôt la lettre sur une impression de manque absolu et de désir inassouvi. Zilia demeure donc sur cette note douloureuse d’amour transi, ce qui ne peut qu’émouvoir profondément le destinataire fictif (Aza s’il le lisait) et le lecteur réel.

Notons d’ailleurs que la lettre commençait par le nom d’Aza et s’achève sur cette évocation de sa présence ardemment souhaitée. Il y a là une forme d’enchaînement circulaire autour de l’amour d’Aza : du début à la fin, Zilia n’aura parlé que pour et par lui. Cela met en relief la constance et l’obsession de son amour, qui est le fil conducteur de sa pensée. Cette structure cadre (ou enveloppe) amorce d’ailleurs le roman entier, car de la première à la dernière lettre, c’est bien l’histoire d’un amour (évoluant certes) qui se déploie. En refermant la lettre I, le lecteur est désormais conscient de l’ampleur de l’attachement de Zilia pour Aza et des épreuves auxquelles cet amour va être confronté.


Conclusion

En conclusion, la lettre I des Lettres d’une Péruvienne est un incipit remarquable qui remplit plusieurs fonctions essentielles avec une intensité littéraire notable. Sur le plan narratif, elle jette le lecteur au cœur de l’action et du drame : on y découvre l’héroïne Zilia en plein désarroi après une catastrophe qui a bouleversé sa vie. En l’espace d’une lettre, Graffigny nous fait comprendre la situation initiale (une princesse inca fiancée, arrachée à son peuple par des conquistadors) et nous expose les enjeux émotionnels (la séparation déchirante de deux amoureux, l’incertitude sur le sort de l’autre) ainsi que les enjeux culturels (la confrontation brutale entre deux mondes, l’incompréhension linguistique, le sacrilège de la conquête).

L’analyse linéaire a montré comment Graffigny utilise la voix épistolaire de Zilia pour susciter l’empathie : le style est lyrique et pathétique, multipliant les exclamations, les questions et les images fortes afin de communiquer la souffrance et l’amour de l’héroïne. Le lecteur, pris à témoin, ne peut qu’être touché par cette sincérité et cette vulnérabilité. Par ailleurs, la lettre se double d’une dimension critique : en renversant la perspective coloniale (les “sauvages” étant ici les Européens cruels), l’auteure dénonce implicitement les horreurs de la conquête et ébranle les préjugés ethnocentriques de son époque. La description très visuelle du massacre dans le temple sert autant à dramatiser le sort de Zilia qu’à condamner moralement la cupidité et la barbarie des envahisseurs. À travers la jeune Péruvienne, c’est la voix de l’innocence opprimée qui s’élève contre la violence de la colonisation – un écho aux critiques humanistes formulées depuis Montaigne jusqu’aux philosophes des Lumières.

De plus, cette première lettre met en place le thème de la communication et du langage. Zilia est réduite au silence face à ses geôliers, mais elle trouve refuge dans l’écriture (les quipus) pour exprimer son vécu et tenter de maintenir un lien avec Aza. Ce stratagème narratif ingénieux (les lettres écrites en quipus puis plus tard traduites pour le lecteur) souligne l’importance de l’échange écrit, fil rouge du roman épistolaire. L’écriture apparaît à la fois comme un soulagement personnel (Zilia se confie pour survivre mentalement) et comme un acte de résistance (dissimuler des messages sous le nez des oppresseurs). C’est aussi ce qui permettra à Zilia d’évoluer au fil du roman, en apprenant la langue des Français et en portant un jugement éclairé sur leur société. Ainsi, dès la lettre I, Graffigny pose les bases de la transformation future de son héroïne : d’une victime muette, Zilia va devenir une observatrice critique grâce au pouvoir des mots.

Enfin, sur le plan thématique et symbolique, la lettre I des Lettres d’une Péruvienne illustre de manière poignante la fidélité amoureuse confrontée à l’épreuve du malheur. Zilia incarne l’amante fidèle par excellence, prête à tous les sacrifices, puisant sa force dans l’espoir de revoir celui qu’elle aime. Cette constance sera mise à rude épreuve tout au long de l’œuvre, et le lecteur, témoin de son serment initial (rappelons-nous qu’elle dit qu’elle donnerait sa vie pour un instant avec Aza), suivra avec intérêt l’évolution de ses sentiments dans les lettres suivantes. Graffigny offre ainsi une profondeur psychologique à son personnage principal, en faisant de son parcours émotionnel le cœur du roman : depuis l’adoration amoureuse presque mystique du début jusqu’au dénouement surprenant où Zilia, déçue par Aza, choisira l’indépendance et le « plaisir d’être ». Mais à ce stade initial, la lettre I enveloppe encore Zilia dans l’illusion d’un amour parfait et d’un espoir de retrouvailles, ce qui rend sa situation d’autant plus touchante.

Pour le lecteur du XXIème siècle comme pour celui de 1747, cette première lettre frappe par sa modernité d’écriture et sa puissance d’évocation. Le mélange d’émotion personnelle intense et de critique sociale implicite en fait un texte riche, à la fois roman sentimental et témoignage quasi historique. Les lycéens et leurs professeurs y trouveront un exemple achevé de lecture d’une œuvre des Lumières, où l’exotisme et l’humanisme se conjuguent pour questionner nos valeurs. En somme, la lettre I des Lettres d’une Péruvienne remplit brillamment son rôle d’exposition : elle capte l’attention, émeut profondément et engage une réflexion qui se prolongera tout au long du roman sur la liberté, la culture, la condition féminine et la fidélité. C’est une entrée en matière inoubliable qui annonce le destin hors du commun de Zilia, fille du Soleil devenue voix universelle de toutes les opprimées et porteuse d’un regard neuf sur le monde.


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