🔎 Biographie de Françoise de Graffigny

Françoise d’Issembourg du Buisson d’Happoncourt, plus connue sous le nom de Mme de Graffigny, naît le 11 février 1695 à Nancy, en Lorraine, et meurt le 12 décembre 1758 à Paris. Fille d’un officier attaché à la cour de Lorraine, elle reçoit une éducation typique de la petite noblesse : point de latin ou de mathématiques, mais de la musique, de la danse et la participation aux divertissements de cour. À 16 ans, elle est mariée par son père à François Huguet de Graffigny, officier au service du duc de Lorraine. Ce mariage arrangé s’avère tragique : son époux se révèle violent, joueur et ivrogne, transformant son union en véritable « calvaire ». Femme battue et mère malheureuse (trois de ses enfants meurent en bas âge), Françoise s’enfuit du château familial en 1718 pour échapper à ses cruautés.


Veuve à l’âge de 30 ans et dans le dénuement, elle entre au service de la duchesse Elisabeth de Richelieu à Paris, puis de la princesse de Ligne. À la cour de Lunéville, elle rencontre Voltaire et Émilie du Châtelet, dont elle devient l’amie et la compagne de séjours réguliers au château de Cirey. Mais un différent avec Voltaire l’oblige finalement à quitter Cirey. À Paris, grâce à la protection de la duchesse de Richelieu, Graffigny fréquente les salons littéraires où elle se lie avec les philosophes et écrivains du bout du banc (Rousseau, Diderot, Marivaux, etc.). À la mort de la duchesse (1739), sa situation matérielle se dégrade : elle doit vivre de sa plume et se fait connaître comme femme de lettres.


Parallèlement à sa vie dans les salons, Françoise de Graffigny développe un talent pour la correspondance et la création littéraire. Sa correspondance avec le poète François-Antoine Devaux, qui s’étend de 1738 à 1758, comptait 15 volumes dans l’édition moderne. Sur ces échanges intimes s’appuient des chroniques très vivantes de la société du temps. Dès 1745-1746, elle publie plusieurs récits et romans courts (p. ex. Le Fils légitime, Recueil des Messieurs), mais c’est en 1747 qu’elle connaît son triomphe littéraire avec Les Lettres d’une Péruvienne. Ce roman épistolaire connaît un véritable succès dès sa première édition : Graffigny devient alors « la femme de lettres la plus connue de la fin du XVIIIème siècle ». Elle consacre ensuite son temps aux pièces de théâtre et à son salon : son premier drame, Cénie (1750), est un grand succès populaire (25 représentations la première année) .


En dépit de sa célébrité, Françoise de Graffigny endure toujours des épreuves personnelles. Veuve, elle vit dans une certaine précarité avant son succès, et son second drame, La Fille d’Aristide (1758), essuie un échec retentissant qui la plonge dans le désespoir. Voltaire, malgré leur passé houleux, tentera de la réconforter après les critiques acerbes de Grimm contre cette pièce. Fatiguée par une vie de labeur et de tourments, elle meurt huit mois après cet échec, le 12 décembre 1758. Au moment de sa mort, elle était la femme écrivain la plus célèbre du monde, admirée pour son roman et ses œuvres dramatiques, avant de tomber dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte aux XXème et XXIème siècles.

(Château de Madame de Graffigny)



🏛 Le contexte d’écriture des Lettres

En 1747, Françoise de Graffigny a 52 ans. Installée à Paris depuis 1739 sous la protection de la duchesse de Richelieu, elle s’est pleinement engagée dans la vie intellectuelle de la capitale. Veuve depuis quelques années et de condition modeste, elle décide de vivre de sa plume pour améliorer sa situation financière. Selon les lettres de l’époque, l’année 1744 marque un tournant décisif : Graffigny y traverse des soucis d’argent et de santé, tout en entreprenant un travail créatif important. En effet, son roman Les Lettres d’une Péruvienne est rédigé dans les années 1744–1747.

À cette époque, elle reçoit des aides de ses amis et mécènes (notamment le banquier Pierre Valleré, qui sera son exécuteur testamentaire). Sa correspondance révèle une femme vive, généreuse et libre d’esprit, soucieuse de défendre l’éducation des femmes. Dans Lettres d’une Péruvienne, elle met en scène ses propres idées critiques sur la condition féminine : on sait par son journal de travail qu’elle réécrit inlassablement son texte, en pleurant parfois tant elle s’investit émotionnellement. Ce projet lui est confié au départ comme un moyen de trouver un revenu régulier. Son entrée au théâtre avec Cénie (1750) sera commanditée par les privilégiés de la cour d’Autriche (Marie-Thérèse et ses filles) une fois son roman terminé, ce qui montre bien que Lettres d’une Péruvienne est à la base motivé par la volonté d’affermir sa situation matérielle.

En somme, personnellement, Graffigny est une femme de lettres confirmée au moment d’écrire son roman : elle a largement développé son style épistolaire et son sens du drame dans sa correspondance brillante avec Devaux et d’autres intellectuels. Ses expériences (femme battue, éducatrice, gouvernante) nourrissent ses idées sur l’éducation et l’indépendance féminine, qu’elle transpose dans le personnage de Zilia. Le succès imprévu de Lettres d’une Péruvienne en 1747 lui assurera une aisance nouvelle : elle ouvre alors un salon fréquenté par Marivaux, Rousseau, Helvétius et autres littérateurs. Mais en 1747 précisément, elle est encore à la veille de cette consécration, emportant dans son écriture les luttes personnelles qui ont jalonné sa vie (veuvage, pauvreté, liberté).

Le milieu du XVIIIème siècle est marqué par la monarchie de Louis XV (1715–1774). En 1747, la France est encore engagée dans la guerre de Succession d’Autriche (1740–1748) aux côtés de l’Autriche de Marie-Thérèse, tandis que les empereurs Habsbourg et les Prussiens se disputent l’Europe centrale. Cette longue période de paix relative après les guerres de Louis XIV permet cependant un essor culturel et scientifique en France. C’est l’époque des salons des Lumières, où les philosophes (Montesquieu, Voltaire, Diderot…) questionnent l’absolutisme, la religion et les mœurs traditionnelles. Les idées nouvelles sur l’éducation, les droits individuels et le progrès humain circulent abondamment. Les Lumières valorisent la raison, la critique des pouvoirs établis et même l’« exotisme » de peuples lointains pour mettre à distance les mœurs françaises. En ce sens, la fiction d’une princesse péruvienne jetée au cœur de la Cour de Louis XV s’inscrit dans une tradition littéraire du « bon sauvage » et de la dénonciation des institutions (ici, le mariage ou l’Église) typique du siècle.

Du point de vue colonial, la France possède encore des territoires en Amérique du Nord et dans les Antilles, mais ce sont les empires hispanique et anglais qui dominent l’Amérique du Sud. En 1747, le Pérou est un vice-royaume espagnol important, avec Lima comme capitale du vice-royaume du Pérou (créé au XVIème.). Depuis la conquête de 1532, l’ancien Empire inca est entièrement soumis à la Couronne d’Espagne. Les gouverneurs (virreyes) imposent l’Église catholique, l’esclavage des Indiens et des Africains, et le système de l’encomienda qui exploite brutalement la population indigène. Le contexte est donc celui d’une colonisation sanglante et pyramidale, où les Amérindiens vivent sous le joug des colons. Le roman rappelle ce passé par les récits de Zilia sur le sac de l’Empire inca, perpétré par « une nation barbare » (les Espagnols). Du côté européen, la France participe déjà à des combats coloniaux en Amérique (il y a eu la guerre de Succession d’Espagne 1739–1748 en Amérique du Nord) et développe son commerce triangulaire. En métropole, l’esclavage suscite désormais des débats : une « sensibilité anti-esclavagiste » émerge progressivement (comme le soulignent des auteurs de l’époque tels que l’abbé Raynal).

Le milieu du XVIIIème siècle voit enfin naître des réflexions nouvelles sur le rôle des femmes. En France, la femme n’est pas citoyenne ni autonome légalement, mais elle tient un rôle social via les salons, où de nombreuses femmes instruisent et influencent (Madame Geoffrin, Madame du Châtelet, etc.). Sur le plan intellectuel, des esprits des Lumières reconnaissent la nécessité d’améliorer l’éducation des filles. Dans Lettres d’une Péruvienne, Graffigny exploite pleinement ce climat : elle y transcrit la critique radicale de l’éducation féminine qu’elle prêche en privé. L’œuvre paraît ainsi dans un contexte politique et social où l’on commence à remettre en question l’ordre patriarcal (mariage, église, privilèges de naissance) et à évoquer la liberté féminine.

En Amérique du Sud, la situation des femmes indiennes ou métisses est difficile : elles sont soumises à la fois au patriarcat local et au pouvoir colonial. Le fait que Zilia, princesse inca, soit éduquée et capable de dialoguer avec la France est un choix très moderne pour l’époque. Il reflète l’intérêt croissant du XVIIIème siècle pour les cultures non européennes et les droits de l’homme universels, transcendant les barrières de sexe et de race.

Les Lettres d’une Péruvienne s’inscrivent dans le roman épistolaire du XVIIIème siècle, courant extrêmement en vogue. Graffigny s’inspire ouvertement du modèle des Lettres persanes (1721) de Montesquieu – c’est un roman de voyage et d’échanges épistolaires à travers le regard d’une étrangère. Elle évoque aussi les Lettres portugaises (1669) de Guilleragues et surtout les romans sentimentaux anglais, notamment Pamela (1740) de Richardson, qui popularise le pathos amoureux. La critique académique souligne que Graffigny s’inspire à la fois des Lettres persanes de Montesquieu et des romans sentimentaux de Richardson, tout en apportant une voix originale de femme. En effet, son roman mêle l’exotisme du personnage amérindien à l’exploration psychologique et affective typique du roman sentimental français naissant. C’est un roman épistolaire original qui introduit une intrigue amoureuse double (Zilia/Aza) et son point de vue critique sur la société française.

À sa publication en 1747, Lettres d’une Péruvienne connaît un triomphe immédiat. Graffigny  ne s’attendait pas à rencontrer un tel succès : plus de quarante-cinq éditions paraîtront en cinquante ans, et son roman en fait la femme de lettres la plus célèbre du siècle. En France, les ouvrages épistolaires sentimentaux sont très populaires auprès du public féminin. Au-delà, l’Europe des Lumières adopte le roman : il est rapidement traduit en anglais, en italien, en allemand, etc. Le succès est tel que l’on voit se développer dans la haute société une mode à la Péruvienne (costumes et coiffures inspirées du roman), comme le relate la tradition.

La réception critique contemporaine est globalement favorable. Les philosophes et librettistes saluent la nouvelle voix de Graffigny. Par exemple, le philosophe Clairaut complimente dans sa correspondance la vivacité du style et la sincérité de Zilia. Cependant, certains esprits chagrins blâment la romancière de fonder son récit sur des  faux authentiques (l’imposture de l’éditeur fictif) et de critiquer implicitement les institutions. Rien de tel n’entache cependant la renommée du livre. Les salons et journaux parisien et provincial en font éloge. Quelques esprits réactionnaires (comme Grimm dans la suite de sa carrière) critiqueront le second roman de Graffigny, mais pour Lettres d’une Péruvienne même, l’accueil reste positif : elle capitalise sur le goût pour l’exotisme et la sensibilité sentimentale propres à l’époque.

Au plan littéraire, on peut voir dans Lettres d’une Péruvienne la préparation à la grande vogue des romans sentimentaux qui culminera avec La Nouvelle Héloïse de Rousseau (1761). Graffigny, d’abord inspirée par l’épistolaire oriental de Montesquieu, anticipe les thèmes romantiques ultérieurs en valorisant la  liberté intérieure de l’héroïne et son émancipation hors des conventions matrimoniales. Elle fait ainsi écho aux débats philosophique sur l’éducation et l’esprit critique (sujets chers aux encyclopédistes) en proposant un roman où l’héroïne attaque l’organisation sociale et affirme son indépendance.


🔑 Informations clés sur l’œuvre

  • Titre complet : Lettres d’une Péruvienne
  • Année de publication : 1747
  • Époque littéraire : Siècle des Lumières (XVIIIème siècle)
  • Genre : Roman épistolaire sentimental (roman philosophique)
  • Lieux principaux de l’action : l’Empire du Pérou (royaume inca conquis par les Espagnols) et la France (notamment la Cour de Louis XV à Versailles).

  • Moments forts :
    • L’enlèvement de Zilia : la princesse inca Zilia est capturée lors de la conquête du Pérou par les Espagnols. Dans la première lettre, elle décrit avec émotion son sort et la terreur du voyage forcé vers l’Europe.
    • La captivité et les lettres à Aza : Zilia est réduite en esclavage. Elle communique secrètement avec son fiancé Aza (resté en Amérique) à l’aide de « quipos » (cordelettes nouées), témoignant des tourments endurés.
    • Arrivée en France : rachetée par un officier français, Zilia arrive à la cour de Versailles. Elle découvre la société française avec étonnement et acuité, observant les coutumes du roi Louis XV et de sa cour.
    • Réflexion critique et indépendance : à travers ses lettres, Zilia critique les usages européens (mariage, église, noblesse). Au terme du roman, elle choisit de rester célibataire, affirmant sa liberté et son autonomie plutôt que de suivre les conventions sociales.

  • Sujets principaux : condition féminine et émancipation (éducation des femmes, mariage arrangé, indépendance personnelle) ; choc des cultures et regard étranger (exotisme péruvien versus mœurs européennes) ; colonisation et violence (critique de la conquête espagnole et de l’oppression des Indiens) ; amour et infortune (séparation amoureuse, désespoir, fidélité à ses sentiments).

  • Influences littéraires :
    • Le roman épistolaire philosophique de Montesquieu (Lettres persanes, 1721), qui prête une voix étrangère pour critiquer la France.
    • Le roman sentimental anglais de Samuel Richardson (Pamela, 1741), à l’origine de la vogue du pathétique et des histoires d’amour cruels.
    • Les Lettres portugaises de Guilleragues (1669), qui établissent un cadre épistolaire issu d’un amour exilé.
    • Également, indirectement, les écrits des philosophes des Lumières sur l’éducation et les « peuples sauvages » (Voltaire, Rousseau, etc.), qui nourrissent la vision critique de Graffigny.


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